L’humanité peut-elle se passer de religion

Éléments pour l’introduction

L’idée à discuter suggérée par la question

Le siècle des Lumières (le 18e siècle, le siècle des philosophes, baptisé par Kant « le siècle de la critique ») a introduit l’idée d’un progrès de la civilisation fondé sur l’émancipation de l’humanité vis-à-vis de la religion. L’humanité a certes toujours vécu dans la religion mais la religion correspondrait à l’enfance de l’Homme, tandis que la sortie de la religion caractériserait une humanité parvenu à l’âge adulte, enfin capable de penser par elle-même sans le soutien des dieux. De fait, la promotion de la science et du libéralisme politique (la philosophie des droits de l’homme) par la philosophie des Lumières s’est accompagnée d’une critique de la religion au nom de la Raison : critique de la superstition (des croyances irrationnelles, comme la croyance aux miracles) et de l’autorité des Églises qui, en défendant la tradition, s’opposaient à la fois au progrès des idées et à celui des institutions politiques.

Objection

Sans contester le progrès que représentent pour l’humanité la conquête de l’autonomie de la science et l’avènement de l’État laïque et démocratique, on pourrait objecter que la connaissance et la politique ne sont pas les aspects essentiels de la religion. La question posée conduit à s’interroger sur les fondement de la religiosité, présente dans toutes les sociétés humaines alors que les animaux en sont dépourvus. Quelle est la raison d’être de la religion ? A quels besoins, en l’homme, la religion répond-elle ? On peut faire l’hypothèse que la religion apporte à l’homme des réponses à des questions auxquelles tout homme se doit d’apporter une réponse : comment diriger sa vie, selon quelles règles ? (question de la morale); comment bien vivre, malgré les épreuves du destin et la conscience d’être mortel ? comment vaincre, sinon la mort, du moins la peur de la mort ? que m’est-il permis d’espérer ? (question du sens de la vie et de l’espérance). Sur ce terrain, celui des questions existentielles, un choix est nécessaire : faut-il vivre dans la foi ou sans la foi ? Placer sa vie sous la direction de Dieu, de vérités révélées, de l’autorité d’une tradition, ou bien sous la direction de la seule raison ?

Plan suggéré

Première partie – La communauté humaine peut-elle se passer de religion ?

L’expérience comme l’histoire et l’anthropologie nous apprennent que la religion est un phénomène collectif. En un sens, toute religion est politique. Une religion est un système de croyances et de pratiques relatives au surnaturel, au sacré et au divin, qui unissent une communauté humaine. Comme l’écrit Émile Durkheim, « partout où nous observons une vie religieuse, elle a pour substrat un groupe défini« . La religion témoigne d’un temps où l’homme ne se concevait pas comme étant lui-même la source de la loi : « Le véritable législateur chez les anciens, écrit l’historien Fustel de Coulanges, ce ne fut pas l’homme, ce fut la croyance religieuse que l’homme avait en soi« . Encore aujourd’hui, nombreux sont les peuples qui font de la religion le marqueur essentiel de leur identité politique et la source de la loi commune. Les société sécularisées, c’est-à-dire les sociétés dont la culture commune n’est pas exclusivement définie par la religion, ont cependant montré qu’il était possible de séparer communauté politique et communauté religieuse. Un État laïque et démocratique est un État dont le droit n’est pas l’émanation d’une tradition sacrée ou d’une volonté divine mais l’expression de la seule souveraineté du peuple, de la raison imparfaite et de la volonté changeante des hommes.

Comment séparer communauté politique et communauté religieuse ? L’idée de laïcité, c’est-à-dire le principe de séparation de L’État et de la religion, n’a rien d’une évidence puisque, du point de vue religieux, le divin est par essence supérieur à l’humain. La laïcité ne dépend toutefois pas de l’athéisme. Elle requiert simplement une conception précise et rigoureuse du rôle et de la finalité de L’État, laquelle s’accompagne d’une définition de la finalité de la religion et des limites de son rôle dans la condition humaine. Ce travail de définition de la nature et des limites respective de l’État de l’Église (la communauté des croyants, quelle qu’elle soit) a été accompli et présenté par John Locke, l’un des pères du libéralisme politique, dans la Lettre sur la tolérance (1689). L’argument, emprunté à Thomas Hobbes, consiste à justifier l’usage de la force qui caractérise l’État par une finalité indépendante de toute considération religieuse. Selon Hobbes, raison d’être de l’État est la conservation de la vie, une fin naturelle qui définit un intérêt que tous les hommes en commun. Locke y ajoute la liberté et la propriété, mais l’argumentation reste la même, celle du contrat social, argumentation suivant laquelle l’État est institué et légitimé par la volonté des hommes réunis en société afin de garantir les droits naturels de l’individu. « L’État, écrit Locke, est un société d’hommes constituée à seule fin de conserver et de promouvoir leurs biens civils. J’appelle bien civils la vie, la liberté, l’intégrité du corps et sa protection contre la douleur, les possessions des biens extérieurs, tels que sont les terres, l’argent, les meubles, etc. » On pourrait y ajouter la sécurité sociale sans changer le coeur de l’argument : l’État est au service de la vie du corps et son rôle se limite à la vie du corps; le pouvoir, l’usage de la force, qui consiste à empêcher ou à contraindre les corps, a pour unique finalité de promouvoir les biens associés à la vie du corps (parmi lesquels la liberté d’action).

Par contraste, cette justification du rôle de l’État exclut la vie de l’esprit du domaine de compétence de celui-ci. Le rapport à la vérité, les croyances ou les convictions religieuses et philosophiques, ne sont pas du ressort de l’État. De cette limite se déduit la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire, liberté de recherche et de conviction en matière de religion et de philosophie. La neutralité de l’État est d’abord neutralité dans le rapport à la vérité : l’État au service des droits de l’homme n’a pas d’idéologie. Il n’y a pas de vérité officielle que l’État aurait pour mission d’imposer. La théorie de l’État libéral au service des droits de l’homme n’est-il pas, pourrait-on objecter, une idéologie ? Le libéralisme contemporain répond à cette objection par la distinction du Juste et du Bien. L’État libéral est fondé sur des principes de justice, notamment le principe de séparation de l’État et de l’Église, qu’il doit imposer par la force; mais, imposant l’égale liberté d’action, il assure l’égalité en droits des individus de pratiquer leur culte, de vivre leur foi et de vivre selon la conception de la vie bonne qui leur convient.

La neutralité de l’État dans le rapport à la vérité a pour contrepartie nécessaire le renoncement des communautés religieuses à l’usage de la contrainte, à la tentation de mettre la force de l’État au service des vérités de religion et de la morale fondée sur les vérités de religion. La religion doit donc consentir à distinguer droit et morale, c’est-à-dire admettre que la Loi de Dieu est le fondement de la conscience morale de l’homme individuel et non pas le fondement de la loi de l’État. Ce qui revient à considérer que le coeur de la vie religieuse est la foi, le rapport personnel de l’homme à Dieu, au Bien et à la Vérité. Dans cette perspective, la religion se définit par la spiritualité, la vie de l’esprit, la découverte d’une vérité relative à la morale et au salut (l’espérance). Par nature, la vie de l’esprit est libre. La contrainte peut agir sur les corps, non sur les esprits. Comme l’écrit Locke, reprenant un lieu commun de la pensée philosophique et théologique : « telle est la nature de l’entendement humain [la faculté de penser] qu’il n’ peut être contraint par aucune force extérieure« . La force n’agit que sur la force. Le jugement ne peut être modifié que par la force de conviction d’une vérité ou d’une apparence de vérité. Le principe de séparation entre religion et politique, pour être admis, requiert un approfondissement de la nature de la religion, une juste compréhension de la foi authentique ainsi qu’une conception précise de ce que doit être une communauté religieuse, à savoir une société libre et volontaire d’hommes partageant une même foi et une même quête du salut, deux biens que l’État n’a pas pour fonction de leur garantir. « L’Église me semble être une société libre d’hommes volontairement réunis pour adorer publiquement Dieu de la façon qu’ils jugent lui être agréable et propre à leur faire obtenir le salut » : cette définition que Locke donne de l’Église souligne la modalité qui doit être celle de la communauté religieuse, la libre adhésion, ainsi que sa finalité, le salut, c’est-à-dire l’espérance de la vie éternelle qui récompense la conduite morale qui plaît à Dieu. Pour être tolérée au sein de l’État libéral, une communauté religieuse doit respecter ces deux limites : l’absence de contrainte dans le rapport à ses membres et l’absence d’ambition politique.

Deuxième partie – La morale peut-elle se passer de la foi ?

La séparation de l’État et de l’Église comme principe de justice politique établit que la communauté politique non seulement peut, mais aussi doit se passer de la religion comme fondement des principes du droit et du rôle de l’État. Elle implique que la religion doit cesser d’être politique. A ce stade, la question peut faire l’objet d’une nouvelle interprétation : l’individu libre de croire ou de ne pas croire peut-il et doit-il se passer de religion ? Quelles sont pour l’individu les raisons de croire ? La foi est une croyance métaphysique. Elle porte sur une dimension de surnaturel (Dieu, la vie après la mort) à propos de laquelle il n’existe aucune preuve de type scientifique (expérience reproductible, démonstration). Les « preuves » de l’existence ou de la non-existence de Dieu ne sont que des arguments plus ou moins rationnels que le croyant ou l’athée donnent pour justifier et conforter leur certitude subjective, une certitude qui ne peut en réalité se fonder sur l’objectivité de la preuve. A cet égard Pascal a raison : si elle n’est pas un simple préjugé, la foi ne peut être qu’un don (« Dieu sensible au coeur ») ou un pari. Ce qu’on peut en revanche étudier, pour le justifier ou le critiquer, c’est le Bien qu’apporte la foi, les réponses de la religion aux attentes de l’homme ou aux questions qu’il se pose.

L’interprétation de la raison d’être de la religion dans la condition humaine peut se fonder sur l’observation de la relation universelle de la religion et de la morale. De là l’idée qu’il ne peut y avoir de morale sans religion, selon la célèbre formule de Dostoïevsky : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis ». La nécessité de la religion peut à cet égard être établie par deux grands arguments : d’une part, l’idée que la religion apporte à l’homme la connaissance du Bien et du Mal (la Loi de Dieu fournit le critère); d’autre part, du fait de l’égoïsme naturel, la foi peut apparaître comme nécessaire à la possibilité même de la moralité, c’est-à-dire du désintéressement (sans la foi, pas de charité, sans l’amour de Dieu, pas d’amour du prochain). Le second argument est conforté par la perspective du jugement de Dieu, qui suscite crainte de la punition et espérance de la récompense. Kant a toutefois justement critiqué cette croyance : si j’agis en vue du bonheur (par crainte des souffrances de l’enfer ou espérances des jouissances du Paradis) je n’agis pas de manière désintéressée, de sorte que je n’ai aucun mérite susceptible de me valoir une récompense divine.

Le premier argument a été mis à mal par la reconnaissance de l’athée vertueux. Plus l’athéisme se développe, et plus il devient aisé d’observer que la conduite morale ne dépend pas essentiellement du fait de croire ou de ne pas croire. Plus s’impose également l’idée que le critère du Bien et du Mal est ancré dans la nature humaine, de sorte que sa reconnaissance ne dépend pas essentiellement des dogmes particuliers de telle ou telle tradition religieuse. C’est ainsi que la philosophie des Lumières, au XVIIIe siècle, a relativisé la dimension proprement chrétienne et même proprement religieuse de la morale en soulignant le caractère universel et naturel de la règle d’or. Cette règle est certes inscrite au coeur de la morale chrétienne mais, si on peut montrer qu’elle est présente dans toutes les civilisations, on peut la considérer comme une loi naturelle : « La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : ‘Traite les autres comme tu voudrais être traité’. C’est que cette loi est la nature même : elle ne peut être arrachée du coeur humain. » (Voltaire) Les grandes philosophies morales modernes, rationalistes et universalistes, proposent précisément d’interpréter ce principe comme une règle de la réflexion que les hommes ont en commun, en tant qu’ils sont également doués de raison.

Néanmoins, il est possible sur cette base de reconnaître un rôle historique à la religion dans la promotion de la morale, plus particulièrement dans le culte de la moralité de l’homme. Rousseau défend cette idée que la vérité de la religion réside exclusivement dans le culte intérieur de la moralité : « Le culte essentiel est celui du coeur« . Pas de véritable vertu sans la foi mais pas non plus de foi sincère sans vertu authentique, sans charité ou bienveillance sincère. Dans la religion, il faudrait donc faire le partage entre les pratiques extérieures et la diversité des cultes, dont l’homme pourrait se passer, et la foi sincère, inséparable du culte intérieur de la moralité, qui constitue le noyau de la vie religieuse authentique et universelle. Il est cependant possible de considérer avec Kant que la « volonté bonne », le désintéressement, ne suppose rien d’autre que le libre-arbitre de l’homme et n’est ni plus ni moins accessible au croyant et à l’incroyant. Kant sépare morale et religion et justifie la foi par l’espérance d’une réconciliation, dans le Royaume de Dieu, de la moralité et du bonheur. La moralité se confond avec le désintéressement, de sorte qu’il ne faut pas fonder la morale sur la religion, sur la croyance en un Dieu de justice qui punit les méchants et récompense les bons. En revanche, on peut fonder la religion sur la morale. Croyant ou pas, l’homme se rend par une conduite morale « digne du bonheur ». Croyant ou pas, on ne peut qu’être révolté par la contradiction entre vertu et bonheur. Il est rationnel d’espérer que l’homme juste, celui qui par désintéressement sacrifie tout ou partie de son bonheur ici-bas pour la justice, soit récompensé. Seule la foi en la conciliation du bonheur et de la vertu dans le Royaume de Dieu permet de combler cette attente rationnelle, ce besoin de la raison humaine. La foi est donc pour Kant rationnelle, à la condition, paradoxalement, d’admettre que la morale en tant que telle peut et doit se passer de religion.

Troisième partie – L’homme peut-il se passer d’espérance ?

Le propos de Kant sur les rapports entre morale et espérance conduit à faire de l’espérance le véritable objet de la foi. Les morales laïques attestent le fait que l’homme n’a pas nécessairement besoin de religion pour répondre à la question « Que dois-je faire ? ». Il se pourrait bien, en revanche, qu’aucune réponse satisfaisante ne puisse être apportée, sans la foi, à la question « Que m’est-il permis d’espérer ? ». Bien entendu, nous avons des désirs, des projets, des ambitions et des rêves qui nourrissent notre attente de l’avenir, nos espoirs et nos craintes. Dans une certaine mesure, dans la mesure où il dépend de nous d’éviter le malheur, de réaliser nos projets et de provoquer la chance, nous avons raison d’espérer. Néanmoins l’expérience, directe ou indirecte, nous apprend que l’on n’échappe pas au destin : des épreuves nous attendent, ne serait-ce que le vieillissement, la maladie et la mort, la sienne bien sûr, mais aussi celle des êtres aimés. La vie, la réussite et l’amour, le bonheur, sont toujours éphémères et provisoires, inéluctablement destinés à être anéantis par la mort, et bien souvent par le destin dès avant la mort. La question est donc celle-ci : peut-on se passer d’espérer et a-t-on raison d’espérer ce qu’on ne pourrait espérer sans la foi, pas seulement le bonheur des Justes dans le Royaume de Dieu, mais aussi et surtout la victoire sur la mort, l’éternité pour soi et pour les êtres aimés, ainsi que la présence d’un Dieu qui aime, protège et sauve en toutes circonstances ?

La force de la religion repose sans doute sur la promesse faite à l’homme d’une victoire sur le malheur et sur la mort. Et après tout pourquoi pas ? Tel est le sens du « pari sur Dieu » selon Pascal : « Si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. » Si la foi sauve réellement, si la promesse d’éternité est tenue, on a raison de croire, on gagne l’éternité (« une infinité de vies infiniment heureuses », écrit Pascal); s’il n’y a rien, on n’a rien perdu, puisque la vie n’est rien, ou pas grand-chose, vouée à « la misère de l’homme sans Dieu »,c ‘est-à-dire à l’épreuve d’un malheur sans issue autre que le divertissement, l’oubli provisoire de notre mortelle condition. S’il n’y a rien, pourrait-on ajouter, le pari est quand même gagnant, on a raison de croire, car la foi sauve du désespoir en permettant au croyant de vivre dans l’espérance quand il n’y a plus rien à espérer, et l’aide à continuer à vivre lorsqu’il atteint le comble du malheur.

Pourquoi alors ne pas croire ? Le choix qui motive l’athéisme est celui de la lucidité : il faut placer sa vie sous la direction de la seule raison et préférer la lucidité au bonheur, vivre en regardant en face la réalité désespérante plutôt que dans l’espérance d’un bonheur illusoire. Au coeur de l’athéisme philosophique, on trouve la critique de l’illusion religieuse : « La foi sauve, donc elle ment » (Nietzsche); « La critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l’âge de raison. » (Marx). L’illusion consiste à prendre ses désirs pour des réalités, une erreur née de notre imagination, qui persiste tant que persiste le désir qui lui a donné naissance. Les représentation de la religion sont au regard des athées comme le rêve dans la définition qu’en donne Freud, la satisfaction symbolique (imaginaire) d’un désir. « les idées religieuses, qui professent être des dogmes, écrit Freud, ne sont pas le résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, c’est-à-dire la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité; le secret de leur force est la force de ces désirs. » La croyance religieuse est suspecte précisément dans la mesure où elle vient satisfaire nos désirs les plus puissants : être aimé, protégé, ne pas mourir, vivre le triomphe de l’amour sur la mort, de la justice sur l’injustice, récompenser les bons, soutenir les faibles, punir les méchants. « Ce qui m’empêche de croire en Dieu, écrit André Comte-Sponville, c’est que je préférerais qu’il existe. […] Dieu est trop beau pour être vrai.« 

Que propose l’athéisme en lieu et place de l’espérance fondée sur la foi ? Deux voies sont possibles, celle de la libre activité de transformation du monde et celle de la sagesse du désespoir. Pour Marx, par exemple, le bonheur illusoire qu’offre l’espérance religieuse est un « opium du peuple », comme un drogue qui en plongeant les hommes dans un paradis artificiel les condamne à se résigner au malheur et à l’injustice qui règnent dans le monde réel. Selon cette perspective, il s’agit moins de renoncer à l’espérance que de la déplacer : il faut abolir le Ciel pour ouvrir l’avenir, pour construire ici-bas le Royaume de Dieu, la synthèse de la justice et du bonheur. L’espérance du Progrès fonde et prolonge à la fois l’action de transformation du monde, tandis que l’espérance religieuse est à la fois le produit du malheur de la condition humaine et la cause de sa conservation. La révolte contre le malheur réel et critique de l’illusion religieuse se conditionnent donc l’une l’autre. « L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel, écrit Marx. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusion. » Par-delà la perspective qui était celle de Marx, cette argumentation sous-tend tous les projets d’amélioration de la condition de l’homme par l’action de l’homme, le transhumanisme par exemple, qui espère augmenter la longévité humaine par le développement des biotechnologies.

L’autre voie, celle de l’épicurisme, du stoïcisme et du bouddhisme, consiste tout à l’inverse à renoncer à toute dimension d’espérance pour proposer une sagesse du désespoir. Tout le malheur de vivre vient de l’attente de l’avenir, de la crainte ou de l’espérance, qui nous sépare de la jouissance de l’existence au présent, car « qui a l’espoir pour raison de vivre voit le présent lui échapper d’heure en heure » (Sénèque). Nous sommes victimes de nos désirs, qui nous empêchent de jouir de la vie en nous portant à espérer une autre condition, un autre monde, une autre réalité. Plutôt que de vouloir changer l’ordre du monde, ce qui ne dépend pas de nous, il est préférable de changer nos désirs, ce qui ne dépend que de nous, pour « vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive » (Épictète). Tel est le sens de la doctrine du stoïcisme, pour laquelle la voie de la sagesse consiste à se réconcilier avec le destin plutôt que de se révolter contre lui ou d’espérer qu’un autre monde ou qu’une transformation du monde nous permette de lui échapper. Si désespérer consiste à cesser d’espérer, le désespoir, le désespoir conscient et volontaire du sage, n’est pas le plus grand malheur mais l’invulnérabilité au malheur. « A mes yeux écrit Sénèque en s’adressant à son disciple Lucilius, le seul malheur auquel est exposé un homme, c’est qu’il existe dans toute la nature quelque chose qui soit pour lui un malheur. » Le sage stoïcien n’échappe pas à la mort et aux épreuves du destin : il se prépare par l’exercice de la pensée à les vivre lucidement avec sérénité lorsqu’elles se présenteront. S’il faut « penser à la mort toujours », estime Sénèque, c’est « pour ne la craindre jamais » et pour vivre plus intensément : « j’attends la prospérité en homme préparé à l’adversité » ajoutait Sénèque. La sagesse du désespoir est l’acceptation lucide de ce qui est donné à vivre. « Le bonheur, a écrit le philosophe Alain, est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherché« , c’est-à-dire à ceux qui ont renoncé à désirer être heureux, à espérer le bonheur ou à se révolter contre le malheur. A moins que cette prétention à échapper au malheur et à l’espérance par l’exercice de la raison ne soit le comble de l’illusion ?

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