Sujet 4 – Explication de texte sur le thème de la diversité des cultures

Le texte sera relatif à un problème lié au thème de la diversité des cultures. Vous pourrez prendre appui sur les éléments de cours ci-dessous.

Le fait de la diversité des cultures

L’humanité se caractérise par sa perfectibilité (Rousseau), c’est-à-dire par la capacité propre à l’homme de transformer ses conditions d’existence dans le temps. De ce fait la condition humaine n’est pas une condition naturelle mais historique, et donc culturelle. On appelle civilisation le processus par lequel les hommes inventent des manières de vivre et de penser qui ne sont pas innées, qu’il s’agisse d’organisation sociale de la production économique, de la fabrication technique d’objets et d’outils, de langage, de cuisine, d’arts et de goûts, d’organisation politique, de connaissances, de croyances métaphysiques (religieuses) et de conception du Bien et du Mal (du permis et de l’interdit, du juste et de l’injuste).

La culture est donc constituée par « les formes acquises du comportement dans les sociétés humaines » (Marcel Mauss). Elle varie dans le temps et dans l’espace, de sorte que l’humanité est divisée en une diversité de cultures et de civilisations. Dans la mesure où l’être de l’homme n’est pas constitué exclusivement par la biologie et que les communautés humaines sont façonnées par l’histoire, les hommes ne se définissent pas par l’appartenance à une nature (la « race » ou l’espèce) mais par l’appartenance à un « peuple », une culture ou à une civilisation. Il existe une espèce humaine mais pas un peuple humain. Un peuple se caractérise par une identité culturelle, principalement déterminée par la langue, la religion et les moeurs (manières de vivre, pratiques, coutumes associées au système de valeurs et de croyances). L’identité culturelle d’un peuple est constituée par sa tradition, ce qui, au sein de la culture, ne varie pas, ou varie peu, d’une génération à l’autre, se transmet par l’éducation et se perpétue ainsi dans le temps. Il arrive cependant que des identités culturelles (langues et surtout religions) transcendent les limites de leur berceau originaire pour devenir les traits d’une aire de civilisation (la Chrétienté et l’Islam, par exemple, désignent des civilisations englobant plusieurs peuples de différentes cultures).

Les bénéfices de la diversité culturelle

L’ethnologue français Claude Lévi-Strauss a mis en évidence le contraste entre diversité des cultures et unité de la nature humaine : « Il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités : deux cultures élaborées par des hommes appartenant à la même race peuvent différer d’autant, ou davantage, que deux cultures relevant de groupes racialement éloignés. » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952). L’ethnologie, l’étude des peuples et des cultures éloignés de la civilisation moderne (notamment les peuples de chasseurs-cueilleurs) a permis de prendre la mesure de la diversité humaine, du rôle de la diversité des cultures dans le processus de civilisation et, surtout, de relativiser la tendance de chaque culture à se prendre pour le centre du monde et la culture de référence. Lévi-Strauss adresse notamment cette critique à la civilisation occidentale, du fait de la prétention de celle-ci, depuis le siècle des Lumières (18e siècle), à constituer le siège de la civilisation universelle (de la science et des valeurs démocratiques modernes). Il s’inquiète de « la marche du progrès » de la civilisation technique moderne, cause d’une uniformisation culturelle sans précédent au niveau mondial.

La diversité culturelle, expression de la créativité humaine, est un bienfait pour l’humanité. Cette diversité présente en effet un avantage évident dans les domaines scientifiques et techniques. Ce qui est découvert ou inventé par une société peut être emprunté et approprié par d’autres peuples. L’invention de l’écriture par les Phéniciens, du papier et de la boussole par les Chinois, du verre par les Indiens, la culture de la pomme de terre, du cahoutchouc et du tabac par les Amérindiens : tout ceci peut être échangé et partagé, participant de la sorte au progrès général de la civilisation. On peut donc à bon droit évoquer une « collaboration des cultures » à travers laquelle une différence culturelle constitue pour les autres cultures une chance de progrès : « tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire).

Lévi-Strauss met cependant en évidence un paradoxe de l’histoire de la civilisation : le progrès résultant de l’échange contribue à l’uniformisation de la culture, comme en témoigne les deux grandes révolutions économiques de l’histoire de l’humanité, l’invention de l’agriculture, il y a 10 000 ans (la révolution du néolithique) et la révolution industrielle, débutée il y a deux siècles en Europe. Or, si la différence est le moteur du progrès, cette uniformisation peut s’avérer dommageable. Il importe donc à de préserver la diversité culturelle en tant qu’elle représente un potentiel de différenciation bénéfique pour l’humanité. La volonté de protéger la diversité culturelle menacée par l’émergence d’une culture mondialisée, monotone et uniforme, exige de distinguer entre deux aspects de la culture. Une culture peut s’approprier certains apports culturels sans être menacée dans son identité. Que le tabac soit venu d’Amérique, par exemple, est un fait qui ne porte pas atteinte aux racines de la culture européenne. Un Français qui allume une cigarette n’éprouve pas le sentiment de subir l’impérialisme de la culture amérindienne. L’appropriation d’une langue étrangère ou d’une religion d’importation, en revanche, ne peut se faire sans que l’identité culturelle de la communauté disparaisse. Une telle appropriation ne peut être que l’effet d’une domination culturelle, à travers laquelle une culture en vient à détruire une autre, plus ou moins progressivement ou brutalement selon que la domination culturelle s’accompagne ou non d’une domination politique (colonisation).

La dimension essentielle de la culture est celle qui définit l’identité d’un peuple dans le temps, notamment les croyances, les lois et les valeurs qui structurent l’organisation de la société et façonnent ses moeurs. La culture en ce sens constitue un tout cohérent, une identité ou un « style de vie », par rapport auquel des apports extérieurs semblent représenter une menace : « on aperçoit mal comment une civilisation pourrait espérer profiter du style de vie d’une autre, à moins de renoncer à être elle-même. » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire). La nécessité de protéger la diversité culturelle de l’uniformisation du monde paraît donc impliquer la préservation, au sein d’une société, de ce que celle-ci tient pour sacré et qui constitue son identité profonde. Telle est la thèse défendue par Claude Lévi-Strauss, pour lequel il n’y a pas de contradiction entre le progrès de l’humanité et l’affirmation par chaque culture ou civilisation, de son identité propre : « La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité. » (Race et histoire)

La critique de l’ethnocentrisme

Le concept le plus célèbre de Claude Lévi-Strauss est le concept d’ethnocentrisme. L’ethnocentrisme (racine étymologique, comme pour ethnologie, ethnie ou ethnique : « ethnos », qui en grec signifie « peuple ») désigne la tendance de chaque peuple à évaluer les autres peuples en prenant pour référence les valeurs de sa propre culture ou civilisation. Lévi-Strauss se réfère explicitement à Montaigne, qu’il considère comme le premier grand critique de l’éthnocentrisme. Contemporain des guerres de religion en France et de la sanglante conquête de l’Amérique par les conquistadors espagnols, Montaigne décrivait en effet déjà l’ethnocentrisme sans utiliser le terme : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » écrit-il à propos des cannibales amérindiens.

L’ethnocentrisme se traduit par deux types d’attitudes :

La négation de la culture de l’autre peuple qui, n’étant pas reconnu comme appartenant à la civilisation, est animalisé, renvoyé au domaine de la nature. C’est ce que signifie des termes comme « barbare » ou comme « sauvage ». Les conséquences de ce jugement de valeur peuvent être dramatiques, puisque l’humain animalisé peut être traité comme un animal, que l’on peut sans aucun scrupule réduire en esclavage ou exterminer.

La hiérarchisation des cultures ou des civilisations. Dans ce cas, l’autre peuple est reconnu dans son humanité, sa culture est reconnue comme appartenant à la civilisation universelle, mais les différentes cultures ou civilisations ne sont pas considérées comme étant de même niveau. Certaines sont jugées supérieures à d’autres, en fonction d’un critère constitué par la culture de référence, le système de valeurs à partir duquel on juge, le système de valeurs de celui qui juge, évalue et hiérarchise. Sans être rejeté dans le domaine de la nature, les autres peuples sont ainsi hiérarchisés en fonction du degré de civilisation qu’on leur attribue, du « primitif » au plus « civilisé ». Un tel procédé peut justifier une entreprise impérialiste (colonisation), l’autre étant perçu non plus comme un animal mais comme un enfant à éduquer. Le projet pour les peuples différents est de les convertir (religion) ou de leur apporter les lumières de la civilisation.

La célèbre controverse de la Valladolid, controverse théologique à propos du statut des Amérindiens, témoigne de la difficulté d’appréhender l’autre, le peuple différent, à la fois comme semblable et comme différent. Las Casas défend les Amérindiens, sur la base à la fois d’une reconnaissance de la relativité culturelle et de ses convictions de chrétien pour lequel le catholicisme, le christianisme de l’Eglise catholique, est la vraie religion universelle à laquelle l’humanité est destinée à se convertir.

Peut-on, et si oui comment, surmonter l’ethnocentrisme ?

Il y a deux partis-pris possibles :

Le relativisme culturel

Le relativisme culturel de Montaigne et de Claude Lévi-Strauss préconise la neutralisation du jugement de valeur. Il faut s’interdire les jugements qui distinguent barbarie et civilisation, primitifs et civilisés, qui sont l’expression d’un ethnocentrisme auquel il est difficile d’échapper. Il importe pour cela de prendre conscience de la diversité des systèmes de valeur et donc de l’incommensurabilité des cultures ou civilisations, c’est-à-dire de l’impossibilité ou de l’absurdité qu’il y a à vouloir comparer pour les mesurer l’une par l’autre les différentes cultures. Puisqu’on juge toujours une culture en prenant pour référence les valeurs d’une autre culture, le jugement de valeur n’a aucune valeur.

Pour le dire autrement, ce point de vue selon lequel il n’y a pas de vérité dans le domaine des valeurs. Il faut établir l’égalité en valeur de toutes les traditions dans la mesure où il n’existe pas de système de valeurs dont on puisse considérer qu’il est universellement valable (valable pour tous). Cette perspective, celle de Montaigne caractérise ce qu’on appelle le scepticisme, le parti-pris philosophique selon lequel la raison humaine est impuissante à reconnaître la vérité, de sorte qu’il est préférable de rester dans le doute, la suspension du jugement. La thèse sceptique est exprimée par célèbre formule de Blaise Pascal, qui est un commentaire de Montaigne : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà« . Il s’agit de souligner l’extraordinaire diversité humaine dans le domaine moral : il n’est pratique condamnée quelque part (le cannibalisme par exemple) qui ne soit jugée bonne ailleurs. La définition du Bien, du juste et de l’injuste semble dépendre de la coutume ou de la tradition davantage que d’une loi naturelle qui serait commune à tous les hommes, de sorte que l’ambition d’établir des vérités morales universelles comme il existe des vérités scientifiques ou mathématiques paraît vaine :

« Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, qu’elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s’est si bien diversifié, qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. »

Le scepticisme de Montaigne, appliqué au rapport aux valeurs, fonde le relativisme culturel. Il n’y a pas de vérités morales parce que les lois morales ne sont pas des lois naturelles que la raison naturelle pourrait retrouver mais des produits de l’histoire toujours particulière de chaque peuple: « Les lois de la conscience, que nous disons naître de la nature, naissent de la coutume.« , écrit Montaigne.  Elles sont l’expression d’une culture, d’une tradition. La diversité des valeurs ou des conceptions de la justice est donc aussi irréductible que la diversité des cultures. Si la justice est définie par la coutume, elle n’est qu’un préjugé, non une vérité. En matière de conception du Bien et du Mal, il n’y a pas de vérités, mais seulement des préjugés, qui naissent de l’autorité de la tradition. Contrairement à Las Casas, qui veut protéger et libérer les Amérindiens afin de les convertir au christianisme, Montaigne invite à considérer la religion non comme une vérité universelle mais comme une tradition particulière : « Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes Périgourdins ou Allemands »; à propos des Amérindiens que les catholiques voulaient convertir, il ajoute : « quant au Dieu unique, l’idée leur en avait plu, mais ils ne voulaient pas changer leur religion, après l’avoir pratiquée avec tant de profit depuis si longtemps. »

Si les valeurs sont des « usages », des « coutumes », des traditions particulières, elles ne sont que des préjugés, non des vérités valables pour tous. Nous jugeons barbares les préjugés des autres en prenant pour critère nos propres préjugés. C’est ce qui caractérise l’ethnocentrisme, qui consiste, au regard de Montaigne et de Lévi-Strauss, à prendre pour naturel ce qui est culturel, pour universellement valable ce qui n’est valable que pour une tradition particulière, pour vérité ce qui n’est que préjugé.

L’universalisme

Le deuxième parti-pris possible est celui de l’universalisme, pour lequel il existe un système de valeurs universellement valable, susceptible de constituer un idéal pour l’humanité, de référence pour critiquer les différentes traditions lorsqu’elles apparaissent en contradiction avec ce système de valeurs, et d’indiquer la direction du progrès de la civilisation universelle. Dans cette perspective la critique de l’ethnocentrisme est juste en tant qu’elle constitue la dimension d’autocritique nécessaire à toute tradition particulière pour que celle-ci soit capable de s’ouvrir à la dimension de l’universel. Sans la critique de l’ethnocentrisme, il serait en effet impossible de reconnaître l’autre homme comme semblable. La prise de conscience du caractère historique et relatif des productions culturelles permet à la fois de reconnaître l’autre dans sa différence – il a une histoire qui lui est propre – et de le reconnaître comme un semblable :nous sommes tous des êtres perfectibles, capables de critiquer, relativiser et transcender notre propre tradition afin de participer au progrès de la civilisation, dans le domaine moral comme dans le domaine scientifique.

La thèse du relativisme culturel défendue par Montaigne et Claude Lévi-Strauss vise en pratique à justifier la valeur de tolérance et de respect de la différence, la seule valeur qui puisse garantir la coexistence pacifique en dépit de la diversité des croyances et permettre l’enrichissement mutuel. Pour le relativisme, il importe de reconnaître l’égale valeur de tous les systèmes de valeurs, et donc de renoncer aussi bien à l’idée qu’une religion ou une civilisation pourrait être supérieure à une autre qu’à l’idée de progrès ou de sens de l’Histoire. Rien n’est plus dangereux, dans cette perspective, que la prétention à la vérité dans le domaine des valeurs: cela peut conduire à l’intolérance, au fanatisme (la violence exercée au nom du Vrai et du Bien), et à l’impérialisme (la tyrannie de l’universel). « C’est mettre ses conjectures à bien haut prix, écrit Montaigne, que d’en faire cuire un homme tout vif »

L’argument est très fort, mais il se heurte à une objection possible qui met en cause la cohérence de l’argumentation en profondeur : le relativisme n’est-il pas en contradiction avec lui-même en affirmant la valeur universelle de la tolérance ? Ne constitue-t-il pas ainsi un critère universel qui permettrait d’affirmer par exemple qu’une civilisation tolérante est supérieure à une civilisation qui ne l’est pas, ou qu’une époque tolérante est supérieure à une époque qui ne l’est pas ? Le scepticisme lui-même ne se contredit-il pas en prenant la forme d’une argumentation rationnelle destinée à justifier la validité universelle (la vérité) de la critique de l’ethnocentrisme et de la nécessité de la tolérance ?

Autre objection, factuelle celle-là. La découverte de la diversité des cultures et des civilisations a permis de mettre en évidence un noyau de règles et d’attitudes morales universelles, qu’on retrouve partoutseconde objection porte sur les faits eux-mêmes (critère de l’accord de la pensée avec le réel). Si la diversité des cultures est un fait indéniable, on peut aussi faire apparaître des convergences, dans le temps et dans l’espace, sur quelques valeurs morales fondamentales. C’est ainsi que la philosophie des Lumières, au XVIIIe siècle, a relativisé le caractère proprement chrétien et même proprement religieux de la morale en soulignant le caractère universel et naturel de la règle d’or. Cette règle est certes inscrite au coeur de la morale chrétienne mais, si on peut montrer qu’elle est présente dans toutes les civilisations, on peut la considérer comme une loi naturelle : « La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : ‘Traite les autres comme tu voudrais être traité’. C’est que cette loi est la nature même : elle ne peut être arrachée du coeur humain. » (Voltaire) Les grandes philosophies morales modernes, rationalistes et universalistes, proposent précisément d’interpréter ce principe comme une règle de la réflexion que les hommes ont en commun, en tant qu’ils sont également doués de raison.

Fin de l’Histoire ou Choc des Civilisations ? Le rapport aux valeurs comme source des conflits

Le rapport aux valeurs n’est pas simplement à l’origine de l’ethnocentrisme. Il est la racine des conflits les plus irréductibles, ceux qui ne laissent guère de place à la possibilité d’un compromis. Cet aspect est difficilement compatible avec la possibilité de l’échange et du partage. Adopter le système de valeurs d’un autre peuple, ses moeurs et ses croyances, reviendrait pour un peuple à renoncer à son identité. Dans l’essentiel de l’histoire de l’humanité, le facteur religieux apparaît comme la plus constante pomme de discorde, ce qui sépare véritablement les hommes. Comme l’écrit Raymond Aron :  » Ce qui sépare le plus les hommes les uns des autres, c’est ce que chacun d’eux tient pour sacré. »

Les conflits entre les peuples peuvent avoir pour origine l’intérêt, la rivalité de puissance, la passion (la « revanche », un désir de vengeance fondé sur le sentiment d’injustice). La guerre est cependant souvent favorisée, voire provoquée, par la divergence ou le conflit des systèmes de valeurs, que le sociologue Max Weber a désigné par la métaphore de la « guerre des dieux ». Le conflit des valeurs, historiquement, a pris la forme de la guerre des religions avant de devenir guerre des idéologies dans l’histoire moderne.  La deuxième guerre mondiale a vu s’affronter trois idéologies, le fascisme, le communisme et le libéralisme. La « guerre froide » qui s’ensuivit entre les USA et l’URSS, opposa communisme et libéralisme. La chute du mur de Berlin, en 1989, illustra l’effondrement de l’un des deux rivaux et le triomphe du second : le libéralisme semblait sortir vainqueur de la grande « guerre des dieux » du XXe siècle.

A la fin de la guerre froide, la question de la possibilité d’une unification de l’humanité par des valeurs communes s’est posée, du moins dans le monde occidental. L’humanité allait-elle se trouver enfin unifiée, sous l’égide de l’ONU, au sein d’une civilisation mondiale, générée par la diffusion planétaire du libéralisme, l’expansion conjointe du capitalisme et de la démocratie libérale ? Deux auteurs américains, le philosophe Francis Fukuyama et le politologue Samuel Huntington ont posé, dans les années qui ont suivi la chute du mur de Berlin, les termes du débat contemporain. Pour Fukuyama, la fin de la guerre froide signe la fin de l’Histoire, c’est-à-dire la fin de la « guerre des dieux », le triomphe définitif et irréversible du libéralisme, le seul système de valeurs qui convienne à la nature humaine, le seul qui soit rationnel et qui puisse, en raison de sa validité universelle, être attractif pour tous les peuples et donc susceptible d’être à terme adopté partout. Au regard de Samuel Huntington, au contraire, la disparition du conflit des idéologies conduit à mettre en évidence l’indépassable relativisme culturel, le caractère fatal de la séparation des cultures, du choc des civilisations, source des nouveaux conflits, présents et à venir. Et ce en dépit de la mondialisation économique et technologique, car l’uniformisation des moeurs produite par celle-ci ne peut abolir la différence des systèmes de valeurs philosophiques ou religieux auxquels les peuples s’identifient.

Ce débat de géopolitique contemporaine recoupe le débat philosophique entre relativisme culturel et universersalisme : le sytème des valeurs démocratico-libérales est-il l’expression d’une civilisation particulière, la civilisation occidentale, ou bien possède-t-il une valeur universelle (pour l’humanité au plan mondial) qui le destine à devenir le système de valeur de la civilisation universelle ?

Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme (1992) :

Est-il raisonnable pour nous, en cette fin de XXe siècle, de continuer à parler d’une histoire de l’humanité cohérente et orientée, qui finira par conduire la plus grande partie de l’humanité vers la démocratie libérale ? La réponse à laquelle j’arrive est positive. 

[…]

Le fait qu’il y aura des retours en arrière et des déceptions dans le processus de démocratisation, ou que toute économie de marché ne sera pas forcément prospère,  ne doit pas nous écarter du modèle plus général qui paraît émerger dans l’histoire du monde. Le nombre apparent des choix que les pays affrontent en déterminant comment ils vont s’organiser politiquement et économiquement est allé en diminuant avec le temps. Parmi les divers types de régime qui sont apparus dans l’histoire des hommes, depuis les monarchies et les aristocraties jusqu’aux théocraties et aux dictatures fascistes et communistes de notre siècle, la seule forme de gouvernement qui ait survécu intacte jusqu’à la fin du XXe siècle a été la démocratie libérale. En d’autres termes, ce qui apparaît victorieux n’est pas tant la pratique libérale que l' »idée » du libéralisme. C’est-à-dire que pour une très large partie du monde, aucune idéologie à prétention universelle n’est actuellement en position de rivaliser avec la démocratie libérale, aucun principe universel de légitimité avec la souveraineté du peuple. La monarchie sous ses diverses formes a été largement vaincue au début de ce siècle; le fascisme et le communisme, principaux compétiteurs jusqu’à présent, se sont discrédités eux-mêmes. 

Il est vrai que l’islam constitue un autre système idéologique cohérent, tout comme le libéralisme et le communisme, avec son propre code de moralité et sa propre doctrine de justice politique et sociale. L’appel de l’islam est potentiellement universel et s’adresse à tous les hommes en tant qu’hommes, non pas simplement en tant que membres d’un groupe ethnique ou national particulier. L’islam a, de fait, battu la démocratie libérale dans de nombreuses parties du monde islamique et fait peser une lourde menace sur les pratiques libérales, même dans les pays où il n’a pas obtenu directement le pouvoir. (…) Malgré la puissance démontrée par l’islam dans son renouveau actuel, il reste cependant que cette religion n’exerce virtuellement aucun attrait en dehors des contrées qui ont été culturellement islamiques à leurs débuts. Le temps des conquêtes culturelles de l’islam est, semble–t-il, passé : il peut reprendre des pays qui lui ont échappé un temps, mais n’offre guère de séductions à la jeunesse de Berlin, de Tokyo, de Paris ou de Moscou. Si presque un milliard d’hommes appartiennent à la culture islamique (soit un cinquième de la population mondiale), ils ne saurait rivaliser avec la démocratie libérale sur son propre territoire dans le domaine des idées. A long terme, le monde islamique pourrait même paraître plus vulnérable aux idées libérales que l’inverse, puisque celles-ci ont recruté de nombreux et puissants adhérents au cours des cent cinquante ans qui viennent de s’écouler. Une partie de la cause du renouveau fondamentaliste actuel est justement la force de la menace exercée par les valeurs de l’Occident libéral sur les sociétés islamiques traditionnelles.

Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (1996) :

A la fin des années quatre-vingt, le bloc communiste s’est effondré, et le système international lié à la guerre froide n’a plus été qu’un souvenir. Dans le monde d’après la guerre froide, les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques. Elles sont culturelles.  Les peuples et les nations s’efforcent de répondre à la question fondamentale entre toutes pour les humains : qui sommes-nous ? Et ils y répondent de la façon la plus traditionnelle qui soit : en se référent à ce qui compte le plus pour eux.  Ils se définissent en termes de lignage, de religion, de langue, d’histoire, de valeurs, d’habitudes et d’institutions. Ils s’identifient à des groupes culturels : tribus, ethnies, communautés religieuses, nations et, au niveau le plus large, civilisations. Ils utilisent la politique non seulement pour faire prévaloir leur intérêt, mais pour définir leur identité. On sait qui on est seulement si on sait qui on n’est pas. Et, bien souvent, si on sait contre qui on est.

[…]

Durant la guerre froide, il était admis que la seule alternative possible au communisme était la démocratie libérale et que la défaite de l’un signifiait la victoire totale de l’autre. A l’évidence, il existe toutefois de multiples formes d’autoritarisme, de nationalisme de corporatisme et d’économie communiste de marché (comme en Chine) qui sont tout aussi florissantes. Surtout, la religion joue un rôle qui va bien au-delà des idéologies laïques. Dans le monde moderne, la religion est une force centrale, qui motive et mobilise les énergies. C’est une pure et simple preuve d’orgueil que de penser que, parce que le communisme soviétique s’est effondré, l’Occident a vaincu pour toujours et que les musulmans, les Chinois, les Indiens et d’autres encore vont se hâter d’adhérer au libéralisme occidental comme si c’était la seule alternative. La division de l’humanité à la lumière des concepts de la guerre froide n’a plus cours. Les divisions fondamentales sont désormais ethniques et religieuses. Les différentes civilisations demeurent et ce sont elles qui suscitent les nouveaux conflits.

Laisser un commentaire