Le travail : pour ou contre

Le travail est un thème dont la portée est à la fois existentielle et politique. C’est un thème existentiel parce qu’il concerne le sens de la vie individuelle, l’idée qu’on se fait de la liberté et du bonheur. C’est un thème politique, parce qu’à travers le travail, l’individu fait l’expérience de sa condition politique, du fait que sa liberté et son bonheur dépendent de l’organisation sociale du travail, c’est-à-dire du type de système économique ou système de production d’une société, susceptible d’être modifié, réformé, amendé par l’action politique.

Le débat porte sur le sens et la valeur du travail, pour l’individu, pour la société et pour l’humanité. Le travail est, selon les dictionnaires, l’effort du corps et de l’esprit accompli pour la réalisation d’un ouvrage. La définition désigne cependant plus précisément l’activité économique de l’homme, l’activité de production des biens et des services destinés à satisfaire une demande sociale. Que l’on se place du point de vue de l’individu, de la société ou de l’espèce, l’homme ne peut survivre sans travailler. Le travail est donc une contrainte, de sorte que le « temps libre » désigne le temps libéré de la contrainte du travail, le loisir. Il existe deux grands types de discours au sujet du travail : les discours qui font l’éloge de la valeur du travail, critiquant en conséquence l’oisiveté ; les discours qui font l’éloge de l’oisiveté qui sont, indissociablement des discours critiques à l’égard de la valorisation morale du travail ; il existe enfin un troisième type de discours, les critiques du travail aliéné, critiques portant non sur le travail en tant que tel mais sur les conditions faites au travailleur par l’organisation sociale du travail, lesquelles dépossèdent le travail de ce qui fait sa valeur pour l’homme.

Pour le travail : le travail est une valeur

Valoriser le travail signifie valoriser le travail en soi, pour lui-même. Tout le monde s’accorde sur la nécessité de travailler pour satisfaire les besoins. L’homme travaille pour gagner sa vie, gagner son pain. En ce sens le travail n’est qu’un moyen en vue d’une fin qui n’est pas le travail. La valorisation philosophique du travail consiste, au-delà de ce constat partagé, à affirmer la valeur du travail en lui-même. Elle est indissociable d’une éthique du travail. Le travail est source de sens et de joie, il constitue le centre d’une vie authentiquement humaine, l’expression de la liberté humaine.

Travailler, c’est œuvrer. Le travail est l’œuvre de la liberté de l’esprit.

Une œuvre est une œuvre de l’art, c’est-à-dire le produit de l’esprit humain, non la production spontanée de la nature. Dans la mesure où l’outil est toujours guidé par la main, laquelle est guidée par la raison, le travail est toujours une œuvre de l’esprit, non un simple produit de la nature. Karl Marx souligne ainsi la différence entre le travail humain et l’activité de l’animal dans la nature : « ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur ». La toile de l’araignée ou la ruche de l’abeille peuvent sembler être des œuvres de l’art, mais la répétition mécanique de l’activité fabricatrice et la reproduction à l’identique des ouvrages produits témoignent de l’absence d’esprit, de l’ingéniosité qui caractérise le travail humain. Le travail est l’activité par laquelle l’homme, se heurtant à la matérialité de la nature, utilise les ressources de son esprit pour exploiter au mieux les ressources que lui offre la nature. Sur la base d’une telle définition du travail comme propre de l’homme, il est possible de concevoir celui-ci comme une fin en soi, une valeur. Le travail est l’activité par laquelle l’homme emploi ses forces, son esprit et ses mains, afin de produire une œuvre qui est « son » œuvre, sa création propre, dans laquelle il peut se reconnaître et dont il peut être fier. Il est possible de faire l’éloge du « métier », du savoir-faire en tant que tel, et d’affirmer le goût du travail bien fait. Le moindre ouvrage des mains est susceptible de constituer une fin en soi. L’écrivain Charles Péguy, fils d’une rempailleuse de chaise, illustre ainsi cette conception morale du travail selon laquelle le travail bien fait est l’honneur du travailleur : « Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. » L’œuvre est une fin en soi. Elle justifie le travail qui a sa fin en lui-même, qui n’est pas justifié exclusivement par le salaire ou la conquête du temps libre.

Travailler, c’est contribuer à la création de richesse.

La prospérité de la société et l’entretien des inactifs (les jeunes qui étudient et les vieux à la retraite) dépend de la création de richesse (la « croissance économique »), à laquelle tous ceux qui sont en âge de travailler contribuent. Dans la société moderne, qui a fait de l’économie le cœur de ses préoccupations, le travail, l’activité créatrice de richesse, est une valeur.

Comparativement aux sociétés antérieures, pour lesquelles la religion et la guerre constituaient les activités les plus dignes d’intérêt, les sociétés modernes ont en effet pour centre d’intérêt principal l’économie. Le capitalisme et la théorie économique ont contribué à faire du travail la clé du succès des nations. Les pères fondateurs du libéralisme et de l’économie politique ont conçu ce qu’on appelle la théorie de la valeur-travail, théorie selon laquelle le travail crée la valeur économique, la valeur ajoutée aux biens que la nature met à la disposition de l’homme. Dans ce contexte théorique, l’ancienne hiérarchie des activités humaines, qui dévalorisait le travail en tant qu’activité dévolue à l’entretien de la vie, est renversée. La distinction pertinente devient la distinction entre activités productives, c’est-à-dire créatrices de richesse (de valeur économique), et activités improductives, lesquelles peuvent avoir un sens pour les hommes et être utiles, mais ne peuvent exister que si elles sont financées par la création de richesse due aux activités productives. Des fonctions sociales importantes, celles du prêtre, du guerrier, du juge, du responsable politique, se trouvent être du côté des activités improductives, tandis que l’ouvrier crée de la valeur.

Cette conception du travail créateur de richesse a pour origine la philosophie politique de John Locke et a d’abord des implications politico-juridiques. Décrivant, après Hobbes, la situation de l’homme dans l’état de nature, John Locke, dans le Traité du gouvernement civil (1690), justifie le droit de propriété par le travail. La nature est un bien commun mais, lorsqu’un homme cueille un fruit sur un arbre, le travail de sa main ajoute de la valeur au fruit ; s’il vend celui-ci, le prix du fruit comprend la valeur ajoutée par son travail ; le capital accumulé par le commerce des fruits n’est rien d’autre que de la valeur-travail cristallisée par la monnaie. L’enrichissement par le travail est ainsi pensé comme légitime, puisqu’il s’agit de création de richesse, et non d’un prélèvement sur le bien commun aux dépens des autres. L’appropriation personnelle de cette création de richesse est donc justifiée, d’autant que les hommes sont égaux devant le travail : l’inégalité des richesses est toujours juste s’il existe une égalité des chances de s’enrichir par le travail. pensée moderne de l’économie a promu la théorie de la valeur-travail, théorie selon laquelle le travail humain est créateur de richesse.

C’est toutefois le philosophe Adam Smith, auteur en 1776 de la Recherche sur la nature et sur les causes de la richesse des nations et considéré comme un des pères de la science économique, qui a introduit la distinction décisive entre travail productif et travail non productif. Il souligne l’importance sociale des activités purement économique, celles du moins qui contribuent à créer de la richesse, qui apparaissent comme la condition du financement des activités considérées traditionnellement comme nobles et supérieures. La distinction contenait potentiellement un renversement des valeurs qui s’est accompli avec l’épanouissement du capitalisme et de la société industrielle : les activités productives sont d’emblée socialement justifiées tandis que les activités non productives (notamment la fonction publique de l’État) doivent justifier leur existence devant le tribunal de l’économie.

Travailler, c’est cultiver ses talents, et participer ainsi au progrès de la civilisation.

La valorisation du travail est associée à une conception de la destination de l’homme. La paresse n’est pas un mal en tant que tendance naturelle au repos. Ne rien faire, ce n’est pas simplement ne rien faire, cela implique de s’interdire de progresser, de cultiver et de perfectionner ses dispositions au savoir et au savoir-faire, ce qu’on appelle les talents. Le travail est l’essence de l’homme en tant qu’il médiatise le rapport de l’homme à la nature et à lui-même. Le travail est la transformation de la nature par l’homme, à travers laquelle l’homme se transforme lui-même et transforme sa condition. Modifiant le monde, l’homme se modifie aussi lui-même ; il cultive le monde et se cultive lui-même. Le travail, comme l’a vu Marx, est la création de l’homme par l’homme, le moteur de la civilisation. « Dans le travail, l’homme est œuvre de soi » (Alexis Philonenko).

Le travail est né de la nécessité, celle du besoin. Il est une contrainte que la nature impose à l’homme. Mais, cultivant sous la contrainte ses dispositions naturelles, perfectionnant ses facultés, l’humanité s’est progressivement arrachée à son état naturel, s’émancipant du besoin par le progrès du savoir et de l’innovation technique. Rétrospectivement, on peut donc estimer que la nécessité du besoin fut une chance pour l’humanité. Le besoin, et plus généralement le désir, l’intérêt, est l’aiguillon qui pousse l’homme à travailler, à vaincre la nature en développant la civilisation (le développement des sciences et des arts). La contrainte qui est la marque du travail, ce qui distingue travail et temps libre, n’est donc pas une malédiction mais une providence.

Cette valorisation du travail comme moteur du progrès se rencontre aussi bien dans la pensée libérale moderne que dans le marxisme. Les libéraux défendent l’idée selon laquelle l’intérêt et la concurrence arrachent les hommes à leur paresse naturelle, ou à leur disposition à jouir de la vie, pour les rendre actifs et ingénieux. Les hommes sont ainsi poussés par l’intérêt à contribuer à la croissance économique et au progrès de l’industrie, à travailler donc pour la société et le genre humain. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts » (Adam Smith). « La protection contre la concurrence est une protection en faveur de l’oisiveté, de l’inaction intellectuelle ; une dispense de l’obligation d’être aussi intelligent et aussi laborieux que les autres hommes » (John Stuart Mill). Dans la théorie de l’Histoire de Karl Marx, le matérialisme historique, les époques de la civilisation sont définies par les systèmes de production économiques successifs tandis que le moteur de la civilisation est constitué par le développement des forces de production permettant à l’homme de surmonter le besoin naturel. Marx fait du reste l’éloge du système capitaliste, le système qui est parvenu plus qu’aucun autre à développer les forces de production humaines, l’avènement du communisme devant selon lui apporter non la fin du travail mais la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, la fin de l’exploitation des travailleurs par une classe dirigeante détentrice des moyens de production.

La critique de l’oisiveté.

La conséquence de la valorisation du travail est la critique de l’oisiveté. « Le travail éloigne de nous trois grands maux, écrit Voltaire dans Candide, l’ennui, le vice et le besoin. » La formule de Voltaire contient les trois grandes critiques adressées à l’oisiveté.

1) L’oisif, est désœuvré, il ne sait pas quoi faire de lui-même et s’ennuie. L’homme qui travaille donne un sens à son existence ; le travail, réalisation d’un projet, confrontation à la matérialité de l’obstacle, remplit la vie, arrache l’homme à l’ennui, au sentiment du vide ou de l’absurdité de l’existence. Le sens de la vie est dans le travail, l’activité ordonnée à un but, un projet ; en-dehors du travail, la vie apparait dépourvue de finalité, absurde, un temps vide qu’il faut meubler comme on peut, par la consommation et le divertissement. Par contraste : la seule valorisation possible de l’oisiveté est le repos après le travail (l’effort). Le repos (ne rien faire) n’a de sens que par rapport au travail.

2) L’oisif est réprouvé moralement comme passager clandestin de la société. L’homme qui ne travaille pas ne contribue pas à la richesse produite par la collectivité tout en s’efforçant d’en bénéficier. Aristocrate ou assisté, il est considéré comme un parasite qui vit aux dépens des autres.

3) « Qui ne travaille pas ne mange pas ». Le célèbre verset de Saint-Paul contient la plus ancienne critique de l’oisiveté. L’oisiveté est stérile et maintient l’homme dans la pauvreté, le manque. A l’inverse, « le travail est un trésor » comme l’écrit Jean de La Fontaine dans la fable Le laboureur et ses enfants, la source de la création  de richesse, une leçon dont l’économie politique moderne a tiré toutes les implications.

Contre le travail : l’éloge de l’oisiveté

Nombre d’auteurs critiquent le travail en tant que tel (citation ou texte possibles) : Friedrich Nietzsche, Hannah Arendt, Jacques Ellul, Bertrand Russell (auteur de Éloge de l’oisiveté), Paul Lafargue (auteur du Droit à la paresse). Le travail est réduit à sa fonction économique : il est un moyen de gagner sa vie et de produire les biens dont la société a besoin mais il n’a en lui-même pas de sens, surtout s’il s’agit d’un travail d’exécution, ce qui est notamment le propre du travail manuel. Dans l’antiquité le travail était dévolu à l’esclave. Les Temps modernes ont aboli l’esclavage et augmenté la productivité du travail, de sorte que la société devrait se donner comme idéal et ambition de réduire au maximum le temps de travail (trois ou quatre heures par jour), voire (au moyen des machines et de l’Intelligence Artificielle) de mettre fin au travail.

La nature servile du travail

Le travail n’est qu’un moyen, non une fin. Il est l’expression de la Nécessité, le contraire de la liberté. On travaille pour « gagner son pain », parce qu’il faut bien vivre, mais la vraie vie est ailleurs. Le travail est une activité servile, c’est-à-dire une activité asservie au besoin imposé par notre condition animale, non une activité désirable en elle-même : on travaille pour vivre, on ne vit pas pour travailler. Pour souligner cette dimension du travail, Hannah Arendt définit le travail par sa finalité purement économique, la production des biens nécessaires à l’entretien de la vie, et dissocie le travail et l’œuvre. Le pur travail est une activité qui ne laisse aucune trace et qui doit être constamment renouvelée. A la différence de l’œuvre, la production d’un objet qui s’inscrit dans le temps et façonne un monde humain, le travail ne génère que des biens et services destinés à la consommation. Le travail renvoie l’homme à sa condition animale : il lui faut, comme tout animal, entretenir la vie. La vie authentiquement humaine (la politique, la connaissance, la création) commence après le travail. C’est la raison qui justifiait l’esclavage durant l’antiquité : il fallait une classe d’homme qui se consacrent exclusivement à l’activité animale de production des biens nécessaires à la vie afin de libérer une classe d’hommes libres qui puissent se consacrer aux activités proprement humaines, les activités supérieures en valeur.

L’idéal de la société juste est l’égal accès à l’oisiveté.

Les partisans de l’oisiveté, considérant celui-ci comme un simple moyen, assigne au travail et à la productivité du travail un seul et unique objectif : permettre aux hommes de travailler le moins possible, de conquérir le maximum de temps libre. Dans cette perspective, la grande revendication sociale est la réduction du temps de travail, hebdomadaire, annuelle et tout au long de la vie : réduction de la semaine de travail, allongement des congés payés, droit à la retraite. Si, dans le sillage de l’écologie contemporaine, la revendication de la réduction du temps de travail peut être associée au thème de la décroissance, l’espérance d’une libération du travail mise plutôt sur le progrès scientifique et technique, en tant que celui-ci permet d’accroître la productivité du travail, c’est-à-dire d’accroître la richesse produite à quantité de travail égal. Le débat porte sur l’usage qu’il faut faire des gains de productivité. Ou bien, en travaillant autant ou davantage, on attend de l’augmentation de la productivité un accroissement de la richesse produite permettant d’accroître le capital et/ou d’augmenter les salaires, ce qui alimente la croissance économique, l’augmentation incessante de la production et de la consommation. Ou bien on utilise l’augmentation de la productivité du travail pour diminuer le temps de travail autant que possible, puisque s’offre la perspective de produire autant sinon davantage en travaillant moins.

Chaque période de révolution industrielle conduisant à substituer le travail des machines au travail humain s’accompagne d’une peur de la destruction du travail et des revenus qui vont avec. C’est par exemple le cas aujourd’hui du fait des perspectives ouvertes par l’avènement de l’intelligence artificielle. La fin du travail est-elle une prophétie du malheur ou du bonheur ? Pour les partisans du temps libre, il s’agit d’une espérance, et même d’une utopie, dans la mesure où la perspective d’une disparition totale du travail (un monde dans lequel les machines puissent tout faire, y compris se concevoir et s’entretenir elles-mêmes) demeure hautement improbable. Reste l’objectif, raisonnable, d’une réduction du temps de travail. Le critère de la critique du travail est hérité de l’antiquité mais le projet politique n’est évidemment pas de reconstituer l’esclavage pour libérer une classe d’oisifs qui disposeraient du privilège de la liberté. Il s’agit à l’inverse de démocratiser le privilège aristocratique, d’universaliser le droit à l’oisiveté. Le travail comme moteur de la croissance économique ayant fait son œuvre, il faudrait désormais pouvoir neutraliser ces obstacles que sont l’idéologie du travail et les intérêts capitalistes. La principale revendication des partisans du temps libre est aujourd’hui le revenu universel, un revenu minimum qui serait distribué à tous sans condition. Cela permettrait aux individus de pouvoir de choisir l’oisiveté plutôt que le travail, de pouvoir vivre s’ils ne sont plus employables, de refuser les emplois ne correspondant pas à leurs attentes, notamment en matière de temps libre.

L’oisiveté est le temps de l’activité créatrice.

L’éloge de l’oisiveté n’est pas l’éloge de la paresse. L’oisiveté ne consiste pas à ne rien faire. Au contraire, pour les contempteurs du travail, l’oisiveté (skholè, otium), le temple temps libre de travail, est le temps de la libre activité. Le loisir est le temps que l’on peut consacrer aux activités désirables en elles-mêmes, les seules qui puissent être une source de sens et de joie pour l’individu, les seules qui soient motivantes, tandis que le travail est une activité contrainte. Dans le travail, une activité imposée par l’organisation sociale de la production, l’individu n’est qu’un moyen de production. La finalité, la méthode et le rythme de l’activité lui sont imposés de l’extérieur, de sorte qu’il ne peut s’y réaliser et exprimer son potentiel de créativité. « Celui qui ne dispose pas des deux-tiers de sa journée pour lui-même est un esclave » (Friedrich Nietzsche, Humain trop humain).

L’objection majeure à l’encontre de l’éloge de l’oisiveté consiste dans l’argument de la valeur éducative du travail : sans la contrainte du besoin et du travail, l’homme passerait sa vie en vacance (par définition, le temps vide d’activité), littéralement désœuvré, de sorte qu’il n’y aurait pas de civilisation. Il suffit d’observer l’usage que la plupart des gens font de leurs loisirs, consacrés pour l’essentiel à la consommation et aux divertissements. L’homme doit se consacrer aux activités désirables en elles-mêmes disait Aristote ; le jeu est pour l’enfant une activité désirable en elle-même mais celle-ci ne convient pas à l’adulte, sinon comme moyen de se détendre entre deux efforts. Le loisir consacré au divertissement témoignerait ainsi d’une vie asservie au travail, puisque le temps libre est utilisé pour oublier le travail et reprendre des forces avant d’y retourner. Une vie réellement libérée du travail est une vie dans laquelle il est fait bon usage du temps libre. Contre le plus puissant argument en faveur de la valorisation du travail, l’idée selon laquelle le travail est le moteur du progrès de la civilisation, Bertrand Russell défend la thèse du rôle civilisateur de l’oisiveté. Dans son Éloge de l’oisiveté, il défend l’idée selon laquelle c’est la classe oisive, la classe sociale libérée du travail (bénéficiant de « l’otium »), qui est à l’origine du progrès de la civilisation. Il n’y aurait pas eu de démocratie athénienne sans l’esclavage, pas de philosophie, de sciences et de beaux-arts sans aristocratie.À l’époque moderne, les universités sont le lieu où la vie de l’esprit est libre. L’université génère cependant sa propre inertie et son propre conformisme. Il faudrait donc favoriser la créativité humaine et le progrès de la civilisation en libérant pour tous du temps gagné sur le temps de travail, le temps consacré à gagner sa vie. Cela suppose cependant de donner à tous les individus l’éducation qui leur permettra de cultiver leurs talents durant leurs loisirs.

Il est possible, bien entendu de décliner l’argument autrement. Dans les arguments en faveur de la diminution du temps de travail, on peut mettre en évidence la possibilité offerte de se consacrer à la vie privée, notamment à la vie privée socialement utile, éduquer ses enfants ou aider ses vieux parents. La vie associative et la vie politique, bénéficient également du « bénévolat », une activité bénévole étant par définition une activité désirable en elle-même puisque la finalité n’est pas le salaire qu’on en attend.

L’activité désirable en elle-même, source de sens et de joie, est l’activité libre de contrainte, notamment de la contrainte imposée par l’organisation sociale du travail. L’oisiveté est constituée par le temps et l’activité propres à l’individu, à travers lequel celui-ci peut s’affirmer et être créatif.

« Dans les pays de la civilisation presque tous les hommes se ressemblent maintenant en ceci qu’ils cherchent du travail à cause du salaire ; —   pour eux tout le travail est un moyen et non le but lui-même ; c’est pourquoi ils mettent peu de finesse au choix du travail, pourvu qu’il procure un gain abondant. Or il y a des hommes rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler, sans que le travail leur procure de la joie : ils sont minutieux et difficiles à satisfaire, ils ne se contentent pas d’un gain abondant, lorsque le travail n’est pas lui-même le gain de tous les gains. De cette espèce d’hommes rares font partie les artistes et les contemplatifs de toute espèce, mais aussi ces désœuvrés qui passent leur vie à la chasse ou bien aux intrigues d’amour et aux aventures. Tous ceux-là cherchent le travail et la peine lorsqu’ils sont mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile et le plus dur, si cela est nécessaire. Mais autrement ils sont d’une paresse décidée, quand même cette paresse devrait entraîner l’appauvrissement, le déshonneur, les dangers pour la santé et pour la vie. » (Nietzsche, Le gai savoir)

Critique de l’éthique du travail.

La valorisation de l’oisiveté s’accompagne d’une critique des discours de valorisation du travail. Dans cette perspective, la valorisation du travail est présentée comme une aliénation qui dépossède l’homme de son individualité, de sa créativité ou, plus simplement, du temps de vivre. Le discours sur la valeur du travail est un moyen pour l’État ou pour le système de production de discipliner les hommes, d’imposer une police des corps et des esprits. Enchaînés au travail et à l’idéologie du travail (la valorisation du devoir et le droit de travailler), les hommes perdent ainsi leur esprit d’indépendance, leur individualité et leur créativité. Il s’agit d’une idéologie, c’est-à-dire d’une fausse conscience, qui est l’expression d’un dévoiement : dévoiement de la raison d’être qui fait la valeur limitée du travail (sa fonction économique, assurer la production des biens nécessaires à la vie), dévoiement de l’existence authentique, l’individu étant happé, exploité et broyé par le système économique, dévoiement du rapport authentique à la nature ou de l’organisation sociale du travail optimale, un dévoiement qui conduit à travailler et à produire plus que ce qui est nécessaire et souhaitable. Il faut travailler pour vivre et non pas vivre pour travailler : le travail ne devrait pas avoir d’autre fin que de libérer du temps de non- travail.

Cette critique de l’idéologie du travail est souvent associée (pas toujours, ce n’est pas le cas de la critique nietzschéenne par exemple) à la critique, socialiste ou/et écologiste, du système économique de la société industrielle. Pour Paul Lafargue, l’auteur du Droit à la paresse, l’idéologie du travail trompe les ouvriers et sert les intérêts de la classe dominante, qui en tout temps est la classe exploiteuse du travail humain. Même critique chez Bertrand Russell, auteur de Éloge de l’oisiveté, qui ajoute une critique de l’idéologie du travail promue par la révolution communiste en Russie. L’éthique du travail apparaît comme un mythe de la société industrielle qui magnifie la production et la création de richesse. La critique du travail revêt souvent la forme d’une critique de la valorisation du travail associée au productivisme de la société moderne, quel que soit le contexte, capitaliste ou communiste.  « Le travail représente pour nos sociétés bien plus qu’un rapport social, bien plus qu’un moyen de distribuer les richesses et d’atteindre une hypothétique abondance. Il est en effet chargé de toutes les énergies utopiques qui se sont fixées sur lui au long des deux siècles passés. Il est « enchanté », au sens où il exerce un « charme » dont nous sommes aujourd’hui prisonniers. Il nous faut maintenant briser ce sortilège, désenchanter le travail. » (Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, 1998.). Chez les écologistes, la critique de l’idéologie du travail est associée à celle de civilisation du Progrès fondée sur la révolution industrielle. Nul hasard, donc, s’il existe une convergence entre l’écologie et la revendication de la réduction du temps de travail, puisque les écologistes militent pour une société moins productiviste et moins consumériste, qui stoppe la croissance économique. Nombre d’écologistes mobilisent ainsi l’idée épicurienne selon laquelle une consommation plus sobre, en accord avec la nature, limiterait la nécessité de travailler. Dans une perspective critique plus radicale, la vie des chasseurs-cueilleurs est parfois présentée comme un âge d’or, un âge d’abondance heureuse dans la sobriété qu’il n’aurait jamais fallu dépasser.

« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. » (Friedrich Nietzsche, Aurore (1880)