L’État et les droits de l’homme

L’État est la puissance qui, selon la formule du sociologue Max Weber, exerce « le monopole de violence physique légitime » sur un un territoire donné. Les bras armés de l’État, qui témoignent de l’existence de ce monopole de la violence, sont la police et l’armée, les forces qui permettent à L’État qui administre un territoire et gouverne une population de s’opposer par la violence à la violence, soit à la violence venue de l’extérieur (invasion), soit à la violence venue de l’intérieur (rebellion).

Dans sa volonté d’être descriptif, Max Weber souligne le fait que L’État est une réalité qui ne peut exister sans l’usage de la force. Mais il souligne du même mouvement un autre fait, paradoxal, à savoir que la condition de l’existence de L’État est l’acceptation de son pouvoir par le peuple qui lui est assujetti : « L’État est un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). » La légitimité politique est la justification du pouvoir politique au regard de ceux (les sujets, les citoyens) qui sont soumis à ce pouvoir et subissent sa violence. La définition de L’État par Max Weber est parfois utilisé pour justifier la violence policière, notamment la « répression » par la force d’une manifestation de colère sociale. Dans la mesure où Weber, qui est sociologue prétend simplement décrire une réalité, sa formule pourrait tout aussi bien servir à justifier la révolte contre L’État. A quoi peut-on reconnaître la légitimité du « monopole de la violence » exercé par L’État ? Au fait qu’il n’est pas contesté. A quoi peut-on reconnâitre l’absence de légitimité ? Au fait qu’il y a contestation, révolte, voire révolution.

Les principes de justice politique démocratique

La question philosophique à propos de L’État est celle de la définition du critère de la légitimité politique : à quelles conditions est-on en droit d’affirmer que L’État est juste, qu’il lui est permis d’exercer le monopole de la violence (dans le langage de la philosophie politique : qu’il a le droit de contraindre ses sujets en utilisant la force ? La contrepartie du droit de contrainte est le devoir d’obéissance. Une théorie de la justice politique définit donc les principes justifiant l’existence et l’action de L’État ainsi que, du point de vue du citoyen, l’obéissance ou la désobéissance à L’État. Ce qu’on appelle la doctrine des droits de l’homme, dont la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 énonce pour la première fois dans l’Histoire publiquement les grands principes, constitue la théorie moderne de la légitimité politique, celle qui justifie ce qu’on appelle aujourd’hui la démocratie et qu’on appelait république (pour distinguer L’État des droits de l’homme de la démocratie antique) au siècle des Lumières. Dans le langage de la philosophie, on appelle « despotisme » ou « tyrannie » l’État injuste ou illégitime, le régime politique n’obéissant pas aux principes de la justice politique. La Déclaration de 1789 ne tombe pas du ciel : elle est l’expression politique de la philosophie politique qu’on appelle philosophie du droit naturel moderne ou libéralisme politique, et dont les oeuvres de l’anglais John Locke (Traité sur le gouvernement civil) et du « citoyen de Genève » Jean-Jacques Rousseau (Le Contrat social) constituent les références principales. La notion de « droit naturel », héritée de l’antiquité, était aux 17e et 18e siècles le moyen d’exprimer l’idée selon laquelle la loi de l’État ne suffit pas à dire le juste et l’injuste : pour être juste, les lois (le « droit positif ») doivent respecter les droits naturels de l’homme, lequel est homme avant d’être citoyen (membre de l »État assujetti à ses lois). La « justice » désigne ou bien la légalité (ce que dit la loi) ou bien la légitimité (ce qui fait qu’une loi est juste). Une théorie philosophique des principes de justice est une théorie de la légitimité politique, susceptible de justifier l’État ou sa contestation.

Une théorie de la légitimité ou de la justice politique. La doctrine des droits de l’homme comprend quatre grands principes:

1) Il n’y a qu’un droit naturel de l’homme en tant qu’homme, la liberté, de sorte que l’État juste est celui qui se fonde sur le principe de l’égale liberté. Selon ce principe, chaque individu dispose du pouvoir de libre décision du sens de ses actions et de sa vie, à la condition de respecter la liberté de tous les autres. Cela implique en premier lieu qu’il ne doit pas y avoir d’esclaves. Cela implique en second lieu le respect de « lois universelles » garantissant la coexistence des liberté en imposant l’égale obligation de respecter la liberté de tous les autres. La liberté individuelle du citoyen peut se définir comme « le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et exige comme condition l’égalité en droits, l’égalité devant la loi.

2) La liberté comme droit naturel, pour être concrète, est indissociable de la protection de la sécurité de la vie et des biens de l’individu, lequel a donc droit à la « sûreté » et à la « propriété ». Par extension, la réflexion sur les conditions matérielles de la liberté conduit à élargir les fonctions de l’État, auquel on ne demande pas seulement d’être un « gardien de nuit », veillant à mettre les délinquants hors d’état de nuire, mais aussi d’être une « providence », un ‘État pourvoyeurs d’aides sociales, au service du bonheur individuel, en apportant l’assistance nécessaire pour faire face à la misère et la maladie, ou au service de la « liberté réelle », en maximisant l’égalité des chances.

3) La liberté comme droit naturel est également indissociable, dans le domaine de l’esprit, de la liberté de conscience, ce qui exige de l’État la neutralité idéologique, notamment la séparation entre l’État et la religion. Ce principe de la liberté de conscience de conscience est fondé sur l’idée que la pensée est libre par nature, puisque si la force peut combattre la force, elle ne peut combattre une conviction, un jugement relatif à la vérité et à l’erreur exprimé dans le for intérieur de la conscience. Seul un argument peut vaincre un argument, de sorte que le combat pour la vérité a pour unique terrain adéquat le débat contradictoire, ce qui implique d’admettre le pluralisme des convictions (politiques, scientifiques, philosophiques, religieuses) et l’existence d’un espace public de communication. Les traductions politiques concrètes du principe de la liberté de conscience sont la liberté d’expression des opinions, la liberté de la presse, la liberté des cultes religieux, la liberté de la recherche scientifique.

La concrétisation en France de ce principe de l’État libéral fut l’enjeu du combat pour la laïcité, c’est-à-dire pour la séparation de l’Église et de l’État. Une religion d’État n’est pas compatible avec l’égalité des cultes et la liberté de croire ou de ne pas croire. L’alliance de l’État avec une religion implique un double risque de confusion : la confusion entre les fins de l’État (protéger la liberté d’action, la sécurité de la vie et des biens, en tant que biens de l’individus menacés par des forces extérieures) et celles de la religion (dévoiler aux hommes la vérité, enseigner la morale, proposer la voie du salut en s’adressant aux âmes, afin de nourrir la vie spirituelle et de transformer l’homme intérieur); la confusion entre les moyens de l’État (la contrainte, y compris par l’usage de la violence, qui a pour fonction d’opposer la force à la force) et les moyens de la vérité, la liberté de l’esprit, la liberté de pouvoir exprimer ce que l’on croit vrai, la liberté de débattre, de prêcher, d’argumenter, de critiquer pour tenter de convaincre autrui. Ces moyens, s’agissant de la recherche de la vérité, sont reconnus comme les seuls pertinents non seulement par le rationalisme philosophique et scientifique, mais aussi par la théologie consciente de la nature de l’esprit et de la vérité (« point de contrainte en religion »).

4) Le principe de la souveraineté du peuple, le principe démocratique, est relatif à la la théorie de la loi qui se déduit de la doctrine des droits de l’homme et qui justifie l’obéissance inconditionnelle à la loi de l’État en démocratie (ou en république). Il signifie concrètement que l’individu comme citoyen doit avoir le droit de participer à l’élaboration de la loi à laquelle il est soumis, le droit, au minimum, d’exprimer son consentement. La philosophie des droits de l’homme n’est pas anarchiste : elle appelle le règne de la loi comme institution nécessaire à la coexistence des libertés. L’État juste est l’État dans lequelle la souveraineté de la loi (nul n’est au-dessus de la loi et nul n’a le droit d’y résister) est au service de l’égale liberté. Le problème de l’État juste est ainsi formulé par Rousseau dans le Contrat social :

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

La solution théorique du problème est le renoncement de l’individu à sa liberté naturelle (liberté illimitée) et l’obéissance inconditionnelle à la loi en tant qu’elle est l’expression de la volonté générale. La volonté est générale, explique Rousseau, quand « tout le peuple statue [décide] sur tout le peuple« , c’est-à-dire quand tous, d’une part, à égalité, participent à l’élaboration de la loi, et, d’autre part, quand la loi est la même pour tous. Dans ce cas, ce qu’on exige des autres, à travers la loi, on l’exige aussi de soi-même, tandis que ce qu’on s’accorde à soi-même, on l’accorde aussi aux autres. Obéir à la loi en tant qu’elle est l’expression de la volonté générale, c’est-à-dire en tant qu’elle est l’expression de la volonté souveraine du peuple considéré comme un Tout, non d’une volonté particulière dans l’État (un individu ou un groupe d’individus), revient à obéir librement. Car « obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » Telle est la théorie républicaine ou démocratique de la loi. En pratique, la traduction politique primordiale de ce principe est le suffrage universel, c’est-à-dire le droit de vote pour tous à égalité (« un homme, une voix »), permettant de choisir des représentants, les élus du peuple, chargés de gouverner et de légiférer (produire les lois) au nom du peuple.

Droits de l’homme et souveraineté de l’État

Les droits de l’homme sont des droits de l’individu. La philosophie des droits de l’homme fonde à la fois les droits du citoyen et les devoirs de l’État : l’État juste est l’État au service de l’individu. Ce qui implique la possibilité de la critique permanente de l’État, suspect de ne pas satisfaire suffisamment aux exigences des individus (liberté, sécurité, bien-être). La doctrine des droits de l’homme, paradoxalement, est pourtant fondée sur une entreprise de justification de la souveraineté de l’État. La doctrine des droits de l’homme, autrement dit, est née de la volonté de justifier le devoir d’obéissance des citoyens à l’égard de la loi de l’État, la loi étant l’expression de la volonté du Souverain (la volonté qui dispose du pouvoir de décision en toute indépendance, à laquelle aucune autre volonté n’a le droit de s’opposer). La doctrine des droits de l’homme a pour origine la théorie du fondement de la souveraineté de l’État par Thomas Hobbes dans le Léviathan (le titre de son livre est le nom d’un monstre biblique, nom par lequel Hobbes baptise l’État dont il entreprend pourtant de justifier l’existence). Thomas Hobbes, contemporain des guerres de religion, constate l’impuissance de la légitimité politique traditionnelle. La maxime formulée par Saint-Paul dans les Évangiles, « Tout pouvoir vient de Dieu », ne fonctionne plus, pas davantage que le respect coutumier pour le caractère héréditaire du pouvoir royal. Il entreprend donc de justifier l’obéissance à l’État par une fondation rationaliste de la souveraineté (du pouvoir absolu, irrésistible, de la volonté législatrice, la volonté qui décide des lois).

Comment peut-on justifier l’autorité de l’État d’une manière incontestable, en dépit des désaccords politiques et religieux ? Pour répondre à cette questin, Hobbes propose une expérience de pensée, qui consiste à faire abstraction de l’État et de la culture (donc aussi des croyances et des institutions religieuses). Pour cela, il conçoit la fiction de « l’état de nature », la situation qui serait celle des hommes sans l’État et sans les institutions nées de la civilisation. Que désirerait l’homme à l’état naturel ? Serait-il naturellement sociable ? La société humaine naturelle serait-elle pacifique et harmonieuse ? Ce qu’il y a de plus naturel en l’homme, répond Hobbes, et qui est commun à tous les hommes, est le désir de se conserver en vie. La vie est le droit naturel par excellence, le premier et le plus fondamental des droits de l’individu, même en l’absence de lois et d »État.

Dans l’état de nature, l’individu a donc un droit illimité d’utiliser tous les moyens possibles, y compris la force et la ruse, pour sécuriser sa vie. Il ne peut que vouloir accumuler de la puissance pour garantir sa sécurité, d’autant qu’il se sait en compétition avec les autres hommes, qu’il sait que les autres aussi doivent accumuler de la puissance pour garantir leur sécurité. Une telle situation est nécessairement une situation dans laquelle chacun, se méfiant de tous les autres, doit s’armer contre tous les autres. L’état de nature, estime Hobbes, ne peut être qu’un « état de guerre de chacun contre chacun ». Un état de guerre, précise-t-il n’est pas forcément une situation où la violence est permanente; c’est une situation dans laquelle l’insécurité est permanente, parce que la menace existe en permanence, de sorte qu’il faut constamment se préparer à la guerre, s’armer, accumuler de la puissance, sans la certitude que cela suffira. Cette situation dans laquelle le conflit et la violence de la guerre est toujours possible correspond à la réalité des relations entre les États. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas au niveau international de « puissance commune » qui puisse souverainement imposer aux États une loi qui garantirait à chacun le droit à la sécurité. (De fait, il y a bien un droit international, mais il est précaire, en raison de l’absence d’un ‘État mondial disposant du droit de contraindre). Conclusion de Hobbes : si le droit naturel de chacun à la vie (à la sécurité) est garanti au sein de la société, c’est en raison de l’existence de l’État, de la puissance commune qui, en désarmant tout le monde, dispose du monopole de l’usage de la force et peut ainsi imposer souverainement sa volonté. Si l’État n’existait pas, si nous étions dans l’état de nature, il faudrait donc l’inventer, pour sortir de l’état de nature qui est un état de guerre de chacun contre chacun, une situation où l’insécurité est permanente.

C’est la raison qui commande de vouloir l’État. La raison, c’est-à-dire la faculté de penser les moyens d’atteindre une fin. Pour l’individu, le désarmement universel est un moyen plus efficace d’assurer sa sécurité, à la condition que ce désarmement de tous soit garanti, que l’accumulation de puissance dans une situation où chacun s’arme pour se protéger de tous les autres. Or, la condition du désarmement de tous, l’unique moyen de la sortie de l’état de nature, est le « transfert de souveraineté », le renoncement par tous du droit de décider des moyens de sa sécurité au profit d’un tiers, le souverain, qui concentrera toute la puissance et le pouvoir de décision. Ce transfert de souveraineté par lequel chacun abandonne en même temps que tous les autres sa liberté naturelle illimitée correspond à l’idée du « pacte social » par lequel l’État est institué.

Cette argumentation, qui présente l’État comme le produit d’un pacte par lequel les individus, dans le but de garantir leur droit naturel à la sécurité, décident librement de soumettre leur volonté à la volonté d’un souverain, constitue la matrice de la légitimité démocratique moderne. L’État démocratique est justifié en tant qu’il est l’instrument dont se servent les individus pour garantir les biens essentiels, la vie, la propriété, etc., que tous s’accordent à vouloir protéger. Le paradoxe de cette argumentation tient au fait que cet instrument de concrétisation des droits individuels qu’est l’État exige pour exister l’obéissance inconditionnelle à la loi (à la volonté du souverain). Les droits du citoyen que l’État doit respecter inconditionnellement (en toutes circonstances) ont pour contrepartie le devoir d’obéissance inconditionnelle (en toutes circonstances) du citoyen à la loi de l’État.

La liberté du citoyen, en conséquence ne peut être que la liberté civile, la liberté limitée par la loi à laquelle le citoyen doit obéir, de sorte, comme l’écrit Hobbes, que « la liberté dépend du silence de la loi« . Ce qui signifie que tout ce qui n’est pas interdit par le souverain est permis. L’individu ne peut jouir de ses droits naturels que dans le cadre prévu par la loi à laquelle, en tant que citoyen, il doit obéir. En pratique, la justification de l’État par les droits de l’homme ne change pas cette donnée fondamentale de la condition politique, la limitation de la liberté individuelle par la contrainte légale : « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XI, 3).

Souveraineté de l’État et tolérance

Un autre philosophe anglais, John Locke, lui aussi confronté aux troubles politico-religieux de l’Angleterre du 17e siècle, prend appui sur la théorie de l’État de Thomas Hobbes pour établir un principe de justice politique destiné à devenir un pilier de la démocratie libérale moderne : le principe de la séparation de l’État et de la religion. John Locke présente ce principe dans la Lettre sur la tolérance, publiée en 1689, aux lendemains de la « Glorieuse révolution » anglaise, la révolution libérale, dont John Locke fut un acteur et qui accoucha du parlementarisme britannique. Locke appelle « tolérance » ce que nous appelons aujourd’hui en France « laïcité », à savoir le principe de la séparation entre l’État et la religion.

Le point de départ de l’argumentation de Locke est la justification de la souveraineté de l’État dont Thomas Hobbes a fait la théorie dans le Léviathan (1651). L’État dispose du monopole de l’usage de la force et du droit de contraindre, monopole justifié par sa fonction, qui est de garantir les droits naturels de l’homme. Locke observe que ces droits naturels sont des biens du corps, qui correspondent aux intérêts de l’individu, la sécurité, la propriété, etc., qui ne concernent pas la vie de l’esprit. Ces intérêts sont les mêmes pour tous, de sorte que l’État, conformément à la doctrine du « transfert de souveraineté » par un « pacte social », devrait être considéré comme le produit de l’association volontaire des individus en vue de sastisfaire ces intérêts qu’ils ont en commun :

L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil [le chef de l’État] d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. (John Locke, Lettre sur la tolérance)

Les lois doivent protéger les « intérêts civils » de tous les sujets, abstraction faite des croyances religieuses, qui ne regardent pas l’État, dont la fonction est de protéger le corps (la vie et la santé), la liberté du corps (liberté d’agir, de travailler) et les biens produits et appropriés par le corps (la propriété). Le bien de l’âme, l’idéal qui guide la conscience, les objets de la vie de l’esprit, la vérité, la vertu, le salut (la vie éternelle), tout cela ne concerne pas directement l’État. Ni la vérité ni la vie éternelle ne font partie des droits naturels que l’État a pour fonction de protéger. Conformément à ce qu’avait établi l’argumentation de Hobbes, ce n’est pas ce qui justifie l’État, lequel n’a pas à prendre parti dans les querelles religieuses, si ce n’est pour empêcher que ces querelles viennent troubler l’ordre public (la paix civile) et dégénérer en violences susceptibles de nuire à la sécurité et aux biens des citoyens qu’il doit protéger.

John Locke ajoute cependant un argument : la vérité ne relève pas de la compétence de l’État parce que la force est impuissante à modifier une opinion. L’État pourrait exterminer le groupe d’hommes porteurs de l’opinion qu’il voudrait détruire, il pourrait empêcher l’expression publique de cette opinion, voire contraindre les hommes à exprimer l’opinion contraire à celle dont ils sont convaincus, mais il ne dispose d’aucun moyen d’agir sur le jugement d’une conscience, de changer réellement une conviction. Par nature, l’activité de la pensée, qui appartient au domaine intérieur de la vie de l’esprit, est hors d’atteinte du pouvoir. Il est possible d’opposer la violence à la violence, la force extérieure à la force extérieure, mais il n’est pas possible d’opposer la force et la violence à une idée ou une croyance :

Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste dans la persuasion intérieure de l’esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement [l’entendement est la faculté de connaître] est de telle nature, qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous nous faisons des choses.(…) Donner des lois, exiger la soumission et contraindre par la force, tout cela n’appartient qu’au magistrat seul. C’est aussi sur ce fondement que je soutiens que le pouvoir du magistrat ne s’étend que sur pas jusqu’à établir, par ses lois, des articles de foi ni des formes de culte religieux. Car les lois n’ont aucune vigueur sans les peines; et les peines sont tout à fait inutiles, pour ne pas dire injustes, dans cette occasion, puisqu’elles ne sauraient convaincre l’esprit. Il n’y a que la lumière et l’évidence qui aient le pouvoir de changer les opinions des hommes; et cette lumière ne peut jamais être produite par les souffrances corporelles, ni par aucune peine extérieure. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’État qui par ses lois règne souverainement sur les corps, est impuissant par nature à pénétrer les consciences. Il doit en conséquence renoncer à les régler, et renoncer à se mêler de religion, et se borner à exiger de tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, le respect de ses lois. Les communautés religieuses, que Locke appelle les églises, doivent quant à elles être dépossédées de tout usage de la contrainte, dont l’État a le monopole, pour se consacrer à la vie de l’esprit avec les moyens qui conviennent à la vie de l’esprit. Par analogie avec l’État, défini comme une société produite par la volonté des individus de protéger les droits naturels du corps, Locke définit l’Église (la communauté religieuse), comme une société d’hommes produite par la volonté des individus de se réunir pour rendre un culte à Dieu et obtenir ainsi le salut de leur âme (c’est-à-dire gagner la vie éternelle) :

Examinons à présent ce qu’on doit entendre par le mot d’Église. Par ce terme, j’entends une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire, puiqu’il n’y a personne qui soit membre né d’aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu’il jouit de ses terres; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici comme il faut concevoir la chose. Il n’y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu’à une autre; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l’espérance du salut a été la seule cause qui l’a fait entrer dans cette communion, c’est aussi par ce seul motif qu’il continue d’y demeurer. Car s’il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d’irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d’en sortir qu’il l’a été d’y entrer ? Les membres d’une société religieuse ne sauraient y être attachés par d’autres liens que ceux qui naissent de l’attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’analogie entre l’État et l’Église, deux associations volontaires, l’une au service du corps, des biens temporels, l’autre au service de l’âme, des biens spirituels, n’a de sens que si on souligne toutes les implications de la différence de nature entre l’État et l’Église. La caractéristique qui définit l’État, le monopole du droit de contraindre sur un territoire donné, qui fait la souveraineté de l’État, découle de sa fonction, protéger les corps par la loi. De même la liberté d’entrer et de sortir de la communauté religieuse découle de sa fonction, qui est de réunir les personnes partageant la même conviction concernant le sens de la vie et de la mort. La vie de l’esprit est affaire de conviction, non de force: on persuade et on est persuadé (on convainc et on est convaincu). Une église peut avoir ses propres lois et doit être libre d’expulser un de ses membres, mais elle ne peut imposer ni faire respecter ses lois par la contrainte, seulement par la persuasion. Le fait que la communauté religieuse ne puisse recourir à la force, dont l’État a le monopole, est indissociable de la liberté du croyant de cesser de croire, de cesser de se soumettre aux lois de l’église dont il était membre. Pour la même raison, il peut y avoir plusieurs églises (communautés religieuses), plusieurs cultes sur un territoire donné, alors qu’il ne peut y avoir qu’un seul État. L’État, qui n’a pas d’intérêt spirituel, n’est pas assujetti aux lois d’une église, tandis les églises sont assujettis aux lois de l’État, qui sont communes à tous, parce que tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, partagent les mêmes « intérêts civils », les mêmes droits à la liberté, à la sécurité et à la propriété.

Ce que Locke appelle la tolérance est la liberté de religion, pilier du libéralisme politique des démocraties modernes, laquelle repose sur deux fondements : 1) la souveraineté de l’État qui, au moyen du monopole du droit de contraindre, empêche les conflits interreligieux, impose l’égalité devant la loi, protège les droits naturels communs à tous. 2) la distinction des fonctions de l’État et de la religion, qui justifie leur séparation : l’État conscient de sa nature, qui est de contraindre les corps pour les protéger, ne peut que vouloir respecter la liberté de conscience (ou liberté de l’esprit); la communauté religieuse, consciente de sa véritable nature, qui est de se consacrer à la vie spirituelle des croyants en utilisant les moyens de l’esprit (le dévoilement de la vérité et la persuasion) ne peut que vouloir renoncer à l’usage de la force, à l’instrumentalisation de l’État. Une telle instrumentalisation consisterait à détourner l’État de sa mission, qui est de protéger les corps, pour le mettre au service d’un objectif contradictoire, persuader les esprits de la vraie foi par le moyen de la contrainte.

Le travail : pour ou contre

Le travail est un thème dont la portée est à la fois existentielle et politique. C’est un thème existentiel parce qu’il concerne le sens de la vie individuelle, l’idée qu’on se fait de la liberté et du bonheur. C’est un thème politique, parce qu’à travers le travail, l’individu fait l’expérience de sa condition politique, du fait que sa liberté et son bonheur dépendent de l’organisation sociale du travail, c’est-à-dire du type de système économique ou système de production d’une société, susceptible d’être modifié, réformé, amendé par l’action politique.

Le débat porte sur le sens et la valeur du travail, pour l’individu, pour la société et pour l’humanité. Le travail est, selon les dictionnaires, l’effort du corps et de l’esprit accompli pour la réalisation d’un ouvrage. La définition désigne cependant plus précisément l’activité économique de l’homme, l’activité de production des biens et des services destinés à satisfaire une demande sociale. Que l’on se place du point de vue de l’individu, de la société ou de l’espèce, l’homme ne peut survivre sans travailler. Le travail est donc une contrainte, de sorte que le « temps libre » désigne le temps libéré de la contrainte du travail, le loisir. Il existe deux grands types de discours au sujet du travail : les discours qui font l’éloge de la valeur du travail, critiquant en conséquence l’oisiveté ; les discours qui font l’éloge de l’oisiveté qui sont, indissociablement des discours critiques à l’égard de la valorisation morale du travail ; il existe enfin un troisième type de discours, les critiques du travail aliéné, critiques portant non sur le travail en tant que tel mais sur les conditions faites au travailleur par l’organisation sociale du travail, lesquelles dépossèdent le travail de ce qui fait sa valeur pour l’homme.

Pour le travail : le travail est une valeur

Valoriser le travail signifie valoriser le travail en soi, pour lui-même. Tout le monde s’accorde sur la nécessité de travailler pour satisfaire les besoins. L’homme travaille pour gagner sa vie, gagner son pain. En ce sens le travail n’est qu’un moyen en vue d’une fin qui n’est pas le travail. La valorisation philosophique du travail consiste, au-delà de ce constat partagé, à affirmer la valeur du travail en lui-même. Elle est indissociable d’une éthique du travail. Le travail est source de sens et de joie, il constitue le centre d’une vie authentiquement humaine, l’expression de la liberté humaine.

Travailler, c’est œuvrer. Le travail est l’œuvre de la liberté de l’esprit.

Une œuvre est une œuvre de l’art, c’est-à-dire le produit de l’esprit humain, non la production spontanée de la nature. Dans la mesure où l’outil est toujours guidé par la main, laquelle est guidée par la raison, le travail est toujours une œuvre de l’esprit, non un simple produit de la nature. Karl Marx souligne ainsi la différence entre le travail humain et l’activité de l’animal dans la nature : « ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur ». La toile de l’araignée ou la ruche de l’abeille peuvent sembler être des œuvres de l’art, mais la répétition mécanique de l’activité fabricatrice et la reproduction à l’identique des ouvrages produits témoignent de l’absence d’esprit, de l’ingéniosité qui caractérise le travail humain. Le travail est l’activité par laquelle l’homme, se heurtant à la matérialité de la nature, utilise les ressources de son esprit pour exploiter au mieux les ressources que lui offre la nature. Sur la base d’une telle définition du travail comme propre de l’homme, il est possible de concevoir celui-ci comme une fin en soi, une valeur. Le travail est l’activité par laquelle l’homme emploi ses forces, son esprit et ses mains, afin de produire une œuvre qui est « son » œuvre, sa création propre, dans laquelle il peut se reconnaître et dont il peut être fier. Il est possible de faire l’éloge du « métier », du savoir-faire en tant que tel, et d’affirmer le goût du travail bien fait. Le moindre ouvrage des mains est susceptible de constituer une fin en soi. L’écrivain Charles Péguy, fils d’une rempailleuse de chaise, illustre ainsi cette conception morale du travail selon laquelle le travail bien fait est l’honneur du travailleur : « Toute partie, dans la chaise, qui ne se voyait pas, était exactement aussi parfaitement faite que ce qu’on voyait. » L’œuvre est une fin en soi. Elle justifie le travail qui a sa fin en lui-même, qui n’est pas justifié exclusivement par le salaire ou la conquête du temps libre.

Travailler, c’est contribuer à la création de richesse.

La prospérité de la société et l’entretien des inactifs (les jeunes qui étudient et les vieux à la retraite) dépend de la création de richesse (la « croissance économique »), à laquelle tous ceux qui sont en âge de travailler contribuent. Dans la société moderne, qui a fait de l’économie le cœur de ses préoccupations, le travail, l’activité créatrice de richesse, est une valeur.

Comparativement aux sociétés antérieures, pour lesquelles la religion et la guerre constituaient les activités les plus dignes d’intérêt, les sociétés modernes ont en effet pour centre d’intérêt principal l’économie. Le capitalisme et la théorie économique ont contribué à faire du travail la clé du succès des nations. Les pères fondateurs du libéralisme et de l’économie politique ont conçu ce qu’on appelle la théorie de la valeur-travail, théorie selon laquelle le travail crée la valeur économique, la valeur ajoutée aux biens que la nature met à la disposition de l’homme. Dans ce contexte théorique, l’ancienne hiérarchie des activités humaines, qui dévalorisait le travail en tant qu’activité dévolue à l’entretien de la vie, est renversée. La distinction pertinente devient la distinction entre activités productives, c’est-à-dire créatrices de richesse (de valeur économique), et activités improductives, lesquelles peuvent avoir un sens pour les hommes et être utiles, mais ne peuvent exister que si elles sont financées par la création de richesse due aux activités productives. Des fonctions sociales importantes, celles du prêtre, du guerrier, du juge, du responsable politique, se trouvent être du côté des activités improductives, tandis que l’ouvrier crée de la valeur.

Cette conception du travail créateur de richesse a pour origine la philosophie politique de John Locke et a d’abord des implications politico-juridiques. Décrivant, après Hobbes, la situation de l’homme dans l’état de nature, John Locke, dans le Traité du gouvernement civil (1690), justifie le droit de propriété par le travail. La nature est un bien commun mais, lorsqu’un homme cueille un fruit sur un arbre, le travail de sa main ajoute de la valeur au fruit ; s’il vend celui-ci, le prix du fruit comprend la valeur ajoutée par son travail ; le capital accumulé par le commerce des fruits n’est rien d’autre que de la valeur-travail cristallisée par la monnaie. L’enrichissement par le travail est ainsi pensé comme légitime, puisqu’il s’agit de création de richesse, et non d’un prélèvement sur le bien commun aux dépens des autres. L’appropriation personnelle de cette création de richesse est donc justifiée, d’autant que les hommes sont égaux devant le travail : l’inégalité des richesses est toujours juste s’il existe une égalité des chances de s’enrichir par le travail. pensée moderne de l’économie a promu la théorie de la valeur-travail, théorie selon laquelle le travail humain est créateur de richesse.

C’est toutefois le philosophe Adam Smith, auteur en 1776 de la Recherche sur la nature et sur les causes de la richesse des nations et considéré comme un des pères de la science économique, qui a introduit la distinction décisive entre travail productif et travail non productif. Il souligne l’importance sociale des activités purement économique, celles du moins qui contribuent à créer de la richesse, qui apparaissent comme la condition du financement des activités considérées traditionnellement comme nobles et supérieures. La distinction contenait potentiellement un renversement des valeurs qui s’est accompli avec l’épanouissement du capitalisme et de la société industrielle : les activités productives sont d’emblée socialement justifiées tandis que les activités non productives (notamment la fonction publique de l’État) doivent justifier leur existence devant le tribunal de l’économie.

Travailler, c’est cultiver ses talents, et participer ainsi au progrès de la civilisation.

La valorisation du travail est associée à une conception de la destination de l’homme. La paresse n’est pas un mal en tant que tendance naturelle au repos. Ne rien faire, ce n’est pas simplement ne rien faire, cela implique de s’interdire de progresser, de cultiver et de perfectionner ses dispositions au savoir et au savoir-faire, ce qu’on appelle les talents. Le travail est l’essence de l’homme en tant qu’il médiatise le rapport de l’homme à la nature et à lui-même. Le travail est la transformation de la nature par l’homme, à travers laquelle l’homme se transforme lui-même et transforme sa condition. Modifiant le monde, l’homme se modifie aussi lui-même ; il cultive le monde et se cultive lui-même. Le travail, comme l’a vu Marx, est la création de l’homme par l’homme, le moteur de la civilisation. « Dans le travail, l’homme est œuvre de soi » (Alexis Philonenko).

Le travail est né de la nécessité, celle du besoin. Il est une contrainte que la nature impose à l’homme. Mais, cultivant sous la contrainte ses dispositions naturelles, perfectionnant ses facultés, l’humanité s’est progressivement arrachée à son état naturel, s’émancipant du besoin par le progrès du savoir et de l’innovation technique. Rétrospectivement, on peut donc estimer que la nécessité du besoin fut une chance pour l’humanité. Le besoin, et plus généralement le désir, l’intérêt, est l’aiguillon qui pousse l’homme à travailler, à vaincre la nature en développant la civilisation (le développement des sciences et des arts). La contrainte qui est la marque du travail, ce qui distingue travail et temps libre, n’est donc pas une malédiction mais une providence.

Cette valorisation du travail comme moteur du progrès se rencontre aussi bien dans la pensée libérale moderne que dans le marxisme. Les libéraux défendent l’idée selon laquelle l’intérêt et la concurrence arrachent les hommes à leur paresse naturelle, ou à leur disposition à jouir de la vie, pour les rendre actifs et ingénieux. Les hommes sont ainsi poussés par l’intérêt à contribuer à la croissance économique et au progrès de l’industrie, à travailler donc pour la société et le genre humain. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts » (Adam Smith). « La protection contre la concurrence est une protection en faveur de l’oisiveté, de l’inaction intellectuelle ; une dispense de l’obligation d’être aussi intelligent et aussi laborieux que les autres hommes » (John Stuart Mill). Dans la théorie de l’Histoire de Karl Marx, le matérialisme historique, les époques de la civilisation sont définies par les systèmes de production économiques successifs tandis que le moteur de la civilisation est constitué par le développement des forces de production permettant à l’homme de surmonter le besoin naturel. Marx fait du reste l’éloge du système capitaliste, le système qui est parvenu plus qu’aucun autre à développer les forces de production humaines, l’avènement du communisme devant selon lui apporter non la fin du travail mais la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, la fin de l’exploitation des travailleurs par une classe dirigeante détentrice des moyens de production.

La critique de l’oisiveté.

La conséquence de la valorisation du travail est la critique de l’oisiveté. « Le travail éloigne de nous trois grands maux, écrit Voltaire dans Candide, l’ennui, le vice et le besoin. » La formule de Voltaire contient les trois grandes critiques adressées à l’oisiveté.

1) L’oisif, est désœuvré, il ne sait pas quoi faire de lui-même et s’ennuie. L’homme qui travaille donne un sens à son existence ; le travail, réalisation d’un projet, confrontation à la matérialité de l’obstacle, remplit la vie, arrache l’homme à l’ennui, au sentiment du vide ou de l’absurdité de l’existence. Le sens de la vie est dans le travail, l’activité ordonnée à un but, un projet ; en-dehors du travail, la vie apparait dépourvue de finalité, absurde, un temps vide qu’il faut meubler comme on peut, par la consommation et le divertissement. Par contraste : la seule valorisation possible de l’oisiveté est le repos après le travail (l’effort). Le repos (ne rien faire) n’a de sens que par rapport au travail.

2) L’oisif est réprouvé moralement comme passager clandestin de la société. L’homme qui ne travaille pas ne contribue pas à la richesse produite par la collectivité tout en s’efforçant d’en bénéficier. Aristocrate ou assisté, il est considéré comme un parasite qui vit aux dépens des autres.

3) « Qui ne travaille pas ne mange pas ». Le célèbre verset de Saint-Paul contient la plus ancienne critique de l’oisiveté. L’oisiveté est stérile et maintient l’homme dans la pauvreté, le manque. A l’inverse, « le travail est un trésor » comme l’écrit Jean de La Fontaine dans la fable Le laboureur et ses enfants, la source de la création  de richesse, une leçon dont l’économie politique moderne a tiré toutes les implications.

Contre le travail : l’éloge de l’oisiveté

Nombre d’auteurs critiquent le travail en tant que tel (citation ou texte possibles) : Friedrich Nietzsche, Hannah Arendt, Jacques Ellul, Bertrand Russell (auteur de Éloge de l’oisiveté), Paul Lafargue (auteur du Droit à la paresse). Le travail est réduit à sa fonction économique : il est un moyen de gagner sa vie et de produire les biens dont la société a besoin mais il n’a en lui-même pas de sens, surtout s’il s’agit d’un travail d’exécution, ce qui est notamment le propre du travail manuel. Dans l’antiquité le travail était dévolu à l’esclave. Les Temps modernes ont aboli l’esclavage et augmenté la productivité du travail, de sorte que la société devrait se donner comme idéal et ambition de réduire au maximum le temps de travail (trois ou quatre heures par jour), voire (au moyen des machines et de l’Intelligence Artificielle) de mettre fin au travail.

La nature servile du travail

Le travail n’est qu’un moyen, non une fin. Il est l’expression de la Nécessité, le contraire de la liberté. On travaille pour « gagner son pain », parce qu’il faut bien vivre, mais la vraie vie est ailleurs. Le travail est une activité servile, c’est-à-dire une activité asservie au besoin imposé par notre condition animale, non une activité désirable en elle-même : on travaille pour vivre, on ne vit pas pour travailler. Pour souligner cette dimension du travail, Hannah Arendt définit le travail par sa finalité purement économique, la production des biens nécessaires à l’entretien de la vie, et dissocie le travail et l’œuvre. Le pur travail est une activité qui ne laisse aucune trace et qui doit être constamment renouvelée. A la différence de l’œuvre, la production d’un objet qui s’inscrit dans le temps et façonne un monde humain, le travail ne génère que des biens et services destinés à la consommation. Le travail renvoie l’homme à sa condition animale : il lui faut, comme tout animal, entretenir la vie. La vie authentiquement humaine (la politique, la connaissance, la création) commence après le travail. C’est la raison qui justifiait l’esclavage durant l’antiquité : il fallait une classe d’homme qui se consacrent exclusivement à l’activité animale de production des biens nécessaires à la vie afin de libérer une classe d’hommes libres qui puissent se consacrer aux activités proprement humaines, les activités supérieures en valeur.

L’idéal de la société juste est l’égal accès à l’oisiveté.

Les partisans de l’oisiveté, considérant celui-ci comme un simple moyen, assigne au travail et à la productivité du travail un seul et unique objectif : permettre aux hommes de travailler le moins possible, de conquérir le maximum de temps libre. Dans cette perspective, la grande revendication sociale est la réduction du temps de travail, hebdomadaire, annuelle et tout au long de la vie : réduction de la semaine de travail, allongement des congés payés, droit à la retraite. Si, dans le sillage de l’écologie contemporaine, la revendication de la réduction du temps de travail peut être associée au thème de la décroissance, l’espérance d’une libération du travail mise plutôt sur le progrès scientifique et technique, en tant que celui-ci permet d’accroître la productivité du travail, c’est-à-dire d’accroître la richesse produite à quantité de travail égal. Le débat porte sur l’usage qu’il faut faire des gains de productivité. Ou bien, en travaillant autant ou davantage, on attend de l’augmentation de la productivité un accroissement de la richesse produite permettant d’accroître le capital et/ou d’augmenter les salaires, ce qui alimente la croissance économique, l’augmentation incessante de la production et de la consommation. Ou bien on utilise l’augmentation de la productivité du travail pour diminuer le temps de travail autant que possible, puisque s’offre la perspective de produire autant sinon davantage en travaillant moins.

Chaque période de révolution industrielle conduisant à substituer le travail des machines au travail humain s’accompagne d’une peur de la destruction du travail et des revenus qui vont avec. C’est par exemple le cas aujourd’hui du fait des perspectives ouvertes par l’avènement de l’intelligence artificielle. La fin du travail est-elle une prophétie du malheur ou du bonheur ? Pour les partisans du temps libre, il s’agit d’une espérance, et même d’une utopie, dans la mesure où la perspective d’une disparition totale du travail (un monde dans lequel les machines puissent tout faire, y compris se concevoir et s’entretenir elles-mêmes) demeure hautement improbable. Reste l’objectif, raisonnable, d’une réduction du temps de travail. Le critère de la critique du travail est hérité de l’antiquité mais le projet politique n’est évidemment pas de reconstituer l’esclavage pour libérer une classe d’oisifs qui disposeraient du privilège de la liberté. Il s’agit à l’inverse de démocratiser le privilège aristocratique, d’universaliser le droit à l’oisiveté. Le travail comme moteur de la croissance économique ayant fait son œuvre, il faudrait désormais pouvoir neutraliser ces obstacles que sont l’idéologie du travail et les intérêts capitalistes. La principale revendication des partisans du temps libre est aujourd’hui le revenu universel, un revenu minimum qui serait distribué à tous sans condition. Cela permettrait aux individus de pouvoir de choisir l’oisiveté plutôt que le travail, de pouvoir vivre s’ils ne sont plus employables, de refuser les emplois ne correspondant pas à leurs attentes, notamment en matière de temps libre.

L’oisiveté est le temps de l’activité créatrice.

L’éloge de l’oisiveté n’est pas l’éloge de la paresse. L’oisiveté ne consiste pas à ne rien faire. Au contraire, pour les contempteurs du travail, l’oisiveté (skholè, otium), le temple temps libre de travail, est le temps de la libre activité. Le loisir est le temps que l’on peut consacrer aux activités désirables en elles-mêmes, les seules qui puissent être une source de sens et de joie pour l’individu, les seules qui soient motivantes, tandis que le travail est une activité contrainte. Dans le travail, une activité imposée par l’organisation sociale de la production, l’individu n’est qu’un moyen de production. La finalité, la méthode et le rythme de l’activité lui sont imposés de l’extérieur, de sorte qu’il ne peut s’y réaliser et exprimer son potentiel de créativité. « Celui qui ne dispose pas des deux-tiers de sa journée pour lui-même est un esclave » (Friedrich Nietzsche, Humain trop humain).

L’objection majeure à l’encontre de l’éloge de l’oisiveté consiste dans l’argument de la valeur éducative du travail : sans la contrainte du besoin et du travail, l’homme passerait sa vie en vacance (par définition, le temps vide d’activité), littéralement désœuvré, de sorte qu’il n’y aurait pas de civilisation. Il suffit d’observer l’usage que la plupart des gens font de leurs loisirs, consacrés pour l’essentiel à la consommation et aux divertissements. L’homme doit se consacrer aux activités désirables en elles-mêmes disait Aristote ; le jeu est pour l’enfant une activité désirable en elle-même mais celle-ci ne convient pas à l’adulte, sinon comme moyen de se détendre entre deux efforts. Le loisir consacré au divertissement témoignerait ainsi d’une vie asservie au travail, puisque le temps libre est utilisé pour oublier le travail et reprendre des forces avant d’y retourner. Une vie réellement libérée du travail est une vie dans laquelle il est fait bon usage du temps libre. Contre le plus puissant argument en faveur de la valorisation du travail, l’idée selon laquelle le travail est le moteur du progrès de la civilisation, Bertrand Russell défend la thèse du rôle civilisateur de l’oisiveté. Dans son Éloge de l’oisiveté, il défend l’idée selon laquelle c’est la classe oisive, la classe sociale libérée du travail (bénéficiant de « l’otium »), qui est à l’origine du progrès de la civilisation. Il n’y aurait pas eu de démocratie athénienne sans l’esclavage, pas de philosophie, de sciences et de beaux-arts sans aristocratie.À l’époque moderne, les universités sont le lieu où la vie de l’esprit est libre. L’université génère cependant sa propre inertie et son propre conformisme. Il faudrait donc favoriser la créativité humaine et le progrès de la civilisation en libérant pour tous du temps gagné sur le temps de travail, le temps consacré à gagner sa vie. Cela suppose cependant de donner à tous les individus l’éducation qui leur permettra de cultiver leurs talents durant leurs loisirs.

Il est possible, bien entendu de décliner l’argument autrement. Dans les arguments en faveur de la diminution du temps de travail, on peut mettre en évidence la possibilité offerte de se consacrer à la vie privée, notamment à la vie privée socialement utile, éduquer ses enfants ou aider ses vieux parents. La vie associative et la vie politique, bénéficient également du « bénévolat », une activité bénévole étant par définition une activité désirable en elle-même puisque la finalité n’est pas le salaire qu’on en attend.

L’activité désirable en elle-même, source de sens et de joie, est l’activité libre de contrainte, notamment de la contrainte imposée par l’organisation sociale du travail. L’oisiveté est constituée par le temps et l’activité propres à l’individu, à travers lequel celui-ci peut s’affirmer et être créatif.

« Dans les pays de la civilisation presque tous les hommes se ressemblent maintenant en ceci qu’ils cherchent du travail à cause du salaire ; —   pour eux tout le travail est un moyen et non le but lui-même ; c’est pourquoi ils mettent peu de finesse au choix du travail, pourvu qu’il procure un gain abondant. Or il y a des hommes rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler, sans que le travail leur procure de la joie : ils sont minutieux et difficiles à satisfaire, ils ne se contentent pas d’un gain abondant, lorsque le travail n’est pas lui-même le gain de tous les gains. De cette espèce d’hommes rares font partie les artistes et les contemplatifs de toute espèce, mais aussi ces désœuvrés qui passent leur vie à la chasse ou bien aux intrigues d’amour et aux aventures. Tous ceux-là cherchent le travail et la peine lorsqu’ils sont mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile et le plus dur, si cela est nécessaire. Mais autrement ils sont d’une paresse décidée, quand même cette paresse devrait entraîner l’appauvrissement, le déshonneur, les dangers pour la santé et pour la vie. » (Nietzsche, Le gai savoir)

Critique de l’éthique du travail.

La valorisation de l’oisiveté s’accompagne d’une critique des discours de valorisation du travail. Dans cette perspective, la valorisation du travail est présentée comme une aliénation qui dépossède l’homme de son individualité, de sa créativité ou, plus simplement, du temps de vivre. Le discours sur la valeur du travail est un moyen pour l’État ou pour le système de production de discipliner les hommes, d’imposer une police des corps et des esprits. Enchaînés au travail et à l’idéologie du travail (la valorisation du devoir et le droit de travailler), les hommes perdent ainsi leur esprit d’indépendance, leur individualité et leur créativité. Il s’agit d’une idéologie, c’est-à-dire d’une fausse conscience, qui est l’expression d’un dévoiement : dévoiement de la raison d’être qui fait la valeur limitée du travail (sa fonction économique, assurer la production des biens nécessaires à la vie), dévoiement de l’existence authentique, l’individu étant happé, exploité et broyé par le système économique, dévoiement du rapport authentique à la nature ou de l’organisation sociale du travail optimale, un dévoiement qui conduit à travailler et à produire plus que ce qui est nécessaire et souhaitable. Il faut travailler pour vivre et non pas vivre pour travailler : le travail ne devrait pas avoir d’autre fin que de libérer du temps de non- travail.

Cette critique de l’idéologie du travail est souvent associée (pas toujours, ce n’est pas le cas de la critique nietzschéenne par exemple) à la critique, socialiste ou/et écologiste, du système économique de la société industrielle. Pour Paul Lafargue, l’auteur du Droit à la paresse, l’idéologie du travail trompe les ouvriers et sert les intérêts de la classe dominante, qui en tout temps est la classe exploiteuse du travail humain. Même critique chez Bertrand Russell, auteur de Éloge de l’oisiveté, qui ajoute une critique de l’idéologie du travail promue par la révolution communiste en Russie. L’éthique du travail apparaît comme un mythe de la société industrielle qui magnifie la production et la création de richesse. La critique du travail revêt souvent la forme d’une critique de la valorisation du travail associée au productivisme de la société moderne, quel que soit le contexte, capitaliste ou communiste.  « Le travail représente pour nos sociétés bien plus qu’un rapport social, bien plus qu’un moyen de distribuer les richesses et d’atteindre une hypothétique abondance. Il est en effet chargé de toutes les énergies utopiques qui se sont fixées sur lui au long des deux siècles passés. Il est « enchanté », au sens où il exerce un « charme » dont nous sommes aujourd’hui prisonniers. Il nous faut maintenant briser ce sortilège, désenchanter le travail. » (Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition, 1998.). Chez les écologistes, la critique de l’idéologie du travail est associée à celle de civilisation du Progrès fondée sur la révolution industrielle. Nul hasard, donc, s’il existe une convergence entre l’écologie et la revendication de la réduction du temps de travail, puisque les écologistes militent pour une société moins productiviste et moins consumériste, qui stoppe la croissance économique. Nombre d’écologistes mobilisent ainsi l’idée épicurienne selon laquelle une consommation plus sobre, en accord avec la nature, limiterait la nécessité de travailler. Dans une perspective critique plus radicale, la vie des chasseurs-cueilleurs est parfois présentée comme un âge d’or, un âge d’abondance heureuse dans la sobriété qu’il n’aurait jamais fallu dépasser.

« Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges adressées aux actes impersonnels et utiles à tous : à savoir la peur de tout ce qui est individuel. Au fond, on sent aujourd’hui, à la vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir -, qu’un tel travail constitue la meilleure des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance. » (Friedrich Nietzsche, Aurore (1880)

La Question du droit de résistance

Problématique

Peut-il être juste de désobéir aux lois ? La question présuppose qu’il est en général juste d’obéir aux lois, injuste d’y désobéir. D’abord parce que c’est la loi qui, dans l’Etat, définit le juste et l’injuste, le permis et l’interdit. Ensuite parce que désobéir aux lois revient à contester l’existence même de l’Etat. L’Etat se définit par le droit de contraindre, ce qui a pour contrepartie le devoir d’obéissance des citoyens. Ce droit et ce devoir sont fondés sur l’idée selon laquelle il ne peut régner un peu de justice dans les rapports humains sans un pouvoir qui impose des lois. Ce qu’exprime cette phrase de Thomas Hobbes : « Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste. » Sans les lois communes, et sans un État qui utilise au besoin la force pour assurer le respect des lois, il n’y aurait pas de paix sociale possible. Seuls les anarchistes contestent cette idée, en imaginant qu’une société sans Etat pourrait générer spontanément des relations sociales pacifiques et harmonieuses.

La question de la légitimité de la désobéissance aux lois n’a de sens que d’un point de vue moral. On ne peut pas justifier la désobéissance aux lois par l’intérêt. Les lois sont là pour arrêter les intérêts et empêcher qu’ils ne conduisent les uns à nuire aux autres par le recours à la force et à la ruse. Justifier la désobéissance ne consiste pas à justifier l’escroquerie, le vol et le meurtre en tant que tels. Mais il peut y avoir des raisons morales de s’opposer aux lois. On a par exemple fait des procès pour crime contre l’humanité à d’anciens hauts fonctionnaires nazis, auxquels il était reproché d’avoir obéi aux décisions d’un État criminel au mépris de la conscience morale. Le droit lui-même peut donc reconnaître que l’on peut, et même que l’on doit parfois désobéir aux lois, lorsque celles-ci sont à l’évidence injustes. La question de la désobéissance se pose à deux niveaux. Celui de l’individu d’abord. Le citoyen est un homme pourvu d’une conscience, capable de juger par lui-même de ce qui est juste ou injuste, indépendamment de ce que dit la loi. Le devoir d’obéissance inconditionnel impliquerait d’étouffer la voix de la conscience, de renoncer à tout jugement personnel. Celui du peuple ensuite : face à la tyrannie, à l’oppression d’un Etat qui viole les droits fondamentaux, le peuple ne devrait-il pas disposer d’un droit de révolution ? On le voit, la question est large : il faut examiner la légitimité de l’objection de conscience, du droit de révolution, ainsi que les divers moyens de la contestation, la violence politique et la désobéissance civile non violente.

On ne peut pas se contenter de répondre qu’il faut obéir à la loi quand elle est juste, lui désobéir quand elle est injuste. La question, en effet, porte sur l’obéissance à la loi comme condition de l’existence de l’Etat. Il faut prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle il serait de la responsabilité politique du citoyen de contribuer au règne de la justice par l’obéissance inconditionnelle à la loi de l’Etat. L’argument contre le droit de résistance et la désobéissance civile est qu’on ne peut donc pas justifier la désobéissance aux lois sans fragiliser l’État qui garantit l’ordre et la paix dans la société. A cette raison d’obéir s’oppose l’argument selon lequel lorsque l’Etat est injuste, seule une contestation active et efficace des citoyens peut faire advenir le règne de la justice. La question qu’il faut traiter est donc celle-ci : le citoyen doit-il toujours obéir aux lois, y compris quand celles-ci lui semblent injustes, y compris lorsque l’Etat lui-même semble pouvoir être dénoncé comme étant injuste et tyrannique ?

La question peut être posée à deux niveaux, en distinguant la question du droit de révolution et celle de la désobéissance civile.

Le débat sur le droit de résistance (ou droit de révolution)

Existe-t-il un « droit de résistance à l’oppression » ? Peut-on justifier le droit de résistance armée qui vise à renverser le pouvoir politique ? Le peuple opprimé a-t-il le droit de révolution, c’est-à-dire le droit de désobéir au souverain et de le renverser en utilisant la force ?

La Déclaration des droits de l’homme de 1789 reconnaît « le droit de résistance à l’oppression », mais n’est-il pas suicidaire, pour un État, de reconnaître le droit de prendre les armes contre l’État ? L’argumentation par laquelle Thomas Hobbes justifie l’Etat consiste à démontrer que les individus, en tant qu’ils sont animés par le désir de conserver leur vie, ne peuvent que vouloir transférer leur droit de défendre leurs intérêts par la force à une « puissance commune », laquelle, en désarmant tous les membres de l’Etat, s’arroge le monopole du droit de contraindre. L’Etat n’est selon Hobbes rien d’autre que l’exigence de la raison qui commande à chacun de vouloir l’existence d’une puissance souveraine pour sortir de l’état de nature, l’état de guerre de chacun contre chacun où personne ne peut vivre en sécurité. La révolution est donc irrationnelle. Vouloir la révolution, ce serait à la fois vouloir et ne pas vouloir la sortie de l’état de nature.

Objection : Le mot important dans « droit de résistance à l’oppression » est le mot « oppression ». Du point de vue même de Hobbes, l’Etat est légitime en tant qu’il garantit la vie et la sécurité des sujets. Si l’Etat viole le droit naturel à la vie, il cesse donc d’être légitime. C’est l’argument de John Locke, qui s’inspire de l’argumentation de Hobbes pour justifier le droit de révolution : si l’Etat menace des droits des sujets (la sécurité et la propriété), le peuple et le souverain se trouvent dans la situation de l’état de nature, qui est un état de guerre, une situation où « rien n’est injuste », où par conséquent le peuple est en droit d’utiser la force et la ruse pour détruire la force qui l’opprime.

Le débat à propos de la désobéissance civile.

Le débat contemporain oppose la défense de l’autorité de l’Etat républicain et les partisans de la désobéissance civile. Peut-il être juste de désobéir aux lois en démocratie ?

La conception républicaine ou démocratique de l’Etat fonde le devoir inconditionnel du citoyen d’obéissance à la loi sur le principe de la souveraineté du peuple. Le critère pour savoir si le peuple a le droit moral de faire la révolution devrait être le caractère démocratique ou non de la constitution de l’Etat. Une constitution est démocratique si elle reconnaît au peuple le droit de participer directement ou indirectement à la formation des lois auxquelles il doit obéir. Dans ce cas, l’obéissance à la loi est toujours juste car, comme l’écrit Rousseau, « Obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Désobéir aux lois signifieraient s’opposer à la volonté générale, à la volonté du peuple souverain en tant qu’elle s’exprime suivant les règles prévues par la constitution. Une constitution démocratique rend possible la révolution pacifique, la possibilité de chasser les gouvernants par l’élection et la possibilité de changer la constitution selon les règles établies. Rien donc, ne saurait justifier la désobéissance aux lois.

Objection. La démocratie ne garantit pas le règne de la justice. Que doit faire le citoyen qui, en conscience, estime que les lois et l’Etat trahissent une exigence morale qu’il juge fondamentale ? On appelle « désobéissance civile » le moyen d’action politique qui, dans le cadre démocratique, consiste à désobéir délibéremment à la loi, de manière désintéressée, en assumant les conséquences (la répression de la transgression), pour défendre une cause juste. L’idée remonte à Henry David Thoreau, qui militant pour l’abolition de l’esclavage dans le cadre de la démocratie américaine au milieu du 19e siècle, refusa de payer ses impôts, non pour frauder, mais pour marquer son opposition au système légal de l’esclavage.

La justification de la désobéissance repose sur deux idées :

Il faut un moyen d’action qui ne soit pas la violence, car l’État est démocratique, mais qui ambitionne de frapper l’opinion en raison de l’urgence du problème. La démarche qui consiste à tenter de convaincre patiemment, par des moyens légaux, de la nécessité de changer la loi n’est pas adapté à l’urgence morale. « Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? Tenterons-nous de les amender en leur obéissant jusqu’à ce que nous soyons arrivés à nos fins – ou les transgresserons-nous tout de suite ? »(Thoreau)

Le critère du juste et de l’injuste est fourni par la conscience morale. Thoreau oppose les droits de la conscience non seulement aux droits de l’État, mais aux droits de la majorité en démocratie. « Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne serait pas les majorités qui trancheraient du bien et du mal mais la conscience ? » « Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au législateur ? »

La désobéissance civile se justifie par la recherche de l’efficacité politique, comme moyen d’action politique le plus radical possible si l’on s’interdit la violence. Elle se justifie également par l’importance morale de la cause. Historiquement, la désobéissance civile a été utilisée pour lutter contre la colonisation, contre l’esclavage et la discriminaton raciale. Aujourd’hui, elle est notamment préconisée par des militants écologistes. La désobéissance civile est le moyen d’action privilégié par une minorité qui soit s’oppose à la tyrannie de la majorité soit entend « alerter » cette majorité pour la sortir d’une indifférence coupable.

Objection : il n’y a pas d’arbitre possible entre la majorité et la minorité, la règle démocratique étant précisément que l’arbitrage des débat revient à la majorité, laquelle s’exprime à l’occasion des élections ou, éventuellement, à l’occasion d’un référendum.

Références

Le débat philosophique sur le droit de résistance (droit de révolution).

L’invention de la désobéissance civile (Henry David Thoreau).

L’examen philosophique de la notion de désobéissance civile.

Une illustration contemporaine

Henry David Thoreau est l’inventeur du concept de désobéissance civile, dans le contexte d’une démocratie américaine au sein de laquelle l’esclavage était une institution légale. Gandhi, qui a lu Thoreau en prison, s’est emparé du concept pour en faire un instrument dans le contexte de la décolonisation. Dans les années 60, c’est à nouveau là où Thoreau avait inventé le concept, dans le sud des Etats-Unis, qu’il est question de désobéissance civile. L’esclavage a été aboli mais les lois autorisent un système de segrégation raciale qui continue de faire des Noirs des citoyens de seconde zone. Martin Luther King, qui a découvert les écrits de Thoreau et de Gandhi pendant ses études de théologie et qui croit à l’efficacité politique de la désobéissance civile, lance le mouvement des droits civiques. Dans les années 1960, des dizaines de milliers de Noirs transgressent pacifiquement les lois ségrégationnistes en s’installant dans des espaces réservés aux Blancs. Dans ces trois cas de figure, le trouble à l’ordre public généré par la violation de la légalité pouvait se justifier par l’existence d’un système de domination de l’homme sur l’homme (l’esclavage, la colonisation, la ségrégation) à l’évidence injuste. La référence à la désobéissance civile comme moyen d’action politique aurait pu disparaître avec ces systéme d’oppression institutionnalisée. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé.

La cause dont se réclament les partisans de la désobéissance civile aujourd’hui est l’écologie. La désobéissance civile a toujours pour origine une révolte de la conscience qui dénonce un scandale moral. La conception écologiste de la responsabilité morale conduit à mettre en question l’égoisme ou l’indifférence du monde présent, où prévalent les intérêts de société de consommation et du système de production, aux dépens des droits de la Nature et des générations futures. Comme au temps de Thoreau à propos de l’esclavage, une minorité active se présente comme la minorité éclairée dont la mission est d’alerter sur l’urgence morale, de bousculer des dirigeants cyniques élus par une majorité apathique, indifférente ou insoucieuse face à l’injustice.

Extrait d’un appel à la désobéissance civile lancé par 1000 scientifiques dans une tribune du journal Le Monde, le 20 février 2020, tribune intitulée « Face à la crise écologique, la rebellion est nécessaire » :

La prochaine décennie sera décisive pour limiter l’ampleur des dérèglements à venir. Nous refusons que les jeunes d’aujourd’hui et les générations futures aient à payer les conséquences de la catastrophe sans précédent que nous sommes en train de préparer et dont les effets se font déjà ressentir. Lorsqu’un gouvernement renonce sciemment à sa responsabilité de protéger ses citoyens, il a échoué dans son rôle essentiel. En conséquence, nous appelons à participer aux actions de désobéissance civile menées par les mouvements écologistes, qu’ils soient historiques (Amis de la Terre, Attac, Confédération paysanne, Greenpeace…) ou formés plus récemment (Action non-violente COP21, Extinction Rebellion, Youth for Climate…). Nous invitons tous les citoyens, y compris nos collègues scientifiques, à se mobiliser pour exiger des actes de la part de nos dirigeants politiques et pour changer le système par le bas dès aujourd’hui. En agissant individuellement, en se rassemblant au niveau professionnel ou citoyen local (par exemple en comités de quartier), ou en rejoignant les associations ou mouvements existants (Alternatiba, Villes en transition, Alternatives territoriales…), des marges de manœuvre se dégageront pour faire sauter les verrous et développer des alternatives.