« Le juste est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité; l’injuste, ce qui est contraire à la loi et ce qui manque à l’égalité. » (Aristote)
De cette formule d’Aristote, il faut en premier lieu retenir le fait que la notion de justice est liée à celle du droit (jus en latin), donc à la vie en société. La justice consiste à donner ou à rendre à chacun ce qui lui revient afin que la vie commune soit possible. Il faut distinguer entre d’une part la justice distributive qui concerne la distribution (le partage) des biens et des droits, et d’autre part la justice corrective, qui intervient pour corriger, c’est-à-dire pour réparer l’injustice et rétablir la justice.
En second lieu, la formule d’Aristote invite à distinguer entre deux notions, la légalité et l’égalité, toutes deux impliquées dans la définition de l’idée du justice. Au regard du droit positif (le droit tel qu’il existe en fait dans une société), c’est-à-dire de la Justice comme institution judiciaire (le pouvoir des juges institué par l’Etat), est juste ce qui est conforme à la loi (le permis), est injuste ce qui transgresse la loi (l’interdit). Cette conception de l’idée de justice n’est toutefois pas suffisante, d’où la question : la loi est-elle toujours juste ? Les lois sont justes parce qu’il est juste qu’il y ait des lois et une égalité devant la loi pour protéger les droits et les biens de chacun. Pour justifier les lois, autrement dit, il faut un idéal de justice qui soit en quelque sorte l’idéal moral de l’Etat. La formule d’Aristote suggère que cet idéal des lois (du droit, de l’Etat) est nécessairement un idéal d’égalité : la justice, c’est l’égalité.
Le grand problème philosophique de la justice commence là : répondre à la question « Qu’est-ce que la justice ? » revient à répondre à la question « Qu’est-ce que l’égalité ? » La répartition des droits et des biens doit obéir au principe d’égalité. Mais que signifie l’égalité, ou plus exactement l’idéal d’égalité ? L’égalité qui définit la justice n’est pas l’identité ni l’égalité de fait. Nous sommes tous différents et ces différences font que l’on peut observer des inégalités de grandeur en fonction d’une référence commune : inégalité de taille, de poids, d’âge, de force physique, de beauté, d’intelligence, etc. Le problème politique de la justice concerne plus spécifiquement l’égalité en matière de droits et d’accès aux ressources sociales garantis par l’Etat. La justice, c’est l’égale considération de tous en matière de répartition des droits et d’accès aux ressources sociales disponibles.
Difficulté supplémentaire : il existe deux idées d’égalité. Ce qui fait que l’on oppose parfois deux idées de justice : l’égalité et l’équité. L’égalité stricte est l’égalité de traitement, illustrée par l’égalité devant la loi et par le partage égalitaire, au moyen duquel on distribue à chacun la même part. L’équité est un traitement différencié justifié par la différence des situations. Il s’agit en quelque sorte d’une « discrimination positive ». Le meilleur exemple est l’impôt progressif. Demander aux pauvres et aux riches de verser le même montant ou la même proportion de leur revenu est considéré comme injuste eu égard aux différences de situation. On considère qu’une telle conception de l’impôt serait égalitaire mais non équitable. L’équité exige que ceux qui ont plus donnent plus, et versent à l’Etat un part toujours plus grosse de leur revenu à l’Etat à mesure que la fortune est plus importante. Le principe de l’impôt progressif consiste donc à exiger de chacun un effort différent, qui varie en fonction de la tranche de revenu à laquelle on appartient. Autre exemple, qui concerne la justice corrective : l’équité dans l’application des lois par les juges. Il s’agit de prendre en considération les différences de situation, la particularité de chaque situation, afin de faire respecter l’esprit de la loi plutôt que la lettre de la loi, en relativisant le principe de l’égalité devant la loi. Le cas emblématique est celui de la mère de famille qui vole pour nourrir ses enfants ou (cas d’euthanasie, plus actuels et qui ont été médiatisés ces dernières années) qui provoque la mort de son enfant lourdement handicapé ou gravement malade pour mettre un terme à ses souffrance. Ces cas particuliers et bien d’autres conduisent à pose la question : faut-il toujours appliquer la loi dans toute sa rigueur ?
L’égalité stricte et l’équité sont en vérité deux variantes du principe d’égalité, de l’égale considération de tous. La notion d’équité est étymologiquement indissociable de celle d’égalité (aequus signifie « égal »). L’égalité stricte est, comme le remarquait déjà Aristote, une égalité arithmétique du type 1 = 1. C’est le principe – la même part pour tous – qu’on applique en partageant le gâteau d’anniversaire : un enfant, une part de gâteau identique (mesurée au trébuchet, sinon les enfants protestent). C’est aussi, autre exemple, le principe du suffrage universel : « un homme, une voix ». L’équité est le principe de l’égalité proportionnelle : il s’agit de respecter une égalité de rapports. C’est cette conception que l’on mobilise pour justifier une différence de distribution, lorsqu’on dit « à chacun selon ses besoins » ou « à chacun selon son mérite« . Ce qui signifie, pour la première formule, « il faut que celui qui a moins reçoive une part plus importante, proportionnelle à ses besoins », et pour l’autre, « il faut que celui qui a fait plus reçoive une part plus importante, proportionnelle à son mérite (à la valeur de son action) ». Le fait de pouvoir mobiliser plusieurs conceptions de l’égalité rend complexe la réflexion sur la justice. Il est par exemple possible, même si cela peut sembler paradoxal, de justifier l’inégalité parmi les hommes au nom d’une conception de l’égalité. Quand on parle d’égalité, il faut donc toujours se demander : de quelle égalité parle-t-on ?
Le débat politique moderne sur la justice concerne principalement la question de la justice sociale et met aux prises le libéralisme et le socialisme. La conception libérale de la justice est parfaitement formulée par l’article 1 de la Déclaration des droits de 1789, qui vise à justifier l’abolition des privilèges aristocratique et, accessoirement pour l’époque, l’abolition de l’esclavage : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » La première phrase énonce le principe de l’égale liberté. Les libertés garanties par l’Etat aux individus (sécurité, propriété, liberté de travailler, liberté d’expression, de religion, etc.) doivent être les mêmes pour tous. En matière de répartition des droits, c’est donc pour le libéralisme politique le principe de l’égalité stricte qui doit être appliqué : la même part de liberté pour tous. Il en résulte l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales, qui justifie en retour les « distinctions sociales », c’est-à-dire les différences de fonction et de revenu. Dès lors que chacun est libre de travailler, de commercer et d’entreprendre, considèrent les libéraux, l’inégalité des richesses est toujours juste et favorise, en vertu de la concurrence et des lois du marché, « l’utilité commune », c’est-à-dire la prospérité de la société.
Cette conception libérale de la justice n’a jamais cessé d’être critiquée depuis deux siècles, au nom de ce qu’on appelle la « justice sociale », l’exigence d’une intervention de l’Etat pour favoriser l’égalité économique et sociale au moyen d’une redistribution des richesses produites par l’économie. Historiquement, le débat entre libéralisme et le socialisme a pris la forme d’une opposition entre liberté et égalité. Si on applique le principe de l’égalité stricte à la répartition des richesses (sur le modèle du partage du gâteau d’anniversaire), on obtient le communisme. Le communisme se définit toutefois par l’abolition la propriété privée, principalement la propriété des moyens de production qui permet à l’Etat de devenir le maître de l’économie, condition de réalisation de l’égalité. Au regard des libéraux, le communisme signifie l’abolition d’une liberté fondamentale, la liberté de travailler et d’entreprendre, ainsi que du droit de jouir des fruits de son travail qui accompagne cette liberté. Libéralisme et communisme représentent deux modèles de la société juste radicalement antagonistes : le libéralisme défend l’égale liberté et justifie l’inégalité des richesses comme conséquence inévitable de la garantie des libertés (de l’égalité en droits); le communisme refuse l’inégalité des richesses et propose l’abolition des libertés économiques par l’Etat comme moyen de parvenir à l’égalité.
Qu’est-ce qu’une société juste ? Comme pour toutes les autres questions philosophiques, le débat relatif à cette question ne peut être définitivement tranché. Le cadre démocratique a toutefois permis la recherche d’une synthèse entre libéralisme et socialisme. La mise en place en Europe, au milieu du 20e siècle, de ce qu’on a appelé l’Etat-providence (ou Welfare State, l’Etat du bien-être) en constitue la formule politique. L’Etat doit garantir les libertés fondamentales, parmi lesquelles les libertés économiques et le droit à la propriété privée, mais il doit aussi se soucier du bien-être des citoyens et mettre en place une sécurité sociale (protection contre le chômage, la pauvreté, la maladie et la vieillesse) au moyen de la redistribution des richesses. Les droits sociaux sont venus compléter les droits-liberté sans les abolir, tandis que la révolution russe de 1917 a fourni une illustration des inconvénients du communisme : l’appropriation collective des moyens de production requiert non seulement l’abolition des libertés économiques mais aussi la suppression des libertés politiques; la collectivisation de l’économie s’est en outre avérée moins efficace que le système capitaliste fondé sur les libertés économiques pour créer de la prospérité économique.
Le débat contemporain sur la justice porte sur un aspect du libéralisme : la question de l’égalité des chances. L’égalité en droits (l’absence de privilèges, c’est-à-dire de différence de droits) garantie à tous le droit d’accéder à toutes les positions sociales et à tous les niveaux de richesse. L’égale liberté implique que tout est possible pour tous. L’égalité en droits suffit-elle pour autant à garantir une réelle égalité des chances ? Il y a des raisons d’en douter, du fait de la différence des situations de départ, de l’inégalité des conditions. Ces différences peuvent être dues à la nature et aux accidents de la vie (handicaps, maladies), à l’inégalité sociale (inégalité des richesses, inégalité géographique, inégalité éducative en fonction du « capital culturel » familial), ou encore aux discriminations (liées au sexe ou à l’appartenance à une minorité). La question des conditions de réalisation de l’égalité des chances donne lieu à des débats analogues à ceux qui ont opposé libéralisme et socialisme : aux partisans d’une stricte égalité en droits s’opposent les défenseurs de l’équité qui réclament des mesures concrètes pour égaliser les chances, lesquelles peuvent aller jusqu’à la rupture de l’égalité en droits (les « discriminations positives »).