Le libéralisme politique

Le régime politique moderne, la démocratie libérale, est né de la philosophie politique des 17e et 18e siècles, qui a eu trois grandes traductions historiques immédiates : l’apparition du premier régime parlementaire en Angleterre (1689), puis, à la fin du siècle des Lumières, l’avènement de la démocratie américaine et la Révolution française (1789). On appelle libéralisme politique la philosophie politique des Lumières qui établit les principes de la politique moderne, parce qu’elle promeut l’idéal de la liberté contre le despotisme (tout régime politique dans lequel la liberté n’existe pas). Le libéralisme politique est la théorie de la justice selon laquelle l’État doit avoir pour but de promouvoir l’égale liberté, c’est-à-dire de garantir le droit de chacun à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.

Les révolutionnaires français, à la fois pour justifier leur action et formuler leur programme de refondation de l’État, ont produit en 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui constitue une synthèse de la philosophie politique des Lumières. L’article 1 énonce le principe de l’égale liberté « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». La justice, c’est l’égalité, et l’égalité, c’est l’égale liberté pour tous, ce qui implique l’égalité en droits, l’abolition de l’esclavage, des privilèges, le refus de l’idée selon laquelle certains hommes (les maîtres, les seigneurs, les aristocrates, les rois) sont par nature supérieurs et destinés à commander, tandis que d’autres (les esclaves, le peuple, les femmes) seraient destinés à obéir. Cette théorie libérale de la justice est celle sur laquelle se fondent les démocraties modernes, qu’on appelle « démocraties libérales », pour souligner le fait qu’elles sont indissociablement « démocratiques » (instituant le pouvoir du peuple) et « libérales » (instituant pour chacun la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres).

La justification de l’État

Le libéralisme n’est pas l’anarchisme en ce qu’il juge l’État nécessaire. L’anarchisme est la théorie selon laquelle l’État est l’ennemi de la liberté, de sorte que la réalisation de l’idéal de la liberté exige la suppression de l’État, le refus de tous les pouvoirs, puisque le pouvoir est par définition une domination de l’homme sur l’homme. L’État se définit en effet par l’exercice du monopole du droit de contraindre ou, selon la célèbre formule du sociologue allemand Max Weber, par « le monopole de violence physique légitime » sur un un territoire donné. Les bras armés de l’État, qui témoignent de l’existence de ce monopole de la violence, sont la police et l’armée, les forces qui permettent à L’État qui administre un territoire et gouverne une population de s’opposer par la violence à la violence, soit à la violence venue de l’extérieur (invasion), soit à la violence venue de l’intérieur (rebellion). Affirmer la nécessité de L’État revient donc à justifier l’existence d’un rapport de domination de l’homme sur l’homme, ainsi que le suggère cette autre formule de Max Weber : « L’État est un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). »

La définition de Max Weber est puremet descriptive : il constate qu’un État ne peut exister sur un territoire donné 1) sans disposer du monopole de l’usage de la violence (s’il est concurrencé par d’autres forces, la situation est celle de la guerre civile), 2) sans être accepté par la population qui vit sur ce territoire (si la population n’accepte pas le pouvoir politique qui s’exerce sur elle, la situation est révolutionnaire). La légitimité politique est la justification du pouvoir politique au regard de ceux qui sont soumis à ce pouvoir et qui subissent la violence par laquelle ce pouvoir peut les contraindre d’obéir aux lois. La question philosophique est celle de la justification et de la critique de cet état de fait. Faut-il consentir à l’existence de État ou au contraire, comme le pensent les anarchistes, la refuser ? Et si l’État est nécessaire, faut-il toujours l’accepter tel qu’il est, quelle que soit sa forme, ou bien faut-il l’accepter ou le contester (pour le réformer) en fonction de sa conformité à un idéal de justice ?

Pour que règne l’égale liberté, il ne doit plus y avoir ni maître ni esclave, ni aucune relation d’obéissance. L’anarchisme est une utopie (ce qui n’a lieu nulle part) fondée sur l’idée qu’une société sans l’État est à la fois possible et souhaitable. Non pas une société sans loi, mais une société où la plus grande liberté de chacun serait compatible avec la coopération de tous grâce à des règles communes que chacun respecterait librement et spontanément, sans contrainte. Le modèle est celui de l’amitié, une relation morale dans laquelle le respect et la bienveillance réciproques n’ont pas pour condition la contrainte exercé par un pouvoir. L’idéal anarchiste est fondé sur un parti pris optimiste sur la nature humaine : une société sans État est possible parce qu’il existe en l’homme une disposition naturelle à coopérer avec les autres, parce que la sociabilité, l’aptitude à vivre en société, est naturelle à l’homme.

La justification de l’État, à l’inverse, est la justification du droit de contraindre, du droit reconnu à un pouvoir d’utiliser la violence pour imposer la loi commune. Le libéralisme politique s’appuie sur la justification rationnelle de l’État donnée par Thomas Hobbes dans son Léviathan : l’argument principal est que l’homme est par nature insociable, incapable de vivre en société. Un « état de nature » (situation dans laquelle l’État n’éxiste pas) serait nécessairement « un état de guerre de chacun contre chacun », une situation caractérisée, comme dans les relations internationales, par la course aux armements, dans laquelle personne ne pourrait être assez puissant pour espérer pouvoir disposer d’une sécurité permanente. Du fait de son « insociable sociabilité », l’homme ne peut vivre dans la liberté naturelle, la liberté illimitée. Ce diagnostic, qui réfute l’anarchisme, est ainsi résumé par Emmanuel Kant, le plus grand penseur du siècle des Lumières : « L’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître.« 

Thomas Hobbes justifie l’absolutisme : la souveraineté (le pouvoir suprême de décision, c’est-à-dire le pouvoir d’une volonté de décider sans être soumise à la décision d’une autre volonté) est absolue ou elle n’est pas. L’existence d’une volonté souveraine est nécessaire à celle de l’État (à la sortie de l’état de nature) et elle implique de la part de tous les hommes qui deviendront ses sujets (les citoyens soumis au pouvoir de l’État) qu’ils renoncent à leur propre souveraineté (au pouvoir de décider de ce qui est bon pour soi sans avoir de comptes à rendre à personne). Chacun doit comprendre qu’il ne peut conserver sa vie, jouir de ses biens et vivre sous une loi commune garantissant la justice que s’il existe « un pouvoir supérieur commun » qui décide et agisse à sa place et auquel il lui faut obéir. Avec réalisme, Hobbes souligne le fait que la liberté dans l’État (la liberté civile) consiste uniquement, puisque l’obéissance à la loi doit être sans réserve, dans le pouvoir de faire ce que la loi n’interdit pas : « la liberté des sujets dépend du silence de la loi » écrit-il.

Tout en acceptant ce raisonnement, le libéralisme veut la plus grande liberté possible dans le cadre de la soumission à la loi que l’État exige du citoyen. Il dénonce le despotisme, l’exercice du pouvoir qui opprime la liberté. Le problème théorique et pratique que pose le libéralisme est donc celui de la conciliation entre la liberté et l’obéissance. L’homme est un animal qui a besoin d’un maître, écrit Kant, mais il ajoute immédiatement : « ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d’un maître« . Comment maîtriser le pouvoir, donner un maître aux hommes qui dirigent l’État ? Telle est le problème politique de la liberté dès lors qu’on écarte l’hypothèse de l’anarchisme. La solution théorique est l’idée selon laquelle le bon régime politique est celui qui établit le règne de la loi, qui soumet le pouvoir au pouvoir de la loi, ce qu’on appelle « l’État de droit ». L’État de droit est l’État dans lequel le citoyen, en obéissant à la loi, n’obéit qu’à la loi, et non pas à la volonté d’un autre homme.

Théorie démocratique et théorie libérale de la liberté

Comme ce sont toujours des hommes qui font les lois, on peut légitimement se demander comment il est possible d’obéir aux lois sans obéir aux hommes qui font les lois. Le libéralisme politique répond à cette question à travers deux théories de l’État de droit et de la liberté politique: la théorie démocratique de la liberté et la théorie libérale de la liberté (le libéralisme au sens strict). Ces deux versions du libéralisme politique qui coexistent dans les constitutions des démocraties libérales modernes peuvent se compléter, mais aussi s’opposer.

Selon la théorie démocratique, celle de Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social, le citoyen n’obéit qu’aux lois lorsque le peuple est souverain : en obéissant à la volonté générale, à la volonté de tout le peuple, le citoyen n’obéit pas à la volonté arbitraire d’un homme. Selon la théorie libérale, celle que défend par exemple Benjamin Constant contre Rousseau, le citoyen n’obéit qu’à la loi lorsque celle-ci est contrainte par une constitution à respecter les libertés fondamentales (les droits de l’homme) ; ces libertés fondamentales doivent être garanties à tout individu, y compris contre la volonté du souverain, y compris lorsque le souverain est le peuple (théorie de la souveraineté limitée opposée à la souveraineté absolue).

La conception démocratique de la liberté

« Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas, écrit Rousseau ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Comment concilier liberté et obéissance ? Comment peut-on obéir sans servir, c’est-à-dire sans être soumis à la volonté d’un maître ? La réponse est dans la formule de la liberté que donne Rousseau, la formule de la liberté-autonomie : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté« . Si je suis l’auteur de la loi à laquelle j’obéis, je suis pleinement libre dans l’obéissance.

Le problème politique tient au fait que la liberté de l’individu dans l’État, la liberté de l’homme comme citoyen, est une liberté limitée par une loi extérieure qui le contraint, la loi de la communauté politique. Comment peut-on se considérer pleinement libre en obéissant à la loi de État ? Il faut pour cela que le citoyen (l’homme comme membre de l’État) ne soit pas seulement « sujet » (soumis à la loi) mais « souverain », ou, plus exactement, « membre du souverain ». « Le Peuple soumis aux lois doit en être l’auteur« , écrit Rousseau. La théorie de la souveraineté du peuple offre à chacun des citoyens, en tant qu’il est un membre du peuple souverain, le pouvoir de faire la loi à laquelle il obéit.

Pour que l’homme soit pleinement libre dans l’État, il faut que la loi soit l’expression de la volonté générale, et non pas celle d’un volonté particulière, qu’il s’agisse de la volonté d’un homme, d’une minorité, ou même de la majorité. Ce point constitue la difficulté de la théorie de Rousseau dans le Contrat social (1662). La volonté du peuple ne doit pas être la tyrannie de la majorité, la volonté d’une majorité qui dicte sa loi aux dépens d’une minorité. Il faut que chacun des citoyens puisse reconnaître la loi comme étant l’expression de la volonté générale, en dépit du fait qu’il n’y a pas d’unanimité et que l’on recourt au principe majoritaire pour voter la loi. Comment est-ce possible ? La réponse de Rousseau tient en une formule : la volonté est générale, écrit-il, « quand tout le peuple statue sur tout le peuple« .

Deux conditions doivent être remplie pour la volonté soit générale, clairement formulées dans l’article 6 de la Déclaration de 1789, un article qui résume la pensée de Rousseau : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous. » La première condition pour que la loi soit l’expression de la volonté générale est que « tout le peuple » participe à la formation de la loi, que ce soit par la participation au débat public (d’où l’importance de la liberté d’expression, justifiée comme liberté de participer à la vie politique) ou par le vote (d’où l’importance de la revendication du suffrage universel dans l’histoire). La seconde condition est que la loi s’applique à « tout le peuple », sans discrimination. Le principe de l’égalité devant la loi est une garantie contre la tyrannie, puisque la condition qu’on impose aux autres par le moyen de la loi, on se l’impose aussi à soi-même.

La conception libérale de la liberté

Le libéralisme est la doctrine qui défend le droit de l’individu à la liberté. « Il n’y a qu’un seul et unique droit naturel, la liberté. » (Kant) La philosophie des « droits de l’homme » est individualiste en ce qu’elle exige de l’État qu’il respecte un ensemble de libertés personnelles (liberté de circulation, libertés économiques, liberté d’opinion et de religion, droit à la vie privée, etc.) qui définissent le domaine de l’indépendance individuelle. Le droit à la liberté est l’affirmation d’une souveraineté de l’individu sur lui-même, le droit à une libre disposition de soi-même. « L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit« , écrit John Stuart Mill, l’un des grands penseurs libéraux du 19e siècle.

La critère strictement libéral de la liberté politique (de la liberté du citoyen dans l’État) est la liberté individuelle. La liberté de l’individu dans l’État doit être la plus grande possible, ce qui implique que le pouvoir de l’État de limiter par la loi la liberté individuelle doit être le plus limité possible. Le libéralisme exprime la volonté de limiter le pouvoir de limiter la liberté, de limiter donc le pouvoir de la loi. Dans n’importe quel État, libéral ou pas, « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu). Puisque la liberté civile est toujours par définition la liberté limitée par la loi, l’extension de la liberté dépend, comme l’avait bien vu Hobbes, de ce que dit ou ne dit pas la loi. Le libéralisme propose d’inverser le raisonnement : il faut d’abord définir la liberté indépendamment de la loi, puis définir la loi par rapport à la liberté.

C’est ce que fait la Déclaration de 1789 dans ses articles 4 et 5, lesquels font système. L’article 4 définit la liberté sans référence à la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Cette définition contient le principe de non-nuisance, un principe que le philosophe libéral John Stuart Mill explicitera. La seule limite concevable pour la liberté individuelle est le respect de la liberté et des intérêts des autres hommes. Le rôle de la loi est de poser les limites qui garantissent la coexistence pacifique des libertés; elle est au service de la liberté, ce que stipule la Déclaration de 1789 dans son article 5 : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. » Autrement dit : selon ce principe, la loi a interdiction de poser une interdiction qui n’augmente pas la liberté, la liberté de chacun et de tous (l’égale liberté). Le principe est simple mais abstrait. Le point de vue démocratique peut objecter le fait qu’il faut toujours interpréter concrètement ce qu’on juge utile ou nuisible d’interdire, que seul le peuple est légitime pour le faire, et qu’il peut légitimement s’interdire ce qu’il veut s’interdire.

Ce qui importe dans la perspective strictement libérale est moins la souveraineté du peuple que la limitation de la souveraineté de la loi et des pouvoirs de l’État. L’État de droit est l’État dans lequel le droit protège l’individu contre l’État. Le domaine des droits de l’homme est le domaine des libertés personnelles inviolables (« inaliénables », « imprescriptibles ») que le législateur (l’auteur de la loi), fut-il le peuple lui-même, doit respecter inconditionnellement, en toutes circonstances. C’est la raison pour laquelle Benjamin Constant, contemporain de la Révolution française, partisan de celle-ci et du libéralisme politique mais spectateur horrifié de l’épisode de la Terreur, critique la théorie démocratique de Rousseau. La volonté générale est l’unique source possible de justification de la souveraineté de la loi, c’est entendu, l’important est cependant que cette souveraineté ne soit pas absolue mais limitée (théorie de la souveraineté limitée).

Constant caractérise ainsi le libéralisme au sens strict par opposition à la théorie démocratique de la liberté, en opposant la liberté des Modernes à la liberté des Anciens : au sein de la démocratie athénienne, la liberté politique était une liberté-participation, une liberté de participer aux activités politiques, mais la liberté personnelle n’était pas protégée (il n’y avait pas, notamment, de liberté de religion); la liberté promue par le libéralisme politique moderne est à l’inverse une liberté-indépendance, une protection de l’indépendance individuelle et de la vie privée contre la tyrannie de l’État ou celle de la majorité. Dans les grandes sociétés modernes, la participation politique présente peu d’intérêt, car le poids de chacun ne peut être que faible : le système représentatif dans lequel les affaires publiques sont confiées à des professionnels de la politique (la classe politique) est non seulement nécessaire mais préférable, car chacun dispose ainsi du pouvoir de jouir d’une vie privée rendue intéressante par les libertés personnelles et les progrès de la civilisation.

La priorité donnée à la défense de la liberté individuelle par le libéralisme au sens restreint s’accompagne d’une théorie politique de la limitation et du contrôle du pouvoir : la constitution doit 1) organiser la séparation des pouvoirs (les trois pouvoirs de l’État sont le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire), afin que le pouvoir arrête le pouvoir, 2) prévoir un contrôle de constitutionnalité des lois (pouvoir donné à des juges non élus de censurer, au nom des libertés constitutionnelles, la loi exprimant la volonté du souverain, même si le souverain est le peuple), 3) soumettre les gouvernants à des élections régulières, afin qu’ils ne puissent s’approprier le pouvoir (c’est la justification « libérale » de la démocratie); 4) garantir la liberté d’expression et le pluralisme (la diversité des opinions), afin que la critique du pouvoir soit possible et que les droits de l’homme puissent être publiquement défendus.

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