Le principe de séparation de l’Etat et de la religion

Parmi les libertés personnelles promues par le libéralisme politique, il en est une qui est à part les autres pour des raisons historiques : la liberté de religion. La liberté de religion est la liberté de croyance et de culte (de pratique extérieure ou publique de sa religion, comme la construction et la fréquentation d’un temple, la prière, la cérémonie, la fête, etc.) reconnue à l’individu. Il n’y a pas pour l’individu de liberté de religion possible dans une société où la religion (le rapport au sacré) est la source de la loi (du permis et de l’interdit) de la communauté politique. La communauté ne peut alors admettre qu’une seule religion, suivant le principe « un roi, une foi ».

Historiquement, la liberté de religion n’a existé que sous la forme d’une « tolérance » accordée aux religions minoritaires par l’État. La tolérance n’est pas la reconnaissance de l’égale légitimité, mais l’acceptation, au nom de la pacification des relations, de ce qu’on devrait combattre au nom de la vérité et de la justice. La tolérance religieuse a été principalement pratiquée par les États impériaux qui, comme l’empire romain, se devaient, pour s’assurer de leur loyauté, de tolérer la religion des peuples dont il avait fait la conquête. Une telle tolérance ne pouvait être qu’une liberté relative, dans la mesure où elle ne reposait pas sur le principe de l’égale liberté entre les religions. La religion étant originairement l’expression d’une communauté humaine, la tradition d’un peuple, la source sacrée qui lui donne sa loi en même temps que ses croyances et ses rites, il y avait partout une religion d’État (une religion de l’État), même lorsqu’il existait plusieurs religions dans l’État protégées par l’État.

La liberté de religion n’existe pleinement que dans l’égale liberté de toutes les religions, plus largement dans l’égalité de toutes les croyances philosophiques, en incluant l’athéisme. Elle a pour condition la neutralité religieuse de l’État, ce qu’on appelle en France « laïcité ». Mais qu’on baptise ou non ce principe par le terme de laïcité, la condition politique de la liberté de religion est la reconnaissance par la constitution de l’État du principe de séparation entre politique et religion, le principe de la séparation entre l’État et l’Église (la communauté religieuse).

Ce principe de séparation entre l’État et de la religion est une création du libéralisme politique dont on peut situer l’origine dans la pensée de John Locke, le père du libéralisme politique moderne. Les écrits dans lesquels il énonce ce principe (l’Essai sur la tolérance de 1667 et la Lettre sur la tolérance de 1689) reprennent dans un sens nouveau l’ancienne notion de tolérance. Locke utilise cette notion de tolérance pour désigner le principe de justice politique qui correspond à ce que la République française baptisera « laïcité » au 19e siècle. Locke défend l’idée selon laquelle l’égale liberté de religion (la liberté de croyance et de culte) a pour condition la séparation de l’État et de la religion, c’est-à-dire la neutralité de l’État en matière de religion et la dépolitisation de la religion.

Locke justifie ce principe de la séparation de l’État et de la religion par trois grands arguments, qui établissent en même temps les conditions de la séparation : 1) la reconnaissance du fait de la liberté de conscience ; 2) la redéfinition de l’État ; 3) la redéfinition de la religion.

La reconnaissance du fait de la liberté de conscience.

L’argument le plus fort en faveur de la séparation est celui de la liberté de conscience. La première condition de la séparation de l’État et de la religion est la reconnaissance par l’État du fait de la liberté de conscience. Avant d’être un droit, la liberté de conscience est d’abord un fait, une réalité irréductible que l’on ne peut nier sans absurdité. Le pouvoir politique peut nier les droits de l’homme, notamment la liberté d’exprimer sa croyance ou de pratiquer sa religion. Il ne peut cependant pas supprimer la liberté de conscience, parce qu’il ne dispose pas du pouvor de pénétrer l’intérieur de la conscience pour y dicter les pensées. La contrainte, qui est l’instrument de l’action de l’État, est sans pouvoir sur la vie de l’esprit. On ne peut espérer modifier les opinions par la force. La croyance de chacun ne peut être transformée que par l’influence des idées et la force des arguments, non par la violence et la contrainte extérieure.

L’État pourrait exterminer le groupe d’hommes porteurs de l’opinion qu’il voudrait détruire, il pourrait empêcher l’expression publique de cette opinion, voire contraindre les hommes à exprimer l’opinion contraire à celle dont ils sont convaincus, mais il ne dispose d’aucun moyen d’agir sur le jugement d’une conscience, de changer réellement une conviction. Raison pour laquelle Locke écrit : « La liberté de conscience est le grand privilège des sujets [les citoyens en tant qu’ils sont assujettis aux lois et soumis au pouvoir politique], comme le droit de contraindre est la grande prérogative des magistrats » [les dirigeants de l’État ] » (Essai sur la tolérance). Le pouvoir se définit par le monopole du droit de contraindre, mais aucun pouvoir n’est en mesure de priver ses sujets de leur liberté de conscience. Par nature, l’activité de la pensée, qui appartient au domaine intérieur de la vie de l’esprit, est hors d’atteinte du pouvoir. Il est possible d’opposer la violence à la violence, la force extérieure à la force extérieure, mais il n’est pas possible d’opposer la force et la violence à une idée ou une croyance :

Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil parce que tout son pouvoir consiste dans la contrainte. Mais comme la religion vraie et salutaire consiste dans la foi intérieure de l’âme, sans quoi rien ne vaut devant Dieu, telle est la nature de l’entendement humain qu’il ne peut être contraint par aucune force extérieure [L’entendement humain, c’est-à-dire l’esprit humain, la faculté de se représenter la vérité]; que l’on confisque les biens, que l’on accable le corps par la prison et la torture, ce sera en vain, si l’on veut par ces supplices changer le jugement sur l’esprit des choses. (…) Voici ce que je veux dire : le pouvoir civil ne doit pas prescrire des articles de foi par la loi civile, qu’il s’agisse de dogmes ou de formes du culte divin. Si, en effet, aucune peine ne leur est jointe, la force des lois périt ; si des peines sont prévues, elles sont évidemment vaines et fort peu aptes à persuader. Si quelqu’un veut, pour le salut de son âme, adopter quelque dogme ou pratiquer quelque culte, il faut qu’il croie du fond de l’âme que ce dogme est vrai et que ce culte sera accepté par Dieu et qu’il lui sera agréable ; mais aucune peine ne peut le moins du monde instiller dans les âmes une conviction de ce genre. Il faut, pour changer un sentiment dans les âmes, une lumière que ne peut en aucun façon produire le supplice des corps. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

La redéfinition de l’État

La séparation de l’État et de la religion a pour condition la redéfinition du rôle de l’État. L’argumentation de Locke prend appui sur la justification de la souveraineté de l’État dont Thomas Hobbes a fait la théorie dans son Léviathan (1651). Le monopole de l’usage de la force et du droit de contraindre qui constitue l’État se justifie par la nécessité de mettre fin à « l’état de guerre de chacun contre chacun » pour garantir la permanence de la paix et la sécurité. L’État apparaît ainsi comme une association volontaire, le produit d’un « pacte », dont la finalité est de protéger un droit naturel que tous les hommes, quelles que soient leurs croyances, ont en commun : la conservation de la vie. Locke généralise le principe et l’applique à tous les biens du corps ou « bien temporels » : tous les biens que l’on désigne comme droits naturels de l’homme sont des biens du corps et correspondent aux intérêts de l’individu qui ne concernent pas la vie de l’esprit. Ces intérêts sont les mêmes pour tous, de sorte que l’État, conformément à la doctrine du « transfert de souveraineté » par un « pacte social », devrait être considéré comme le produit de l’association volontaire des individus en vue de les satisfaire :

L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil [le chef de l’État] d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. (John Locke, Lettre sur la tolérance)

Pour que la séparation de l’État et de la religion soit possible, il faut limiter l’action de l’État à la défense des intérêts que tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances, ont en commun. Ces intérêts que Locke baptise « intérêt civils » [intérêts du citoyen, du membre de l’État] correspondent à ce qu’on appelle depuis 1789 les « droits de l’homme » : ce sont les intérêts qui concernent exclusivement la vie matérielle ou la vie extérieure de l’homme (protection de la vie, de la santé, de la propriété, de la liberté d’action). « Tout le pouvoir du gouvernement civil [de l’État] ne se rapporte qu’à l’intérêt temporel des hommes. » (John Locke, Lettre sur la tolérance). L’État doit être défini comme l’instrument dont se servent les hommes rassemblés en société pour protéger leurs intérêts matériels (sécurité des biens et des personnes, éventuellement sécurité sociale) et leur liberté d’agir (liberté d’aller et venir, de travailler, d’échanger, de pratiquer sa religion). Une telle définition de l’État définit donc par là-même la limite de sa compétence : l’État n’a pas vocation a s’occuper de la vie de l’esprit de ses sujets.

L’État doit reconnaître que la vérité n’appartient pas à son domaine de compétence. Il n’a pas à établir le critère de l’erreur et de la vérité ni à dicter aux citoyens ce qu’ils doivent croire ou penser, y compris dans le domaine moral et religieux. Il ne s’occupe pas du bien de l’âme : ni la vérité, ni la vie éternelle ne font partie des droits naturels que l’État a pour fonction de protéger. Conformément à ce qu’avait établi l’argumentation de Hobbes, ce n’est pas ce qui justifie l’État, lequel n’a pas à prendre parti dans les querelles religieuses, si ce n’est pour empêcher que ces querelles viennent troubler l’ordre public (la paix civile) et dégénérer en violences susceptibles de nuire à la sécurité et aux biens des citoyens qu’il doit protéger.

La redéfinition de la religion

La séparation de l’État et de la religion implique non seulement la redéfinition de l’État,’mais aussi celle de la religion et celle de l’Église (la communauté des croyants). En effet, la séparation présuppose la limitation de chacun des deux domaines, une limitation réciproque nécessaire pour que l’empiètement de chacun de ces deux domaines par l’autre soit rendu définitivement impossible. La religion doit admettre elle aussi le fait de la liberté de conscience et reconnaître que la vérité ne peut être imposée par la contrainte. Il faut en conséquence définir la communauté des croyants non comme une communauté à laquelle on appartient à la naissance, à l’image de la famille, mais une libre association à laquelle on puisse adhérer librement en raison de sa foi, et dont on puisse sortir librement si l’on a cessé de croire.

La religion ne doit donc plus se définir comme la tradition d’un peuple mais comme la foi d’un individu. La croyance religieuse doit cesser de se concevoir comme un préjugé, un héritage communautaire, pour se concevoir comme une conviction personnelle, fruit d’une décision de la conscience individuelle. Elle ne doit plus se concevoir comme loi d’une communauté mais comme foi, expression d’une adhésion intime et personnelle.

Par analogie avec l’État, défini comme une société produite par la volonté des individus de protéger les droits naturels du corps, Locke définit donc l’Église (la communauté religieuse), comme une société d’hommes produite par la volonté des individus de se réunir pour rendre un culte à Dieu et obtenir ainsi le salut de leur âme (c’est-à-dire gagner la vie éternelle) :

Examinons à présent ce qu’on doit entendre par le mot d’Église. Par ce terme, j’entends une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire, puiqu’il n’y a personne qui soit membre né d’aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu’il jouit de ses terres; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici comme il faut concevoir la chose. Il n’y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu’à une autre; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l’espérance du salut a été la seule cause qui l’a fait entrer dans cette communion, c’est aussi par ce seul motif qu’il continue d’y demeurer. Car s’il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d’irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d’en sortir qu’il l’a été d’y entrer ? Les membres d’une société religieuse ne sauraient y être attachés par d’autres liens que ceux qui naissent de l’attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’analogie entre l’État et l’Église, deux associations volontaires, l’une au service du corps, des biens temporels, l’autre au service de l’âme, des biens spirituels, n’a de sens que si on souligne toutes les implications de la différence de nature entre l’État et l’Église. La caractéristique qui définit l’État, le monopole du droit de contraindre sur un territoire donné, qui fait la souveraineté de l’État, découle de sa fonction, protéger les corps par la loi. De même la liberté d’entrer et de sortir de la communauté religieuse découle de sa fonction, qui est de réunir les personnes partageant la même conviction concernant le sens de la vie et de la mort. De la conception claire des fins et des moyens appropriés à chacun des deux domaines découle une conception claire des droits et des devoirs de l’État et de l’Église. Il résulte en effet de l’affirmation du principe de séparation deux grandes conséquences : 1) l’obligation pour l’État de respecter l’égale liberté de toutes les religions en matière de croyance et de culte ; 2) l’obligation pour les différentes religions de se soumettre à la loi de l’État.

Le droit absolu et universel à la tolérance

C’est l’expression qu’utilise Locke pour caractériser l’obligation faite à l’État de respecter les droits de toutes les communautés de croyants, sans exclusive, sans aucune discrimination fondée sur l’idée de la valeur de vérité des dogmes auxquels elles adhèrent : « Le magistrat n’a nul droit d’empêcher qu’une l’Église croie ou enseigne des dogmes de spéculation [les vérités de religion], parce que cela ne regarde point les intérêts civils des sujets. (…) Les lois n’ont pas à décider de la vérité des dogmes; elles n’ont en vue que le bien et la conservation de l’État et des particuliers qui le composent. »

La liberté de religion n’est pas reconnu à la communauté religieuse en tant qu’elle est porteuse d’une vérité mais à l’individu, lequel doit pouvoir bénéficier à égalité avec tous les autres, quelle que soit sa croyance, de tous les droits naturels de l’homme: « Tout consiste à accorder les mêmes droits à tous les citoyens d’un État. (…) On ne doit exclure des droits de la société civile ni les païens, ni les mahométans, ni les juifs, à cause de la religion qu’ils professent. »

La dépolitisation de la religion

La contrepartie du respect par l’État de l’égale liberté de religion est la dépolitisation de la religion. L’État, qui par ses lois règne souverainement sur les corps, est impuissant par nature à pénétrer les consciences. Il doit en conséquence renoncer à les régler, et renoncer à se mêler de religion, et se borner à exiger de tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, le respect de ses lois. Réciproquement, les communautés religieuses, que Locke appelle les Églises, doivent quant à elles être dépossédées de tout usage de la contrainte, dont l’État a le monopole, pour se consacrer à la vie de l’esprit avec les moyens qui conviennent à la vie de l’esprit. Il peut y avoir plusieurs communautés de croyants et plusieurs cultes sur un territoire donné, mais il ne peut y avoir qu’un seul État. L’État, qui n’a pas d’intérêt spirituel, n’est pas assujetti aux lois d’une Église, tandis les Églises sont assujettis aux lois de l’État, lesquelles sont communes à tous, parce que tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, partagent les mêmes « intérêts civils », les mêmes droits à la liberté et à la sécurité.

Chacune des religions doit renoncer à dicter le droit de l’État au nom des droits de Dieu et des dogmes qui lui sont propres. Renonçant au droit de contraindre, dont l’État a le monopole, chaque Église doit en conséquence renoncer à l’usage de la contrainte pour éliminer les religions concurrentes ou pour imposer à ses propres membres le respect des dogmes et les pratiques du culte. L’État est l’unique garant du respect de la liberté de religion, laquelle, comme toute liberté, est encadrée par la loi, en vertu du principe libéral de non nuisance : la liberté est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

Cette limitation de la liberté de religion par la loi de l’État n’affecte pas les croyances et les dogmes, qui appartiennent à la vie de l’esprit, mais les pratiques extérieures, lesquelles peuvent avoir des implications sur les droits d’autrui ou sur la paix civile. C’est ainsi que Locke justifie en son temps les mesures contre les catholiques par les droits politiques de l’État : ce ne sont pas les croyances et les dogmes spécifiques de l’Église catholique qui posent problème, mais le fait que les catholiques reconnaissent pour chef politique le pape, dont l’autorité vient concurrencer celle de l’État. Au 19e siècle, lorsque la IIIe République entreprendra en France la conquête de l’indépendance de l’État l’Etat en l’arrachant à l’emprise de l’Église catholique, Jules Ferry usera du même argument : ce n’est pas le catholicisme que nous combattons, disait-il, mais le catholicisme politique.

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