L’existence humaine et la culture

Notions : la nature, la liberté, la conscience et l’inconscient, la technique, le travail, le langage, la religion, la raison.

Cette perspective regroupe une série de problèmes qui relèvent de l’anthropologie. L’anthropologie désigne l’étude de l’homme. Elle vise donc à répondre à la question « Qu’est-ce que l’homme ? » qui constitue, selon Kant, l’objet principal de la philosophie.

Du point de vue des sciences humaines, l’anthropologie est la connaissance générale que l’on peut produire sur la condition humaine en comparant les savoirs (historiques, ethnologiques, sociologiques) relatifs à la diversité des sociétés dans l’espace et dans le temps. Du point de vue des sciences naturelles, l’homme est avant tout un être naturel, une partie de la nature, un être vivant parmi les autres vivants, une espèce animale parmi les espèces animales. L’anthropologie naturaliste contemporaine se fonde sur la théorie de l’évolution de Charles Darwin, qu’il faut donc connaître pour évoquer la nature humaine et les rapports de l’homme et de la nature.

La réflexion philosophique peut intégrer les données des sciences humaines et des sciences naturelles, mais a pour objet principal de définir l’essence de l’homme et sa place dans la Nature, dans l’univers ou, plus précisément, au sein du monde vivant. On peut distinguer deux axes du questionnement : 1) Quels sont les grands aspects de la condition humaine et les facultés en l’homme qui permettent de distinguer celui-ci des autres animaux ? 2) Y a-t-il une nature humaine ? Quelle est la part de l’inné (ce qui relève de la nature), de l’acquis (ce qui relève de la culture) et de la liberté dans l’explication de l’existence humaine ?

Le problème fondamental

L’homme fait-il partie de la Nature ? La question peut sembler saugrenue. L’homme est situé dans l’espace et dans le temps, il est constitué de matière. Il est un élément de l’Univers et, sur Terre, un organisme vivant parmi les millions d’autre que l’histoire de la vie a produite. Dans le rapport à l’univers connu, l’homme peut être considéré ou bien comme une parcelle de réalité insignifiante et dérisoire, ou bien comme une être à part, qualitativement distinct de, et infiniment supérieur à tout ce qui existe. L’essentiel est dit dans ce texte de Blaise Pascal :

L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers à sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

L’expression « roseau pensant » accuse le contraste entre d’une part le caractère insignifiant et dérisoire de l’homme comme être matériel et d’autre part la puissance de la pensée humaine, capable de penser l’univers et la relativité de sa propre situation dans l’univers. « par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends », ajoute Pascal en jouant sur les deux sens du verbe « comprendre » (englober une partie; saisir de sens, avoir l’intelligence de quelque chose). Ce n’est ni par la puissance, ni par l’occupation de l’espace ou la durée que l’homme est grand et supérieur, mais par la pensée, l’esprit, la conscience, par les dimensions morales, intellectuelles et spirituelles qui définissent le sujet humain. Ce que corrobore ce texte de Kant, qui souligne l’importance du « Je » qui définit la subjectivité, le « Je » du « Je pense » et du « Je veux » qui permet de se consevoir comme l’auteur et le guide de ses pensées et de ses actions. La conquête de ce « Je » qui distingue l’homme des autres être naturels fait basculer l’enfant de l’animalité à l’humanité :

Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison dont on peut disposer à sa guise; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement. Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.); et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler .Auparavant il ne faisait que se sentir; maintenant il se pense. Emmanuel Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798).

Le point de vue contradictoire consiste à souligner la tendance humaine à se prendre pour le centre du monde. L’anthropocentrisme est à l’échelle de l’espèce ce qu’elle l’égocentrisme à celle de l’individu : l’inclination infantile qui consiste, par ignorance, à confondre la la réalité avec l’environnement, c’est-à-dire un monde dont on est le centre (l’écologie la plus radicale critique ainsi logiquement la notion d’environnement comme étant anthopocentrique). Le texte de Freud ci-dessous souligne la vertu éducatrice de la science, qui arrache l’humanité à l’anthropocentrisme en lui infligeant des blessures narcissiques, susceptibles de provoquer en retour des réactions violentes de rejet. Il évoque d’abord la révolution copernicienne qui, aux 16e et 17e siècle a dissipé l’illusion selon laquelle la Terre serait le centre autour duquel le monde tourne, en découvrant aux hommes l’immensité infinie de l’univers et le fait que la Terre n’est qu’un petit astre gravitant autour du soleil. Puis la révolution darwinienne, qui a inscrit l’humanité dans la continuité du vivant, découvrant aux hommes l’origine animale de l’espèce humaine, dont l’évolution obéit, comme celle des autres espèces, à la loi de la sélection naturelle. Enfin, se comparant lui-même à Darwin et à Copernic, Freud évoque la psychanalyse, la science de l’inconscient dont il est le père et qui détruit l’illusion d’une autonomie de la conscience régnant souverainement sur les pulsions de l’instinct animal. « Le Moi n’est pas maître dans sa propre maison »: avec cette proposition qui est au coeur de son oeuvre, Freud attaque l’instrument de la maîtrise de soi et qui est supposé faire la supériorité de l’homme, l’esprit, l’intelligence consciente d’elle-même, pour montrer sa dépendance à l’inconscient, qui est le siège des pulsions animales, du principe de plaisir qui anime l’organisme humain.

Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale. Sigmund FreudIntroduction à la psychanalyse (1916).

Par-delà les critiques de détail (dans la physique antique, la Terre est le centre du Cosmos mais représente un niveau de réalité inférieure à la sphère céleste, qui est divinisée), on pourrait objecter à Freud que son éloge de science démystificatrice rejoint l’idée selon laquelle la pensée fait la grandeur de l’homme en cultivant la conscience qu’il prend de lui-même et de la relativité de sa position au sein du réel. La science fait grandir l’humanité en l’arrachant aux illusions de son enfance et, se faisant, l’élève toujours davantage au-dessus des autres êtres naturels, plongés dans l’inconscience d’eux-mêmes et dans l’ignorance de la réalité dont ils font partie. Il existe peut-être, autrement dit, un anthropocentrisme justifé et lucide, non réductible à l’illusion narcissique.

L’homme et l’animal

L’axe principal de la réflexion philosophique sur l’homme est constitué par la question de la différence entre humanité et animalité : l’homme n’est-il que « l’animal humain » ou bien y a-t-il en lui une propriété distinctive qui le distingue de l’ensemble de autres animaux et le situe à part, voire au-dessus du règne naturel ? L’anthropologie philosophique s’efforce de répondre à cette question en examinant les qualités susceptibles de constituer le propre de l’homme.

Pour qu’on puisse opposer l’homme à tous les autres animaux, il ne suffit pas d’observer la supériorité de l’homme dans l’exercice d’une faculté, il faut pouvoir établir la présence en l’homme d’une qualité totalement absente chez les autres animaux. L’idée selon laquelle l’homme est le plus intelligent des êtres vivants sur Terre est généralement partagée, même si on peut défendre la thèse qu’il existe diverses formes d’intelligence incomparables entre elles. La question, à propos de l’intelligence comme à propos des autres facultés (le langage, la technique, la liberté, la culture et l’éducation, etc.) est de déterminer s’il s’agit d’une qualité possédée exclusivement par l’homme. Autrement dit, la recherche du propre de l’homme est la recherche d’une différence qualitative entre l’homme et les autres animaux, une différence qui permette d’établir une discontinuité entre l’homme et le monde animal. Un différence de degré, du plus au moins, ne suffit pas à justifier qu’on mette l’homme à part : elle ne rompt pas la continuité entre animalité et humanité.

Darwin et la théorie de l’évolution

La théorie de l’évolution, qui est depuis Darwin au fondement de la connaissance du vivant, semble justifier l’approche continuiste, défendue explicitement par Darwin lui-même :

Quelques naturalistes, profondément frappés des aptitudes mentales de l’homme, ont partagé l’ensemble du monde organique en trois règnes : le règne Humain, le règne Animal et le règne végétal, attribuant ainsi à l’homme un règne spécial. Le naturaliste ne peut ni comparer ni classer les aptitudes mentales, mais il peut ainsi que j’ai essayé de le faire, chercher à démontrer que, si les facultés mentales de l’homme diffèrent immensément en degré de celle des animaux qui lui sont inférieurs, elles n’en diffèrent pas quant à leur nature. Une différence en degré, si grande qu’elle soit, ne nous autorise pas à placer l’homme dans un règne à part. Charles Darwin, La descendance de l’homme (1881)

La théorie de l’évolution applique à l’histoire du vivant le principe, dont la formulation remonte à Aristote, selon lequel la nature ne fait pas de sauts. L’idée selon laquelle les espèces telles que nous les voyons ont toujours, depuis la création du monde, été ce qu’elles sont aujourd’hui (la thèse du « fixisme ») a commencé d’être remise en cause au 18e siècle. On datait auparavant à partir de la Bible l’âge de la Terre, estimé à environ 6000 ans. La prise de conscience de l’ancienneté de la Terre (plus se 100 000 ans pensaient les savants du 18e siècle, 4,5 milliards d’années selon ceux d’aujourd’hui) a rendu concevable la thèse du « transformisme », ou « évolutionnisme », selon laquelle les formes de vie actuelles se sont formées progressivement dans la durée, par petites modifications successives. La théorie de l’évolution implique en premier lieu que chaque espèce vivante distincte est le produit d’une longue évolution au cours de laquelle elle est devenue, par degrés, ce qu’elle est aujourd’hui à partir d’un ancêtre différent de ce qu’elle est. Elle implique en second lieu qu’il existe un arbre généalogique du vivant comme il existe un arbre généalogique familial, de sorte que toutes les espèces vivantes sont des cousines plus ou moins éloignées, qu’elles ont toutes un ancêtre commun, plus ou moins éloigné dans le temps. La génétique a ainsi permis d’établir que le chimpanzé est le cousin le plus proche de l’homme, le chimpanzé et l’homme étant les produits d’une évolution à partir d’un ancêtre commun situé 7 millions d’années en arrière. En troisième lieu, cette théorie implique qu’il a existé de nombreuses espèces passées aujourd’hui disparues, notamment des espèces intermédiaires ancêtres des espèces contemporaines : entre Homo Sapiens et l’ancêtre commun au chimpanzé et à l’homme, il a existé de multiples espéces humaines, partageant avec Sapiens la bipédie qui, sur le plan morphologique, distingue les hommes des singes. Ce dernier point est décisif s’agissant de la validation scientifique de la théorie de l’évolution, puisque la découverte et la datation des fossiles permettent de reconstituer l’arbre généalogique de vie.

L’originalité de Darwin n’est pas d’avoir formulé la thèse du transformisme, qui était dans l’air du temps, mais d’avoir conçu la théorie du mécanisme naturel de l’évolution, la théorie de la sélection naturelle, qui sera ensuite complétée après lui, notamment au 20e siècle avec la découverte des lois de la génétique. Comment l’évolution est-elle possible ?La nature, explique Darwin, réalise spontanément ce que font les éleveurs lorsqu’ils sélectionnent les bêtes pour orienter la reproduction. L’objectif est d’utiliser les deux dimensions de la reproduction, l’hérédité (la transmission à l’identique des caractéristiques naturelles) et la variation (qui produit de nouvelles caractéristiques) pour améliorer l’espèce en sélectionnant les caractéristiques qui intéressent les éleveurs. Pour l’évolution, le facteur déterminant, ce sont les variations. On sait aujourd’hui qu’elles s’expliquent par de petites mutations génétiques aléatoires (accidentelles) lors de la reproduction. Ces mutations qui apparaissent au hasard peuvent être favorables ou défavorables à l’adaptation de l’individu porteur à son milieu naturel. Si elles sont neutres, elles sont sans conséquence. Si elles sont nuisibles à la conservation de la vie, elles disparaissent, faute de pouvoir se transmettre. Si au contraire une mutation favorise la survie de l’individu qui la porte, celui-ci aura davantage de chances de se reproduire, et la mutation pourra se transmettre à la descendance. C’est de cette manière qu’apparaissent dans la nature les caractéristiques nouvelles qui modifient une espèce, jusqu’à générer une nouvelle espèce. Le milieu naturel joue le rôle de l’éleveur dans la sélection des variations destinées à intégrer, faire évoluer et définir l’identité génétique d’une espèce.

D’après la théorie de l’évolution, toutes les caractéristiques physique et mentales d’une espèce sont donc le produit de ce mécanisme de la sélection naturelle. Comme on l’a vu, Darwin avait conscience que l’immensité de la différence entre les aptitudes mentales de l’homme et celle des autres animaux pouvait constituer une objection contre l’idée que l’humanité aurait des ancêtres non humains. De telles différences, estimait-il cependant, sont assez ordinaires dans la nature et ne justifient pas qu’on fasse de l’homme un être à part : « l’intervalle qui sépare les facultés intellectuelles de l’un des singes supérieurs de celles du poisson, ou les facultés intellectuelles d’une fourmi de celles d’un insecte parasite est immense. Le développement de ces facultés chez les animaux n’offre pas de difficultés spéciales Il est incontestable que la haute importance de ces facultés pour ces animaux à l’état de nature, constitue une condition favorable pour que la sélection naturelle puisse les perfectionner. La même conclusion peut s’appliquer à l’homme; l’intelligence a dû avoir pour lui, même à une époque fort reculée, une très grande importance, en lui permettant de se servir d’un langage, d’inventer et de fabriquer des armes, des outils, des pièges, etc. Ces moyens, venant s’ajouter à ses habitudes sociales, l’ont mis à même, il y a bien longtemps, de s’assurer la domination sur tous les autres animaux. » L’exceptionnel développement intellectuel de l’homme s’explique, selon Darwin, comme le développement chez les animaux de leurs facultés propres, par le mécanisme de la sélection naturelle.

Le débat sur l’intelligence animale

La théorie de l’évolution « animalise » l’homme : « l’hominisation », le devenir humain dans la nature, s’est opérée selon le mécanisme commun à l’évolution de toutes les espèces. L’apparition des facultés humaines s’expliquerait comme celle des autres animaux par le jeu du hasard (les mutations génétiques) et de la nécessité (l’adaptation au milieu naturel). Du point de vue de la thèse « discontinuiste », une objection s’impose : l’apparition de la conscience et de l’intelligence et du langage n’a-t-elle pas pour conséquence de permettre une capacité d’adaptation consciente, délibérée, et un développement intellectuel autonome par rapport à l’évolution biologique, ce qui ne s’observe pas chez les autres animaux ? Bref, ne faut-il pas admettre le caractère indépassable de la thèse d’Aristote selon laquelle l’homme est le seul l’animal doué de raison ? Les défenseurs de la thèse « continuiste », de Montaigne à l’éthologie contemporaine, entreprennent de réponde à cette objection par l’humanisation de l’animal, s’efforçant de montrer que les toutes les facultés humaines sont présentes chez les autres animaux, sous une forme différente ou à un degré moindre.

Le débat sur l’intelligence des animaux est aussi ancien que la philosophie. La recherche de la vérité doit en la matière tenter d’éviter deux écueils : l’anthropocentrisme, consistant à nier aux animaux les aptitudes mentales qui sont les leur et dont on voudrait faire le privilège de l’homme; l’anthromorphisme, consistant à projeter sur les autres animaux une forme d’esprit qui n’appartient qu’à l’homme. A l’aube de la philosophie moderne, les deux thèses qui s’opposent ont été notamment formulées par Montaigne et Descartes. Commentant les témoignages antiques sur l’habileté des bêtes, Montaigne défend la thèse continuiste selon laquelle la différence entre l’homme et les autres animaux n’est qu’une différence de degré : « Nous vivons et eux et nous, sous un même toit et humons un même air : il y a, sauf le plus et le moins, entre nous une perpétuelle ressemblance » Il relativise même, reprenant une formule de Plutarque, un auteur de l’antiquité, la supériorité de l’homme : « J’enchérirais volontiers sur Plutarque et je dirais qu’il y a plus de distance de tel homme à tel homme qu’il y en a de tel homme à telle bête. Car je ne pense pas qu’il y ait une si grande distance de bête à bête, comme il y a de grand intervalle d’homme à homme, en matière de prudence, de raison, de mémoire. » Dans le texte ci-dessous, Montaigne défend la thèse de l’intelligence des animaux, récuse celle de l’absence de langage animal et dénonce la vaniteuse prétention des hommes, fondée sur l’ignorance, à être les seuls possesseurs de ces facultés.

La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et en même temps, la plus orgueilleuse. […] C’est par vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se sélectionne lui-même et se sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons, et leur attribue telle portion de facultés et de force que bon lui semble. Comment connaît-il par l’effort de son intelligence les mouvements internes et secrets des animaux ? Par quelle comparaison d’eux à nous conclue-t-il la bêtise qu’il leur attribue ? […] Ce défaut de communication d’entre elles et nous, pourquoi n’est-il aussi bien à nous qu’à elles ? C’est à deviner, à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons plus qu’elles nous [nous ne les comprenons pas plus qu’elles ne nous comprennent]. Par cette même raison elle nous peuvent estimer bêtes, comme nous les en estimons. […] Les hirondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent-elles sans jugement et choisissent-elles sans discernement, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et, en cette belle et admirable contexture de leurs bâtiments, les oiseaux peuvent-ils se servir plutôt d’une figure carrée que de la ronde, d’un angle obtus que d’un angle droit, sans en savoir les conditions et les effets ? Prennent-ils tantôt de l’eau, tantôt de l’argile, sans juger que la dureté s’amollit en l’humectant ? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prévoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l’aise ? Se couvrent-ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l’orient, sans connaître les conditions différentes de ces vents et considérer que l’un leur est plus salutaire que l’autre ? Pourquoi épaissit l’araignée sa toile en un endroit et relâche en un autre ? Se sert à cette heure de cette sorte de nœud, tantôt de celle-là, si elle n’a et délibération, et pensée, et conclusion ? Nous reconnaissons assez, en la plupart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au-dessus de nous et combien notre art est faible à les imiter. Michel de Montaigne, Essais, livre 2, chapitre 12. (1588)

Dans le texte suivant, Descartes, répond à Montaigne, niant l’intelligence et le langage des animaux. Descartes est considéré comme le fondateur de l’humanisme philosophique moderne, critiqué pour son anthropocentrisme par les militants de l’écologie ou de la cause animale. Dans ce texte, il considère qu’on en peut attribuer la pensée aux animaux, parce que leurs conduites qui ont l’apparence de l’intelligence relèvent de l’instinct, de intelligence sans conscience d’un automate. On ne peut non plus considérer que les animaux parlent, car la parole ne convient qu’à la pensée, dont l’homme seul est capable. Le langage animal n’exprime que les « passions », c’est-à-dire la souffrance, la joie, l’espérance et la crainte, et non des pensées. Descartes conclue que l’animal n’est qu’une machine dépourvue d’âme ou d’esprit.

Pour ce qui est de l’entendement ou de la pensée que Montaigne et quelques autres attribuent aux bêtes, je ne puis être de leur avis. Ce n’est pas que je m’arrête à ce qu’on dit, que les hommes ont un empire absolu sur tous les autres animaux; car j’avoue qu’il y en a de plus forts que nous, et crois qu’il y en peut aussi avoir qui aient des ruses naturelles, capables de tromper les hommes les plus fins. Mais je considère qu’ils ne nous imitent ou surpassent, qu’en celles de nos actions qui ne sont point conduites par notre pensée ; car il arrive souvent que nous marchons et que nous mangeons, sans penser en aucune façon à ce que nous faisons, et c’est tellement sans user de notre raison que nous repoussons les choses qui nous nuisent, et parons les coups que l’on nous porte, qu’encore que nous voulussions expressément ne point mettre nos mains devant notre tête, lorsqu’il arrive que nous tombons, nous ne pourrions nous en empêcher. Je crois aussi que nous mangerions, comme les bêtes, sans l’avoir appris, si nous n’avions aucune pensée ; et l’on dit que ceux qui marchent en dormant, passent quelquefois des rivières à nage, où ils se noieraient étant éveillés. Pour les mouvements de nos passions bien qu’ils soient accompagnés en nous de pensée, à cause que nous avons la faculté de penser, il est néanmoins très évident qu’ils ne dépendent pas d’elle, parce qu’ils se font souvent malgré nous, et que, par conséquent, ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu’ils ne sont dans les hommes, sans qu’on puisse, pour cela, conclure qu’elles aient des pensées.

Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charon aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient.

Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est, que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l’ordre que tiennent les grues en volant et celui qu’observent les singes en se battant, s’il est vrai qu’ils en observent quelqu’un, et enfin l’instinct d’ensevelir leurs morts, n’est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu’ils ne les ensevelissent presque jamais : ce qui montre qu’ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu’elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. A quoi je n’ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n’est pas vraisemblable, à cause qu’il n’y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huître, les éponges, etc. René Descartes, Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646.

L’éthologie, la science du comportement animal, qui s’est développée au 20e siècle, recourt à la méthode expérimentale pour tenter de mieux connaître les aptitudes mentales réelles des animaux. Elle fournit donc des arguments empiriques susceptibles d’alimenter le débat. On peut par exemple illustrer la réflexion sur la pensée et le langage des animaux par le cas du perroquet Alex, observé par l’éthologue Irène Peppeberg durant 30 ans. Soumis à des tests d’intelligence et du fait de sa capacité à imiter la parole humaine, Alex a pu rendre visible l’intelligence animale consciente.

Tous ceux qui ont vu Alex agir, comme j’en ai eu l’occasion au début de sa carrière, on été époustouflés. Evidemment, les sceptiques ont tenté de réduire ses compétences à la répétition de mots appris par coeur, mais, puisque les stimulis et les questions changeaient tout le temps, on imagine mal qu’il aurait pu réussir à ce point avec un stock de réponses toutes faites. Pour jongler entre toutes les possibilités, il lui aurait fallu une mémoire gigantesque. Il est donc beaucoup plus simple de supposer, comme l’a fait Irène, qu’il a acquis quelques concepts de base et qu’il est capable de les combiner mentalement. De plus, il n’avait pas besoin de la réponse d’Irène pour répondre, ni même de voir les objets. On pouvait lui demander de quelle couleur est le maïs même s’il n’y avait pas de maïs visible. Il répondait : « Jaune ». Alex était particulièrement doué pour distinguer le « même » et le « différent », ce qui supposait de comparer les objets sous de nombreux aspects. A l’époque où il a commencé son apprentissage, il était admis que toutes ces capacités – nommer, comparer et juger les couleurs, les formes et les matières – nécessitaient le langage. Irène a dû se battre avec acharnement pour convaincre le monde des aptitudes d’Alex, d’autant plus que le scepticisme est bien plus profond à l’égard des oiseaux que de nos proches parents les primates. Néanmoins, après des années de persévérance et de preuves solides, elle a eu la satisfaction de voir Alex accéder à la célébrité. Lorsqu’il est mort, en 2007, il a eu l’honneur de deux nécrologies : l’une dans le New York Times, l’autre dans The Economist. Frans de Waal, Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ? (2016)

Rousseau : liberté et perfectibilité

Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Jean-Jacques Rousseau cherche à définir la nature humaine, ce que tous les hommes ont en commun quand on fait abstraction des variation liées à l’histoire et à la culture. Il identifie deux traits, qui lui paraissent distinguer l’homme de l’animal, « l’amour de soi » (la tendance à persévérer dans son être) et la faculté de compassion. Ce qui distingue l’homme et le sépare du reste de la nature, c’est un troisième trait, la liberté de la volonté, le pouvoir de résister à la force de l’instinct, qui arrache l’homme à la nature animale. Rousseau associe la liberté à la perfectibilité, la faculté « presque illimitée » de se perfectionner, et lui oppose l’intelligence, qui ne permet pas de distinguer l’homme des autres animaux. La thèse de Rousseau fait donc la synthèse des points de vue de Montaigne et de Descartes : comme Montaigne, il reconnaît l’intelligence aux animaux; comme Descartes, il leur refuse la « spiritualité de l’âme ». Rousseau définit l’animal comme une « machine ingénieuse » : l’animal est ingénieux, c’est-à-dire intelligent, mais il est « machine », parce qu’il ne dispose pas de la liberté du vouloir qui lui permettrait de fixer lui-même en conscience le sens de ses actions sans laisser dicter celui-ci par l’instinct, c’est-à-dire par la nature en lui. C’est la liberté, la qualité d’agent libre qui fait pour Rousseau l’esprit, l’humanité de l’homme, la qualité distinctive parmi tous les animaux, et non l’intelligence, une faculté présente chez de nombreuses espèces et par rapport à laquelle l’homme ne diffère des autres animaux que « du plus au moins » [par son degré d’intelligence supérieur.]

Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleurs viandes, et un chat sur des tas de fruit, ou de grain, quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était aviser d’en essayer. C’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l’esprit déprave les sens , et que la volonté parle encore quand la nature se tait.

Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête; ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer ou de résister; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme; car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n’explique rien par les lois de la mécanique.

Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un l’animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse et d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcé de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents; que c’est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature.

Le dernier paragraphe du texte fait de la perfectibilité de l’homme la qualité qui distingue de manière incontestable l’homme de l’animal. Le fait incontestable que souligne Rousseau est la condition historique de l’homme. L’homme n’est pas seulement un être naturel mais aussi un être culturel. Le monde social dans lequel les hommes vivent varie d’une époque à une autre, d’un lieu à l’autre. La condition humaine est diverse et changeante parce qu’elle n’est pas produite par la nature seule, mais aussi par l’histoire de la civilisation. La théorie de l’évolution permet de penser l’origine de l’homme dans la nature, l’hominisation. L’évolution biologique a pour moteur les mutations génétiques et la transmission du patrimoine génétique, des caractéristiques innées en l’homme. L’histoire de la civilisation a pour moteur l’innovation, l’acquisition de nouvelles facultés, et la tradition, la transmission de l’acquis par l’éducation. L’homme a le pouvoir de faire sa propre histoire, de transformer ses conditions d’existence dans le temps, sans qu’on puisse déterminer a priori les limites de ce pouvoir. « Il est impossible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme« , écrit Kant, commentant à son tour le thème de la perfectibilité indéfinie [indéfinie = dont on ne connaît pas a priori les limites, ou dont on ne sait pas si elle peut rencontrer des limites].

La différence entre nature et culture pourrait donc être considérée comme un critère factuel de distinction entre l’homme, l’être historique et les autres animaux, simples êtres naturels. L’éducation, la transmission de l’acquis serait le propre de l’homme : « L’homme est la seule créature qui doive être éduquée« ; « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. » (Kant, Réflexions sur l’éducation). Là encore, l’éthologie apporte des éléments factuels qui peuvent servir d’objections. L’étude des primates a notamment mis en évidence, principalement dans le maniement des outils, des variations géographiques dues à une découverte, qui supposent la non seulement la capacité d’acquérir un nouveau comportement mais aussi celle de le transmettre, la capacité d’apprentissage par imitation. On est donc en droit, au regard des données de l’éthologie contemporaine, de parler de culture animale (quelques illustrations ici pour ceux qui ont le temps). Ces données sont elles-mêmes très intéressantes, mais elles peuvent également être mobilisées pour souligner le contraste entre la culture animale et la culture humaine, la seule dont on puisse dire qu’elle est caractérisée par la perfectibilité indéfinie.

Unité de l’espèce humaine, diversité des cultures

Selon la science naturelle qui étudie aujourd’hui l’homme à partir de la théorie de l’évolution, il n’existe pas de races humaines mais une seule espèce humaine au sein de laquelle il existe des variations génétiques (chaque individu étant unique) sans que l’on puisse distinguer des groupes génétiquement homogènes. En revanche, l’étude de l’hominisation, c’est-à-dire de l’évolution qui a conduit à l’émergence de notre espèce dans la nature, fait apparaître qu’il a existé de multiples espèces humaines et pré-humaines aujourd’hui disparues. La première des caractéristiques physiques qui constitue l’humain est la bipédie intégrale, le fait de pouvoir se tenir debout durablement et de pouvoir marcher. Les australopithèques comme la fameuse Lucy (australopithécus, « singes du Sud », ainsi nommés parce que leur découverte s’est faite en Afrique du Sud), il y a plus de trois millions d’années, n’étaient pas encore des bipèdes exclusifs et n’appartiennent donc pas au genre Homo.

Durant trois millions d’années, l’évolution va s’accélérer du fait de l’apparition de la culture, avant l’arrivée de Sapiens. Les premiers outils en pierre taillée remonteraient même aux australopithèques, avant les premières espèces du genre Homo, il y a 3,3 millions d’années. L’emploi, sinon la domestication du feu, remonte semble-t-il à plus de 700 000 ans, voire à plus d’un million d’années, bien avant l’apparition de Sapiens donc. Cela signifie aussi que la culture a précédé de très loin la naissance des premières grandes civilisations et qu’elle a joué un rôle dans l’évolution naturelle qui a conduit à l’apparition de notre espèce.

Les découvertes dues à la théorie de l’évolution et à la paléontologie brouillent les frontières qui distinguent nature et culture, hominisation et humanisation (histoire de la civilisation), ainsi bien entendu que la frontière entre l’animal et l’homme. Faut-il considérer les australopithèques fabricateurs d’outils comme déjà nos semblables ou comme de simples animaux ? Et les différentes espèces Homo qui se sont succédées jusqu’à l’avènement de Sapiens ? Ce qui est certain, c’est que depuis 30 000 ans il n’y a plus sur Terre d’autre espèce du genre Homo que Sapiens, notre espèce. laquelle a cependant coexisté quelques temps avec d’autres espèces humaines, l’homme de Néanderthal, l’homme de Denisova, l’homme de Florès (une espèce humaine caractérisée par la petite taille, entre 1 m et 1,10 m, qui a disparu il y a environ 50 000 ans et dont on a retrouvé des fossiles sur une île indonésienne).

L’humanité se caractérise par sa perfectibilité (Rousseau), c’est-à-dire par la capacité propre à l’homme de transformer ses conditions d’existence dans le temps. De ce fait la condition humaine n’est pas une condition exclusivement naturelle mais historique, et donc culturelle. On appelle civilisation le processus par lequel les hommes inventent des manières de vivre et de penser qui ne sont pas innées, qu’il s’agisse d’organisation sociale de la production économique, de la fabrication technique d’objets et d’outils, de langage, de cuisine, d’arts et de goûts, d’organisation politique, de connaissances, de croyances métaphysiques (religieuses) et de conception du Bien et du Mal (du permis et de l’interdit, du juste et de l’injuste).

La culture est donc constituée par « les formes acquises du comportement dans les sociétés humaines » (Marcel Mauss). Elle varie dans le temps et dans l’espace, de sorte que l’humanité est divisée en une diversité de cultures et de civilisations. Dans la mesure où l’être de l’homme n’est pas constitué exclusivement par la biologie et que les communautés humaines sont façonnées par l’histoire, les hommes ne se définissent pas par l’appartenance à une nature (la « race » ou l’espèce) mais par l’appartenance à un « peuple », une culture ou à une civilisation. Il existe une espèce humaine mais pas un peuple humain. Un peuple se caractérise par une identité culturelle, principalement déterminée par la langue, la religion et les moeurs (manières de vivre, pratiques, coutumes associées au système de valeurs et de croyances). L’identité culturelle d’un peuple est constituée par sa tradition, ce qui, au sein de la culture, ne varie pas, ou varie peu, d’une génération à l’autre, se transmet par l’éducation et se perpétue ainsi dans le temps. Il arrive cependant que des identités culturelles (langues et surtout religions) transcendent les limites de leur berceau originaire pour devenir les traits d’une aire de civilisation (la Chrétienté et l’Islam, par exemple, désignent des civilisations englobant plusieurs peuples de différentes cultures).

L’ethnologue français Claude Lévi-Strauss a mis en évidence le contraste entre diversité des cultures et unité de la nature humaine : « Il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités : deux cultures élaborées par des hommes appartenant à la même race peuvent différer d’autant, ou davantage, que deux cultures relevant de groupes racialement éloignés. » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952). L’ethnologie, l’étude des peuples et des cultures éloignés de la civilisation moderne (notamment les peuples de chasseurs-cueilleurs) a permis de prendre la mesure de la diversité humaine, du rôle de la diversité des cultures dans le processus de civilisation et, surtout, de relativiser la tendance de chaque culture à se prendre pour le centre du monde et la culture de référence. Lévi-Strauss adresse notamment cette critique à la civilisation occidentale, du fait de la prétention de celle-ci, depuis le siècle des Lumières (18e siècle), à constituer le siège de la civilisation universelle (de la science et des valeurs démocratiques modernes). Il s’inquiète de « la marche du progrès » de la civilisation technique moderne, cause d’une uniformisation culturelle sans précédent au niveau mondial.

La diversité culturelle, expression de la créativité humaine, est un bienfait pour l’humanité. Cette diversité présente en effet un avantage évident dans les domaines scientifiques et techniques. Ce qui est découvert ou inventé par une société peut être emprunté et approprié par d’autres peuples. L’invention de l’écriture par les Phéniciens, du papier et de la boussole par les Chinois, du verre par les Indiens, la culture de la pomme de terre, du cahoutchouc et du tabac par les Amérindiens : tout ceci peut être échangé et partagé, participant de la sorte au progrès général de la civilisation. On peut donc à bon droit évoquer une « collaboration des cultures » à travers laquelle une différence culturelle constitue pour les autres cultures une chance de progrès : « tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire).

Lévi-Strauss met cependant en évidence un paradoxe de l’histoire de la civilisation : le progrès résultant de l’échange contribue à l’uniformisation de la culture, comme en témoigne les deux grandes révolutions économiques de l’histoire de l’humanité, l’invention de l’agriculture, il y a 10 000 ans (la révolution du néolithique) et la révolution industrielle, débutée il y a deux siècles en Europe. Or, si la différence est le moteur du progrès, cette uniformisation peut s’avérer dommageable. Il importe donc à de préserver la diversité culturelle en tant qu’elle représente un potentiel de différenciation bénéfique pour l’humanité. La volonté de protéger la diversité culturelle menacée par l’émergence d’une culture mondialisée, monotone et uniforme, exige de distinguer entre deux aspects de la culture. Une culture peut s’approprier certains apports culturels sans être menacée dans son identité. Que le tabac soit venu d’Amérique, par exemple, est un fait qui ne porte pas atteinte aux racines de la culture européenne. Un Français qui allume une cigarette n’éprouve pas le sentiment de subir l’impérialisme de la culture amérindienne. L’appropriation d’une langue étrangère ou d’une religion d’importation, en revanche, ne peut se faire sans que l’identité culturelle de la communauté disparaisse. Une telle appropriation ne peut être que l’effet d’une domination culturelle, à travers laquelle une culture en vient à détruire une autre, plus ou moins progressivement ou brutalement selon que la domination culturelle s’accompagne ou non d’une domination politique (colonisation).

La dimension essentielle de la culture est celle qui définit l’identité d’un peuple dans le temps, notamment les croyances, les lois et les valeurs qui structurent l’organisation de la société et façonnent ses moeurs. La culture en ce sens constitue un tout cohérent, une identité ou un « style de vie », par rapport auquel des apports extérieurs semblent représenter une menace : « on aperçoit mal comment une civilisation pourrait espérer profiter du style de vie d’une autre, à moins de renoncer à être elle-même. » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire). La nécessité de protéger la diversité culturelle de l’uniformisation du monde paraît donc impliquer la préservation, au sein d’une société, de ce que celle-ci tient pour sacré et qui constitue son identité profonde. Telle est la thèse défendue par Claude Lévi-Strauss, pour lequel il n’y a pas de contradiction entre le progrès de l’humanité et l’affirmation par chaque culture ou civilisation, de son identité propre : « La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité. » (Race et histoire)

L’inné, l’acquis et la liberté humaine

La distinction entre nature et culture apparaît avec la philosophie grecque. Les philosophes de l’antiquité s’efforcent de penser la nature humaine et la place de l’homme dans la nature. La référence à la nature est positive. La nature indique la norme, l’idéal, le modèle à suivre. Penser la nature humaine permet donc de critiquer les traditions, les lois humaines, variant d’une société à l’autre, étant toutes imparfaites. Avec la science moderne, la nature prend cependant un sens nouveau et devient moralement neutre. Au regard de la science, la nature est machine : un ensemble de mécanismes, de processus, dont il faut s’efforcer de comprendre les lois pour éventuellement pouvoir les maîtriser et les mettre au service de l’homme, de son idéal de bien-être ou de liberté.

Le débat nature/culture se situe désormais au niveau de l’explication de la réalité humaine. La connaissance de l’homme relève-t-elle exclusivement des sciences naturelles, spécialement de la science du vivant, ou bien exige-t-elle de se placer d’un autre point de vue, en considérant que l’homme n’est pas un animal comme les autres ? Du fait de l’historicité humaine, tout homme appartient à une culture, une civilisation. Son être n’est pas déterminé exclusivement par son appartenance à l’espèce mais aussi par son appartenance à une communauté humaine qui est le produit d’une histoire particulière. L’histoire de la civilisation (l’humanisation) ne se confond pas avec l’évolution biologique qui a fait advenir l’humanité comme espèce animale (l’hominisation). L’homme est donc l’objet de deux types de sciences : les sciences naturelles et les sciences humaines (ou sciences historiques). L’anthropologie désigne du reste, au sein des sciences humaines, ce qu’on appelle aussi l’ethnologie, l’étude des cultures ou traditions des peuples les plus éloignées de l’histoire des grandes civilisations. L’articulation de l’inné (la nature) et de l’acquis (la culture) constitue le plus grand problème de la connaissance scientifique de l’homme: Sommes-nous  déterminés par l’inné (la nature) ou par l’acquis (la culture) ? Sommes-nous le produit de nos dons naturels ou de ce que l’éducation a fait de nous ? La culture et l’éducation sont-elles indépendantes de la nature ou conditionnées et limitées par celle-ci ?

Si on ajoute l’hypothèse de la liberté humaine (au sens du libre arbitre), il apparaît qu’il existe trois point de vue en concurrence dans l’explication des conduites humaines : l’explication par la liberté (par la finalité consciente des actions), l’explication par l’acquis (l’identité de la personne en tant qu’elle est le produit d’une histoire, la sienne propre et celle de la culture de la communauté à laquelle elle appartient) et l’explication par l’inné (l’hérédité génétique et l’héritage de l’évolution, c’est-à-dire de l’histoire de l’humanité comme espèce biologique). Les explications par l’inné et par l’acquis, vraies ou fausses, sont d’ordre scientifique.

L’explication par la liberté, qu’on nomme pour cette raison « compréhension » ou « interprétation » plutôt qu' »explication », n’est par définition pas scientifique. La liberté est une qualité métaphysique que la science ne peut ni observer ni expliquer. L’explication scientifique de l’homme considéré comme être naturel ou comme être historique fait apparaître celui-ci comme un « produit » : le produit d’un déterminisme (une série causale) qui ne dépend pas de lui et auquel il ne peut échapper. Il est a priori impossible de ne pas être ce que l’on est, de ne pas être autre chose que le produit de son animalité et/ou de sa culture (de son éducation). La liberté se définit à l’inverse par la capacité d’auto-détermination, le pouvoir de déterminer soi-même le sens de son action sans être déterminé par sa nature ou par son histoire. Les sciences naturelles n’ont rien à faire de l’hypothèse de la liberté. Les sciences humaines en débattent, car les acteurs de l’histoire ou les acteurs sociaux sont des hommes, dont on peut éventuellement faire l’hypothèse qu’ils sont des « agents libres ».

Le grand problème métaphysique de la philosophie moderne est celui de la liberté et du déterminisme : sommes-nous des sortes de « machines » sophistiquées, programmées par notre nature et notre histoire ou bien disposons-nous d’une mystérieuse capacité d’auto-détermination, d’une liberté à l’égard de notre nature animale et/ou de notre identité culturelle, de nos instincts et/ou de nos préjugés ? Avons-nous, comme individu ou en tant qu’espèce, le pouvoir de nous arracher à notre condition pour construire librement notre destinée, c’est-à-dire faire notre histoire ?

Ce problème est indissociable de la question du « sujet », l’analyse de ce qui fait la subjectivité humaine, la volonté et le désir (faut-il les distinguer ou les confondre?), la conscience, l’hypothèse de l’inconscient, les relations entre la conscience et l’inconscient. Le libre-arbitre suppose la conscience de soi et la maîtrise de soi, l’autonomie de la conscience par rapport à l’inconscient ainsi que l’autonomie de la volonté par rapport au désir. Mais la liberté a-t-elle un sens ? N’est-elle pas une simple illusion de la conscience plongée dans l’ignorance des véritables causes de l’action ? Les sciences (sciences naturelles et sciences humaines) qui dévoilent les déterminismes (naturels et culturels) qui pèsent sur l’homme peuvent-elles admettre le libre-arbitre ? Ne sommes-nous pas toujours le jouet de notre inconscient (biologique, psychique ou culturel)? Pouvons-nous vouloir autre chose que ce que nous désirons ? Notre comportement n’est-il pas nécessairement réglé comme celui d’une machine par des désirs innés ou acquis? Faut-il considérer avec Jean-Paul Sartre que « l’homme est condamné à être libre », parce que la conscience ne saurait admettre le déterminisme, ou bien que celui-ci est une « machine désirante », comme l’affirme Gilles Deleuze, s’inspirant de la célèbre formule de Spinoza, pour lequel « le désir est l’essence de l’homme » ?