Éléments pour l’introduction :
Les éléments de définition
La nature se définit ou bien comme le Tout de la réalité dont l’homme est une partie, ou bien comme la réalité qui n’est pas produite par l’homme, la réalité telle qu’elle est avant toute intervention humaine. Dans le second sens, le naturel par opposition à l’artificiel, la nature humaine est en l’homme ce qui est permanent et universel, ce qui ne change pas d’une époque à une autre et qui est commun à toute l’humanité. Le naturel en l’homme est l’inné par opposition à l’acquis, le donné naturel, c’est-à-dire les dispositions naturelles présentes dans l’individu avant l’éducation, et dans l’espèce avant le développement de la civilisation. Selon le premier sens, les hommes obéissent nécessairement aux lois de la nature, c’est-à-dire aux lois de l’ordre naturel dont ils font partie. Selon le second sens, en revanche, il est possible de distinguer le mode de vie naturel du mode de vie artificiel qui est un effet de la civilisation, produit non par la nature mais par l’histoire.
Le devoir, notion présente dans l’intitulé du sujet, est l’obligation, pour un être libre, d’obéir à une loi. L’obligation n’est pas la contrainte. Les lois de la nature sont contraignantes pour tout être naturel, mais seul un agent libre, qui dispose du pouvoir de choisir le sens de son action, peut se représenter qu’il a pour devoir d’obéir à une loi, précisément parce qu’il dispose du pouvoir de ne pas lui obéir.
« Dicter » signifie commander, adresser un ordre. La nature n’a pas de volonté ni d’intention consciente, mais on peut concevoir qu’elle dicte notre conduite en deux sens. Selon le premier sens du mot nature, dicter signifie contraindre d’agir, soumettre aux « lois de la nature », c’est-à-dire à des relations de cause à effet auxquelles on ne peut échapper. Tout être physique obéit par exemple à la loi de la gravitation. En ce sens, toujours, on peut dire que l’instinct naturel règle la conduite d’un animal : « La nature commande à tout animal, et la bête obéit » (Rousseau). Le second sens du mot nature présuppose la distinction entre nature et culture, condition nécessaire pour que « dicter » puisse prendre le sens de « prescrire une règle de vie ». L’homme est « dénaturé » par la civilisation et contribue à transformer la nature. D’où la question : est-il possible et souhaitable de chercher dans la nature (l’ordre naturel ou la nature humaine) des règles de vie qu’il faudrait adopter plutôt que celles imposées par la société et le cours de l’histoire ? La nature peut être prescriptive, non parce qu’elle aurait la volonté d’édicter une norme (une règle), mais dans la mesure où l’homme cherche en elle un critère objectif de ce qui doit être et de ce qui ne doit pas être pour échapper aux maux qu’il s’inflige.
Les éléments pour formuler le problème
Comme à l’animal, la nature dicte à l’homme l’impératif de la survie et de la reproduction de l’espèce. L’homme n’échappe pas aux lois de la nature et du vivant. Il est raisonnable de penser que, comme tout être naturel, l’homme est destiné à accomplir sa nature.Nous sommes cependant des êtres civilisés dont la conduite est réglée non par l’instinct mais par l’éducation. Les règles de vie et les valeurs prescrites par l’éducation sont celles d’une culture et d’une époque particulières, elles ne sont pas naturelles. L’homme n’est donc pas un être exclusivement naturel, raison pour laquelle on peut se demander si c’est bien la nature qui dicte ce que nous devons faire. Du fait sans doute des caractéristiques de notre conscience, de notre capacité de questionnement, nous nous interrogeons sur ce qui doit être, sur ce qu’il faut faire, au plan individuel comme au plan collectif. L’homme reconnaît en lui une part de liberté non déterminée par l’instinct. La nature ne dicte pas ce que nous devons faire.
Paradoxalement, cette part de liberté n’est pas nécessairement valorisée. Elle est même une source d’inquiétude et d’interrogation. N’est-elle pas la source de notre malheur ? La critique écologiste du progrès, qui remet en question les bienfaits de la révolution industrielle, témoigne aujourd’hui de la méfiance de l’homme à l’égard de l’animal dénaturé que l’histoire de la civilisation a fait de lui. C’est cette défiance de l’homme envers l’homme, associée à la confiance placée dans la nature, qu’exprime la célèbre formule de Rousseau : « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses : tout dégénère entre les mains de l’homme. » Les sagesse antiques déjà, l’épicurisme et le stoïcisme, recommandaient de vivre selon la nature. Si le malheur et l’injustice viennent des désirs, opinions et ambitions qui naissent du mode de vie artificiel des hommes en société, on peut en déduire la nécessité de prendre pour idéal une manière de vivre plus conforme à la nature. Affirmer que la nature dicte ce que nous devons faire, dans cette perspective, signifie non pas que notre mode de vie est réglé par la nature, mais qu’il devrait l’être. C’est sur ce point que la discussion doit porter : faut-il ou non admettre l’idée selon laquelle la nature prescrit à l’homme des règles de vie, la bonne manière de vivre, sur le plan individuel (morale et sagesse) ou sur la plan collectif (droit et politique) ?
Les enjeux de la question qui peuvent servir à illustrer le problème
Deux séries de thèmes, traités au niveau existentiel ou au niveau politique, peuvent servir d’illustration au problème.
Le thème de l’écologie politique, qui fait le procès du productivisme et du consumérisme modernes, peut être associé à l’idéal promu par les sagesses antiques. À l’individu, la société moderne propose une diversité de projets de vie et fait miroiter les possibles. Les leçons des sagesses antiques, suspicieuses à l’égard de la démesure des désirs qui naissent de la vie en société et qui proposent de vivre selon la nature pour être heureux, sont peut-être toujours pertinentes. Au nom d’une exigence politique, protéger l’écosystème de l’homme en limitant l’activité économique, l’écologie contemporaine renoue avec l’idéal épicurien de sobriété, le modèle du vie heureuse en harmonie avec la nature, fondée sur le renoncement aux désirs les plus artificiels.
L’autre grand thème possible est celui du droit naturel. Il s’agit au premier abord d’un thème purement politique. Platon et Aristote considèraient que, l’art imitant la nature, la bonne organisation de la société devait être fondée sur des lois, certes humaines, instituées par les hommes, mais conçues en référence à la nature humaine en vue de respecter la structure de l’ordre naturel. Or, dans la conception antique de l’ordre naturel, la hiérarchie est naturelle : l’homme, « animal politique » est par nature destiné à vivre dans une communauté, elle-même par nature hiérarchisée. L’aristocratie (le pouvoir des meilleurs) est naturelle, ce qui ne signifie pas que l’ordre social aristocratique soit nécessairement juste. Pour Platon et pour Aristote, l’aristocratie naturelle est celle de l’intelligence. Le meilleur n’est pas le plus fort (celui qui impose son pouvoir par la force ou par la ruse) ni l’aristocrate de naissance, mais le plus capable de faire un bon usage de sa raison. C’est pour cette raison que Platon voulait que la Cité idéale soit gouvernée par les philosophes et qu’Aristote légitimait l’esclavage, à la condition que le moins intelligent, celui dont la vocation est par nature de servir d’ « outil animé », soit soumis à l’autorité du plus intelligent. Cette conception du droit naturel a été contestée et renversée par la philosophie du droit naturel moderne, dont John Locke et Jean-Jacques Rousseau, deux des principaux représentants de ce courant, servent de référence aux révolutionnaires français en 1789. « L’homme est né libre et partout il est dans les fers » écrit Rousseau dans le Contrat social. Dans le texte qu’il consacre à l’origine de l’inégalité, celui-ci défend l’hypothèse selon laquelle l’inégalité n’est pas naturelle mais résulte de l’organisation sociale qui se met en place dès les débuts de l’histoire de la civilisation, notamment avec l’invention de la propriété privée. Cette thèse aura une grande postérité. Elle sera notamment reprise par Karl Marx, pour qui « toute l’histoire est histoire de la lutte des classes » et par le féminisme moderne, lequel dénonce une « domination masculine » qui, sans être naturelle, est présente dès les premiers pas de la civilisation puisqu’on la rencontre dans toutes les sociétés humaines. Dans cette perspective, la critique de l’injustice sociale peut se référer à l’idéal d’une liberté et d’une égalité exigées par la nature authentique de l’homme. Néanmoins, cette référence à la nature humaine tend à disparaître dans les conceptions modernes de la société juste, peut-être parce que l’égalité paraît naturelle précisément.
Il y a cependant un domaine où se poursuit le débat sur la nécessité de faire référence à la nature pour faire le droit, au niveau politique, mais aussi, au plan existentiel, pour définir le sens de la vie., c’est celui de la vie conjugale et familiale. Le débat sur le mariage homosexuel a pour enjeu la question de savoir si la différence d’orientation sexuelle justifie une différence de droits et de devoirs en matière conjugale et familiale. Un débat analogue a lieu depuis le siècle des Lumières au sujet de la condition de la femme. La différence naturelle entre l’homme et la femme justifie-t-elle une différence de droits et de devoirs dans le domaine de la vie de famille ? Dans l’un et l’autre cas le fond du problème est le même : le principe de l’égalité en droits étant admis, peut-on sans contradiction justifier par la référence à la nature une différence des droits dans un domaine, celui de la vie conjugale et familiale, fondé à l’évidence sur une donnée naturelle, la sexualité, et dont la raison d’être, la finalité, à savoir la reproduction de la vie, est à l’évidence naturelle ? S’agissant de la condition de la femme, le problème déborde le cadre du droit. Il concerne aussi l’éducation (faut-il une éducation spécifique aux filles pour les préparer aux rôles dévolus aux femmes dans la famille et dans la société ?) et le sens de la vie (pour être heureuse, une femme doit-elle vivre selon sa nature fémine, choisir sa vie en fonction de ce à quoi la nature la destine, en donnant par exemple la priorité à son rôle de mère ?). Rousseau, par exemple, considère que la thèse de l’égalité dans la différence n’est pas contradictoire : dans son livre sur l’éducation (Emile), il estime qu’il existe un modèle de perfection masculine et un modèle de perfection féminine, fondés l’un et l’autre sur la nature, justifiant la différence des éducations, la différence des rôles amoureux et la différence des fonctions dans la famille et dans la société. Simone de Beauvoir, à l’inverse, fonde le féminisme contemporain en récusant l’idée d’une essence naturelle de la femme qui définirait par avance ce que doit être sa vie, l’éducation qu’elle devrait recevoir comme les rôles familiaux et sociaux qu’elle serait destinée à assumer. Beauvoir applique à la condition de la femme la thèse existentialiste selon laquelle « il n’y a pas de nature humaine » (Sartre). « On ne naît pas femme, écrit-elle dans Le deuxième sexe (1949), on le devient » : il n’y a pas de nature féminine (« l’éternel féminin »), c’est par l’éducation que la société impose aux femme l’idée d’un destin naturel définissant a priori ce qu’elle doit être. Ce faisant, la société prive la femme de l’accès à la liberté authentique, qui consiste dans le pouvoir de définir par soi-même sa destinée et qui demeure le privilège de l’homme. Simone de Beauvoir oppose à Rousseau, sur la question de la condition de la femme, la thèse rousseauiste selon laquelle l’inégalité est un produit de la civilisation, une construction historique, une fabrication artificielle de la société qui dissimule l’artifice par la référence à la nature, justifiant en l’occurrence l’inégalité par la différence naturelle. La thèse de Beauvoir est la l’origine de la dictinction entre le sexe et le genre. Les hommes, biologiquement, naissent mâles ou femelles. Mais la nature biologique ne dicte pas ce que nous devons faire. C’est le genre, la conception du féminin et du masculin dans une société donnée, à une époque donnée, qui dicte aux hommes et aux femmes ce qu’ils doivent faire. Il ne s’agit cependant que d’un déterminisme historique. Au regard de l’humanisme philosophique, qui définit l’Homme par la liberté, le destin des individus, qu’ils soient hommes ou femmes, ne doit être dicté ni par la Nature, ni par l’Histoire.
Éléments pour le plan
Le plan est l’esquisse de la construction d’une réponse argumentée à la question posée. La première règle est qu’il y ait à la fois une progression de la réflexion vers la réponse et des renversements dialectiques (basculement d’une thèse vers une thèse qui la contredit). La deuxième règle est que chacune des parties du développement réponde à la question, sous un angle à chaque fois différent.La troisième règle est que l’argumentation et la progression soient dictée par un parti-pris : il faut un point de vue, avoir quelque chose à dire. Par conséquent, ce qui suit n’est qu’une proposition. Il ne s’agit pas d’une dissertation rédigée. L’ordre de présentation des idées est ici aléatoire : elles sont juxtaposées et non liées comme il se doit dans une dissertation. Parmi les arguments proposés, il est possible de faire un choix, voire d’en ajouter qui ne sont pas présents. L’essentiel est de construire un propos cohérent et argumenté.
Je propose cependant un plan en trois étapes, qui impose une première partie consacrée à la fomulation du problème avant l’exposé, selon l’ordre dicté par le parti-pris, de deux thèses contradictoires,
La première étape est celle de la construction du problème, une sorte de seconde introduction en quelque sorte, ou un prolongement de l’introduction, qui reprend et développe la problématique. La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ? Non, car l’homme est un être d’antinature, l’histoire de la civilisation témoignant du fait qui dispose du pouvoir de ne pas se laisser dicter sa conduite par un déterminisme naturel. Cette première partie répond donc à la question, mais en vue d’écarter l’interprétation la moins pertinente de la question pour ensuite, dans les deuxième et troisième partie, pouvoir traiter le véritable problème. On peut par exemple garder l’analyse des deux sens du verbe « dicter » pour introduire et développer la thèse de Rousseau : l’homme est un « agent libre », ce qui signifie qu’à la différence de l’animal (« La nature commande à tout animal, et la bête obéit »), sa vie n’est pas réglée par l’instinct.
Comme le souligne Rousseau, la différence la plus spectaculaire entre l’homme et les autres animaux est la perfectibilité indéfinie, la faculté presque illimitée de cultiver ses dispositions naturelles, de sorte qu’il soit impossible d’identifier clairement la nature humaine et ses limites. Le mode de vie de l’animal, réglé par l’instinct, est intégralement prévisible parce que dicté par la nature. L’homme à l’inverse est perfectible, ce qui se traduit par la plasticité ou le polymorphisme des croyances et des moeurs dans l’espace et dans le temps. Il y a une transformation de la condition humaine dans le temps : l’humanité a une histoire, l’histoire de la civilisation, tandis qu’une espèce animale est « au bout de mille ans ce qu’elle était la première année de ces mille ans. » Il y a une diversité de cultures, de sorte que la nature humaine semble introuvable. Il y a certes un « mophotype » de l’espèce, comme dise les scientifiques, qui peut être observé : bipédie, forme de la main, nudité, taille du cerveau, etc. Mais pour ce qui concerne l’aspect moral et spirituel, ce qui donne le sens de la conduite, on n’observe pas une nature commune et universelle. Aussi loin qu’on remonte le cours de l’histoire, l’homme apparaît comme un « animal dénaturé ». Il est pour cette raison difficile de se représenter « l’état de nature » de l’homme, la condition de l’homme dans la nature avant l’apparition de la culture et de la civilisation. Pour retrouver la commune nature de l’homme, il faut faire abstraction de la couche de culture, cette « seconde nature » qui recouvre la première. Ce n’est que par le raisonnement que l’on peut construire l’idée de nature humaine, ce qui induit le risque permanent de confondre le mode de vie habituel propre à une culture particulière ou un état provisoire de la civilisation avec ce qu’on conçoit être le mode de vie naturel de l’homme.
L’idée selon laquelle nous sommes ce que l’éducation a fait de nous est devenue familière. Il apparaît évident qu’à travers l’éducation, les valeurs qui nous ont été transmises et qui dictent notre conduite ont pour origine la culture ou la civilisation à laquelle nous appartenons. Mais nous avons en même temps la possibilité de comparer l’état de la civilisation avec l’idée que nous nous faisons de la nature humaine, soit pour justifier la culture, soit pour la critiquer. La distinction entre nature et culture rend possible deux interprétation de leurs rapports : elle peut servir à justifier l’ordre social par sa conformité à l’ordre naturel, ou bien à l’inverse à souligner l’opposition entre nature et culture, soit pour justifier le progrès de la civilisation, soit pour produire une critique de la civilisation, de la culture ou de la société. La perfectibilité humaine est en effet une perfectibilité pour le meilleur et pour le pire. Tout en soulignant la perfectibilité humaine, Rousseau n’est par exemple pas conduit à faire l’éloge du progrès. Bien au contraire, il déplore le fait qu’au cours de l’histoire de la civilisation, l’homme soit devenu « le tyran de lui-même et de la nature ».
La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ? Il faut entendre par là : la nature dicte-t-elle ce qui doit être, la bonne manière de vivre ou d’organiser la société qui devrait servir de critère pour justifier ou critiquer ce que la société ou la civilisation a fait de nous ? La nature, autrement dit, peut-elle est la source des valeurs ou le critère à l’aune duquel il nous faudrait juger la valeur de nos valeurs ? Peut-on identifier le bien à ce qui est naturel et le mal à ce qui est contre-nature ? Pour apporter une réponse à la question ainsi comprise, il faut en outre articuler une réponse à ces deux autres questions : 1) Faut-il imputer les maux de l’humanité (malheur et injustice) à la nature ou bien à la civilisation ? 2) Est-il possible de retrouver la nature humaine, commune et permanente, sous l’homme civilisé, qui est différent d’une culture à une autre, d’une époque à une autre ? On ne peut en effet pas répondre à la question comme si on savait avec certitude ce que « nature » veut dire. Ce qu’on appelle « nature humaine » est nécessairement le produit d’une théorie toujours discutable.
La deuxième et la troisième étapes de l’argumentation doivent présenter deux visions cohérentes et contradictoires du rapport entre la nature et les valeurs. Elles proposent donc une thèse et son antithèse. L’ordre de présentation dépend donc du parti-pris de l’auteur. Je les présente ici sans préjuger de ce que devrait être cet ordre. Mon choix de présentation est donc ici contingent (ce qui signifie qu’il pourrait être différent).
Thèse – La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ? Oui, l’homme doit s’efforcer de connaître l’ordre naturel et la nature humaine pour combattre les maux qu’il s’inflige à lui-même, le malheur et l’injustice.
Argument : tout être naturel doit vivre conformément à sa nature. L’instinct ne dicte pas à l’homme sa conduite mais il peut par la réflexion découvrir la bonne manière de vivre, qui est la vie qui convient à sa nature. Comme tout être naturel, l’homme est destiné à vivre selon sa nature. Certes, la nature humaine n’est pas la nature animale. On peut même objecter qu’il n’y a pas pour l’homme de déterminisme naturel puisqu’il peut, individuellement ou collectivement, définir sa manière de vivre sans qu’elle lui soit dictée immédiatement par l’instinct. L’homme est un agent libre, mais cela n’implique pas l’absence de nature humaine. Pour l’homme, vivre selon la nature consiste à se fier à sa sensibilité et à sa raison, les deux facultés qui définissent la nature humaine. L’idée commune La raison nous permet de mieux connaître l’ordre naturel et la nature humaine. L’idée commune aux sagesses antiques, l’épicurisme et le stoïcisme, est qu’il faut se servir de la raison pour mieux connaître l’ordre naturel et la nature humaine afin de vivre mieux: vivre selon la nature est la condition pour vivre heureux. La nature ne dicte donc pas directement à l’homme ce qu’il doit faire mais elle lui fournit l’instrument, la raison, qui lui permet de connaître l’ordre naturel et sa nature propre afin de régler sa vie sur cette réalité objective.
Argument : la science ne prescrit pas un idéal de vie mais en tant qu’elle découvre les lois de la nature, elle dicte l’action intelligente, efficace, pour atteindre les buts que l’on se fixe. La raison qui nous dévoile les moyens de l’action doit aussi pouvoir faire connaître les fins qui conviennent à notre nature. La science moderne semble contredire l’idée selon laquelle la connaissance de la nature sert à définir la bonne manière de vivre. La science n’a d’autre ambition que de décrire et d’expliquer ce qui est, la réalité telle qu’elle est. Elle est neutre dans le rapport aux valeurs : elle ne déduit pas de la découverte des lois de la nature une conception de ce qui doit être, des droits et des devoirs de l’homme. Elle n’est pas prescriptive, ou normative, elle ne dicte pas de règles de vie, ne dicte pas à l’homme ce qu’il doit faire ni comment vivre. L’objection n’est cependant juste qu’en partie : la science ne fait pas connaître à l’homme les fins dernières de l’existence mais les lois de la nature auxquelles l’homme doit se soumettre afin d’accroître son pouvoir d’agir dans la nature. « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant » écrivait Francis Bacon, l’un des pionnier de la pensée scientifique moderne. La science nous dicte les règles à suivre pour atteindre nos buts. La science médicale, par exemple, déduit de la connaissance de l’organisme les moyens de préserver la santé. Sur le plan pratique, la science est la science des moyens d’agir efficacement en obéissant aux lois de la nature, c’est-à-dire en les mettant au service de l’homme.
Faut-il en conclure que la connaissance de la nature ne dicte pas les buts que l’homme doit se donner ? Ce n’est pas à la science de le faire, mais pourquoi une réflexion philosophique ou théologique ne le pourrait-elle pas ? Chacune à leur manière, la théologie (si on admet que la nature est l’œuvre d’un Créateur) et la philosophie proposent une interprétation de la nature humaine permettant de définir la bonne manière de vivre ou de concevoir l’ordre social. Par ailleurs, comme en témoigne la science des écosystèmes ou la climatologie, la science peut nous faire connaître les effets de l’activité humaine sur l’environnement, et justifier ainsi des objectifs pour l’action politique.
Argument : la nature fixe le but de l’action, c’est un fait, puisque nous définissons le bonheur et le malheur par un critère naturel, le plaisir et la souffrance. Tout homme désire être heureux et tout être naturel est destiné à accomplir sa nature : il est donc naturel de penser que le désir d’être heureux est naturel et que c’est en accomplissant sa nature que l’homme peut être heureux. D’où l’idée, que l’on rencontre dans la philosophie d’Épicure et que reprend la philosophie morale de Bentham, selon laquelle la nature indique le critère du bonheur qu’il faut poursuivre et du malheur qu’il faut éviter. Jeremy Benham l’écrit explicitement : « La nature nous a placé sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. » La sensibilité fixe le but de l’action : la rechercher du plaisir et l’évitement de la souffrance, tandis que la raison founit la connaissance des moyens de remplir l’objectif. Ainsi, on peut considérer que notre nature dicte ce que nous devons faire.
Argument : Épicure montre qu’il est nécessaire pour être heureux de limiter ses désirs aux seuls désirs naturels. Tout désir est manque : je désire avoir ce que je n’ai pas et être ce que je ne suis pas. Paradoxalement, l’illimitation du désir qu’entretien la société de consommation et qu’attise l’envie, la comparaison permanente avec autrui, génère davantage de frustration davantage que de bien-être véritable. Pour ne jamais manquer de rien et jouir pleinement de la vie, il est préférable de se contenter de peu, de la satisfaction des désirs les plus naturels, ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid. Celui qui parvient à se libérer de la dépendance aux désirs artificiels et superflus qui naissent de la vie en société ne pourra pas être malheureux.
Argument : la science de la nature fournit aujourd’hui des raisons de dénoncer les excès de la civilisation moderne et d’adpter un idéal de sobriété conforme à la sagesse d’Épicure. L’écologie politique prend appui sur les données de la physique pour mettre en question le mode de production et de consommation né de la révolution industrielle. La croissance économique sans limite conduit à l’épuisement des ressources naturelles, la surexploitation des sols à la perturbation des écosystèmes tandis que les émissions de carbone dans l’atmosphère depuis le début de la révolution industrielle provoquent un dérèglement climatique qui menace le devenir de l’humanité. L’impératif naturel de la survie nous dicte donc de transformer radicalement notre mode de vie. Pour sortir de l’excès de production, il faut sortir de l’excès de consommation, de sorte que la sobriété prônée par Épicure et que celui-ci présentait comme la clé du bonheur individuel se trouve aujourd’hui être aussi la clé de la survie de l’espèce humaine, ou du moins du bien-être des générations futures.
Argument : le malheur et l’injustice viennent de l’homme, non de la nature. « Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses : tout dégénère entre les mains de l’homme » : la célèbre formule de Rousseau signifie aux hommes qu’ils ne doivent pas se plaindre de la nature mais du mauvais usage qu’ils font de leur liberté. Le malheur et l’injustice ne viennent pas de la nature mais des produits défectueux de la civilisation, c’est-à-dire de la perfectibilité humaine. L’homme, écrit Rousseau, est devenu « le tyran de lui-même et de la nature ». Rousseau est à cet égard le précurseur des critiques de la civilisation moderne. Il défend l’idée selon laquelle l’homme est responsable de l’inégalité, laquelle ne doit pas être attribuée à la nature. « L’homme est né libre, écrit-il dans Le contrat social, et partout il est dans les fers. » Si les théoriciens antiques pensaient que l’inégalité était naturelle, ce qui pouvait justifier l’esclavage et l’aristocratie, la philosophie du droit naturel moderne oppose l’égalité naturelle des hommes à l’inégalité sociale.
Argument : l’erreur moderne est de nier la différence au nom de l’égalité. Les Anciens justifiaient l’inégalité par l’observation de différences, qu’ils jugeaient naturelles : la différence des intelligences justifiait pour Aristote l’esclavage, le moins intelligent étant par nature destiné à servir d’outil animé au plus intelligent. De même la différence des forces entre l’homme et la femme paraissaient justifier non seulement la différence des rôles mais l’inégalité des droits, l’homme étant par nature destiné à gouverner la femme. Il n’y a pas de droit du plus fort et l’inégalité en droits est toujours injuste. Mais l’égalité en droits doit-elle nous aveugler sur les différences naturelles et nous conduire à penser que ces différences ne doivent en rien dicter l’organisation de la vie individuelle et sociale ? Cette critique de la négation de la différence au nom de l’égalité porte principalement sur ce qui a trait à la sexualité, à l’amour et à la famille. La différence des sexes en effet est naturelle et la finalité naturelle de la sexualité est la reproduction de la vie. Comment pourrait-on ne pas en tenir compte pour penser la vie conjugale et familiale ?
Dans son livre sur l’éducation (Emile), Rousseau défend cette thèse de l’égalité dans la différence. « En tout ce qui ne tient pas au sexe, écrit Rousseau, la femme est homme ». La femme a les mêmes organes et les mêmes facultés que l’homme, elle est donc un homme comme les autres, justifiant qu’on lui reconnaisse les mêmes aptitudes, les mêmes droits et les mêmes devoirs qu’à l’homme. Mais « en tout ce qui tient au sexe », il y a des différences, et ces différences justifient la différence des conditions auxquelles l’homme et la femme sont destinées. Rousseau estime qu’il existe un modèle de perfection masculine et un modèle de perfection féminine, fondés l’un et l’autre sur la nature, justifiant la différence des éducations, la différence des rôles amoureux et la différence des fonctions dans la famille et dans la société. Rousseau justifie ainsi le modèle de la femme au foyer. Si on peut critiquer les conséquences de son principe d’égalité dans la différence, l’idée selon laquelle il est possible de concilier l’égalité des droits tout en considérant que la nature dicte une division des rôles dans la famille n’a rien absurde. Seule la femme, par exemple peut allaiter l’enfant. Rousseau sermone les femmes aristocrates de son temps, à ses yeux dénaturées parce qu’elles confiaient le soin d’allaiter leurs enfants à des nourrices payées pour cela.
Argument : il est impossible de faire abstraction de la différence des sexes pour penser le sens de la vie. Certaines féministes, tout en militant pour l’égalité dans la vie professionnelle, pour l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales, entendent valoriser la spécificité du féminine, en particulier la maternité. Assumer la liberté de choisir sa vie n’implique pas nécessairement de devoir refuser le destin que dicte la nature ou la tradition. Il est possible et légitime de choisir d’assumer ce à quoi la nature nous destine. C’est même ce que font la grande majorité des hommes et des femmes, qui font des enfants et vivent pour leurs enfants. Il n’y a donc rien de surprenant qu’il y ait, dans le rapport à l’enfant, une différence entre les hommes et les femmes, ce qui se traduit notamment par le fait que les femmes soient plus nombreuses que les hommes à faire des demandes de travail à temps partiel pour s’occuper de leurs enfants. Le poids des déterminismes n’est pas la seule explication possible. On peut aussi l’interpréter comme le libre choix d’assumer une condition naturelle différenciée.
Thèse – La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ? Non. Il n’y a pas de nature humaine. Il est impossible de définir la nature humaine. L’idée de « nature humaine » est toujours l’expression d’une idéologie ou d’une culture particulière qui vise à justifier la permanence d’un ordre social d’origine historique.
Argument : l’homme est l’arbitre des valeurs. C’est l’homme qui valorise la beauté des paysages naturels ou qui juge que la réduction de la biodiversité constituerait un apauvrissement; mais c’est lui aussi qui déplore les catastrophes naturelles, la présence d’animaux nuisibles, les épidémies provoquées par les virus ou les maladies génétiques. Il n’y a pas d’autre source de la valeur que l’homme, lequel est responsable des obligations morales qu’il se reconnaît, même lorsqu’il prétend vouloir vivre selon la nature. L’homme se définit par la liberté, c’est-à-dire par son pouvoir de se définir sans se laisser déterminer par la nature ou par l’histoire. La conception selon laquelle « la nature dicte ce que nous devons faire » est une manifestation de ce que Sartre appelle « la mauvaise foi », l’attitude paradoxale qui consiste pour l’homme, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une société, à nier sa propre liberté. Je suis de mauvaise foi, estime Sartre, si je déclare que les valeurs existent avant moi et indépendamment de moi; je suis en contradictoire avec moi-même, puisque je déclare ainsi que je les choisis et qu’elles s’imposent à moi.
Argument : la nature nous dicte de ne pas vivre selon la nature, le développement de la civilisation qui « dénature » l’homme est justifié par le besoin et le malheur des hommes à l’état naturel. Vivre selon la nature, ce serait renoncer aux bienfaits de la civilisation. Les hommes ne sont pas sortis de l’état de nature par le hasard des circonstances, mais pour s’arracher à la misère naturelle, afin de tenter de survivre malgré les épidémies, les famines et les prédateurs. On peut considérer que c’est le déterminisme naturel (l’instinct de conservation) qui a poussé l’homme à cultiver ses facultés pour produire ce qu’on appelle « la civilisation », mais l’idéal de l’homme ne peut être de vivre selon la nature : car le « retour à la nature » serait un retour au mal naturel que le progrès de la civilisation contribue toujours davantage à écarter. La nature tue et torture, il ne faut pas accepter l’ordre du monde naturel, mais cultiver notre pouvoir de transformer de monde pour tenter dans la mesure du possible de le conformer à nos espérance de liberté et de bonheur.
Argument : parce qu’il est un être social, civilisé, l’homme n’a pas de nature humaine identifiable, ce qui rend vide de sens l’idée selon laquelle il faudrait ne satisfaire que les seuls désirs naturels. Les sagesses qui demandent à l’homme de vivre en accord avec la nature sont des doctrines de la résignation qui visent à nous faire accepter un destin naturel contre lequel nous avons raison de nous révolter. Les conceptions du bonheur fondée sur l’exigence de limitation du désir se réfère à la métaphore socratique des « tonneaux remplis ». Cette métaphore vise à faire admettre la fonction régulatrice de la distinction entre désirs naturels d’une part, désirs vains et superflus liés à l’ambition sociale d’autre part. La limitation naturelle du désir est assimilée aux limites du contenant à remplir, tandis que le tonneau percé illustre l’illimitation du désir, source de la démesure des ambitions et de la vie déréglée. Mais s’il n’y a pas de nature humaine, si le désir humain est toujours une création social-historique, comme le suggère Marx, c’est l’idée d’une limitation des désirs aux seules désirs naturels qui est vaine et vide.
Argument : la sagesse stoïcienne n’est plus adaptée à l’homme moderne, conscient de sa liberté et de sa perfectibilité, c’est-à-dire de son pouvoir de dépasser les limites imposées par la nature. Le principe de la sagesse stoïcienne dicte de vouloir ce qui arrive comme il arrive, ce qui implique de vouloir le destin naturel de l’homme, naître, vieillir et mourir. La raison nous fait connaître l’ordre naturel nécessaire (ce qui ne peut être autrement). La vertu est la force d’âme qui discipline le désir de manière à pouvoir vivre dans l’amour du destin, c’est-à-dire d’être pleinement heureux dans l’acceptation de l’ordre naturel, malgré la maladie, le vieillissement et la mort. Le projet moderne est à l’inverse de mettre la connaissance de la nature au service des fins que l’homme se proposent librement, même si elles paraissent contre nature. Ce qui est sagesse au regard du stoïcisme apparaît comme une forme de résignation du point de vue de la liberté. L’expérience du progrès qui a fait reculer le mal naturel conduit à prendre au sérieux le projet le plus insensé qui soit selon les critères des sagesses antiques, le projet d’abolir les frontières naturelles de la jeunesse et de la longévité humaine.
Argument : il n’y a pas de sagesse sans vertu, y compris celle qui commande de vivre selon la nature, et la vertu est toujours un effort pour vaincre la nature. Il y a dans les sagesses antiques une contradiction entre l’affirmation de la liberté humaine et sa négation. Le bonheur du sage, censé résulter de la vie en conformité avec l’ordre naturel, suppose la vertu, la force d’une volonté qui maîtrise la force du désir. Toute vertu est cependant reconnue comme une victoire sur la nature animale en l’homme. La peur est naturelle, raison pour laquelle le courage est une vertu, car il faut, pour être courageux, avoir la force d’âme de résister à la tentation instinctive de la fuite devant le danger. Il n’y a pas de sagesse sans libre-arbitre, sans reconnaissance de ce qui différencie l’homme de l’animal, le pouvoir de résister à la puissance du désir, que le désir soit une passion sociale ou un instinct naturel. L’homme est un agent libre, et il est pour un être libre contradictoire de penser que la nature lui dicte sa conduite ou sa loi. Pour l’homme, nier la liberté qui définit l’homme est ce que Sartre appelle » la mauvaise foi ».
Argument : l’idée selon laquelle l’ordre social est ou doit être conforme à l’ordre naturel est archaïque; elle est battue en brèche par la conscience historique moderne. Un ordre social traditionnel tend à se confondre avec un ordre naturel, raison pour laquelle on définit parfois la coutume, la culture d’une société, comme étant une « seconde nature ». Comme la nature, la tradition a le caractère de la permanence, de sorte qu’il semble impossible de distinguer ce qui est produit par l’histoire de ce qui est produit par la nature. C’est aussi la raison pour laquelle on utilise les termes « naturel » et « habituel » comme des synonymes. La conscience historique ne s’est développée et généralisée que tardivement dans l’histoire de la civilisation. La conscience historique est, sur le plan pratique, la conscience de pouvoir faire l’histoire; sur le plan théorique, la notion désigne la conscience de la différence des époques et des cultures. Les idées de réforme et de révolution s’imposent avec le siècle des Lumières, et la science historique, matrice de toutes les sciences humaines, émerge au tournant des 18e et 19e siècles. Il est depuis très difficile de faire référence à l’idée d’une nature humaine, comme le notait déjà Rousseau : du fait de la perfectibilité, on ne voit que l’humanité historique. La nature humaine est sinon introuvable, du moins inaccessible à l’observation. Il faut admettre que tout est historique dans la condition humaine. Rousseau avait raison de définir l’homme par la perfectibilité, il avait tort de penser qu’on puisse retrouver la condition humaine naturelle sous la condition humaine historique. L’être perfectible est l’être condamné à définir par lui-même ses conditions d’existence.
Argument : il est vrai que si l’homme n’est pas responsable du mal naturel, il est l’unique responsable de l’injustice, de l’inégalité parmi les hommes; mais c’est au nom de la nature que l’on a justifié l’inégalité dans l’histoire. L’objection selon laquelle les hommes sont responsables de leur propre malheur est pertinente si on considère non le mal naturel mais les malheurs et les injustices générés par l’histoire : la violence, les guerres, la domination et l’exploitation de l’homme par l’homme, la misère sociale, voire les catastrophes naturelles provoquées par l’industrie humaine. S’agissant du bien-être matériel, les bienfaits de la civilisation l’emportent sur ses effets indésirables. L’argument le plus fort est celui de l’injustice. Mais il faut observer que dans l’histoire, la référence à la nature, à l’ordre naturel ou à la nature humaine, a servi à légitimer le droit du plus fort, le despotisme, l’esclavage et la domination de l’homme par l’homme. Le dernier exemple de cet usage idéologique de l’idée de nature pour justifier la perpétuation d’une domination est son application à la condition de la femme. La condition de la femme dans l’histoire est une forme d’esclavage, une instrumentalisation des femmes par les hommes qui n’apparaît naturelle que parce qu’elle est habituelle. Si ce n’était pas le cas, les théoriciens de la différence naturelle auraient dû depuis toujours plaider en faveur de l’égalité des droits et des chances : seule la liberté, en permettant à chacun d’exploiter au maximum son potentiel naturel, pourrait faire la preuve de la différence et de l’éventuelle inégalité des facultés naturelles des hommes et des femmes.
Argument : réponse à l’objection selon laquelle, égalité ou pas, il existe bien une différence naturelle des conditions qui dicte aux hommes et aux femmes des aspirations et des manières de conduire sa vie à la fois différents et complémentaires. L’émancipation des femmes, qui bénéficient aujourd’hui de l’égalité des droits et des chances laisse subsister des différences de parcours de vie. Les femmes sont par exemple plus nombreuses à faire des demandes de travail à temps partiel, comme si la charge de concilier le soin des enfants et la vie professionnelle leur incombait davantage qu’aux hommes. Même s’il ne s’agit que de moyennes statistiques, on pourrait y voir la preuve du fait que la femme n’est pas un homme comme les autres, qu’il existe une différence naturelle essentielle dictant à l’homme et à la femme des genres de vie différents. Autrement dit, le fait que la différence des conditions s’accorde avec l’égalité en droits attesterait le fait que la nature continue dans une certaine mesure de dicter ce que nous devons faire. Cette thèse d’une possible égalité dans la différence est combattue par le féminisme contemporain depuis Simone de Beauvoir. La réponse consiste à imputer les différences que l’on observe aux préjugés transmis par l’éducation. L’éducation transmet des « stéréotypes de genre » hérités d’une culture multiséculaire. Ces stéréotypes correspondent à une conception de l’essence du féminin (« l’éternel féminin ») et du masculin (la « virilité ») construite par l’histoire et que l’on prend à tort pour un donné naturel. C’est le sens de la célèbre formule de Simonde de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ». Beauvoir applique à la condition des femmes la thèse existentialiste selon laquelle « il n’y a pas de nature humaine ». La formule signifie, au rebours de la thèse de Rousseau que le sexe, la nature biologique différenciée, ne détermine en rien l’esprit et le destin des femmes. Les femmes sont « programmées » par l’éducation à s’identifier à leur « genre », lequel n’est pas un don de la nature mais un acquis de l’histoire.
Au moment où elle publie le Deuxième sexe, en 1949, Simone de Beauvoir considère que le programme politique du féminisme, l’égalité en droits, est quasiment réalisé. Ce qui sépare les femmes de la libération authentique, estime-t-elle, ce sont les critères culturel du genre, l’essence du féminin, qui subsistent dans la culture, se transmettent par l’éducation, précèdent et définissent par avance l’existence des femmes. Le problème n’est pas tant l’inégalité que l’aliénation des femmes, que l’histoire de la civilisation a conditionné à penser que la nature dicte leur destinée, qu’elle les pré-détermine à se dévouer à leurs enfants ou à leur mari. L’aliénation est la servitude volontaire, la dépossession consentie de sa propre liberté, ce que Sartre et Beauvoir appellent « mauvaise foi », la négation de la liberté humaine en soi par l’invention d’un déterminisme. Le programme du féminisme contemporain selon Simone de Beauvoir est de déconstruire la différence des genres construite par l’histoire afin que les femmes prennent conscience qu’elles sont des hommes comme les autres. Ce qui signifie pouvoir accéder à la commune humanité, être homme au sens où pour l’homme « l’existence précède l’essence », il n’y a pas de nature qui dicte un destin mais un pouvoir de définir soi-même sa destinée en se projetant vers n’importe quel avenir possible. Pour déconstruire l’aliénation des femmes construite par l’histoire, Simone de Beauvoir ne fait pas comme Rousseau référence à une nature qu’il faudrait redécouvrir en faisant abstraction des ajouts de la civilisation mais à la conception de la liberté par laquelle Rousseau lui-même définissait l’humanité : la liberté comme pouvoir de déterminer soi-même le sens de sa vie et de ses actions sans se le laisser dicter ni par l’Histoire, ni par la Nature.
Argument : il existe une variété de conceptions du « naturel » au nom duquel on critique les institutions sociales, ce qui peut conduire à des contradictions et montre que la nature ne peut dicter les valeurs. Affirmer que la société devrait être ordonnée selon la nature suppose que l’on puisse définir ce que dicte la nature. Mais quand on fait référence à la nature, on ne fait en vérité référence qu’à un aspect de la nature, que l’on choisit de privilégier en fonction de ce qu’on veut lui faire dire. On peut ainsi faire référence à la nature pour justifier une tradition contre une innovation, mais aussi à l’inverse pour justifier une innovation contre une tradition. Dans les débats autour du mariage, par exemple, les partisans de la tradition font référence à l’ordre naturel pour justifier une organisation familiale destinée à assurer la reproduction de la vie nécessaire à toute société pour persévérer dans son être. Le mariage ordonné selon la nature doit en conséquence unir un homme et une femme (l’homosexualité est stérile, donc contre-nature), il doit être indissoluble (interdiction du divorce), pour permettre aux parents d’accompagner les enfants dans la durée, et exclusif (fondé sur l’exigence de fidélité, qui pèse davantage sur la femme, car le mariage vise à garantir la certitude du père). Mais les partisans de la réforme de la conception traditionnelle du mariage font également référence à la nature : c’est au nom de l’amour, un sentiment naturel qui par nature est libre, que l’on a justifié le mariage d’amour contre le mariage forcé, mais aussi le divorce, puisque la nature dicte de ne pas contraindre les personnes qui ne s’aiment plus à vivre ensemble. C’est également au nom des droits de la nature qu’on a pu revendiquer la « libération sexuelle », contre une culture répressive à l’excès. La réforme peut porter sur l’éducation sexuelle, sur la liberté sexuelle avant le mariage, et peut aller jusqu’à mettre en question la pertinence du devoir de fidélité, jugé contre-nature. De même, les partisans du mariage homosexuel ont mis en avant l’argument selon lequel l’orientation sexuelle est non choisie, donc naturelle, que l’on soit hétérosexuel ou homosexuel, une institution contraignant les personnes homosexuelles à dissimuler leur orientation sexuelle pour pouvoir fonder une famille pouvant donc apparaître comme contre-nature.
Des critiques sociales justifiées par « ce que dicte la nature » peuvent donc être contradictoires entre elles. Il faut peut-être en conclure que ce n’est jamais la nature qui dicte à l’homme ce qu’il doit faire, mais que l’homme se forge une idée de ce qu’il doit faire en se servant de la nature comme d’un argument d’autorité lui permettant de justifier ses choix à ses propres yeux. Suivant Sartre, il faudrait convenir qu’il n’y a pas de nature humaine, si on entend par là qu’il n’y a pas de nature, en l’homme ou hors de l’homme, pour dicter à celui-ci ce qu’il doit faire et comment il doit vivre.