La question de la justice sociale

Le problème de la justice sociale est celui de l’égalité des chances. L’injustice sociale est l’inégalité des chances d’accéder à certains biens sociaux ou à certaines fonctions sociales en raison d’une inégalité des conditions. Les biens sociaux sont les biens qui apparaissent nécessaires au bonheur (d’où le lien entre la question de la justice sociale et celle du bonheur) : le revenu (pouvoir d’achat), l’accès aux soins, l’accès à l’éducation, à la culture, etc. Les fonctions sociales ou positions sociales sont les activités sociales et politiques, les métiers, les positions de pouvoir. L’inégalité de conditions suppose pour être appréciée le choix d’un critère : le critère privilégié est le critère économique (la richesse, la distinction entre riches et pauvres), mais d’autres critères d’appréciation peuvent être choisis (notamment dans les débats contemporains): le sexe (la distinction hommes/femmes), la race, l’oritentation sexuelle, etc.

Il importe de distinguer deux problèmes, celui de la pauvreté et celui de l’inégalité des chances dans la compétition sociale. Le premier problème se rattache principalement à la question du bonheur, le second, à celle de la liberté

L’inégalité des conditions sociales est à la fois inévitable et susceptible d’être justifiée. Si toutefois une partie de la population vit dans le misère, dans la privation de biens essentiels, l’inégalité des richesses peut être dénoncée comme une injustice criante. Est-ce contre l’inégalité sociale qu’il faut lutter, ou bien plus spécifiquement contre la pauvreté ? Et peut-on lutter contre la pauvreté sans lutter contre l’inégalité sociale ? L’injustice sociale réside-t-elle dans l’inégalité des richesses en tant que telle ou bien exclusivement dans la pauvreté, dans l’inégal accès aux biens les plus essentiels ? Ce questionnement constitue la première pomme de discorde entre libéralisme et socialisme. . L’État doit-il se soucier du bonheur du peuple ? Le libéralisme strict exige de l’État qu’il ne s’en soucie point, pour se borner à garantir et à respecter lui-même les libertés fondamentales : « Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux« , écrit Benjamin Constant. Mais un État démocratique peut-il se désintéresser du malheur et de la pauvreté dans la société qu’il gouverne ? Dès lors que le libéralisme consent à l’intervention de l’État contre le malheur (ce qui est historiquement acquis depuis la mise en place de la sécurité sociale, du Welfare State ou État providence), se pose la question des critères et des limites d’une telle intervention.

Le second problème, celui de l’égalité des chances au sens strict, recoupe en partie celui de la pauvreté mais ne s’y réduit pas. La question n’est pas simplement celle de l’accès aux biens essentiels mais celle de la réalité de l’égalité des chances dans la compétition sociale, une promesse majeure du libéralisme politique, pour lequel les deux piliers du progrès social sont la prospérité économique et l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales. Le libéralisme prétend instituer l’égalité des chance par l’égale liberté. Mais celle-ci est-elle suffit-elle à réaliser l’égalité des chances ? L’inégalité des conditions sociales ne constitue-t-elle pas un obstacle à l’égalité des chances, un obstacle insurmontable si l’État n’intervient pas pour réformer et transformer la société, à l’inverse de ce que demande le libéralisme ?

La justification libérale de l’inégalité sociale

Le libéralisme politique a défini la justice par l’égalité stricte, ce qu’Aristote appelait l’égalité arithmétique : chaque individu doit avoir les mêmes droits que tous les autres. Le principe de l’égale liberté implique l’abolition des privilèges et se traduit par l’égalité en droits, l’exigence de l’égalité devant la loi. Le principe de l’égale liberté implique du même coup celui de l’égalité des chances : s’il n’existe pas de privilège de naissance, chacun est libre d’accéder à toutes les positions sociales. S’il n’y a plus de monarchie héréditaire, n’importe qui, quelle que soit son origine sociale, peut devenir chef de l’État. S’il n’y a plus d’aristocratie, n’importe qui, quelle que soit son origine sociale, peut espérer accéder à la fortune et à une position sociale dominante par son travail, son talent et son esprit d’entreprise.

Paradoxalement (mais le paradoxe n’est qu’apparent), l’égalité strite affirmée par le libéralisme politique justifie l’inégalité économique et sociale. On juge qu’il y a inégalité sociale si on met en parallèle les différences de situation sociale avec une hiérarchie des valeurs. Si on juge que la richesse est préférable à la pauvreté, alors la différence entre les riches et les pauvres est une inégalité. Considérant que tous les hommes disposent, du fait de l’égalité en droits, de la même liberté et donc des mêmes chances d’accéder à toutes les fonctions sociales, le libéralisme estime que l’inégalité sociale n’est pas un problème. La métaphore qui permet de comprendre les rapports entre égale liberté et inégalité sociale dans le libéralisme est celle de la compétition sportive : tous les coureurs sont à égalité sur la ligne de départ (égalité en droits, il n’y a pas de privilège); ils sont libres de donner la pleine mesure de leur talent, cultivé par le travail auquel ils ont librement consenti (égale liberté); en conséquence, le résultat de la course, le classement est nécessairement juste, à l’image de l’inégalité économique et sociale qui résulte de la compétition sociale dans la société libérale.

Au premier abord, il n’y a donc pas de problème de justice sociale pour le libéralisme politique, dont la théorie de la justice repose sur deux principes, formulés tous les deux dans l’article 1 de la Déclaration de 1789. Le premier principe, celui de l’égale liberté, est énoncé par la première phrase de l’article : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits« . Le second principe est contenu dans la deuxième phrase : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Ce principe est celui de l’égalité des chances dans la compétition sociale, le principe qui justifie les différences de situation sociale (les « distinctions sociales »), c’est-à-dire l’inégalité sociale. L’utilité commune, c’est-à-dire l’efficacité de l’organisation sociale, justifie la concurrence, la compétition sociale, tandis que l’égale liberté de participer à cette compétition justifie le classement social qui en résulte.

La critique socialiste de l’injustice sociale

La critique socialiste du libéralisme est née au début du 19e siècle de ce qu’on a baptisé « la question sociale », le problème politique posé par la misère ouvrière. Elle part d’un constat : l’inégalité sociale n’est pas juste, puisque l’inégale répartition des richesses s’accompagne d’un accès inégal à des biens sociaux aussi essentiels que pouvoir manger à sa faim, y compris quand on est trop malade ou trop vieux pour travailler, pouvoir accéder à un travail pour gagner sa vie, conserver la santé quand le travail est épuisant ou expose à des risques pour la vie, etc. Pour les socialistes, l’injustice sociale doit être compensée par une intervention de l’État, quitte à porter atteinte à la propriété privée, puisqu’il faut bien prendre aux riches si l’on veut donner aux pauvres.

Le point important sur le plan théorique consiste à souligner l’insuffisance des principes du libéralisme politique Non seulement l’égale liberté n’est pas une protection contre la misère, mais elle la rend possible, puisque la liberté économique autorise la libre exploitation du travail humain, la libre exploitation de l’homme par l’homme. En outre, l’égal respect de la propriété du riche et de celle du pauvre ne profite qu’au riche, empêchant a priori la redistribution des richesses. Le libéralisme est aveugle au fait que l’égalité politique, l’égalité en droits, ne peut suffire à garantir la justice, puisque l’injustice sociale est générée par la société elle-même, et du fait même que les hommes sont laissés libres de conduire leurs affaires comme ils l’entendent.

L’auteur Karl Marx a initié une critique sociale du libéralisme plus radicale. Le socialisme européen, à partir du début du 19e siècle, au début de l’ère industrielle, est une réponse à l’inégalité économique et sociale résultant des libertés économiques au sein de la société capitaliste. L’auteur qui a initié la critique sociale du libéralisme la plus radicale, en ce sens qu’il élabore un diagnostic visant à remonter à la racine de l’injustice sociale, est Karl Marx. Son oeuvre a marqué l’histoire du socialisme européen, à la fois sa composante révolutionnaire (qui conduit, en 1917, à la révolution russe) et sa composante réformiste (le socialisme démocratique de la social-démocratie européenne).

L’injustice sociale selon Marx et la critique socialiste du libéralisme est l’inégalité des chances d’accéder aux biens sociaux en raison du rapport de domination de classe qui structure la société capitaliste. L’inégalité des conditions entre la bourgeoisie et la classe ouvrière n’a pas pour Marx le sens d’une inégalité de richesses qui pourrait s’estomper avec le temps et quelques réformes sociales. L’inégalité des conditions est structurelle et irréductible en raison de la nature même du système économique, qui organise l’exploitation du travail par le capital (c’est ce qui le caractérise). Dans la société capitaliste, en effet, la classe dominante, la bourgeoisie détentrice du capital, mène le jeu économique en vue d’augmenter ce capital ; elle condamne les prolétaires, la masse de ceux qui doivent vendre leur force de travail pour survivre, à accepter les conditions de travail et de salaire qu’elle leur impose. L’écart se creuse ainsi inévitablement entre les riches et les pauvres, de sorte que pour les pauvres les libertés personnelles, notamment les libertés économiques, ne sont que des libertés formelles, c’est-à-dire des libertés de papier, des droits abstraits écrits dans des textes déclaratifs et constitutionnels, qui n’augmentent en rien le sentiment éprouvé de vivre une vie sociale libre et heureuse. Pour celui qui dans son existence sociale concrète, se voit dicter ses conditions de travail et de revenu par le pouvoir économique, la liberté n’est pas réelle et ne peut apparaître telle.

L’analyse critique que fait Marx du système capitaliste s’accompagne d’une critique radicale du libéralisme politique : la liberté n’est rien d’autre que la liberté des propriétaires du capital (l’épargne accumulée) d’exploiter la force de travail des prolétaires (dont la seule propriété est la force de travail), de sorte qu’au sein de cet État libéral qui garantit l’égalité des droits, l’injustice sociale prospère nécessairement. La liberté et l’égalité réelles ne peuvent advenir qu’au moyen d’un changement radical : il faut une révolution qui abolisse la propriété privée des moyens de production et confie à l’État la gestion de l’économie au seul profit du peuple.

Marx reconnaît au capitalisme le mérite d’avoir développé comme jamais auparavant les forces de production de l’humanité, condition nécessaire de la prospérité collective. Cette condition n’est toutefois pas suffisante, du fait de l’inégalité des chances de bénéficier de cette prospérité nouvelle qui résulte mécaniquement du régime de la propriété privée des moyens de production dans le système capitaliste. Il ne pourrait y avoir de justice sociale que dans la société communiste, la société qui, au moyen d’une révolution, réalise l’appropriation collective des moyens de la production économique, mettant ainsi définitivement fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Dans l’utopie communiste, la société sans classe qui succède à la société capitaliste réalise la synthèse idéale de la justice sociale et de la prospérité générée par la production industrielle.

Les réponses du libéralisme à la critique socialiste

Le débat entre libéralisme et socialisme porte sur la crédibilité de cette utopie d’une société à la fois prospère (la « société d’abondance ») et réellement libre, puisque définitivement délivrée de toutes les formes de dominations sociales et l’exploitation de l’homme par l’homme. La liberté réelle, pour Marx comme pour les anarchistes, ne peut exister que dans la coopération sociale et non pas dans la concurrence fondée sur l’intérêt égoïste, dans l’union de l’homme avec l’homme, non dans la séparation instituée par la propriété privée. A la lutte des classes résultant de l’exploitation de l’homme par l’homme, la société communiste substitue « une libre association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (Marx, Le Manifeste du parti communiste). La domination politique elle-même est selon Marx amenée à disparaître (thèse du « dépérissement de l’État » après la révolution communiste) : l’État étant toujours, selon l’interprétation marxiste de l’histoire, l’instrument de domination de la classe dominante, devrait logiquement être privé de raison d’être dans la société sans classe. Communistes et anarchistes ne diffèrent que sur la question des moyens, de la conception de l’action politique, mais ils partagent l’idéal d’une société parfaitement libre et égalitaire fondée sur la coopération sociale, une société sans classe dans laquelle l’auto-organisation du peuple rend inutile la contrainte exercée par un pouvoir politique.

La critique libérale du socialisme s’inspire à la fois de sa critique de l’anarchisme et de sa critique du despotisme. Le libéralisme politique se fonde sur une conception de la nature humaine qui se veut réaliste : l’homme est par nature égoîste, animé par la passion de la domination (au moyen de la richesse, du pouvoir ou de la gloire). En conséquence, les doctrines qui, telles l’anarchisme et le communisme, conçoivent la société juste comme une société dans laquelle l’homme cesserait d’être égoïste et belliqueux, sont jugées utopiques, irréalistes. Le libéralisme milite pour l’Etat de droit, un État respectueux de la liberté humaine, mais il juge l’État nécessaire, en vertu de l’argumentation de Thomas Hobbes, parce que « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître » (Kant).

L’argument de l’efficacité économique

Le débat entre libéralisme et socialisme porte d’abord sur l’économie. A l’idéal socialiste d’une société prospère et juste, qui conserveraient les bienfaits du capitalisme après la collectivisation de l’économie, les libéraux opposent l’objection du réalisme : l’efficacité économique a pour condition la concurrence, dont le moteur est l’intérêt particulier. L’homme, naturellement paresseux, ne travaille que sous l’aiguillon du besoin ou par ambition personnelle, pour s’enrichir, surpasser les autres hommes et triompher de ses concurrents. « L’erreur commune des socialistes est de ne pas tenir compte de la paresse naturelle aux hommes« , écrit John Stuart Mill. Travaillant égoïstement pour lui-même, l’homme travaille en même temps pour les autres, puisque sa production satisfait une demande sociale. Le projet de l’économie politique libérale est ainsi de mettre l’intérêt particulier au service de l’intérêt général, de prendre appui sur l’égoïsme naturel de l’homme, en tant que celui-ci est un agent rationnel cherchant à maximiser ses intérêts, afin de maximiser l’utilité commune, à savoir la création de richesse dans la société (la croissance économique). « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts » écrivait Adam Smith, le premier grand théoricien de l’économie politique libérale.

Le libéralisme défend le principe de la concurrence contre l’idée socialiste de la planification par l’Etat de l’activité économique. La concurrence, bien qu’elle soit la cause des malheurs que l’on regarde comme injustes (faillites, chômage, exploitation des travailleurs), est justifiée à la fois du point de vue de l’efficacité économique et du point de vue moral, puisqu’elle incite l’homme à cultiver ses talents et qu’elle concrétise le principe libéral de l’égalité des chance : « Au lieu de considérer, comme la plupart des socialistes, la concurrence comme un principe funeste et antisocial, je vois que, dans l’état actuel de la société et de l’industrie, tout ce qui la limite est un mal et tout ce qui l’étend, fût-ce même aux dépens du bien-être temporaire d’une classe de travailleurs, est un bien en définitive. La protection contre la concurrence est une protection en faveur de l’oisiveté, de l’inaction intellectuelle ; une dispense de l’obligation d’être aussi intelligent et aussi laborieux que les autres hommes. » (John Stuart Mill)

La critique du despotisme

La critique libérale du socialisme est également politique. Le libéralisme politique se fonde sur la critique du despotisme. Les libéraux ont repris les argument de Thomas Hobbes justifiant l’existence de l’État tout en s’inquiétant du risque qu’une telle justification fait peser sur la liberté : c’est précisément parce que l’État est nécessaire qu’il apparaît en retour nécessaire de limiter son pouvoir. Or aux yeux des libéraux, le socialisme, en confiant à l’État la fonction de s’approprier l’industrie et d’organiser l’économie, contribue à fabriquer un despotisme pire que celui de la monarchie absolue. En plaçant la question sociale au coeur du débat politique, les socialistes oublient la question de la liberté politique, l’exigence de construire un État de droit apte à protéger les libertés personnelles et politiques. Les penseurs libéraux ont interprété la révolution russe de 1917 comme une expérience grandeur nature montrant que l’abolition du capitalisme (l’appropriation de l’économie par l’État) conduisait nécessairement non à la liberté réelle mais au renforcement du pouvoir de l’État aux dépens des libertés personnelles, voire à l’État totalitaire.

La critique du diagnostic critique

Le libéralisme comprend de nombreux courants, plus ou moins favorables ou hostiles au socialisme (à la critique de l’injustice sociale) et plus ou moins enthousiastes ou critiques à l’égard du libéralisme économique. On peut caractériser le libéralisme par deux traits que tous les libéraux ont en commun : 1) le libéralisme consiste à donner la priorité à la défense de la démocratie libérale et des droits-liberté par rapport à toute autre considération, notamment l’exigence de mettre fin à l’injustice sociale; 2) même s’il admet l’existence d’effets indésirables de la liberté économique et du capitalisme, ainsi que la nécessité de réformes sociales et d’une régulation de l’économie par l’État, le libéralisme consiste à juger l’économie de marché fondée sur les libertés économiques comme étant le système économique optimal indépassable. Les libéraux ne peuvent donc admettre la critique radicale du capitalisme formulée par Marx. L’idée d’une correction des inégalités sociales par la redistribution de la richesse produite est acceptables par les libéraux, afin que tous puissent bénéficier de la prospérité, mais il importe à leurs yeux de reconnaître que sans la propriété privée, la concurrence et l’exploitation du travail par le capital, il n’y aurait pas de croissance économique, il n’y aurait pas la création de la richesse nécessaire à la redistribution. Par ailleurs et surtout, les libéraux ne considèrent pas comme purement « formelles », la liberté, l’égalité en droits et l’égalité des chances telles que les conçoit la société libérale. La comparaison entre la domination de l’aristocratie et celle de la bourgeoisie, à leurs yeux, ne tient pas. L’aristocratie est une classe dominante de naissance : on naît aristocrate, on ne le devient pas. Dans la société libérale à l’inverse, dans laquelle les hommes naissent libres et égaux en droits, n’importe quel individu issu de n’importe quelle classe sociale est susceptible, par son travail, son talent et son esprit d’entreprise, d’intégrer la classe dominante, devenant à son tour un « propriétaire du capital ».

La critique libérale de l’injustice sociale

a synthèse entre libéralisme et socialisme est possible, soit du fait de socialistes admettant la nécessité de défendre le libéralisme politique (le socialisme libéral), soit du fait de libéraux reconnaissant l’existence de l’injustice sociale dans la société libérale et la nécessité d’y répondre par une réforme du libéralisme (libéralisme social). Une telle synthèse peut cependant être considérée comme libérale, en ce sens qu’elle implique de donner la priorité à la défense des libertés (libertés politiques et libertés personnelles) dénoncées comme « formelles » par le socialisme révolutionnaire. Une telle synthèse exige également d’admettre l’économie de marché ou système capitaliste, en vertu de deux arguments : 1) le principe de l’égale liberté appliqué à l’économie implique la justification de la concurrence, le droit reconnu à tous de s’enrichir par son travail; 2) l’économie fondée sur le principe de concurrence est plus efficace pour créer des richesses que la planification socialiste, l’efficacité économique étant une condition certes non suffisante mais nécessaire du progrès social.

L’injustice sociale est l’inégalité des chances d’accéder à certains biens ou à certaines positions sociales du fait d’une inégalité de condition. Du point de vue du droit, la condition est dans la société libérale égale pour tous : chacun a les mêmes droits et les mêmes devoirs que tous les autres (principe de l’égalité devant la loi). L’égalité en droits implique l’égalité des chances sociales, chacun dispose du droit de s’enrichir par son travail et d’accéder à toutes les fonctions sociales. Dans la mesure où l’organisation politique de la société est juste, le libéralisme estime que les inégalités sociales sont justifiées. Une société est un système de coopération économique et sociale. Dans la société libérale, la coopération est indissociable de la compétition (concurrence), considérée comme juste (égalité des chances) et efficace. On peut voir dans la compétition sportive une bonne métaphore de la compétition sociale telle que la conçoit le libéralisme : sur la ligne de départ, tous les coureurs ont le même droit de participer et de tenter de gagner la course, ce qui justifie le classement final (nul n’est en droit de se plaindre de sa place dans le classement). En quel sens, si l’inégalité économique et sociale est ainsi justifiée, le libéralisme peut-il juger qu’il existe des injustices sociales ?

L’inachèvement du programme libéral

Historiquement, la mise en place d’un État fondé sur la philosophie des droits de l’homme s’est accompagné de la survivance de dominations sociales contraires au principe de l’égale liberté. L’injustice sociale se conçoit alors comme une inégalité des chances fondée sur une inégalité de condition qui est rendue possible par la non application du principe libéral de l’égalité en droits. On peut donner deux grands exemples de ce type d’injustices sociales : la survivance de l’esclavage au sein de la démocratie américaine et la survivance de la domination masculine dans toutes les sociétés libérales jusqu’à très récemment. Si elle constitue un énorme problème pratique, l’injustice liée à la domination sociale traditionnelle ne pose pas au libéralisme de problème théorique : l’injustice prenant la forme de l’inégalité des droits, la solution réside dans l’application des principes du libéralisme. La difficulté pratique tient au conservatisme social, qui s’explique à la fois par l’intérêt des dominants et par la force des préjugés, notamment, comme l’écrit John Stuart Mill dans un livre consacré à la critique de la domination masculine, L’asservissement des femmes (1869), l’idée selon laquelle la domination est justifiée par la nature.

La solution libérale au problème de l’injustice économique

Un problème théorique se pose en revanche sur le terrain économique et social. L’inégalité des conditions générée par la société capitaliste résulte bien de l’application des principes libéraux. L’égale liberté, chacun peut le constater, a pour effet de générer dans les sociétés libérales d’immenses écarts entre les plus riches et les plus pauvres. Cette inégalité économique peut s’accompagner de deux injustices sociales : la pauvreté d’une part, l’inégal accès aux biens essentiels (ne pas avoir faim, ne pas avoir froid, dirait Épicure); l’absence de réalité de l’égalité des chances d’accéder aux différentes positions sociales, en dépit de l’égalité des chances libérale, que l’on peut alors qualifier de « formelle ». Pour reprendre la métaphore sportive, le droit égal pour tous de participer à la course est une égalité des chances formelle et non pas réelle, en raison du rapport des forces au départ. Dans la société, ce rapport des forces est constitué par la domination des plus riches, des classes sociales favorisées. La sociologie (notamment en France celle de Pierre Bourdieu) souligne les mécanismes de « reproduction sociale » de l’inégalité, en dépit de la démocratisation de l’accès à l’éducation, en dépit, donc, de l’apparente égalité des chances. D’une manière plus générale, l’héritage fait obstacle à la réelle égalité des chances, que l’héritage soit constitué par un capital économique ou par un « capital culturel » (notion introduite par Pierre Bourdieu).

La difficulté théorique pour le libéralisme est de justifier la nécessité d’une intervention de l’État en vue de corriger des inégalités résultant spontanément de la libre activité de chacun dans le cadre de l’égalité en droits, ce qui met a priori le libéralisme en contradiction avec lui-même. Sur le plan pratique, les libéraux sociaux défendent l’idée du « filet de sécurité », de politiques sociales visant à garantir un minimum de sécurité sociale. Le libéralisme contemporain peut aller jusqu’à défendre le principe du Revenu Universel, un revenu minimum (type RSA) qui serait versé automatiquement à tous, tous les mois, sans condition de ressources. L’idée est qu’un revenu minimum de ce type pourrait protéger les plus faibles (handicapés, malades, vaincus de la compétition sociale, chômeurs) de la grande pauvreté. Sur le terrain de l’égalité des chances, les libéraux sociaux sont favorables à l’aide sociale en faveur des plus défavorisés, notamment sur le terrain éducatif, voire à la discrimination positive (dans les universités américaines, par exemple, dont l’entrée est sélective, des « quotas » de places sont réservés aux minorités jugées défavorisées). Les plus audacieux des libéraux sociaux veulent taxer, voire abolir l’héritage, afin que les individus disposent réellement tous, à égalité, des mêmes chances de réussite sociale.

Il existe une diversité de politiques sociales, toutes discutables, visant à compenser les effets injustes de l’inégalité économique et sociale dans le cadre d’une société libérale. Le problème philosophique est celui de leur justification sur le plan des principes de la justice politique. Le grand théoricien contemporain de la justice sociale libérale est le philosophe américain John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice (1974), qui est le livre de philosophie le plus traduit et le plus commenté dans le monde.

La société juste, estime Rawls, est la société dans laquelle chacun pourrait et devrait déclarer vouloir vivre « sous un voile d’ignorance », c’est-à-dire sans connaître à l’avance sa condition (classe sociale, fonction sociale, sexe, intelligence, etc.). Rawls considère que l’organisation sociale préférable est celle fondée sur les deux principes libéraux déjà énoncés par l’article 1 de la Déclaration de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Pour le dire autrement : il est dans l’intérêt de tous de préférer l’efficacité politique et sociale, ce qui implique l’acceptation des hiérarchies et des inégalités sociales, à la condition 1) d’être pleinement libre (de choisir sa vie, son métier, etc.); 2) d’avoir la garantie de l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales.

Il manque toutefois une dimension à la société libérale ainsi définie pour apparaître juste et préférable à toute autre société. « L’injustice est constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. » Il est donc nécessaire, pour que la société libérale soit préférable à toute autre, que dans cette société la condition des plus défavorisés soit, malgré l’inégalité économique et sociale dont on a accepté le principe, préférable à ce qu’elle pourrait être dans une autre société. Cette exigence correspons à ce que Rawls appelle la règle de la maximisation du minimum (ou « maximin »). « Si la répartition des richesses et des revenus n’a pas besoin d’être égale, estime Rawls, elle doit être à l’avantage de chacun« , ce qui implique de prendre comme critère de la société juste le sort qui est fait au plus défavorisé de ses membres. La justice distributive (la justice dans la répartition des richesses) exige donc de trouver un équilibre entre la nécessaire redistribution en faveur des plus défavorisés et l’inégalité économique requise par l’efficacité de la coopération sociale (inégalité liée à la rémunération du capital, à l’inégale contribution des individus à la création de richesse, à l’exigence de l’incitation au travail ou à la prise de responsabilité).

La théorie de la justice formulée par Rawls n’a donc rien de révolutionnaire : elle se borne à reformuler en les précisant les deux grands principes d’organisation de la société libérale, afin de justifier les politiques sociales de visant à lutter contre les injustices sociales (pauvreté, inégalité réelle des chances) reconnues comme telles dans les sociétés libérales. Le premier principe dont, comme tout libéral, Rawls admet la suprématie (la liberté ne peut être limitée qu’un nom de la liberté), est celui du droit pour tous à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres. La question de la justice sociale est l’enjeu de la formulation du second principe, que Rawls nomme « principe de différence », parce qu’il vise à justifier la différence des conditions, l’inégalité sociale.

Le principe de diférence définit les deux conditions qui doivent être réunies pour que l’inégalité économique puisse être considérée comme juste d’un point de vue libéral : « Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’une juste épargne, et b) attachées à des fonctions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. » La mention de « la limite d’une juste épargne » rappelle les droits du capital dans la coopération à l’avantage de tous telle que le libéralisme la conçoit : la redistribution des richesses au bénéfice des plus défavorisés ne doit pas s’opérer au détriment de la prospérité future, dont l’une des conditions est le libre investissement du capital en vue d’obtenir une rémunération (un profit).

Le libéralisme peut ainsi selon Rawls, revendiquer la mise en oeuvre conjointe et optimale du tryptique des valeurs liberté-égalité-fraternité : « la liberté correspond au premier principe, l »égalité à l’idée d’égalité contenue dans le premier principe [l’égale liberté, c’est-à-dire l’égalité en droits] et à celle d’une juste égalité des chances, et la fraternité correspond au principe de différence. » La fraternité libérale consiste dans le souci du plus désavantagé, à l’image de ce qu’il se passe dans la famille « Le principe de différence semble bien correspondre à une signification naturelle de la fraternité : à savoir à l’idée qu’il faut refuser des avantages plus grands s’ils ne profitent pas aussi à d’autres moins fortunés. la famille, dans sa conception idéale et souvent en pratique, est un lieu où le principe de la maximisation du total des avantages est rejeté. Les membres d’une famille, généralement, ne souhaitent pas un profit qui ne servirait pas en même temps les intérêts des autres. Or, vouloir agir selon le principe de différence conduit précisément à ce résultat. Ceux qui sont mieux lotis désirent une augmentation de leurs avantages seulement dans un système tel que cela profite aux moins favorisés. »

La mise en oeuvre du principe de différence tel que reformulé par Rawls conduit à rejeter comme insuffisante la conception méritocratique de la justice sur le modèle de la compétition sportive, ou sur le modèle darwinien (ou pseudo-darwinien) de la sélection naturelle. Selon cette conception : « L’égalité des chances signifie une chance égale de laisser en arrière les plus défavorisés dans la quête personnelle de l’influence et de la position sociale. » C’est précisément cette conception de l’égalité des chances libérale, qui sert ordinairement de repoussoir aux critiques de la société libérale, que la théorie de la justice de Rawls entend dépasser.

Le point essentiel qu’il faut souligner est que la souci du plus défavorisé, la règle de maximisation du minimum promue par cette théorie, est conciliable avec l’accroissement de l’inégalité économique. Peu importe que les riches soient toujours plus riches : la justice sociale libérale n’exige pas que les riches soient moins riches; elle exige que la société, par son organisation juste et efficace, garantisse aux plus pauvres une pauvreté moindre et une égalité des chances plus grande que dans toute autre société.

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