Sujets bacs blanc

Il y aura au bac blanc trois sujets. Le sujet 1 portera sur la question du mensonge. Le sujet 3 portera sur la problématique du préjugé, traité en cours par l’étude des textes de Kant et de Tocqueville.

Le sujet 2, relatif au problème de la connaissance, se rattache à l’ensemble du cours sur la vérité, notamment la partie relative à la science. Ci-dessous, des éléments pour les sujets 1 et 2.

La question du mensonge

La problématique se rapporte à la philosophie morale. Un mensonge est un propos contraire à la vérité tenu dans l’intention de tromper autrui. L’erreur est une pensée contraire à la vérité mais involontaire. Celui qui est dans l’erreur se trompe sans le vouloir. Dans le cas du mensonge, ce n’est pas la pensée mais la parole qui est contraire à la vérité: le menteur ne se trompe pas involontairement, il cherche volontairement, dans la communication, à tromper autrui.

Le mensonge doit être considéré comme une action : le mensonge est un moyen d’atteindre un but en exploitant la confiance et la crédulité d’autrui. L’interdit du mensonge est une règle morale. Une règle morale a pour fonction d’établir le caractère juste ou injuste des actions par lesquelles nous cherchons à satisfaire nos intérêts. Une morale, quelle que soit la doctrine sur laquelle est se fonde, religion ou philosophie, définit des règles que tout le monde doit appliquer en toutes circonstances ; ce qu’on appelle des principes. Affirmer qu’il ne faut pas mentir ou qu’il faut toujours dire la vérité, signifie qu’il faut s’interdire d’utiliser le mensonge comme moyen d’action en toutes circonstances, quelle que soit la situation dans laquelle on se trouve, quel que soit l’objectif poursuivi. Mais un tel principe peut-il être justifié ?

La réflexion philosophique à propos d’une règle morale consiste en effet à retrouver les raisons qui justifie l’existence de cette règle, ou à découvrir au contraire des raisons de la mettre en question. Il existe à l’évidence des raisons de condamner le mensonge, qui est une ruse, un moyen de tromper autrui pour parvenir à ses fins. Mais on peut se demander si le mensonge est toujours injuste, ou s’il n’existe pas des situations où mentir apparaît moralement justifié. Si de telles situations existent, le doute est permis : faut-il vraiment considérer que le mensonge est toujours injuste ? ne serait-il pas préférable de considérer le mensonge comme n’étant en lui-même ni juste ni injuste, puisqu’il n’est qu’un moyen au service d’une fin ? Mentir est assurément injuste si je cherche à tromper autrui aux dépens de ses intérêts. Mais si je trompe autrui pour son bien, n’est-il pas de ce fait même justifié ? Auquel cas, il ne faudrait peut-être mettre en question l’interdit du mensonge comme principe moral, comme règle qu’il faudrait appliquer en toutes circonstances.

L’argumentation justifiant l’interdit du mensonge comme principe moral.

Le mensonge est une trahison de la confiance, un abus de confiance dans la communication avec autrui. Tel est l’argument mis en avant pour interdire le mensonge en toutes circonstances, quelles que soient les motivations du menteur.

Le philosophe Kant approfondit l’argument en le rattachant à une conception plus générale de la morale. La morale définit les règles, les « lois universelles » qui rendent possible la communauté humaine. La communauté humaine est en effet toujours une communauté morale, une communauté unie par des lois que chacun des membres de la communauté s’oblige à respecter. La conscience morale consiste à se représenter les lois universelles qu’il faut vouloir respecter en toutes circonstances pour que la communauté avec les autres hommes soit possible. L’interdit du mensonge fait partie de ces lois universelles, car sans la règle par laquelle chacun s’oblige à dire ce qu’il pense dans la communication avec autrui, il n’y aurait tout simplement pas de communication possible, donc pas de communauté humaine possible. Raison pour laquelle le menteur est en contradiction avec lui-même : il veut être cru, donc il veut la loi morale qui exige la véracité dans la communication (et qui constitue la condition de la communication sans laquelle il n’y aurait pas de mensonge possible); mais il en veut en même temps une exception pour lui-même, de sorte qu’il veut et qu’il ne veut pas en même temps la règle morale qui oblige à ne pas mentir dans la communication avec autrui.

Cette argumentation repose sur une idée simple : l’usage de la parole pour communiquer ses pensées est une condition de la condition de la communauté humaine quelle qu’elle soit (famille, couple, amitié, société, humanité), de sorte que le menteur contribue à détruire une condition fondamentale de la communauté humaine, se mettant ainsi au ban de l’humanité.

L’argumentation justifiant la neutralité morale du mensonge

Le mensonge n’est ni juste ni injuste, il est bon ou mauvais moralement selon qu’il est utile ou nuisible à autrui. Tel est l’argument qui permet d’affirmer que le mensonge n’est pas condamnable en lui-même, mais que l’interdit moral du mensonge dépend des circonstances et des motivations du menteur.

Une philosophie morale, l’utilitarisme, développe les principes généraux justifiant ce parti pris. L’argumentation morale doit être fondée sur deux grandes idées. D’abord la conception de la nature humaine selon laquelle la nature sensible en l’homme détermine le but de toutes les actions : chercher le bonheur (le bien-être), fuir le malheur (la souffrance). La faculté de penser, dans son rapport à l’action n’est que l’instrument qui nous permet de concevoir l’utilité, c’est-à-dire le moyen de satisfaire nos intérêts. La deuxième grande idée est que la morale consiste dans l’altruisme, le souci des autres. Toute la morale est en effet résumée dans la « règle d’or » selon laquelle il faut traiter les autres comme on voudrait être soi-même traité. Il résulte de la combinaison de ces deux idées le commandement moral de vouloir pour les autres ce qu’on veut pour soi-même: le bonheur et l’absence de souffrance. L’unique principe de toute la morale est le principe du plus grand bonheur du plus grand nombre. Il n’y a qu’une règle morale : la règle qui commande de respecter le principe de l’égalité des intérêts, d’agir en vue de satisfaire les intérêts du plus grand nombre ou d’éviter de nuire aux intérêts des autres êtres sensibles (animaux compris). Le caractère juste ou injuste d’une action se juge au résultat : une action est juste si elle est utile au bonheur des autres, elle est injuste si elle est nuisible, c’est-à-dire si elle fait leur malheur.

Appliquée à la question du mensonge, cette conception permet de comprendre que celui-ci doit être évalué moralement non pas en lui-même, mais en fonction de sa conséquence sur le bonheur des autres. Si mon mensonge favorise le bien-être d’autrui (celui que je trompe) ou du plus grand nombre, il est justifié sans aucune réserve. Si à l’inverse je mens pour satisfaire mon intérêt aux dépens des autres, il est moralement condamnable, au nom du principe utilitariste qui commande de vouloir le plus grand bonheur du plus grand nombre.

L’argumentation utilitariste permet de résoudre facilement les dilemmes moraux, car il n’existe pas dans cette perspective de contradictions entre les principes, puisqu’il n’existe qu’une seule règle morale applicable en toutes circonstances, être utile au bonheur des autres. Toutes les autres règles morales sont justifiées en tant qu’elles sont utiles au bien-être d’autrui ou au bonheur du plus grand nombre, mais elles peuvent être abandonnées si leur transgression peut être utile aux bonheur d’autre ou au bonheur général.

Les dilemmes moraux

En pratique, la conscience morale est confrontée à des dilemmes moraux. Il y a « dilemme » quand il est nécessaire de choisir entre deux options qui paraissent également justifiées. Il y a « dilemme moral » lorsque la conscience est confrontée à la nécessité de choisir entre deux injustices, entre deux actions que la morale réprouve. Si donc on considère que l’interdit du mensonge est un principe moral, une règle morale qu’il faut appliquer en toutes circonstances, l’intention de mentir pour la bonne cause, pour réaliser une bonne action, confronte la conscience au dilemme moral suivant : d’un côté le mensonge apparaît comme le moyen de faire le bien ; d’un autre côté, il ne faut par principe jamais mentir.

Quelques exemples de situations où le mensonge semble justifié permettent d’illustrer le problème.

Le débat Kant/Constant sur le droit de mentir par humanité.

Il existe un exemple fameux dans l’histoire de la philosophie, tiré d’un texte de Benjamin Constant, un penseur et homme politique français, contemporain de la Révolution française et du philosophe Emmanuel Kant. Dans un texte politique, il s’interroge sur les moyens d’appliquer le principe de la souveraineté du peuple. Le gouvernement du peuple par le peuple étant impossible dans un grand pays, il faut considère-t-il, concevoir un principe intermédiaire (entre le principe et la réalité), à savoir le principe de la représentation politique (le peuple gouvernera par l’intermédiaire des représentants qu’il aura choisi). Développant sa théorie des principes, il illustre celle-ci par la question morale du mensonge. Faisant allusion à Kant, « un philosophe allemand », il admet le principe moral de l’interdit du mensonge mais critique l’idée selon laquelle il faudrait appliquer ce principe aveuglément, sans tenir compte des circonstances dans lesquelles on agit : « Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. » Si l’on devait appliquer le principe de manière absolue, en toutes circonstances, il faudrait pour ne pas mentir dénoncer l’innocent poursuivi par des assassins : « Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes qu’a tirée de ce principe un philosophe allemand, qui va prétendre qu’envers les assassins qui demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. »

Le dilemme moral suggéré par Constant est le suivant : si un ami persécuté se réfugie chez moi (une situation réaliste au moment où Constant écrit ce texte, pendant la Révolution française), je peux me trouver dans une circonstance particulière où il me faut choisir entre mentir pour sauver mon ami ou dénoncer mon ami pour ne pas mentir. Les principes abstraits de la morale ne permettent pas de trancher le dilemme, affirme Constant, et il apparaîtrait inhumain, en la circonstance, de choisir par principe de ne pas mentir.

Comment résoudre le dilemme ?

La philosophie utilitariste fournit la solution théorique la plus simple : nous devons évaluer dans chaque situation la valeur morale de notre action en obéissant à un seul et unique principe : choisir l’action la plus utile au plus grand bonheur du plus grand nombre. Ne pas mentir n’est pas un principe moral. Dans la situation évoquée par Constant, il est évident que la nuisance la plus importante serait de livrer le persécuté à ses assassins et que le mensonge est donc un moyen d’action moralement justifié.

La solution proposée par Constant n’est pas celle de l’utilitarisme. Il admet l’interdit du mensonge comme principe abstrait de la morale. Il pose le problème en vue de justifier sa distinction entre principe fondamental et principe intermédiaire. Nous savons comment appliquer les principes abstraits de la morale, dit-il en substance, parce que nous les complétons spontanément par les principes d’application à la réalité. En la circonstance, le principe intermédiaire est le principe selon lequel nous ne devons la vérité qu’aux hommes qui en sont dignes. Nous n’avons donc pas l’obligation morale de dire la vérité à des assassins.

Kant a répondu à Constant dans un texte intitulé ; « D’un prétendu droit de mentir par humanité ». Il donne la raison pour laquelle la solution de Constant n’est pas satisfaisante sur le plan théorique: il est incohérent d’admettre un principe et de nier en même temps les propriétés objectives de ce qu’on appelle un principe. Un principe est par définition universel, il s’applique à tous en toutes circonstances. Un principe moral est une règle qui en toutes circonstances est une condition de possibilité de la communauté humaine, en tant que celle-ci est une communauté morale, une communauté unie par des lois que chacun s’oblige à respecter. Il n’y aurait par exemple pas de contrats possibles si l’on pouvait considérer qu’il est juste de ne pas respecter son engagement vis-à-vis des personnes que l’on juge indignes de respect.

Kant rappelle à Constant ce qu’est un principe moral, mais il n’apporte pas de solution au dilemme moral présenté par celui-ci. Si on refuse l’utilitarisme et qu’on admet la certitude objective des principes que sont les grandes lois morales universelles, telles que la loi selon laquelle « il ne faut pas tuer », ou celle selon laquelle « il ne faut pas mentir », il apparaît néanmoins concevable qu’il puisse exister des conflits de principes. Pour surmonter ces conflits, la réflexion morale doit les hiérarchiser. La seule manière de justifier le mensonge dans la circonstance évoquée par Constant, si on admet le principe selon lequel il faut toujours dire la vérité, consiste à considérer que l’impératif moral de sauver une vie humaine doit avoir la priorité sur l’interdit du mensonge. En pratique, la décision qui consiste à arbitrer entre des principes qui se contredisent est peut-être d’ailleurs plus simple que le calcul d’utilité qui consiste à réfléchir aux conséquences de l’action pour savoir ce qu’on doit faire. Car les conséquences de l’action sont le plus souvent incertaines, en raison des multiples facteurs qui interfèrent avec la volonté.

La politesse

Les règles de politesse sont des conventions sociales, c’est-à-dire des règles qui relèvent de l’habitude imposée par le conformisme social. A cet égard, elles peuvent apparaître dépourvues de sens et sans valeur morale. Il est même possible, au regard de l’impératif moral de véracité (de sincérité), de considérer la politesse comme une forme d’hypocrisie à laquelle on pourrait opposer l’exigence de la franchise. L’hypocrisie est en effet une forme atténuée du mensonge : on dissimule des pensées qui pourraient générer des conflits et on utilise des formules toutes faites qu’on ne pense pas vraiment.

Le dilemme moral se présente ainsi : d’un côté il ne faut pas mentir, chacun attend de l’autre la franchise dans la communication ; d’un autre côté, dire exclusivement ce qu’on pense et tout ce qu’on pense être vrai pourrait blesser l’amour-propre d’autrui, détruire le lien social ou le lien d’amitié. « Si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, écrit Blaise Pascal, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde« ; l’amitié elle-même exige davantage d’hypocrisie que de franchise.

Comment résoudre le dilemme ?

La philosophie utilitariste fournit la solution théorique la plus simple : nous devons évaluer dans chaque situation la valeur morale de notre action en obéissant à un seul et unique principe : choisir l’action la plus utile au plus grand bonheur du plus grand nombre. Ne pas mentir n’est pas un principe moral. Les règles de politesses, qu’on appelle aussi règles de civilité, sont utiles en ce qu’elles harmonisent les relations humaines pour le bien-être de tous. L’hypocrisie qu’elles impliquent est moralement validée par ses conséquences : elle est dans ce cas un bon moyen de contribuer au bonheur général.

Kant donne de la politesse une interprétation qui paraît conciliable avec l’impératif de véracité (l’exigence de toujours dire la vérité). Les règles et les formules de politesse sont connues de tous comme étant des règles et des formules nécessaires à la vie commune. Une formule de politesse n’est donc jamais prise au mot, comme s’il s’agissait de l’expression de la pensée. Chacun sait qu’il s’agit d’un rituel dont la fonction n’est pas de communiquer sa pensée et dont l’absence pourrait être interprétée comme un signe d’hostilité. Par conséquent, puisque la formule ne trompe personne, qu’elle se conçoit comme une règle de vie en société que chacun connaît, admet et utilise, il ne s’agit pas d’un mensonge.

Il existe un dilemme analogue relatif au Père Noël et à la question : est-il moral de faire croire à l’enfant à l’existence du Père noël ? Dans ce cas de figure, il y a mensonge, puisque les adultes trompent l’enfant en lui présentant délibérément comme vrai ce qu’ils savent être faux. L’utilitariste pourrait considérer que le mensonge, ni juste ni injuste en lui-même, est ici justifié par le bonheur de l’enfant qui ouvre ses cadeaux. L’argumentation fondée sur la reconnaissance du principe qui interdit de mentir en toutes circonstances est plus acrobatique : l’argument serait que le mythe du Père Noël s’apparente à une fiction. Une fiction n’est pas un mensonge parce qu’elle ne trompe personne, puisque chacun sait qu’il s’agit d’une fiction. Un récit qui ne correspond à aucune réalité n’est un mensonge que s’il est destiné à tromper celui qui croit en la vérité de l’histoire qu’on lui raconte. Au cinéma, on ne nous ment pas. Mais on ment à l’enfant auquel on parle du Père Noël, pourrait-on objecter. La subtilité et la force de l’argumentation qui entend concilier ici le droit de tromper et l’interdit de la tromperie consiste à affirmer que l’enfant, dans le moment même où il découvrira qu’il a été trompé, comprendra que le discours sur le Père Noël n’était pas un mensonge mais une fiction, un mythe que la société reconnaît comme tel et dont la fonction n’est pas de tromper mais d’enchanter le réel.

Morale et politique : le mensonge politique.

La maxime du machiavélisme politique est « la fin justifie les moyens ». Nicolas Machiavel est célèbre pour être l’auteur d’un petit traité de réalisme politique, Le Prince, dans lequel il formule des conseils pour le « prince », c’est-à-dire pour l’homme d’Etat. La conquête et l’exercice du pouvoir s’exercent par le recours à la force et à la ruse. Certes l’impératif d’efficacité commande au chef politique d’être juste pour faire accepter son pouvoir. En réalité, souligne Machiavel, le « Prince » (le chef d’État) a davantage intérêt à paraître juste qu’à être juste. Il donne notamment ce « conseil » au Prince : pour mater une révolte tout en préservant « l’image » du chef de l’État, il faut déléguer le pouvoir de conduire la répression à un homme que l’on fera ensuite exécuter en place publique, de manière à montrer que le Prince est juste et sait punir l’injustice faite au peuple. Dans cette perspective, le mensonge apparaît comme un bon moyen de dissimuler, en la niant, l’injustice commise, ou bien de « communiquer », comme on dit aujourd’hui, pour mettre en valeur de fausses bonnes actions. De ce jeu du pouvoir dont il dévoile les règles, Machiavel nous aide à ne pas être dupe. La méfiance à l’égard du pouvoir et de la politique est alimentée par le spectacle de l’injustice du pouvoir, et notamment par le recours à la tromperie, qui peut aller jusqu’au mensonge d’État, le mensonge organisé et assumé par tout un gouvernement ou toute une administration. Le mensonge d’État est notamment utilisé pour justifier des guerres offensives : ce qu’illustrent dans l’histoire récente, le mensonge sur les armes de destruction massive possédées par Saddam Hussein, qui a permis aux États-Unis de justifier la seconde Guerre du Golfe, ou encore le mensonge de Poutine justifiant l’invasion de l’Ukraine par la lutte contre le nazisme.

La réflexion sur la politique fait toutefois surgir un dilemme moral spécifique. D’un côté, si on admet que mentir est toujours mal et que le mensonge est un moyen de la politique, il semble impossible de concilier morale et politique : rien n’est pire que de mentir à tout un peuple, voire au monde entier, de sorte que si, comme le pense Machiavel, le mensonge est un instrument indispensable du pouvoir, il faudrait pour être juste s’abstenir de faire de la politique. D’un autre côté, on peut considérer qu’il est juste de faire de la politique : la communauté doit être gouverné et tout pouvoir est au service du Bien de la communauté dont il est le pouvoir. Bien entendu, les gouvernants ne sont pas désintéressés, mais la question n’est pas là : dans la durée, ils sont jugés par le peuple non sur leur moralité mais sur l’efficacité de leur action : ont-ils préservés la paix, la prospérité, la sécurité de l’État dont ils ont la charge ? Si donc, comme l’affirme Machiavel, l’efficacité politique exige de prendre des libertés avec la morale, commande le recours à la force et à la ruse, ne faut-il pas justifier l’immoralité du Prince au nom du principe de la prudence, le principe selon lequel « la fin justifie les moyens » ? Ne faut-il pas justifier, notamment, le recours au mensonge politique ?

Dans la politique française, le dernier « grand homme d’État » reconnu comme tel sans trop de contestations, est le général de Gaulle. Or de Gaulle a notamment marqué l’Histoire par deux fameux mensonges politiques qui peuvent être considérés comme de « bons mensonges ». Le premier prend la forme du récit. Un récit qui n’est pas une pure fiction raconte une histoire qui s’est réellement produite, de manière plus ou moins fidèle à la réalité des événements. Le rôle des journalistes et des historiens est de construire des récits historiques objectifs, même s’ils sont conduits ce faisant à déformer involontairement la réalité. Si la déformation des faits est volontaire, il est permis de parler de mensonge. En 1940, de Gaulle a choisi d’agir comme si la France n’avait pas perdu la guerre, décidant, alors qu’il ne représentait que lui-même et l’idée qu’il se faisait de la France, que l’armistice signée par le gouvernement français avec les Allemands n’avait aucune valeur. Après la guerre, de Gaulle imposera logiquement le récit selon lequel la France se situe dans le camp des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, un récit considéré comme un mythe par les historiens. Ce mythe a constitué pour de Gaulle un moyen d’action, dans l’organisation de la Résistance d’abord, dans le rétablissement de l’influence de la France ensuite.

Le mensonge du général de Gaulle le plus machiavélien et le plus significatif, s’agissant des rapports entre morale et politique, est son mensonge relatif à la Guerre d’Algérie. Le général de Gaulle est revenu au pouvoir en 1958, profitant de l’incapacité des gouvernements successifs à mettre un terme à la guerre en accordant à l’Algérie son indépendance. Le général de Gaulle a été porté au pouvoir par les partisans de l’Algérie française puis, une fois au pouvoir, il a organisé un referendum sur l’indépendance de l’Algérie, trahissant ainsi ses soutiens. Appliquant les conseils de Machiavel, de Gaulle a organisé le mensonge, encourageant ses partisans à laisser croire qu’il était favorable à l’Algérie française, sans toutefois rien promettre explicitement. L’art politique de mentir consiste à organiser le mensonge sans se compromettre, afin de conserver l’apparence de la vertu. On pouvait reprocher directement à de Gaulle un mensonge par omission (la dissimulation des intentions), non un pur mensonge clairement identifié. Rétrospectivement, ce mensonge politique organisé par le général de Gaulle, apparaît comme ayant constitué pour lui le moyen de conquérir le pouvoir, de donner une nouvelle constitution à la France et de reconnaître l’indépendance de l’Algérie pour mettre fin à la guerre. Le mensonge apparaît donc justifié par ses conséquences, l’œuvre politique accomplie, alors que la volonté de toujours dire la vérité sans dissimuler ses intentions l’aurait condamné à l’impuissance.

Comment interpréter le rapport entre morale et politique dans les situations de ce type, où il faut mentir pour être un politique efficace ?

Trois interprétations philosophiques entre morale et politique sont possibles, entre lesquelles il faut choisir.

Selon la première interprétation, il peut y avoir contradiction entre la morale et la politique, mais il ne peut pas y avoir de contradiction entre la morale et la bonne politique, car l’action politique n’est pas une exception : elle doit se conformer aux principes de la morale. La pensée morale, en religion comme en philosophie, consiste à exiger le respect inconditionnel des règles morales, les principes, qu’il faut appliquer en toutes circonstances. L’homme d’action peut certes être conduit à transgresser ces règles mais la transgression ne peut en aucun cas moralement justifiée. L’homme vraiment moral est celui qui applique l’adage « Fiat justiciae, pereat mundus » (« Que la justice soit, le monde devrait-il en périr »), ce qui signifie qu’il faut appliquer en toutes circonstances les principes de la morale sans se soucier des conséquences. Pour être vraiment moral ou juste dans l’action politique, il faut toujours suivre sa conscience, respecter les principes (il ne faut pas tuer, il ne faut pas mentir, etc.) sans se soucier des conséquences, pour soi ou pour la communauté. C’est par exemple l’argumentation qui justifie le pacifisme, le refus de prendre les armes quelle que soit la situation.

Selon la deuxième interprétation, il ne peut pas y avoir de contradiction entre morale et politique, dans mesure où la pensée morale authentique consiste prendre en considération les conséquences de l’action pour évaluer son caractère utile ou nuisible au bonheur du plus grand nombre. C’est le point de vue de l’utilitarisme, une philosophie morale pour laquelle tous les moyens peuvent être jugés moralement bons ou mauvais en fonction du résultat de l’action. Le propre de l’action politique étant de viser le bien-être de la communauté, la satisfaction des intérêts du peuple (une paix durable par exemple) suffit à justifier moralement le moyen utilisé (comme la guerre ou le mensonge politique), lequel devrait en revanche être considéré comme immoral s’il avait pour conséquence de nuire aux intérêts de la communauté.

Le sociologue allemand Max Weber a proposé une troisième interprétation, fondée sur la distinction entre « l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité ». L’idée, en partie inspirée par Machiavel, est qu’il existe une morale propre à la politique qu’il faut distinguer de la morale. Il existe une contradiction irréductible entre la morale, qui affirme des principes sans souci des conséquences, et la politique, qui exige du responsable en charge d’une communauté la réussite de son action, donc le souci des conséquences (« gouverner, c’est prévoir »). Tout responsable a un impératif de résultat (pas seulement le chef d’État du reste, c’est vrai aussi pour un chef d’entreprise, le dirigeant d’un parti politique, d’une association ou d’un syndicat, ou des parents dans la famille). L’éthique de la conviction correspond donc à la morale au sens strict, à la conviction morale qu’il faut agir en respectant certains principes en toutes circonstances sans se soucier des conséquences. L’éthique de la responsabilité correspond à l’exigence propre au responsable, qui doit tenir compte de la réalité d’une situation en vue d’être efficace. Cette exigence peut être dite « morale » dans la mesure où le résultat recherché est le bien de la communauté que le responsable dirige, et non seulement la réussite personnelle. Cette interprétation des rapports entre morale et politique n’annule pas la contradiction. Le responsable politique est soumis à une double exigence morale : celle des purs principes de la morale, laquelle commande d’être une bonne personne (droite et honnête), un Juste, et celle de la morale de la responsabilité, qui commande parfois, voire souvent, d’employer des moyens que la morale réprouve pour le bien de la communauté. L’homme d’action, estime Weber, doit arbitrer seul, en conscience, ces exigences contradictoires, sans pouvoir prendre appui sur une réponse toute faite que lui apporterait la religion ou de la philosophie, afin de décider jusqu’où il peut aller dans la transgression des règles morales pour le bien de la communauté.

Qu »est-ce que la science ?
La distinction entre croire et savoir

Les deux notions expriment notre rapport à la vérité. Croire et savoir, c’est tenir pour vrai, affirmer la vérité d’une proposition. C’est la preuve qui fait la différence entre croire et savoir : croire consiste à penser qu’une proposition est vraie sans pouvoir le prouver, savoir consiste à pouvoir prouver la valeur de vérité d’une proposition. « Savoir, c’est savoir qu’on sait » (Alain), alors que croire, c’est croire savoir sans savoir.

Les trois types de croyances : le préjugé, l’hypothèse et la foi.

Le préjugé est la croyance confondue avec le savoir (la croyance au sens le plus péjoratif, croire savoir sans savoir), qui se caractérise par la certitude, l’absence de doute (les préjugés sont des croyances dogmatiques, c’est-à-dire soustraites à l’esprit critique, au doute méthodique). Les préjugés ont pour cause la prévention ou la précipitation du jugement. Prévention du jugement : les préjugés sont des idées reçues, des idées admises sans examen en raison de l’influence exercée par une autorité sur notre esprit (influence de l’éducation, de la tradition, de l’opinion publique). Précipitation du jugement : le préjugé, sans être un préjugé au sens strict (sans être une idée reçue), est la croyance adoptée du simple fait qu’on a jugé trop vite, sans prendre le temps d’examiner la source et la preuve de la proposition à laquelle on donne son assentiment. Qu’il s’agisse d’idées reçues ou de jugements précipités, le remède contre les préjugés est le doute méthodique, la suspension du jugement, qui consiste à mettre en question la croyance pour examiner sa valeur de vérité, à renoncer à tenir pour vraie une proposition en l’absence de preuve.

L’hypothèse est la croyance dont on a conscience qu’elle n’est qu’une croyance et qui ne s’accompagne donc pas de certitude. C’est l’opinion incertaine et provisoire. L’hypothèse joue un rôle essentiel dans la démarche scientifique, dans la mesure où il est impossible de parvenir au savoir sans commencer par croire, c’est-à-dire par croire savoir sans savoir, tenir pour vrai sans pouvoir prouver. « Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue« , écrit le biologiste Claude Bernard. L’hypothèse est une croyance rationnelle, légitime au regard de l’esprit critique, mais qui demeure incertaine et provisoire pour l’esprit qui la pense. Elle se fonde sur la sagesse socratique, la conscience d’ignorance, le doute méthodique qui permet de distinguer croire et savoir, la certitude du préjugé et la certitude objective du savoir fondé sur la preuve.

La foi signifie la confiance. « Je crois en toi », signifie « j’ai foi en toi » ou « j’ai confiance en toi ». La foi consiste à admettre une vérité de confiance, sans examen rationnel ni recherche de la preuve. Avoir foi en la science, signifie faire confiance aux scientifiques en matière de production de la vérité. La notion a toutefois un usage plus spécifique : la foi signifie la croyance religieuse, une croyance qui se distingue par son objet, le divin, qui n’est pas un objet de science. On ne peut savoir si Dieu existe ou s’il n’existe pas, raison pour laquelle croire ou ne pas croire en Dieu est une question de foi, de confiance. La foi est une certitude sans preuve. La foi peut toutefois être distinguée du simple préjugé si, au lieu de croire savoir, le croyant croit en ayant conscience de la différence entre croire et savoir, en ayant conscience du fait que sa croyance est une croyance et non pas une connaissance. La foi qui se fonde sur la conscience de la différence entre croire et savoir se distingue de l’hypothèse, parce que la confiance s’accompagne d’un sentiment de certitude subjective alors que l’hypothèse s’accompagne d’un sentiment d’incertitude. Le « je crois » de l’hypothèse ou de l’opinion signifie « je ne sais pas mais je crois savoir, sans preuve, donc sans certitude » ; celui de la foi signifie « je ne sais pas mais j’ai confiance, ce qui me donne la certitude en dépit de l’absence de preuve ». La foi, comme l’hypothèse, peut être considérée comme une croyance rationnelle si, en dépit de l’absence de preuve, elle peut être justifiée par des raisons de croire.

Les types de savoir : l’érudition et l’expérience et la connaissance rationnelle.

La notion de savoir a un sens fort et un sens faible.

Au sens faible, Le savoir désigne l’ensemble des connaissances acquises par l’étude et par l’expérience. Le savoir que mesure un examen ou un concours est un savoir livresque, la mémorisation de ce qu’on peut connaître par les livres. Savoir, en ce sens, signifie érudition ou culture. Le juriste qui a mémorisé tous les textes de loi est un savant, c’est-à-dire un érudit. Le savoir du paysan traditionnel qui n’a jamais lu un livre ni étudié l’agronomie est fondée sur la longue habitude de la pratique de l’agriculture, la sienne et celle de ses ancêtres. Le savoir signifie, en ce sens, l’expérience, la connaissance accumulée au cours du temps, à travers la succession des expériences vécues, de l’épreuve des événements qui conduisent à conserver ou à rectifier les jugements de réalité et les pratiques. Ces usages de la notion de savoir sont corrects, mais ils ne correspondent pas à ce qu’on entend par « science ».

Au sens fort, privilégié par la philosophie, le savoir désigne la connaissance rationnelle, le sens spécifique de la notion de science. La connaissance rationnelle est la connaissance produite par la raison et validée par une preuve rationnelle. La connaissance acquise par l’étude des livres est une connaissance rationnelle si et seulement si elle peut être actuellement validée par une preuve que tout être rationnel pourrait penser, produire et reproduire par lui-même. Le savoir au sens de la connaissance rationnelle est donc indissociable de l’argumentation ou de la démonstration qui constitue la preuve de sa vérité. Pour toute connaissance rationnelle, « vérité » signifie en premier lieu « cohérence » de l’argumentation ou de la démonstration qui valide le savoir. En ce sens les mathématiques et la philosophie, voire la théologie en tant qu’elle est théologie rationnelle (le discours sur Dieu fondé sur la raison et non sur les « Écritures », les textes sacrés), sont des sciences, des connaissances rationnelles. Kant définit la philosophie, par exemple, comme étant « la science des fins dernières de la raison humaine« 

Qu’est-ce que la science ? Objet et enjeu de la question

Ce qu’on appelle « la science » aujourd’hui, désigne dans un sens plus restreint l’ensemble des connaissances scientifiques. La science est l’étude de la nature, la physique, qui constituait dans la philosophie antique une partie de la philosophie. La physique antique ne disposait cependant pas de la méthode expérimentale qui constitue depuis le 16e siècle la clef du progrès de la connaissance de la nature.

La logique de la division du travail et de la spécialisation qui accompagne le progrès de la connaissance conduit à la démultiplication des domaines de la science. Ce qu’on appelle « la science », ce sont donc « les sciences » qui étudient la nature, la science unifiée de la nature constituant un idéal sans doute inaccessible. Parmi les sciences, on distingue ordinairement les sciences de la nature (SVT, physique) et les sciences humaines (histoire, économie, sociologie, psychologie, etc.). Le projet d’une connaissance scientifique de l’homme est apparu au 19e siècle et consiste dans l’application aux réalités humaines de la méthode des sciences de la nature, selon la célèbre formule d’Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie : « Il faut considérer les faits sociaux comme des choses ». Cette transposition à l’homme de la méthode scientifique est une source de difficultés théoriques, puisqu’elle se fonde à la fois sur l’idée que la science de la nature ne suffit pas à rendre compte des réalités humaines et sur l’idée qu’il serait possible d’étudier l’homme comme n’importe quelle autre partie de la nature, selon les méthodes des sciences de la nature.

Au-delà de la simple définition nominale de la science, l’étude rationnelle de la nature, il faut, pour comprendre ce qu’est la science, caractériser celle-ci par l’ensemble des traits communs aux différentes disciplines scientifiques. L’objet de la philosophie des sciences (l’épistémologie) est de pouvoir dire en quoi une science est une science, préciser la nature de la différence entre science et non-science (ou pseudo-science), afin de justifier la prétention de la science à la vérité.

En pratique, bien entendu, la science n’a pas besoin d’être justifiée. De même que l’on prouve la marche en marchant, la preuve de la vérité de la connaissance scientifique est apportée par l’efficacité de la science, en tant qu’elle permet aux hommes de résoudre les problèmes qui se posent à eux et d’améliorer leur condition dans la nature. La science moderne de la nature s’accompagne d’une partie pratique, la science appliquée, la technique comme technoscience, dont la réalité est indiscutable. La connaissance des lois de nature rend possible leur exploitation par l’homme. Par la science, écrit Descartes, l’homme devient « comme maître et possesseur de la nature ». La vérité scientifique se prouve donc par ses effets pratiques. Elle est validée toutes les fois que nous utilisons un objet technique qui n’existerait pas sans la science.

En dépit de cette preuve pratique, la prétention de la science à la vérité peut faire l’objet de contestations. C’est ce qu’on appelle le négationnisme, la négation délibérée de la vérité scientifique. Comprendre la démarche scientifique permet de comprendre les fondements de la prétention de la science à la vérité. Dans sa démarche de compréhension de la démarche scientifique, la théorie de la connaissance peut cependant aussi rencontrer des arguments qui vont dans le sens du scepticisme, la doctrine selon laquelle il est impossible de sortir du doute du fait de l’impuissance de la raison à prouver la vérité, voire du relativisme, la doctrine selon laquelle tout se vaut car tout est affaire de perspective, doctrine selon laquelle tous les discours qui prétendent à la vérité sont également valables dans la mesure où ils dépendent d’une perspective (d’un point de vue) irréductible aux autres perspectives possibles.

La théorie de la connaissance, sur la base de la connaissance de la raison en général et du rationalisme scientifique en particulier, conduit donc à plusieurs partis pris philosophiques possibles : scepticisme, relativisme, rationalisme (justification de la prétention de la raison à la vérité) et positivisme (la doctrine selon laquelle il n’y a de vérités que scientifiques).

La science est une connaissance rationnelle et empirique

Le point de départ de toute réflexion sur la science est la distinction entre connaissance empirique et connaissance purement rationnelle. La science est la connaissance rationnelle qui a pour objet la réalité empirique. La science au sens strict fait partie de la connaissance rationnelle, de la science au sens large. Les mathématiques font partie de la science au sens large mais pas de la science au sens restreint. Les mathématiques représentent pour la science une connaissance purement rationnelle qui constituent un outil de la connaissance scientifique. La réalité empirique est la réalité dont on prend directement connaissance par l’intermédiaire des sens. C’est ce qu’on appelle « réalité », si on entend par là la réalité du monde extérieur dont nous percevons l’existence au moyen de nos cinq sens (Dieu, en ce sens, ne fait pas partie de la réalité).

Les notions « empirique » et « expérience » sont relatives à la notion d’expérience, laquelle, dans le contexte de la philosophie de la connaissance, désigne le rapport à la réalité par l’intermédiaire des sens. Il existe une ambiguïté de la notion d’expérience, puisque celle-ci peut aussi désigner l’expérience vécue et le savoir acquis par l’accumulation des expériences vécues. Ce n’est pas en ce sens là que la science est une connaissance empirique. La différence entre la connaissance de l’agronome qui n’a jamais cultivé la terre et celle du paysan traditionnel tient au fait que la connaissance du premier est scientifique, rationnelle, tandis que celle du second est purement empirique, fondée sur l’accumulation des expériences vécues. La connaissance scientifique est dite « empirique », à la différence des mathématiques ou de la théologie rationnelle, du fait qu’elle à pour objet la réalité empirique, la réalité que nous appréhendons d’abord et nécessairement par l’intermédiaire des sens.

La théorie de la connaissance distingue parmi les connaissances rationnelles, les connaissances a priori, les connaissances qui, comme les mathématiques, ne dépendent absolument pas des sens, et les connaissances a posteriori, les connaissances qui, bien qu’établies par la raison, dépendent des données fournies par les sens, c’est-à-dire principalement des données de l’observation. Les sciences ne peuvent se passer ni de la raison, qui construit les hypothèses et les théories, ni des sens, qui fournissent les données à partir desquelles ces hypothèses et ces théories sont construites. Dire que la science est une connaissance empirique signifie que toute connaissance scientifique commence nécessairement par l’expérience, c’est-à-dire par l’observation de la réalité du monde extérieur. La recherche scientifique, comme le soulignait Descartes, consiste à étudier non les livres, mais le grand livre de la nature.

La science se définit d’abord par son objet, la réalité empirique, la réalité du monde extérieur qu’on appelle « la nature ». Les différentes sciences empiriques sont baptisées en fonction de la partie ou de l’aspect de la réalité empirique qu’elles étudient, la science de la vie, la science de l’histoire, de la société, etc. La philosophie n’est pas une science, car sa démarche est celle de la réflexion, la connaissance de l’esprit par lui-même. La logique, par exemple, est une connaissance rationnelle rigoureuse mais qui n’a pas pour objet la réalité empirique. Objection possible : la psychologie, qui signifie littéralement l’étude de l’âme. Précisément, le problème épistémologique de la psychologie scientifique est de définir la méthode pour observer et expliquer scientifiquement ce qu’on ne peut observer directement, à savoir la dimension d’intériorité de la conscience. Cela pose plus généralement le problème des limites de la connaissance scientifique de l’homme. L’homme est certes une réalité empirique mais il est impossible de connaître l’homme sans comprendre le sens de ses actions, lequel dépend de la vie de l’esprit.

Connaissance empirique et vérités de fait

Lorsque l’objet de la connaissance est la réalité du monde extérieur, « vérité » signifie adéquation (de la proposition ou de la théorie) au réel, et non plus exclusivement cohérence de l’argumentation ou de la démonstration qui prouve la proposition ou la théorie. Dans les sciences comme dans le journalisme, l’objectivité consiste à présenter la réalité telle qu’elle est. On appelle vérités de fait ou vérités empiriques les vérités qui ne sont pas de pures connaissances rationnelles mais qui font connaître la réalité telle qu’elle est, ce qui arrive (ou de ce qui est arrivé) dans le monde. Une proposition est vraie si elle correspond à la réalité telle qu’elle est ; elle est fausse si elle ne correspond pas à la réalité.

Le postulat du déterminisme scientifique

La science ne peut pas être définie exclusivement par son objet. Elle se caractérise par une démarche, le caractère rationnel de l’étude du réel. La démarche scientifique consiste à décrire et à expliquer la réalité étudiée.

Décrire consiste à dire ce qu’on voit. L’enquête scientifique consiste d’abord à observer les « phénomènes » de la nature (les choses telles que nous les percevons spontanément, la réalité telle qu’elle se présente à nos sens). Cette partie description est essentielle. La science de la vie, par exemple, est dépendante de la diversité des formes de vie découvertes. L’accumulation des faits observés constitue la base de données à partir de laquelle l’esprit scientifique peut concevoir des hypothèses et des théories.

Néanmoins, comme l’écrit le mathématicien et physicien français Henri Poincaré, « une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. ». Décrire la réalité, établir les faits, est l’élément commun à l’enquête journalistique et à l’enquête scientifique. L’enquêteur témoigne pour nous d’une réalité que nous ne pouvons pas observer directement par nous-mêmes. Sur la base de ses observations, il construit le récit par lequel nous accédons à cette réalité. A la différence du journaliste cependant, le scientifique n’étudie pas la réalité pour la décrire mais pour l’expliquer. Il applique à la réalité observée le principe de raison, principe selon lequel « rien n’est sans raison ». Pourquoi les phénomènes se produisent-ils ? Pourquoi apparaissent-ils, se conservent-ils et disparaissent-ils ? La recherche scientifique est une recherche des causes qui expliquent ce que nous voyons. Plus exactement, la recherche scientifique telle que la conçoit la science moderne se fonde sur une théorie de la causalité qui n’est pas elle-même une connaissance scientifique mais qui est la condition qui rend possible la recherche et la connaissance scientifiques : ce qu’on appelle le postulat du déterminisme scientifique.

Un postulat est une proposition qu’il faut admettre sans pouvoir la démontrer. Le postulat du déterminisme scientifique consiste à admettre comme fondement de la recherche l’idée selon laquelle tout ce qui arrive dans la nature (les phénomènes ou faits observés) est déterminé (causé) par un mécanisme naturel (des causes à la fois naturelles et mécaniques). Ce postulat qui commande l’explication scientifique vise à exclure deux conceptions de la causalité et de l’explication qui sont le plus souvent associées : l’explication par des causes surnaturelles et l’explication par des finales. Pour le dire autrement, la recherche scientifique exige l’interdiction de l’explication des phénomènes par le surnaturel et par le finalisme, explication qui, à la lumière du postulat du déterminisme scientifique, apparaît comme une explication irrationnelle, une explication qui relève de ce qu’on appelle « la superstition ». L’archétype de l’explication irrationnelle est la croyance aux miracles : croire en la possibilité du miracle consiste à postuler qu’un phénomène (une guérison par exemple) puisse avoir une cause surnaturelle, en l’occurrence l’intervention providentielle de la volonté de Dieu dans la nature. La science n’exclut pas la foi, mais elle exclut par principe qu’un événement du monde puisse s’expliquer par une cause qui ne fasse pas elle-même partie de la nature. Le scientifique peut dire qu’une guérison demeure inexpliquée, non qu’elle est inexplicable. En tant que scientifique, il lui faut penser qu’il n’y a pas de guérison miraculeuse mais seulement des guérisons naturelles que la science n’est pas encore en mesure d’expliquer.  

La science repose donc sur une croyance rationnelle, sur l’idée indémontrable que tout ce qui dans la nature n’est pas encore expliqué est explicable par les lois de la nature (des lois causales naturelles que la science a pour fonction de découvrir).

Point essentiel : le postulat du déterminisme scientifique exclut a priori ce qu’on appelle le finalisme, l’explication des phénomènes par les causes finales. Le finalisme a notamment été caractérisé et critiqué au nom du déterminisme scientifique par Spinoza.

La question « Pourquoi les phénomènes naturels se produisent-ils ? » signifie en réalité pour le scientifique : « Comment (par quels mécanismes) les phénomènes naturels se produisent-ils ? » Il existe en effet deux types d’explications, l’explication par les causes finales et l’explication par les causes mécaniques. L’explication qui nous est la plus familière est l’explication par les causes finales, parce qu’elle correspond à l’explication que nous donnons de nos propres actions et de celles des autres hommes. Poser la question « Pourquoi ? » à propos d’une conduite humaine, consiste à se demander : « Quelle est la finalité de cette action ? Quelle est la fin (le but) poursuivie ? » Expliquer une action par la finalité revient à en indiquer le sens. Expliquer, en ce sens, c’est comprendre, ou interpréter, le sens de ce qui arrive. Une telle explication n’a cependant rien de scientifique. Elle met en œuvre le principe de raison (« rien n’est sans raison ») mais non pas le postulat du déterminisme scientifique. Postuler le déterminisme scientifique signifie interpréter la question « Pourquoi ? » comme l’équivalent de la question « Comment ? » : « Quel mécanisme (quelle cause mécanique) a produit ce qui arrive ? » Cela induit une explication qui commande de faire abstraction de la finalité. Expliquer, chercher le mécanisme naturel qui est la cause de ce qui arrive, ce n’est pas la même opération intellectuelle que comprendre, chercher le sens, la finalité de ce qui arrive.

Pour produire l’explication d’un phénomène, il faut éliminer l’explication par la finalité, une explication qui n’explique rien. La question « Pourquoi le tremblement de terre s’est-il produit ? » ne doit pas être interprétée comme signifiant : « Quel est le sens du tremblement de terre ? » Elle signifie : « Quel est le mécanisme invisible qui a provoqué le tremblement de terre ? »

On appelle « finalisme » la démarche qui consiste à expliquer les phénomènes naturels par la finalité, comme si leur existence était le produit d’un projet, d’une fin conçue par une intelligence et réalisée par une volonté. L’esprit humain incline au finalisme pour la raison qu’a précisément identifiée Spinoza : « Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin ».  Le finalisme est associé à l’explication par le surnaturel. Les phénomènes naturels ont un sens s’ils sont l’œuvre d’esprits invisibles agissant dans la nature. Concevoir Dieu comme le Créateur de la nature peut conduire à expliquer tout ce qui arrive dans la nature comme l’œuvre de la Volonté de Dieu, lequel réalise ainsi son projet pour le monde (la Providence, le plan de Dieu). Cela conduit à interpréter les événements comme des signes au lieu d’en chercher les causes. Spinoza fait apparaître le finalisme, la conception selon laquelle les événements du monde ont un sens, comme une démarche irrationnelle de l’esprit humain dont celui-ci doit se défaire pour adopter l’esprit scientifique, seul à même de produire une connaissance authentique, la connaissance rationnelle des mécanismes naturels qui expliquent les faits observés.

Le problème de la connaissance

La démarche scientifique a été présentée par Einstein sous la forme d’une métaphore. Le scientifique cherchant les lois causales des phénomènes est comme un homme placé devant une montre dont le boitier est fermé et dont il faudrait connaître le mécanisme caché (à l’intérieur du boitier) à partir de l’observation directe et immédiate du mouvement des aiguilles de la montre sur le cadran. Le mécanisme de la montre illustre les lois de la nature invisibles que le scientifique doit dévoiler (par exemple le mécanisme de la tectonique des plaques qui est la cause du tremblement de terre), le mouvement visible des aiguilles sur le cadran illustre les phénomènes que l’on peut décrire, les données de l’observation. La description est nécessaire mais non suffisante : la finalité de la démarche scientifique est l’explication des phénomènes par les lois de la nature. La description ne fournit pas l’explication. Il faut ajouter aux données de l’observation l’imagination scientifique, l’activité de l’esprit qui conçoit les hypothèses et les théories permettant d’expliquer ce qu’on observe. Le problème de la connaissance tient au fait que le mécanisme dont on fait la théorie n’est pas lui-même une donnée de l’observation. Comment prouver la vérité d’une théorie du mécanisme caché ? Comment prouver que la théorie de la réalité produite par l’esprit du scientifique à partir des données de l’observation correspond à la réalité telle qu’elle est ?

La méthode scientifique : la critique du vérificationnisme

La science peut se définir par sa méthode, la méthode qui administre la preuve de la vérité d’une hypothèse ou d’une théorie scientifique. Seule une théorie de la méthode, ou théorie de la preuve, permet de distinguer ce qui est de la science de ce qui n’en est pas, une théorie scientifique d’une théorie non scientifique ou pseudo-scientifique. Pour comprendre la science et la valeur de la science, pour comprendre pourquoi une vérité scientifique doit être considérée comme telle, il faut comprendre la méthode scientifique. Cette méthode est la méthode expérimentale.

L’épistémologue Karl Popper a proposé une théorie de la méthode scientifique fondée notamment sur l’observation de la pratique scientifique du physicien Albert Einstein. La thèse de Popper, en apparence paradoxale, est que la méthode scientifique ne prouve pas la vérité mais l’erreur. La méthode expérimentale est la méthode qui utilise l’observation comme preuve de l’erreur. Les expressions « vérification par l’expérience », « hypothèse ou théorie vérifiée par l’expérience », pourtant usuelles chez les scientifiques, sont à la fois inexactes et trompeuses.

Popper critique ce qu’il appelle le « vérificationnisme », la théorie spontanée de la méthode selon laquelle l’observation servirait à prouver la vérité d’une idée. Cette théorie spontanée de la connaissance est la racine de ce qu’on appelle aujourd’hui « le biais de confirmation », source de l’enracinement de nos préjugés. Le biais de confirmation est une sorte de filtre ou de lunette déformante de la pensée qui nous conduit à chercher dans la réalité les faits qui viennent « vérifier » ou « confirmer » ce qu’on pense déjà.

Cette théorie fausse de la méthode trouve une formulation philosophique dans ce qu’on appelle l’empirisme, la théorie de la connaissance selon laquelle toutes nos idées viennent des sens, toute la connaissance découle de l’observation. Selon l’empirisme, l’observation, fondement de la démarche scientifique, génère par « induction » la théorie : ce qui signifie que la théorie, générale par définition, est produite par généralisation sur la base des observations particulières. Une fois la théorie obtenue, toute nouvelle observation qui confirme la théorie peut être considérée comme une « preuve » de sa vérité. Pour montrer la fausseté de cette théorie de la connaissance (l’induction n’est pas un bon raisonnement et la confirmation par l’expérience n’est pas une preuve de vérité), Popper prend l’exemple simple de la proposition « Tous les cygnes sont blancs ». Cette proposition générale (« Tous les… ») semble obtenue par généralisation des observations particulières (la plupart des cygnes sont blancs), et toute nouvelle observation d’un cygne blanc pourrait être considérée comme une nouvelle preuve de vérité. Or cette proposition est fausse : il existe des cygnes noirs. L’observation d’un seul cygne noir prouve avec certitude l’erreur de la proposition « Tous les cygnes sont blanc », tandis que l’accumulation des observations de cygnes blancs ne peut absolument pas prouver la vérité de cette proposition. D’où l’affirmation de Popper : « Les théories ne sont jamais vérifiables empiriquement » (c’est-à-dire par le recours à l’observation).

La démarche scientifique ne consiste pas à accumuler les faits pour en tirer des généralités selon la méthode de l’induction. Elle prend certes comme point de départ les données de l’observation. Mais l’esprit scientifique ne généralise pas, il crée. On parle de « l’imagination scientifique » pour désigner la créativité d’un esprit qui conçoit des hypothèses ou des théories auxquelles nul n’avait pensé avant lui. La théorie est une « vue de l’esprit » non le résultat mécanique et contraint d’une opération de généralisation à partir de l’accumulation des faits.

La méthode expérimentale, l’expérimentation, est la méthode qui permet de tester la valeur de vérité de cette vue de l’esprit que constitue l’idée qui a germé dans l’esprit du scientifique. Tester une théorie signifie l’exposer à la contradiction par l’expérience : cela consiste à chercher non pas l’observation qui vérifie mais celle qui contredit (qui réfute, qui falsifie, c’est-à-dire qui prouve la fausseté.) D’où l’idée selon laquelle une théorie est scientifique si et seulement si elle est falsifiable par l’expérience. Une théorie est scientifique si n’importe quel scientifique peut la tester au moyen de la méthode expérimentale, méthode qui soumet la théorie à la recherche systématique de l’observation qui la réfute.

Cette théorie de la science, qui fait du caractère falsifiable d’une théorie le critère de démarcation entre science et non science, Popper la nomme « faillibilisme ». Elle implique en effet qu’une théorie scientifique ne peut jamais prétendre avec certitude à la vérité, puisqu’elle reste constamment exposée à la réfutation par une nouvelle observation qui viendrait la réfuter. Cette idée, toutes nos connaissances sont faillibles, semble proche du scepticisme. La thèse de l’asymétrie entre l’erreur et la vérité interdit cependant d’être sceptique : la preuve de l’erreur est certaine, de sorte que si on ne peut prouver avec certitude qu’une théorie est vraie, on peut prouver avec certitude qu’elle est fausse. Quand on affirme qu’une théorie scientifique est une vérité, on veut dire en réalité qu’elle est la seule théorie qui possède une valeur de vérité, dans la mesure où il est prouvé que les théories concurrentes sont fausses. Ce qui signifie qu’elle est la théorie qui présente l’image la plus exacte (que l’esprit scientifique puisse concevoir) du « mécanisme caché » qui explique les phénomènes que nous observons.

Qu’est-ce que la méthode expérimentale ?

Pour bien comprendre cette théorie selon laquelle tester la valeur de vérité d’une hypothèse ou d’une théorie consiste à chercher à prouver qu’elle est fausse, il faut décrire la nature de la méthode expérimentale. Le biologiste Claude Bernard en a fourni une description, relative bien entendu à sa propre pratique scientifique. Il faut distinguer, précise-t-il, trois étapes dans la méthode expérimentale. La première étape est celle de l’observation. Elle est bien entendu indispensable, mais l’accumulation des données de l’observation ne fournit en elle-même ni théorie explicative, ni a fortiori la preuve d’une théorie quelle qu’elle soit. La deuxième étape est celle de la conception de l’hypothèse par le scientifique. Le scientifique dispose alors d’une idée d’explication mais il n’a aucune garantie qu’il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit. Le doute méthodique impose la conception d’un test, le test expérimental. La troisième étape est donc celle de l’expérimentation, qui est recherche méthodique d’une observation qui falsifie l’hypothèse. L’expérimentation est construite à partir de la théorie et l’observation recherchée s’en déduit : c’est ce qu’on appelle la méthode hypothético-déductive, qui consiste à déduire une observation possible d’une hypothèse théorique.

Pour le dire simplement, la déduction d’une observation possible de la théorie correspond à ce qu’on appelle « prévision scientifique ». La prévision scientifique consiste à anticiper un événement futur non par « divination » ou « voyance », comme dans la prédiction ou dans la prophétie, mais sur la base de la connaissance théorique d’une loi causale : l’identification d’un mécanisme par la théorie (l’hypothèse explicative) permet de déduire un effet attendu de ce mécanisme susceptible d’être observé. Lorsqu’une prévision scientifique ne se réalise pas, l’observation de l’absence de l’effet attendu par la théorie prouve avec certitude que celle-ci est au moins partiellement erronée. C’est ce mode d’administration de la preuve qu’utilise la méthode expérimentale. Concevoir un test consiste à anticiper un effet attendu par la théorie et observable au moyen d’une expérience. L’observation de la réalisation de l’effet attendu (la prévision confirmée) ne prouve pas avec certitude la vérité de la théorie, mais l’observation d’un fait non conforme à l’effet attendu prouve avec certitude que la théorie (la loi causale identifiée par le scientifique) est fausse.

Un exemple. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865)

Claude Bernard relate les tests expérimentaux qui l’ont mis sur la voie de l’une des ses découverte, la fonction glycogénique du foie (l’une des fonctions du foie est de libérer du glucose dans l’organisme de sorte que nous avons constamment du sucre dans notre sang). Étudiant la nutrition et la transformation des aliments à partir de la digestion, il a d’abord focalisé son attention sur le sucre. Il est parti de l’hypothèse selon laquelle la présence du sucre dans le sang devait avoir pour origine le sucre ingéré avant la nutrition. Il présente son hypothèse comme une « idée préconçue » Le doute méthodique exige de la tester expérimentalement. L’expérience consiste à donner à un chien une soupe au lait sucré. « L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée », écrit Claude Bernard. L’hypothèse expérimentale est que le sucre ingéré est la cause de la présence du sucre dans le sang, de sorte que l’expérimentation a le sens d’une prévision. La prévision déduite de l’idée préconçue est que le sucre devrait être retrouvé dans le sang après digestion.

L’effet attendu est observé, de sorte que l’hypothèse paraît vérifiée par l’expérience. Claude Bernard écrit : « Il était tout naturel et, comme on dit, logique, de penser que ce sucre trouvé dans les veines sus-hépatiques était celui que j’avais donné à l’animal dans sa soupe ». Et pourtant, il prend la décision de douter de cette confirmation qui le conforte dans son hypothèse. Il ne tient pas la vérification expérimentale comme une preuve de la vérité de son idée. Il conçoit alors une « expérience comparative » : il prend un autre chien auquel il donne de la nourriture non sucrée afin d’en examiner le sang après digestion. D’après son idée du mécanisme naturel à l’œuvre, l’effet attendu est cette fois l’absence de sucre dans le sang. Mais le résultat observé n’est pas conforme à cette prévision : « mon étonnement fut grand quand je constatai que ce sang contenait également du sucre chez l’animal qui n’en avait pas mangé ». Ce nouveau fait observé, qui dément la prévision déduite de l’hypothèse initiale est considéré par Claude Bernard comme une preuve définitive de son erreur. La confirmation par l’expérience n’était pas une preuve, la réfutation par l’expérience en est une. La conséquence est l’abandon de l’hypothèse : « j’abandonnai toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre pour suivre ce fait nouveau et inattendu. »

Méthode scientifique et esprit critique

Cet exemple illustre la théorie de Karl Popper, selon laquelle le scientifique cherche à travers l’expérimentation à exposer sa croyance (son hypothèse, son « idée préconçue ») à la contradiction par l’expérience. La méthode expérimentale fait de l’esprit critique le moteur du progrès de la connaissance scientifique. « je suis convaincu qu’en physiologie il faut toujours douter, écrit Claude Bernard, même dans les cas où le doute semble le moins permis ». Le scientifique illustre ainsi le propos du philosophe Alain : « Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. » Le bon scientifique estime Claude Bernard doit douter non seulement pour bien penser, mais aussi pour bien observer : « Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. »

L’expérimentation consiste pour le chercheur à contester ses propres idées : elle est l’expression du doute méthodique. S’il ne fait pas lui-même ce travail critique, ses collègues et concurrents s’en chargeront, construisant les tests expérimentaux destinés à réfuter ses idées. La réfutation expérimentale des hypothèses et des théories constitue ainsi le moteur de la science, qui progresse, affirme Popper, par essais et erreurs. La preuve de l’erreur étant certaine et définitive, les théories fausses sont abandonnées, permettant à la recherche de se réorienter, d’essayer de nouvelles théories. En l’absence de possibilité de recourir à la méthode expérimentale, en revanche, les erreurs de jugement ne peuvent être dévoilées, de sorte qu’il n’y a pas de progrès possible dans la connaissance. L’esprit humain peut alors suivre sa pente naturelle, qui n’est pas la pratique de l’esprit critique mais le vérificationnisme.

Qu’est-ce que la vérité scientifique ?

S’il n’y a dans les sciences de preuve que de l’erreur, et non de la vérité, faut-il encore parler de « vérité scientifique » ? Ce qui fait la valeur de la science, c’est la découverte des lois causales ou mécanismes qui permettent d’expliquer la réalité telle qu’elle nous apparaît. Les théories valent pour la richesse de l’information qu’elles donnent sur le monde. Plus une théorie est explicative, plus elle est prédictive (apte à fournir des prévisions), et plus elle est falsifiable, c’est-à-dire exposée à la contradiction par l’expérience. Ce n’est pas la certitude définitive de la vérité qui fait la valeur scientifique d’une théorie. Une théorie dont on peut tirer des prévisions a cependant une plus grande valeur de vérité, elle est davantage en adéquation avec la réalité telle qu’elle est, qu’une théorie qui ne permet pas de faire des prévisions précises, ce qui veut dire qu’elle n’a pas de prise sur la réalité. Le concept privilégié par la science est celui d’exactitude. La théorie considérée comme vraie est celle qui fournit l’image la plus exacte de la réalité telle qu’elle est (qu’on ne pourra jamais connaître). A mesure qu’elle élimine ses erreurs grâce à la méthode expérimentale, la science construit une image toujours plus exacte de la réalité. Mais la vérité définitive, l’adéquation parfaite de la théorie avec la réalité telle qu’elle est, demeure un idéal à jamais inaccessible. Du point de vue de la science, c’est moins la certitude de la vérité qui importe que la perspective du progrès de la connaissance.

« Toutes nos connaissances sont conjecturales«  (hypothétiques), affirme Popper. Ce qui signifie qu’elles sont incertaines et provisoires. Il est paradoxal d’affirmer que la vérité puisse être incertaine et provisoire. N’est-ce pas donner raison au scepticisme, pour lequel il n’y a pas de vérités mais des croyances plus ou moins vraisemblables et toujours douteuses ? N’est-ce pas donner raison au relativisme, à l’idée selon laquelle il est impossible de trancher, en l’absence de certitude, entre le discours de la science et le discours qui conteste la science ? La science ne reconnaît-elle pas elle-même le caractère provisoire de ses théories ?

La réponse à ces objections contre la science réside dans la juste compréhension du rôle de la méthode expérimentale. Elle prouve l’erreur avec certitude. La certitude négative à laquelle parvient la science permet de faire le ménage dans la pensée en balayant définitivement les croyances fausses. La vérité est approximative et provisoire mais l’erreur est certaine et définitive, de sorte que l’histoire des sciences revêt l’aspect d’un cimetière de théories définitivement mortes. On ne reviendra jamais à la physique d’Aristote, qui pensait que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers, ni à la conception de l’âge de la Terre estimée d’après la Bible à 6000 ans. A cet égard le doute n’est pas permis, ce qui réfute le scepticisme et le relativisme.

Bac blanc TG

Pour les sujets 2 et 3, il faut revoir le cours sur la vérité et les textes vus. Ci-dessous le cours sur la science.

Qu »est-ce que la science ?
La distinction entre croire et savoir

Les deux notions expriment notre rapport à la vérité. Croire et savoir, c’est tenir pour vrai, affirmer la vérité d’une proposition. C’est la preuve qui fait la différence entre croire et savoir : croire consiste à penser qu’une proposition est vraie sans pouvoir le prouver, savoir consiste à pouvoir prouver la valeur de vérité d’une proposition. « Savoir, c’est savoir qu’on sait » (Alain), alors que croire, c’est croire savoir sans savoir.

Les trois types de croyances : le préjugé, l’hypothèse et la foi.

Le préjugé est la croyance confondue avec le savoir (la croyance au sens le plus péjoratif, croire savoir sans savoir), qui se caractérise par la certitude, l’absence de doute (les préjugés sont des croyances dogmatiques, c’est-à-dire soustraites à l’esprit critique, au doute méthodique). Les préjugés ont pour cause la prévention ou la précipitation du jugement. Prévention du jugement : les préjugés sont des idées reçues, des idées admises sans examen en raison de l’influence exercée par une autorité sur notre esprit (influence de l’éducation, de la tradition, de l’opinion publique). Précipitation du jugement : le préjugé, sans être un préjugé au sens strict (sans être une idée reçue), est la croyance adoptée du simple fait qu’on a jugé trop vite, sans prendre le temps d’examiner la source et la preuve de la proposition à laquelle on donne son assentiment. Qu’il s’agisse d’idées reçues ou de jugements précipités, le remède contre les préjugés est le doute méthodique, la suspension du jugement, qui consiste à mettre en question la croyance pour examiner sa valeur de vérité, à renoncer à tenir pour vraie une proposition en l’absence de preuve.

L’hypothèse est la croyance dont on a conscience qu’elle n’est qu’une croyance et qui ne s’accompagne donc pas de certitude. C’est l’opinion incertaine et provisoire. L’hypothèse joue un rôle essentiel dans la démarche scientifique, dans la mesure où il est impossible de parvenir au savoir sans commencer par croire, c’est-à-dire par croire savoir sans savoir, tenir pour vrai sans pouvoir prouver. « Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue« , écrit le biologiste Claude Bernard. L’hypothèse est une croyance rationnelle, légitime au regard de l’esprit critique, mais qui demeure incertaine et provisoire pour l’esprit qui la pense. Elle se fonde sur la sagesse socratique, la conscience d’ignorance, le doute méthodique qui permet de distinguer croire et savoir, la certitude du préjugé et la certitude objective du savoir fondé sur la preuve.

La foi signifie la confiance. « Je crois en toi », signifie « j’ai foi en toi » ou « j’ai confiance en toi ». La foi consiste à admettre une vérité de confiance, sans examen rationnel ni recherche de la preuve. Avoir foi en la science, signifie faire confiance aux scientifiques en matière de production de la vérité. La notion a toutefois un usage plus spécifique : la foi signifie la croyance religieuse, une croyance qui se distingue par son objet, le divin, qui n’est pas un objet de science. On ne peut savoir si Dieu existe ou s’il n’existe pas, raison pour laquelle croire ou ne pas croire en Dieu est une question de foi, de confiance. La foi est une certitude sans preuve. La foi peut toutefois être distinguée du simple préjugé si, au lieu de croire savoir, le croyant croit en ayant conscience de la différence entre croire et savoir, en ayant conscience du fait que sa croyance est une croyance et non pas une connaissance. La foi qui se fonde sur la conscience de la différence entre croire et savoir se distingue de l’hypothèse, parce que la confiance s’accompagne d’un sentiment de certitude subjective alors que l’hypothèse s’accompagne d’un sentiment d’incertitude. Le « je crois » de l’hypothèse ou de l’opinion signifie « je ne sais pas mais je crois savoir, sans preuve, donc sans certitude » ; celui de la foi signifie « je ne sais pas mais j’ai confiance, ce qui me donne la certitude en dépit de l’absence de preuve ». La foi, comme l’hypothèse, peut être considérée comme une croyance rationnelle si, en dépit de l’absence de preuve, elle peut être justifiée par des raisons de croire.

Les types de savoir : l’érudition et l’expérience et la connaissance rationnelle.

La notion de savoir a un sens fort et un sens faible.

Au sens faible, Le savoir désigne l’ensemble des connaissances acquises par l’étude et par l’expérience. Le savoir que mesure un examen ou un concours est un savoir livresque, la mémorisation de ce qu’on peut connaître par les livres. Savoir, en ce sens, signifie érudition ou culture. Le juriste qui a mémorisé tous les textes de loi est un savant, c’est-à-dire un érudit. Le savoir du paysan traditionnel qui n’a jamais lu un livre ni étudié l’agronomie est fondée sur la longue habitude de la pratique de l’agriculture, la sienne et celle de ses ancêtres. Le savoir signifie, en ce sens, l’expérience, la connaissance accumulée au cours du temps, à travers la succession des expériences vécues, de l’épreuve des événements qui conduisent à conserver ou à rectifier les jugements de réalité et les pratiques. Ces usages de la notion de savoir sont corrects, mais ils ne correspondent pas à ce qu’on entend par « science ».

Au sens fort, privilégié par la philosophie, le savoir désigne la connaissance rationnelle, le sens spécifique de la notion de science. La connaissance rationnelle est la connaissance produite par la raison et validée par une preuve rationnelle. La connaissance acquise par l’étude des livres est une connaissance rationnelle si et seulement si elle peut être actuellement validée par une preuve que tout être rationnel pourrait penser, produire et reproduire par lui-même. Le savoir au sens de la connaissance rationnelle est donc indissociable de l’argumentation ou de la démonstration qui constitue la preuve de sa vérité. Pour toute connaissance rationnelle, « vérité » signifie en premier lieu « cohérence » de l’argumentation ou de la démonstration qui valide le savoir. En ce sens les mathématiques et la philosophie, voire la théologie en tant qu’elle est théologie rationnelle (le discours sur Dieu fondé sur la raison et non sur les « Écritures », les textes sacrés), sont des sciences, des connaissances rationnelles. Kant définit la philosophie, par exemple, comme étant « la science des fins dernières de la raison humaine« 

Qu’est-ce que la science ? Objet et enjeu de la question

Ce qu’on appelle « la science » aujourd’hui, désigne dans un sens plus restreint l’ensemble des connaissances scientifiques. La science est l’étude de la nature, la physique, qui constituait dans la philosophie antique une partie de la philosophie. La physique antique ne disposait cependant pas de la méthode expérimentale qui constitue depuis le 16e siècle la clef du progrès de la connaissance de la nature.

La logique de la division du travail et de la spécialisation qui accompagne le progrès de la connaissance conduit à la démultiplication des domaines de la science. Ce qu’on appelle « la science », ce sont donc « les sciences » qui étudient la nature, la science unifiée de la nature constituant un idéal sans doute inaccessible. Parmi les sciences, on distingue ordinairement les sciences de la nature (SVT, physique) et les sciences humaines (histoire, économie, sociologie, psychologie, etc.). Le projet d’une connaissance scientifique de l’homme est apparu au 19e siècle et consiste dans l’application aux réalités humaines de la méthode des sciences de la nature, selon la célèbre formule d’Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie : « Il faut considérer les faits sociaux comme des choses ». Cette transposition à l’homme de la méthode scientifique est une source de difficultés théoriques, puisqu’elle se fonde à la fois sur l’idée que la science de la nature ne suffit pas à rendre compte des réalités humaines et sur l’idée qu’il serait possible d’étudier l’homme comme n’importe quelle autre partie de la nature, selon les méthodes des sciences de la nature.

Au-delà de la simple définition nominale de la science, l’étude rationnelle de la nature, il faut, pour comprendre ce qu’est la science, caractériser celle-ci par l’ensemble des traits communs aux différentes disciplines scientifiques. L’objet de la philosophie des sciences (l’épistémologie) est de pouvoir dire en quoi une science est une science, préciser la nature de la différence entre science et non-science (ou pseudo-science), afin de justifier la prétention de la science à la vérité.

En pratique, bien entendu, la science n’a pas besoin d’être justifiée. De même que l’on prouve la marche en marchant, la preuve de la vérité de la connaissance scientifique est apportée par l’efficacité de la science, en tant qu’elle permet aux hommes de résoudre les problèmes qui se posent à eux et d’améliorer leur condition dans la nature. La science moderne de la nature s’accompagne d’une partie pratique, la science appliquée, la technique comme technoscience, dont la réalité est indiscutable. La connaissance des lois de nature rend possible leur exploitation par l’homme. Par la science, écrit Descartes, l’homme devient « comme maître et possesseur de la nature ». La vérité scientifique se prouve donc par ses effets pratiques. Elle est validée toutes les fois que nous utilisons un objet technique qui n’existerait pas sans la science.

En dépit de cette preuve pratique, la prétention de la science à la vérité peut faire l’objet de contestations. C’est ce qu’on appelle le négationnisme, la négation délibérée de la vérité scientifique. Comprendre la démarche scientifique permet de comprendre les fondements de la prétention de la science à la vérité. Dans sa démarche de compréhension de la démarche scientifique, la théorie de la connaissance peut cependant aussi rencontrer des arguments qui vont dans le sens du scepticisme, la doctrine selon laquelle il est impossible de sortir du doute du fait de l’impuissance de la raison à prouver la vérité, voire du relativisme, la doctrine selon laquelle tout se vaut car tout est affaire de perspective, doctrine selon laquelle tous les discours qui prétendent à la vérité sont également valables dans la mesure où ils dépendent d’une perspective (d’un point de vue) irréductible aux autres perspectives possibles.

La théorie de la connaissance, sur la base de la connaissance de la raison en général et du rationalisme scientifique en particulier, conduit donc à plusieurs partis pris philosophiques possibles : scepticisme, relativisme, rationalisme (justification de la prétention de la raison à la vérité) et positivisme (la doctrine selon laquelle il n’y a de vérités que scientifiques).

La science est une connaissance rationnelle et empirique

Le point de départ de toute réflexion sur la science est la distinction entre connaissance empirique et connaissance purement rationnelle. La science est la connaissance rationnelle qui a pour objet la réalité empirique. La science au sens strict fait partie de la connaissance rationnelle, de la science au sens large. Les mathématiques font partie de la science au sens large mais pas de la science au sens restreint. Les mathématiques représentent pour la science une connaissance purement rationnelle qui constituent un outil de la connaissance scientifique. La réalité empirique est la réalité dont on prend directement connaissance par l’intermédiaire des sens. C’est ce qu’on appelle « réalité », si on entend par là la réalité du monde extérieur dont nous percevons l’existence au moyen de nos cinq sens (Dieu, en ce sens, ne fait pas partie de la réalité).

Les notions « empirique » et « expérience » sont relatives à la notion d’expérience, laquelle, dans le contexte de la philosophie de la connaissance, désigne le rapport à la réalité par l’intermédiaire des sens. Il existe une ambiguïté de la notion d’expérience, puisque celle-ci peut aussi désigner l’expérience vécue et le savoir acquis par l’accumulation des expériences vécues. Ce n’est pas en ce sens là que la science est une connaissance empirique. La différence entre la connaissance de l’agronome qui n’a jamais cultivé la terre et celle du paysan traditionnel tient au fait que la connaissance du premier est scientifique, rationnelle, tandis que celle du second est purement empirique, fondée sur l’accumulation des expériences vécues. La connaissance scientifique est dite « empirique », à la différence des mathématiques ou de la théologie rationnelle, du fait qu’elle à pour objet la réalité empirique, la réalité que nous appréhendons d’abord et nécessairement par l’intermédiaire des sens.

La théorie de la connaissance distingue parmi les connaissances rationnelles, les connaissances a priori, les connaissances qui, comme les mathématiques, ne dépendent absolument pas des sens, et les connaissances a posteriori, les connaissances qui, bien qu’établies par la raison, dépendent des données fournies par les sens, c’est-à-dire principalement des données de l’observation. Les sciences ne peuvent se passer ni de la raison, qui construit les hypothèses et les théories, ni des sens, qui fournissent les données à partir desquelles ces hypothèses et ces théories sont construites. Dire que la science est une connaissance empirique signifie que toute connaissance scientifique commence nécessairement par l’expérience, c’est-à-dire par l’observation de la réalité du monde extérieur. La recherche scientifique, comme le soulignait Descartes, consiste à étudier non les livres, mais le grand livre de la nature.

La science se définit d’abord par son objet, la réalité empirique, la réalité du monde extérieur qu’on appelle « la nature ». Les différentes sciences empiriques sont baptisées en fonction de la partie ou de l’aspect de la réalité empirique qu’elles étudient, la science de la vie, la science de l’histoire, de la société, etc. La philosophie n’est pas une science, car sa démarche est celle de la réflexion, la connaissance de l’esprit par lui-même. La logique, par exemple, est une connaissance rationnelle rigoureuse mais qui n’a pas pour objet la réalité empirique. Objection possible : la psychologie, qui signifie littéralement l’étude de l’âme. Précisément, le problème épistémologique de la psychologie scientifique est de définir la méthode pour observer et expliquer scientifiquement ce qu’on ne peut observer directement, à savoir la dimension d’intériorité de la conscience. Cela pose plus généralement le problème des limites de la connaissance scientifique de l’homme. L’homme est certes une réalité empirique mais il est impossible de connaître l’homme sans comprendre le sens de ses actions, lequel dépend de la vie de l’esprit.

Connaissance empirique et vérités de fait

Lorsque l’objet de la connaissance est la réalité du monde extérieur, « vérité » signifie adéquation (de la proposition ou de la théorie) au réel, et non plus exclusivement cohérence de l’argumentation ou de la démonstration qui prouve la proposition ou la théorie. Dans les sciences comme dans le journalisme, l’objectivité consiste à présenter la réalité telle qu’elle est. On appelle vérités de fait ou vérités empiriques les vérités qui ne sont pas de pures connaissances rationnelles mais qui font connaître la réalité telle qu’elle est, ce qui arrive (ou de ce qui est arrivé) dans le monde. Une proposition est vraie si elle correspond à la réalité telle qu’elle est ; elle est fausse si elle ne correspond pas à la réalité.

Le postulat du déterminisme scientifique

La science ne peut pas être définie exclusivement par son objet. Elle se caractérise par une démarche, le caractère rationnel de l’étude du réel. La démarche scientifique consiste à décrire et à expliquer la réalité étudiée.

Décrire consiste à dire ce qu’on voit. L’enquête scientifique consiste d’abord à observer les « phénomènes » de la nature (les choses telles que nous les percevons spontanément, la réalité telle qu’elle se présente à nos sens). Cette partie description est essentielle. La science de la vie, par exemple, est dépendante de la diversité des formes de vie découvertes. L’accumulation des faits observés constitue la base de données à partir de laquelle l’esprit scientifique peut concevoir des hypothèses et des théories.

Néanmoins, comme l’écrit le mathématicien et physicien français Henri Poincaré, « une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. ». Décrire la réalité, établir les faits, est l’élément commun à l’enquête journalistique et à l’enquête scientifique. L’enquêteur témoigne pour nous d’une réalité que nous ne pouvons pas observer directement par nous-mêmes. Sur la base de ses observations, il construit le récit par lequel nous accédons à cette réalité. A la différence du journaliste cependant, le scientifique n’étudie pas la réalité pour la décrire mais pour l’expliquer. Il applique à la réalité observée le principe de raison, principe selon lequel « rien n’est sans raison ». Pourquoi les phénomènes se produisent-ils ? Pourquoi apparaissent-ils, se conservent-ils et disparaissent-ils ? La recherche scientifique est une recherche des causes qui expliquent ce que nous voyons. Plus exactement, la recherche scientifique telle que la conçoit la science moderne se fonde sur une théorie de la causalité qui n’est pas elle-même une connaissance scientifique mais qui est la condition qui rend possible la recherche et la connaissance scientifiques : ce qu’on appelle le postulat du déterminisme scientifique.

Un postulat est une proposition qu’il faut admettre sans pouvoir la démontrer. Le postulat du déterminisme scientifique consiste à admettre comme fondement de la recherche l’idée selon laquelle tout ce qui arrive dans la nature (les phénomènes ou faits observés) est déterminé (causé) par un mécanisme naturel (des causes à la fois naturelles et mécaniques). Ce postulat qui commande l’explication scientifique vise à exclure deux conceptions de la causalité et de l’explication qui sont le plus souvent associées : l’explication par des causes surnaturelles et l’explication par des finales. Pour le dire autrement, la recherche scientifique exige l’interdiction de l’explication des phénomènes par le surnaturel et par le finalisme, explication qui, à la lumière du postulat du déterminisme scientifique, apparaît comme une explication irrationnelle, une explication qui relève de ce qu’on appelle « la superstition ». L’archétype de l’explication irrationnelle est la croyance aux miracles : croire en la possibilité du miracle consiste à postuler qu’un phénomène (une guérison par exemple) puisse avoir une cause surnaturelle, en l’occurrence l’intervention providentielle de la volonté de Dieu dans la nature. La science n’exclut pas la foi, mais elle exclut par principe qu’un événement du monde puisse s’expliquer par une cause qui ne fasse pas elle-même partie de la nature. Le scientifique peut dire qu’une guérison demeure inexpliquée, non qu’elle est inexplicable. En tant que scientifique, il lui faut penser qu’il n’y a pas de guérison miraculeuse mais seulement des guérisons naturelles que la science n’est pas encore en mesure d’expliquer.  

La science repose donc sur une croyance rationnelle, sur l’idée indémontrable que tout ce qui dans la nature n’est pas encore expliqué est explicable par les lois de la nature (des lois causales naturelles que la science a pour fonction de découvrir).

Point essentiel : le postulat du déterminisme scientifique exclut a priori ce qu’on appelle le finalisme, l’explication des phénomènes par les causes finales. Le finalisme a notamment été caractérisé et critiqué au nom du déterminisme scientifique par Spinoza.

La question « Pourquoi les phénomènes naturels se produisent-ils ? » signifie en réalité pour le scientifique : « Comment (par quels mécanismes) les phénomènes naturels se produisent-ils ? » Il existe en effet deux types d’explications, l’explication par les causes finales et l’explication par les causes mécaniques. L’explication qui nous est la plus familière est l’explication par les causes finales, parce qu’elle correspond à l’explication que nous donnons de nos propres actions et de celles des autres hommes. Poser la question « Pourquoi ? » à propos d’une conduite humaine, consiste à se demander : « Quelle est la finalité de cette action ? Quelle est la fin (le but) poursuivie ? » Expliquer une action par la finalité revient à en indiquer le sens. Expliquer, en ce sens, c’est comprendre, ou interpréter, le sens de ce qui arrive. Une telle explication n’a cependant rien de scientifique. Elle met en œuvre le principe de raison (« rien n’est sans raison ») mais non pas le postulat du déterminisme scientifique. Postuler le déterminisme scientifique signifie interpréter la question « Pourquoi ? » comme l’équivalent de la question « Comment ? » : « Quel mécanisme (quelle cause mécanique) a produit ce qui arrive ? » Cela induit une explication qui commande de faire abstraction de la finalité. Expliquer, chercher le mécanisme naturel qui est la cause de ce qui arrive, ce n’est pas la même opération intellectuelle que comprendre, chercher le sens, la finalité de ce qui arrive.

Pour produire l’explication d’un phénomène, il faut éliminer l’explication par la finalité, une explication qui n’explique rien. La question « Pourquoi le tremblement de terre s’est-il produit ? » ne doit pas être interprétée comme signifiant : « Quel est le sens du tremblement de terre ? » Elle signifie : « Quel est le mécanisme invisible qui a provoqué le tremblement de terre ? »

On appelle « finalisme » la démarche qui consiste à expliquer les phénomènes naturels par la finalité, comme si leur existence était le produit d’un projet, d’une fin conçue par une intelligence et réalisée par une volonté. L’esprit humain incline au finalisme pour la raison qu’a précisément identifiée Spinoza : « Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin ».  Le finalisme est associé à l’explication par le surnaturel. Les phénomènes naturels ont un sens s’ils sont l’œuvre d’esprits invisibles agissant dans la nature. Concevoir Dieu comme le Créateur de la nature peut conduire à expliquer tout ce qui arrive dans la nature comme l’œuvre de la Volonté de Dieu, lequel réalise ainsi son projet pour le monde (la Providence, le plan de Dieu). Cela conduit à interpréter les événements comme des signes au lieu d’en chercher les causes. Spinoza fait apparaître le finalisme, la conception selon laquelle les événements du monde ont un sens, comme une démarche irrationnelle de l’esprit humain dont celui-ci doit se défaire pour adopter l’esprit scientifique, seul à même de produire une connaissance authentique, la connaissance rationnelle des mécanismes naturels qui expliquent les faits observés.

Le problème de la connaissance

La démarche scientifique a été présentée par Einstein sous la forme d’une métaphore. Le scientifique cherchant les lois causales des phénomènes est comme un homme placé devant une montre dont le boitier est fermé et dont il faudrait connaître le mécanisme caché (à l’intérieur du boitier) à partir de l’observation directe et immédiate du mouvement des aiguilles de la montre sur le cadran. Le mécanisme de la montre illustre les lois de la nature invisibles que le scientifique doit dévoiler (par exemple le mécanisme de la tectonique des plaques qui est la cause du tremblement de terre), le mouvement visible des aiguilles sur le cadran illustre les phénomènes que l’on peut décrire, les données de l’observation. La description est nécessaire mais non suffisante : la finalité de la démarche scientifique est l’explication des phénomènes par les lois de la nature. La description ne fournit pas l’explication. Il faut ajouter aux données de l’observation l’imagination scientifique, l’activité de l’esprit qui conçoit les hypothèses et les théories permettant d’expliquer ce qu’on observe. Le problème de la connaissance tient au fait que le mécanisme dont on fait la théorie n’est pas lui-même une donnée de l’observation. Comment prouver la vérité d’une théorie du mécanisme caché ? Comment prouver que la théorie de la réalité produite par l’esprit du scientifique à partir des données de l’observation correspond à la réalité telle qu’elle est ?

La méthode scientifique : la critique du vérificationnisme

La science peut se définir par sa méthode, la méthode qui administre la preuve de la vérité d’une hypothèse ou d’une théorie scientifique. Seule une théorie de la méthode, ou théorie de la preuve, permet de distinguer ce qui est de la science de ce qui n’en est pas, une théorie scientifique d’une théorie non scientifique ou pseudo-scientifique. Pour comprendre la science et la valeur de la science, pour comprendre pourquoi une vérité scientifique doit être considérée comme telle, il faut comprendre la méthode scientifique. Cette méthode est la méthode expérimentale.

L’épistémologue Karl Popper a proposé une théorie de la méthode scientifique fondée notamment sur l’observation de la pratique scientifique du physicien Albert Einstein. La thèse de Popper, en apparence paradoxale, est que la méthode scientifique ne prouve pas la vérité mais l’erreur. La méthode expérimentale est la méthode qui utilise l’observation comme preuve de l’erreur. Les expressions « vérification par l’expérience », « hypothèse ou théorie vérifiée par l’expérience », pourtant usuelles chez les scientifiques, sont à la fois inexactes et trompeuses.

Popper critique ce qu’il appelle le « vérificationnisme », la théorie spontanée de la méthode selon laquelle l’observation servirait à prouver la vérité d’une idée. Cette théorie spontanée de la connaissance est la racine de ce qu’on appelle aujourd’hui « le biais de confirmation », source de l’enracinement de nos préjugés. Le biais de confirmation est une sorte de filtre ou de lunette déformante de la pensée qui nous conduit à chercher dans la réalité les faits qui viennent « vérifier » ou « confirmer » ce qu’on pense déjà.

Cette théorie fausse de la méthode trouve une formulation philosophique dans ce qu’on appelle l’empirisme, la théorie de la connaissance selon laquelle toutes nos idées viennent des sens, toute la connaissance découle de l’observation. Selon l’empirisme, l’observation, fondement de la démarche scientifique, génère par « induction » la théorie : ce qui signifie que la théorie, générale par définition, est produite par généralisation sur la base des observations particulières. Une fois la théorie obtenue, toute nouvelle observation qui confirme la théorie peut être considérée comme une « preuve » de sa vérité. Pour montrer la fausseté de cette théorie de la connaissance (l’induction n’est pas un bon raisonnement et la confirmation par l’expérience n’est pas une preuve de vérité), Popper prend l’exemple simple de la proposition « Tous les cygnes sont blancs ». Cette proposition générale (« Tous les… ») semble obtenue par généralisation des observations particulières (la plupart des cygnes sont blancs), et toute nouvelle observation d’un cygne blanc pourrait être considérée comme une nouvelle preuve de vérité. Or cette proposition est fausse : il existe des cygnes noirs. L’observation d’un seul cygne noir prouve avec certitude l’erreur de la proposition « Tous les cygnes sont blanc », tandis que l’accumulation des observations de cygnes blancs ne peut absolument pas prouver la vérité de cette proposition. D’où l’affirmation de Popper : « Les théories ne sont jamais vérifiables empiriquement » (c’est-à-dire par le recours à l’observation).

La démarche scientifique ne consiste pas à accumuler les faits pour en tirer des généralités selon la méthode de l’induction. Elle prend certes comme point de départ les données de l’observation. Mais l’esprit scientifique ne généralise pas, il crée. On parle de « l’imagination scientifique » pour désigner la créativité d’un esprit qui conçoit des hypothèses ou des théories auxquelles nul n’avait pensé avant lui. La théorie est une « vue de l’esprit » non le résultat mécanique et contraint d’une opération de généralisation à partir de l’accumulation des faits.

La méthode expérimentale, l’expérimentation, est la méthode qui permet de tester la valeur de vérité de cette vue de l’esprit que constitue l’idée qui a germé dans l’esprit du scientifique. Tester une théorie signifie l’exposer à la contradiction par l’expérience : cela consiste à chercher non pas l’observation qui vérifie mais celle qui contredit (qui réfute, qui falsifie, c’est-à-dire qui prouve la fausseté.) D’où l’idée selon laquelle une théorie est scientifique si et seulement si elle est falsifiable par l’expérience. Une théorie est scientifique si n’importe quel scientifique peut la tester au moyen de la méthode expérimentale, méthode qui soumet la théorie à la recherche systématique de l’observation qui la réfute.

Cette théorie de la science, qui fait du caractère falsifiable d’une théorie le critère de démarcation entre science et non science, Popper la nomme « faillibilisme ». Elle implique en effet qu’une théorie scientifique ne peut jamais prétendre avec certitude à la vérité, puisqu’elle reste constamment exposée à la réfutation par une nouvelle observation qui viendrait la réfuter. Cette idée, toutes nos connaissances sont faillibles, semble proche du scepticisme. La thèse de l’asymétrie entre l’erreur et la vérité interdit cependant d’être sceptique : la preuve de l’erreur est certaine, de sorte que si on ne peut prouver avec certitude qu’une théorie est vraie, on peut prouver avec certitude qu’elle est fausse. Quand on affirme qu’une théorie scientifique est une vérité, on veut dire en réalité qu’elle est la seule théorie qui possède une valeur de vérité, dans la mesure où il est prouvé que les théories concurrentes sont fausses. Ce qui signifie qu’elle est la théorie qui présente l’image la plus exacte (que l’esprit scientifique puisse concevoir) du « mécanisme caché » qui explique les phénomènes que nous observons.

Qu’est-ce que la méthode expérimentale ?

Pour bien comprendre cette théorie selon laquelle tester la valeur de vérité d’une hypothèse ou d’une théorie consiste à chercher à prouver qu’elle est fausse, il faut décrire la nature de la méthode expérimentale. Le biologiste Claude Bernard en a fourni une description, relative bien entendu à sa propre pratique scientifique. Il faut distinguer, précise-t-il, trois étapes dans la méthode expérimentale. La première étape est celle de l’observation. Elle est bien entendu indispensable, mais l’accumulation des données de l’observation ne fournit en elle-même ni théorie explicative, ni a fortiori la preuve d’une théorie quelle qu’elle soit. La deuxième étape est celle de la conception de l’hypothèse par le scientifique. Le scientifique dispose alors d’une idée d’explication mais il n’a aucune garantie qu’il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit. Le doute méthodique impose la conception d’un test, le test expérimental. La troisième étape est donc celle de l’expérimentation, qui est recherche méthodique d’une observation qui falsifie l’hypothèse. L’expérimentation est construite à partir de la théorie et l’observation recherchée s’en déduit : c’est ce qu’on appelle la méthode hypothético-déductive, qui consiste à déduire une observation possible d’une hypothèse théorique.

Pour le dire simplement, la déduction d’une observation possible de la théorie correspond à ce qu’on appelle « prévision scientifique ». La prévision scientifique consiste à anticiper un événement futur non par « divination » ou « voyance », comme dans la prédiction ou dans la prophétie, mais sur la base de la connaissance théorique d’une loi causale : l’identification d’un mécanisme par la théorie (l’hypothèse explicative) permet de déduire un effet attendu de ce mécanisme susceptible d’être observé. Lorsqu’une prévision scientifique ne se réalise pas, l’observation de l’absence de l’effet attendu par la théorie prouve avec certitude que celle-ci est au moins partiellement erronée. C’est ce mode d’administration de la preuve qu’utilise la méthode expérimentale. Concevoir un test consiste à anticiper un effet attendu par la théorie et observable au moyen d’une expérience. L’observation de la réalisation de l’effet attendu (la prévision confirmée) ne prouve pas avec certitude la vérité de la théorie, mais l’observation d’un fait non conforme à l’effet attendu prouve avec certitude que la théorie (la loi causale identifiée par le scientifique) est fausse.

Un exemple. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865)

Claude Bernard relate les tests expérimentaux qui l’ont mis sur la voie de l’une des ses découverte, la fonction glycogénique du foie (l’une des fonctions du foie est de libérer du glucose dans l’organisme de sorte que nous avons constamment du sucre dans notre sang). Étudiant la nutrition et la transformation des aliments à partir de la digestion, il a d’abord focalisé son attention sur le sucre. Il est parti de l’hypothèse selon laquelle la présence du sucre dans le sang devait avoir pour origine le sucre ingéré avant la nutrition. Il présente son hypothèse comme une « idée préconçue » Le doute méthodique exige de la tester expérimentalement. L’expérience consiste à donner à un chien une soupe au lait sucré. « L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée », écrit Claude Bernard. L’hypothèse expérimentale est que le sucre ingéré est la cause de la présence du sucre dans le sang, de sorte que l’expérimentation a le sens d’une prévision. La prévision déduite de l’idée préconçue est que le sucre devrait être retrouvé dans le sang après digestion.

L’effet attendu est observé, de sorte que l’hypothèse paraît vérifiée par l’expérience. Claude Bernard écrit : « Il était tout naturel et, comme on dit, logique, de penser que ce sucre trouvé dans les veines sus-hépatiques était celui que j’avais donné à l’animal dans sa soupe ». Et pourtant, il prend la décision de douter de cette confirmation qui le conforte dans son hypothèse. Il ne tient pas la vérification expérimentale comme une preuve de la vérité de son idée. Il conçoit alors une « expérience comparative » : il prend un autre chien auquel il donne de la nourriture non sucrée afin d’en examiner le sang après digestion. D’après son idée du mécanisme naturel à l’œuvre, l’effet attendu est cette fois l’absence de sucre dans le sang. Mais le résultat observé n’est pas conforme à cette prévision : « mon étonnement fut grand quand je constatai que ce sang contenait également du sucre chez l’animal qui n’en avait pas mangé ». Ce nouveau fait observé, qui dément la prévision déduite de l’hypothèse initiale est considéré par Claude Bernard comme une preuve définitive de son erreur. La confirmation par l’expérience n’était pas une preuve, la réfutation par l’expérience en est une. La conséquence est l’abandon de l’hypothèse : « j’abandonnai toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre pour suivre ce fait nouveau et inattendu. »

Méthode scientifique et esprit critique

Cet exemple illustre la théorie de Karl Popper, selon laquelle le scientifique cherche à travers l’expérimentation à exposer sa croyance (son hypothèse, son « idée préconçue ») à la contradiction par l’expérience. La méthode expérimentale fait de l’esprit critique le moteur du progrès de la connaissance scientifique. « je suis convaincu qu’en physiologie il faut toujours douter, écrit Claude Bernard, même dans les cas où le doute semble le moins permis ». Le scientifique illustre ainsi le propos du philosophe Alain : « Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. » Le bon scientifique estime Claude Bernard doit douter non seulement pour bien penser, mais aussi pour bien observer : « Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. »

L’expérimentation consiste pour le chercheur à contester ses propres idées : elle est l’expression du doute méthodique. S’il ne fait pas lui-même ce travail critique, ses collègues et concurrents s’en chargeront, construisant les tests expérimentaux destinés à réfuter ses idées. La réfutation expérimentale des hypothèses et des théories constitue ainsi le moteur de la science, qui progresse, affirme Popper, par essais et erreurs. La preuve de l’erreur étant certaine et définitive, les théories fausses sont abandonnées, permettant à la recherche de se réorienter, d’essayer de nouvelles théories. En l’absence de possibilité de recourir à la méthode expérimentale, en revanche, les erreurs de jugement ne peuvent être dévoilées, de sorte qu’il n’y a pas de progrès possible dans la connaissance. L’esprit humain peut alors suivre sa pente naturelle, qui n’est pas la pratique de l’esprit critique mais le vérificationnisme.

Qu’est-ce que la vérité scientifique ?

S’il n’y a dans les sciences de preuve que de l’erreur, et non de la vérité, faut-il encore parler de « vérité scientifique » ? Ce qui fait la valeur de la science, c’est la découverte des lois causales ou mécanismes qui permettent d’expliquer la réalité telle qu’elle nous apparaît. Les théories valent pour la richesse de l’information qu’elles donnent sur le monde. Plus une théorie est explicative, plus elle est prédictive (apte à fournir des prévisions), et plus elle est falsifiable, c’est-à-dire exposée à la contradiction par l’expérience. Ce n’est pas la certitude définitive de la vérité qui fait la valeur scientifique d’une théorie. Une théorie dont on peut tirer des prévisions a cependant une plus grande valeur de vérité, elle est davantage en adéquation avec la réalité telle qu’elle est, qu’une théorie qui ne permet pas de faire des prévisions précises, ce qui veut dire qu’elle n’a pas de prise sur la réalité. Le concept privilégié par la science est celui d’exactitude. La théorie considérée comme vraie est celle qui fournit l’image la plus exacte de la réalité telle qu’elle est (qu’on ne pourra jamais connaître). A mesure qu’elle élimine ses erreurs grâce à la méthode expérimentale, la science construit une image toujours plus exacte de la réalité. Mais la vérité définitive, l’adéquation parfaite de la théorie avec la réalité telle qu’elle est, demeure un idéal à jamais inaccessible. Du point de vue de la science, c’est moins la certitude de la vérité qui importe que la perspective du progrès de la connaissance.

« Toutes nos connaissances sont conjecturales«  (hypothétiques), affirme Popper. Ce qui signifie qu’elles sont incertaines et provisoires. Il est paradoxal d’affirmer que la vérité puisse être incertaine et provisoire. N’est-ce pas donner raison au scepticisme, pour lequel il n’y a pas de vérités mais des croyances plus ou moins vraisemblables et toujours douteuses ? N’est-ce pas donner raison au relativisme, à l’idée selon laquelle il est impossible de trancher, en l’absence de certitude, entre le discours de la science et le discours qui conteste la science ? La science ne reconnaît-elle pas elle-même le caractère provisoire de ses théories ?

La réponse à ces objections contre la science réside dans la juste compréhension du rôle de la méthode expérimentale. Elle prouve l’erreur avec certitude. La certitude négative à laquelle parvient la science permet de faire le ménage dans la pensée en balayant définitivement les croyances fausses. La vérité est approximative et provisoire mais l’erreur est certaine et définitive, de sorte que l’histoire des sciences revêt l’aspect d’un cimetière de théories définitivement mortes. On ne reviendra jamais à la physique d’Aristote, qui pensait que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers, ni à la conception de l’âge de la Terre estimée d’après la Bible à 6000 ans. A cet égard le doute n’est pas permis, ce qui réfute le scepticisme et le relativisme.