Théorie et expérience (textes)

Galilée et la chute des corps :

Aristote, Métaphysique : 

Tous les hommes désirent naturellement connaître; ce qui le montre, c’est le plaisir causé par les sensations: en dehors même de leur utilité, elle nous plaisent par elles-mêmes, et plus que toutes les autres les sensasions visuelles. En effet, non seulement pour agir, mais même lorsque nous ne nous proposons aucune action, nous préférons pour ainsi dire la vue à tout le reste. La cause en est que la vue est, de tous nos sens, celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances et nous révèle le plus grand nombre de différences.

John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain (1689) :

Supposons donc qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l’imagination de l’homme lui présente avec une variété presque infinie ? D’où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela je réponds en un mot : de l’expérience ; c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées.

G.W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1704) :

Cette table rase dont on parle tant, n’est à mon avis qu’une fiction que la nature ne souffre point et qui n’est fondée que dans les notions incomplètes des philosophes. […] L’expérience est nécessaire, je l’avoue, afin que l’âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et afin qu’elle prenne garde aux idées qui sont en nous. Mais le moyen que l’expérience et les sens puissent donner des idées ? […] On m’opposera cet axiome reçu parmi les philosophes, que rien n’est dans l’âme qui ne vienne des sens. Mais il faut excepter l’âme même et ses affections. Il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans les sens – sauf l’entendement lui-même.

Emmanuel Kant, Critique de la raion pure (1787)  :

1 – Que notre connaissance commence avec l’expérience, cela ne fait aucun doute. Car par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n’est par des objets qui frappent nos sens ? […] Chronologiquement, donc, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience, et c’est avec celle-ci que toutes commencent. Mais si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience. Car il se pourrait que notre connaissance par expérience soit un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même.

2 – Notre nature est ainsi faite que l’intuition ne peut jamais être que sensible, c’est-à-dire ne contient que la manière dont nous sommes affectés par des objets, tandis que le pouvoir de penser l’objet de l’intuition sensible est l’entendement. Aucune de ces deux propriétés n’est préférable à l’autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné; et sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans contenu sont vides; des intuitions sans concepts sont aveugles. Il est donc aussi nécessaire de rendre sensibles ses concepts (c’est-à-dire d’y ajouter l’objet dans l’intuition) que de rendre intelligibles ses intuitions (c’est-à-dire de les soumettre à des concepts). Ces deux pouvoirs ou capacités ne peuvent pas échanger leurs fonctions. L’entendement ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser. De leur union seule peut sortir la connaissance.

3 – Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné, avec un degré d’accélération dû à la pesanteur mais déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau connue de lui, ou quand, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou leur restituant quelque chose, ce fut une révélation minutieuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans, qu’elle doit prendre les devants avec avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois immuables, enfin qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions, et ne pas se laisser conduire en laisse, pour ainsi dire, par elle. Car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature, tenant d’une main ses propres principes, qui seuls peuvent donner à des phénomènes concordants l’autorité de lois, et de l’autre l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge dans l’exercice de ses fonctions, qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. »

Karl PopperConjectures et réfutations (1963) :

La science ne souscrit à une loi ou à une théorie qu’à l’essai, ce qui signifie que toutes les lois et les théories sont des conjectures ou des hypothèses provisoires (j’ai parfois qualifié cette position d' »hypothétisme ») et que nous pouvons rejeter une loi ou une théorie sur la base de données nouvelles sans écarter nécessairement les anciennes données qui nous l’avait fait adopter. On peut conserver dans son intégrité le principe de l’empirisme, puisque ce sont l’observation et l’expérimentation, l’issue des tests, qui décident du sort  d’une théorie, de son acceptation ou de son rejet. Dans la mesure où une théorie résiste aux tests les plus rigoureux que nous sachions élaborer, elle est acceptée; dans le cas contraire, elle est rejetée.

Karl PopperLogique de la découverte scientifique (1934) :

Dans ma conception, il n’y a rien qui ressemble à de l’induction. Aussi, pour nous, est-il logiquement inadmissible d’inférer des théories à partir d’énoncés singuliers « vérifiés par l’expérience » (quoique cela puisse vouloir dire). Les théories ne sont donc jamais vérifiables empiriquement. […] Toutefois, j’admettrai certainement qu’un système n’est empirique ou scientifique que s’il est susceptible d’être soumis à des tests expérimentaux. Ces considérations suggèrent que c’est la falsifiabilité et non la vérifiabilité d’un système qu’il faut prendre comme critère de démarcation. En d’autres termes, je n’exigerai pas d’un système scientifique qu’il puisse être choisi, une fois pour toutes, dans une acception positive, mais j’exigerai que sa forme logique soit telle qu’il puisse être distingué, au moyen de tests empiriques, dans une acception négative : un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience.

Faut-il toujours croire ce que l’on voit

« Il faut le voir pour le croire ! » L’expression populaire est révélatrice de l’importance de la vue, et plus généralement du témoignage des sens dans notre rapport à la vérité. La découverte du monde passe par eux. Je peux certes imaginer, faire des hypothèses, m’en remettre au témoignage d’autrui, pour établir des faits, mais l’observation directe semble bien être le plus puissant des moyens dont nous disposons pour prouver l’erreur et la vérité d’une croyance à propos du monde extérieur. Il nous arrive pourtant de faire l’expérience que les apparences peuvent être trompeuses. Nous voyons le soleil se lever à l’Est et se coucher à l’Ouest et nous ne sentons pas la Terre bouger sous nos pieds; « et pourtant elle tourne », sur elle-même et autour du soleil. Ne fallait-il pas douter du témoignage des sens pour que la transition de l’erreur à la vérité, de la théorie du géocentrisme à celle de l’héliocentrisme, fût possible ? Quelle principe de méthode faut-il adopter pour ne pas se tromper : faire confiance à nos sens ou s’en méfier ? S’en remettre à l’expérience sensible ou, au contraire, s’en distancier? Par-delà la question de savoir si celle-ci doit nous servir de guide dans l’existence, le problème posé est celui de la méthode susceptible de garantir l’objectivité de la connaissance scientifique.

Il est difficile de nier que notre rapport à la vérité commence avec l’expérience sensible. Nous ne doutons pas de la réalité de ce que nous percevons par l’intermédiaire des sens, et nous redoutons leur déclin, la perte de la vue ou de l’audition notamment, précisément parce ce que ce déclin nous priverait de la connaissance de la réalité autour de nous. De tous nos sens, remarque à raison Aristote, c’est la vue que nous préférons, précisément parce que c’est celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances. L’empirisme, la théorie selon laquelle la connaissance est fondée sur l’expérience sensible paraît être la conception la plus naturelle de la méthode scientifique. Nous savons d’expérience que nous ne pouvons connaître que par l’intermédiaire des sens.  Rien ne paraît plus certain que les croyances établies sur leur témoignage : l’enfant dont la main a été au contact du feu ne peut douter du fait que le feu brûle, de même qu’il ne peut douter de la différence entre le jour et la nuit ni de l’alternance des jours et des nuits.

Bien entendu, dira-t-on, l’enfant fera également très vite l’épreuve que les apparences peuvent être trompeuses. Mais si les sens nous trompent quelques fois, cela ne prouve pas que nous disposions d’une source plus fiable de connaissance. Que pourrions-nous en effet leur opposer ? Les « on dit » ? Le contenu des livres ? Les hypothèses que notre esprit peut concevoir ? La confiance placé dans le témoignage d’autrui ou dans la connaissance contenue dans les livres semble reposer sur l’idée que d’autres, pourvus d’une plus grande expérience ou d’une plus grande science, ont à notre place effectué les observations que nous n’avons pu faire par nous-mêmes. Quant aux idées que nous concevons nous-mêmes, elles ne semblent pouvoir acquérir de certitude à nos propres yeux que lorsque nous pouvons les « vérifier » par des observations. Si nos observations sont insuffisantes, incomplètes ou imprécises, rien d’autre ne semble pouvoir permettre la rectification du jugement que la comparaison avec d’autres observations, plus nombreuses et plus précises. Bref, tout indique qu’il nous faut croire ce que l’on voit et que, si l’on croit à tort, c’est qu’on a mal vu, ou que notre vue était incomplète.

L’empirisme comme théorie de la connaissance considère donc que l’esprit est comme une table rase ou une page blanche avant que ne s’y inscrivent des connaissances à mesure que s’accumulent nos impressions, nos observations et nos expériences. Certes, la connaissance ne se borne pas à accumuler des observations particulières. « Il n’y a de science que du général », affirme Aristote. Selon l’empirisme, les lois de la nature sont toutefois découvertes à partir de l’expérience, en suivant la démarche de l’induction  : c’est par l’observation répétée d’une régularité que l’on peut « induire » l’existence d’une loi. Si nous voyons régulièrement l’eau bouillir à cent degrés, nous concluons naturellement à l’existence d’une loi, parce que nous croyons ce que nous voyons. Comment pourrait-il en être autrement ?

Peut-on toutefois être certain des idées générales que nous induisons de nos observations particulières ? Si j’observe régulièrement des cygnes blancs, j’en induirais nécessairement l’idée selon laquelle « tous les cygnes sont blancs ». Or, cette proposition est fausse, puisqu’il existe des cygnes noirs.

Ce simple exemple, donné par l’épistémologue Karl Popper, reconduit cependant à l’idée que l’expérience peut être trompeuse sans démontrer que l’on puisse faire autrement que de croire ce que l’on voit. Il atteste simplement du fait que nos connaissances, en tant qu’elles reposent sur des observations, même répétées, sont toujours incertaines. Cela permet de souligner l’importance du doute méthodique. « Réfléchir, écrit le Alain, c’est nier ce que l’on croit ». Pour comprendre ce que l’on voit, ouvrir les yeux ne suffit pas, ni subir les impressions de ce qui s’offre au regard. L’esprit doit être actif, douter des apparences. Réfléchir à partir de l’expérience, cela consiste à nier ce que l’on croit quand on croit ce que l’on voit.

Le doute cependant ne suffit pas. Il faut peut-être aller plus loin dans l’affirmation d’indépendance de la raison dans son rapport à l’expérience sensible. Lorsqu’il conçoit la loi de la chute des corps, selon laquelle « tous les objets tombent à la même vitesse dans le vide », Galilée contredit la loi d’Aristote, pour lequel les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. La loi d’Aristote, établie par induction, avait pour elle le spectacle du monde : la feuille du chêne tombe plus lentement que le gland. Galilée, à l’inverse, n’a pas tiré sa loi de l’expérience : il a imaginé ce qu’il ne pouvait observer, le vide, afin de pouvoir donner de la chute des corps telle qu’on peut l’observer une explication vraie et pourtant en contradiction avec la croyance née de l’observation directe des choses.

Contrairement à ce que suggère l’étymologie du mot théorie (« théoria », en grec, signifie « contemplation ») et à ce qu’affirme l’empirisme, ce n’est donc pas en contemplant les phénomènes que la science parvient à découvrir les lois qui les gouvernent. Les hypothèses et les théories, estiment Einstein, sont des « créations libres de l’esprit humain ». La liberté de l’esprit dont il est question ici est une liberté par rapport à l’expérience sensible, par rapport aux croyances que semblent imposer la simple observation. C’est paradoxalement en prenant ses distances avec ce qu’il voit que le scientifique peut découvrir les lois qui gouvernent le monde physique. Le chercheur est comme devant une montre dont il peut observer le cadran mais dont il doit expliquer le mécanisme alors même que celui-ci, enfermé dans un boitier, ne s’offre pas à sa vue. Il lui faut faire appel à l’imagination scientifique et aux outils de la raison pour interpréter correctement les phénomènes (le mouvement des aiguilles sur le cadran, ce qui apparaît du réel). Au regard, le soleil ne paraît pas plus grand que la lune : il faut les hypothèses et les calculs de l’esprit pour restituer grandeurs et distances objectives.

En matière de théorie de la connaissance, le rationalisme s’oppose ainsi à l’empirisme en affirmant que c’est la raison qui connaît, et non les sens. Locke disait qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans les sens; Leibniz lui rétorque ironiquement : « sauf l’entendement lui-même », c’est-à-dire la faculté de produire des concepts, des hypothèses et des théories, lesquels ne peuvent jamais naître d’une série d’observations faites au hasard, quand bien même il n’y aurait aucune limite à l’accumulation des observations particulières. Selon la métaphore d’Henri Poincaré, une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. Galilée n’affirmait-il pas que « la nature est un livre écrit en langage mathématique » ? Ce qui semble impliquer le primat de l’esprit sur l’expérience sensible dans l’entreprise de la connaissance 

Faut-il aller jusqu’à mettre en doute la confiance que nous plaçons naturellement dans l’observation directe, et considérer plus généralement que les sens sont trompeurs ?

Ce n’est pas ce pense Emmanuel Kant, pour lequel « les sens ne jugent pas » et ne peuvent en conséquence être tenus pour responsables de nos erreurs. « L’erreur comme la vérité n’a lieu que dans les jugements », ajoute-t-il, lesquels jugements sont des actes de l’esprit. Ce n’est pas de ce que nous voyons qu’il nous faut douter, mais de l’interprétation que nous pouvons faire de nos observations. Le soleil se lève à l’Est pour l’astronome aussi : il lui faut bien croire ce qu’il voit. A la théorie du « système du monde » selon laquelle le soleil ainsi que les autres astres tourneraient autour de la Terre, en revanche, il était possible et permis de ne pas croire. Sans les sens, il n’y aurait pas de connaissance possible : celle-ci commence nécessairement avec l’expérience. Ceux-ci, néanmoins, ne pensent pas, de sorte que les deux facultés, la sensibilité et l’entendement, sont également indispensable à l’entreprise de la connaissance: « sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné; et sans l’entendement, nul ne serait pensé », écrit Kant.

La vérité de l’empirisme, c’est qu’on ne peut pas se passer de la vue et de l’observation pour connaître. La vérité du rationalisme, c’est que dans l’expérience ce ne sont pas les sens qui guident la raison mais au contraire la raison qui guide les sens, c’est-à-dire qui questionne et interprète. Il importe à cet égard de distinguer l’expérimentation de l’observation : « L’observateur écoute la nature; l’expérimentateur l’interroge et la force à se dévoiler », précise le naturaliste Cuvier. L’expérimentation est imaginée et construite par l’esprit du scientifique, d’après la théorie et les hypothèses qu’il a conçues. Dans son rapport à l’expérience sensible, la raison se trouve, selon une image suggestive donnée par Kant, non comme un écolier qui se laisse instruire par son maître, mais comme un juge qui, dans le cadre de son enquête, force des témoins à répondre aux questions qu’il leur pose.

L’épistémologue Karl Popper apporte une précision décisive quant au rôle de l’observation dans l’administration de la preuve. Non seulement il est impossible de se passer de la certitude sensible de l’observation mais celle-ci constitue l’unique moyen de prouver dans les sciences et dans n’importe quelle enquête empirique. Mais cette preuve, précise Popper, ne peut être que négative : une accumulation d’observations ne peut jamais prouver une vérité, c’est-à-dire vérifier une croyance; en revanche, une seule observation suffit à prouver l’erreur. Ainsi l’observation d’un seul cygne noir invalide de manière absolument certaine la proposition « Tous les cygnes sont blancs », dont aucune accumulations d’observations de cygnes blancs ne pouvait prouver indubitablement la vérité. L’empirisme avait donc raison d’affirmer qu’il ne peut y avoir de preuve qu’empirique dans les sciences. Il avait tort, cependant, de penser que la connaissance puisse procéder de l’induction ou qu’une idée puisse être « vérifiée » par l’expérience. La méthode scientifique, en effet, est hypothético-déductive : la raison doit anticiper l’expérience, concevoir une théorie ou une hypothèse dont on peut déduire un événement du monde; la prévision tirée de la théorie (ou de l’hypothèse) peut être validée ou invalidée par l’expérience, mais, tandis que la vérité est toujours provisoire et incertaine, l’erreur est certaine et définitive. C’est cette méthode qu’illustre toute expérimentation scientifique. La science procède ainsi par essais et erreurs : elle progresse indéfiniment vers la vérité grâce à la méthode consistant à utiliser l’observation pour éliminer avec certitude les erreurs de jugement.

Dans la mesure où la science ne peut produire de la certitude que par l’intermédiaire d’une observation, même s’il ne s’agit que de la certitude de l’erreur, on peut considérer qu’elle présuppose qu’il faut en un sens toujours croire ce que l’on voit. Ce qui revient à dire qu’on ne peut se passer, dans la recherche de la vérité, de la certitude sensible. Croire ce que l’on voit ne signifie cependant pas admettre comme vraies les idées auxquelles la chose vue donne naissance dans notre esprit. Ni croire que ce que l’on voit vérifie ce que l’on croit être vrai. « Une théorie n’est jamais vérifiable empiriquement », affirme Popper. Ma vue ne peut jamais confirmer ma pensée. Elle peut en revanche me détromper : il me faut toujours nier ce que je crois quand ce que je vois contredit ma croyance.

La vérité

La vérité comme idéal moral est l’accord de la parole avec la pensée ou l’intention consciente. La vérité en ce sens désigne une idéal de véracité fondé sur le refus du mensonge, de la dissimulation, de la mauvaise foi, de la fausse promesse. La véracité peut être valorisée ou bien comme condition nécessaire de la confiance dans les rapports humains, ou bien comme condition nécessaire de la recherche de la vérité dans le domaine de l’information et de la connaissance.

La vérité comme idéal de la connaissance désigne d’une part l’accord de la pensée avec elle-même (la cohérence, c’est-à-dire la non-contradiction) et d’autre part l’accord de la pensée avec son objet (l’objectivité du jugement). La vérité en ce sens désigne l’idéal qui accompagne chacune de nos croyances, puisque croire, c’est tenir quelque chose pour vrai, non comme une erreur ou une illusion. La non-contradiction est un critère logique, condition nécessaire mais non suffisante de la connaissance. La proposition « Le cercle est carré » est a priori fausse car logiquement contradictoire. Le syllogisme « Dieu est l’être parfait, or l’existence est une perfection, donc Dieu existe. » est un raisonnement logique et cohérent mais qui ne prouve pas qu’une réalité corresponde à ce qu’on entend par « Dieu ». Le concept de vérité que nous utilisons quotidiennement dans notre rapport à la réalité et qui est aussi le concept de la vérité scientifique est celui de la vérité-correspondance : Adaequatio rei et intellectus (l’adéquation de la chose et de la pensée), l’accord entre mon jugement à propos d’une réalité (la réalité pour moi, telle qu’elle m’apparaît) et cette réalité elle-même (la réalité en soi, telle qu’elle est). Il importe de bien distinguer vérité et réalité. La réalité n’est ni vraie ni fausse, elle est. La vérité et l’erreur n’ont lieu que les actes de la pensée (jugements, croyances, hypothèses, théories) ou/et dans les actes de langage (énoncés, propositions, discours). Dire « La terre est plate » est un énoncé de discours faux, une proposition fausse, qui exprime un jugement faux, une théorie fausse, qui ne correspond pas à la réalité telle qu’elle est.

D’un énoncé ou d’un jugement « vrai » on peut également dire qu’il est « exact » ou « objectif », notions qui signifient « qui correspond au réel » (sauf en mathématique, ou ces notions renvoient à l’exactitude d’un cacul ou d’une démonstration). La vérité, en tant qu’elle est le nom de l’idéal de la connaissance, a pour propriété fondamentale d’être universelle, c’est-à-dire d’être la même pour tous. Une pensée vraie, est une pensée universellement valable, en ce sens qu’elle est 1) en accord avec les règles de la logique (de la pensée en général), qui sont les mêmes pour tous, et 2) qu’elle correspond à la réalité telle qu’elle est, qui est la même pour tous. Dire que la proposition « 3 + 5 = 8  » est vraie, cela signifie que sa validité est universelle. De même pour la proposition « La Terre est de forme sphérique ». Faut-il réciproquement appeler « vérité » ce qui est universellement valable ? Des valeurs peuvent-elles être considérées comme des vérités ? Il faut distinguer vérités et valeurs, le domaine de la connaissance de ce qui est (la réalité) du domaine de la conception de ce qui doit être (l’idéal). Les propositions « Il ne faut pas tuer ! », « Il faut chercher la vérité » appartiennent au domaine des valeurs, non à celui de la connaissance. Si toutefois on estime que le devoir de ne pas tuer et le devoir de chercher la vérité ont une validité universelle, il est possible de considérer que ces valeurs sont des vérités morales, qu’elles participent d’une objectivité morale.

Les deux concepts de vérité se distinguent l’un de l’autre comme le mensonge se distingue de l’erreur : le mensonge consiste à tromper autrui tandis que l’erreur consiste à se tromper. Le mensonge est volontaire tandis que l’erreur est involontaire, qui consiste à « prendre l’apparence de la vérité pour la vérité elle-même » (Kant). Le mensonge peut être considéré comme une faute morale, non l’erreur, sauf s’il s’agit d’une persévérance dans l’erreur après que la vérité ait été découverte ou démontrée, parce qu’on peut alors estimer que la volonté entre en jeu, soit en raison de l’absence de la bonne volonté nécessaire pour se corriger, soit en raison de la mauvaise foi, l’erreur étant alors librement choisie pour elle-même. C’est le sens de l’adage fameux : errare humanum est, perseverare diabolicum (l’erreur est humaine, persévérer est diabolique). La véracité est nécessaire à la connaissance dans la mesure où la vérité n’est pas donnée : un effort de recherche est nécessaire pour la trouver, qui se heurte à l’obstacle des erreurs (fausses croyances) et des illusions (fausse croyances auxquelles on désire croire). Le progrès dans la connaissance requiert la volonté de vérité (le désir ou l’amour du vrai) et, peut-être, de placer l’idéal de la vérité au-dessus des autres valeurs (au-dessus même de l’amour et du Bien).

L’esprit critique

Ce qu’on appelle esprit critique – qui accompagne nécessairement le travail de la raison et caractérise la démarche intellectuelle de la science et de la philosophie –  se définit par trois traits indissociables : le doute méthodique, l’indépendance intellectuelle et le dépassement de l’égocentrisme.

Le doute méthodique. « Penser, c’est douter« , écrit Alain (philosophe français, de son vrai nom Emile Chartier, 1868-1951). Le doute met des questions là où il y a des réponses, de la perplexité là où il y a de la certitude, de l’ignorance là où il y a où il y a de la connaissance. Le doute inquiète, dérange, voire révolte, mais il est nécessairement à l’origine de la recherche et du progrès de la connaissance. C’est le message essentiel de Socrate, père de tous les philosophes :  on ne désire que ce qui nous manque; on ne peut éprouver le désir de savoir que si l’on éprouve la conscience de son ignorance, de son manque de savoir; il importe donc, pour faire progresser la connaissance, de pouvoir distinguer ce qu’on sait vraiment (la connaissance fondée sur une preuve), de ce qu’on croit savoir sans savoir (la croyance fondée sur le préjugé ou l’apparence, qui est un faux savoir). L’enfant, qui nait ignorant de tout, est spontanément curieux : il désire apprendre ce qui lui permet de comprendre le monde dans lequel il vit pour s’y adapter. Le principe de l’économie de moyens le conduit cependant assez vite à se satisfaire des savoirs et savoir-faire qui garantissent (en apparence) cette adaptation. Pourquoi chercher plus loin ? Toute société (toute culture) vit sur un ensemble de croyances opérationnelles que celle-ci cherche à protéger et à transmettre. L’esprit critique désigne la raison scientifique ou philosophique qui demande des preuves. Il met en doute ce que les hommes croient savoir, en distinguant croyance et connaissance. Il crée de la curiosité, du questionnement, du désir de savoir là où il n’y en avait plus parce que les croyances (les réponses) donnaient satisfaction. L’esprit critique introduit donc, comme en témoigne le procès de Socrate à l’origine de l’histoire de la philosophie, la possibilité d’un conflit entre l’entreprise de la connaissance et la culture d’une société.

Le doute n’est bien sûr que la première démarche de la pensée. « Penser, c’est juger » (Emmanuel Kant, 1724-1804,), c’est-à-dire affirmer ou nier (A est x, A n’est pas x). Le doute se définit par la suspension du jugement, l’acte de s’abstenir d’affirmer ou de nier. Le sceptique, celui qui doute, refuse de prendre parti, se retient de décider, de trancher la question, pour faire la part du vrai et du faux. Le scepticisme est la doctrine philosophique qui radicalise le doute méthodique, préconise de s’installer définitivement dans le doute, considérant qu’il est impossible de parvenir à la certitude de la connaissance. Toutes nos connaissances et tous nos jugements sont douteux au regard du sceptique, même si nous ne pouvons éviter de « croire savoir », parce qu’il n’existe pas de critère ou de preuve permettant de distinguer croyance et connaissance. Sans évoquer dans le détail les fondements et les difficultés intellectuelles du scepticisme, on peut observer qu’il constitue une menace pour l’entreprise de la connaissance : à quoi bon vouloir savoir, en effet, si l’on est d’avance certain qu’il est impossible de savoir avec certitude ? Le scepticisme peut notamment servir de justification philosophique au négationnisme, l’attitude consistant à nier des vérités établies (ou considérées comme telles). Il faut donc distinguer l’esprit critique, pour lequel le doute est une méthode pour parvenir à la vérité, du scepticisme, pour lequel, puisque prétendre être en possession de la vérité constitue l’illusion par excellence, le doute n’est pas seulement un moyen mais une fin (la sagesse même). L’esprit critique, en science et en philosophie, n’est que la mise en oeuvre du doute méthodique qui permet d’atteindre la certitude du savoir authentique. « Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir. » (Henri Poincaré, mathématicien et physicien français, 1854-1912).

L’indépendance intellectuelle, ou  la pensée libre de préjugés. « Penser par soi-même » constitue selon Emmanuel Kant la première règle de la réflexion. Dans un texte intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? », Kant propose une devise susceptible de définir son siècle (lequel s’est lui-même baptisé le « siècle des Lumières » parce qu’il glorifiait la science et la philosophie) : « sapere aude ! [littéralement : ose être sage !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement [l’entendement est un synonyme de raison; la notion désigne la faculté de connaître] ». Penser par soi-même ne va nullement de soi . Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne suffit pas de penser, d’émettre un jugement, d’avoir des opinions, pour penser par soi-même. Penser n’est pas l’état naturel ou originel de l’homme. Nous naissons non seulement ignorant mais aussi intellectuellement dépendant. « L’enfance est le sommeil de la raison » (Jean-Jacques Rousseau, 1712-1778) : l’enfant est certes suffisamment intelligent pour apprendre et pour comprendre, mais il pense sous l’influence de ses éducateurs.  L’état de minorité (l’irresponsabilité morale et juridique) se justifie précisément par le manque d’autonomie de la raison : la raison immature de l’enfant doit être guidée par la raison d’un autre, celle d’un adulte. Suffit-il de sortir de l’enfance pour accéder à l’autonomie de la raison ? On peut en douter, dans la mesure où les croyances et les opinions qui sont les nôtres au sortir de l’enfance sont celles qui ont été mises dans notre esprit par le milieu familial, social ou culturel auquel nous appartenons:  autrement dit, ce sont des préjugés, c’est-à-dire des idées reçues. Pour penser par soi-même, il faut pouvoir révoquer en doute l’héritage, résister aux influences, faire la part de ce que l’on sait vraiment et de ce que l’on croit savoir sans savoir. L’indépendance intellectuelle n’est donc pas donnée; elle doit être conquise. Cette conquête ne consiste pas à se libérer d’une contrainte imposée de l’extérieur, mais à se libérer des préjugés que l’on porte en soi. « La plus grande révolution qui se puisse accomplir dans l’intériorité d’un être humain, estime Kant, consiste en la capacité de sortir de l’état de minorité dont il est lui-même responsable« . Que veut-il dire par là ? Que l’adulte est toujours d’abord, sur le plan intellectuel, un héritier, donc un enfant qui ne pense pas par lui-même, mais qu’il dispose de la maturité et (par là-même) de la liberté nécessaires pour qu’on puisse le considérer comme responsable de « l’état de minorité » (la dépendance intellectuelle) dans lequel il se complaît.  Penser par soi-même consiste à sortir du conformisme de la pensée, qui peut être le conformisme de la tradition (la pensée dominante héritée du passé) ou celui de la mode (le pensée dominante actuelle).  Dans tous les cas, le conformisme résulte de l’ascendance intellectuelle du groupe ou d’une autorité sur la conscience individuelle. Rien n’est donc plus difficile, en réalité, que de penser par soi-même, d’abord parce qu’il faut, sur le plan moral, le courage de résister à cette emprise intellectuelle, ensuite, et peut-être surtout, car il est impossible d’examiner toutes les croyances qui sont en nous et que nous avons admises sur la foi de ce que nous avons lu ou entendu.

Le dépassement de l’égocentrisme. L’esprit critique n’est pas « l’esprit qui toujours nie » (Goethe), ni non plus l’esprit étroit qui veut toujours avoir raison et s’enferme dans son jugement. Paradoxalement, on ne peut douter ou penser par soi-même sans consentir à s’exposer à la contradiction apportée par autrui. Comment puis-je douter de ce que je crois savoir ? Comment puis-je mettre en question mes propres préjugés ? Il faut pour cela que je confronte mon jugement avec celui d’autrui, que j’élargisse mon horizon de pensée en comparant, pour le relativiser, mon point de vue avec celui des autres. L’ouverture d’esprit, condition de la largeur de vue, est donc une dimension essentielle de l’esprit critique. C’est dans le dialogue, par le débat, que l’on peut être arraché aux certitudes, aux limites du point de vue particulier qui est le nôtre. Il faut embrasser le point de vue d’autrui afin de pouvoir se décentrer, cesser de voir le monde selon le prisme de sa propre pensée (la réalité telle qu’elle m’apparaît, l’évidence de ce que j’ai coutûme de penser), et considérer celle-ci avec recul, c’est-à-dire avec une distance critique. L’esprit critique est une activité autocritique de l’esprit (l’examen de ses propres pensées), que favorise la contradiction apportée par autrui, voire simplement la compréhension du point de vue d’autrui. Raison pour laquelle Kant formulait ainsi la deuxième des trois règles de la réflexion qu’il tenait pour essentielles : « Se mettre par la pensée à la place de tout autre (dans la communication avec des êtres humains) ». La troisième règle, la règle de la pensée conséquente – « En tout temps, penser en accord avec soi-même » – introduit le critère de la cohérence, lequel permet de commencer à caractériser positivement le travail de la pensée.