La question de la justice sociale

Le problème de la justice sociale est celui de l’égalité des chances. L’injustice sociale est l’inégalité des chances d’accéder à certains biens sociaux ou à certaines fonctions sociales en raison d’une inégalité des conditions. Les biens sociaux sont les biens qui apparaissent nécessaires au bonheur (d’où le lien entre la question de la justice sociale et celle du bonheur) : le revenu (pouvoir d’achat), l’accès aux soins, l’accès à l’éducation, à la culture, etc. Les fonctions sociales ou positions sociales sont les activités sociales et politiques, les métiers, les positions de pouvoir. L’inégalité de conditions suppose pour être appréciée le choix d’un critère : le critère privilégié est le critère économique (la richesse, la distinction entre riches et pauvres), mais d’autres critères d’appréciation peuvent être choisis (notamment dans les débats contemporains): le sexe (la distinction hommes/femmes), la race, l’oritentation sexuelle, etc.

Il importe de distinguer deux problèmes, celui de la pauvreté et celui de l’inégalité des chances dans la compétition sociale. Le premier problème se rattache principalement à la question du bonheur, le second, à celle de la liberté

L’inégalité des conditions sociales est à la fois inévitable et susceptible d’être justifiée. Si toutefois une partie de la population vit dans le misère, dans la privation de biens essentiels, l’inégalité des richesses peut être dénoncée comme une injustice criante. Est-ce contre l’inégalité sociale qu’il faut lutter, ou bien plus spécifiquement contre la pauvreté ? Et peut-on lutter contre la pauvreté sans lutter contre l’inégalité sociale ? L’injustice sociale réside-t-elle dans l’inégalité des richesses en tant que telle ou bien exclusivement dans la pauvreté, dans l’inégal accès aux biens les plus essentiels ? Ce questionnement constitue la première pomme de discorde entre libéralisme et socialisme. . L’État doit-il se soucier du bonheur du peuple ? Le libéralisme strict exige de l’État qu’il ne s’en soucie point, pour se borner à garantir et à respecter lui-même les libertés fondamentales : « Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux« , écrit Benjamin Constant. Mais un État démocratique peut-il se désintéresser du malheur et de la pauvreté dans la société qu’il gouverne ? Dès lors que le libéralisme consent à l’intervention de l’État contre le malheur (ce qui est historiquement acquis depuis la mise en place de la sécurité sociale, du Welfare State ou État providence), se pose la question des critères et des limites d’une telle intervention.

Le second problème, celui de l’égalité des chances au sens strict, recoupe en partie celui de la pauvreté mais ne s’y réduit pas. La question n’est pas simplement celle de l’accès aux biens essentiels mais celle de la réalité de l’égalité des chances dans la compétition sociale, une promesse majeure du libéralisme politique, pour lequel les deux piliers du progrès social sont la prospérité économique et l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales. Le libéralisme prétend instituer l’égalité des chance par l’égale liberté. Mais celle-ci est-elle suffit-elle à réaliser l’égalité des chances ? L’inégalité des conditions sociales ne constitue-t-elle pas un obstacle à l’égalité des chances, un obstacle insurmontable si l’État n’intervient pas pour réformer et transformer la société, à l’inverse de ce que demande le libéralisme ?

La justification libérale de l’inégalité sociale

Le libéralisme politique a défini la justice par l’égalité stricte, ce qu’Aristote appelait l’égalité arithmétique : chaque individu doit avoir les mêmes droits que tous les autres. Le principe de l’égale liberté implique l’abolition des privilèges et se traduit par l’égalité en droits, l’exigence de l’égalité devant la loi. Le principe de l’égale liberté implique du même coup celui de l’égalité des chances : s’il n’existe pas de privilège de naissance, chacun est libre d’accéder à toutes les positions sociales. S’il n’y a plus de monarchie héréditaire, n’importe qui, quelle que soit son origine sociale, peut devenir chef de l’État. S’il n’y a plus d’aristocratie, n’importe qui, quelle que soit son origine sociale, peut espérer accéder à la fortune et à une position sociale dominante par son travail, son talent et son esprit d’entreprise.

Paradoxalement (mais le paradoxe n’est qu’apparent), l’égalité strite affirmée par le libéralisme politique justifie l’inégalité économique et sociale. On juge qu’il y a inégalité sociale si on met en parallèle les différences de situation sociale avec une hiérarchie des valeurs. Si on juge que la richesse est préférable à la pauvreté, alors la différence entre les riches et les pauvres est une inégalité. Considérant que tous les hommes disposent, du fait de l’égalité en droits, de la même liberté et donc des mêmes chances d’accéder à toutes les fonctions sociales, le libéralisme estime que l’inégalité sociale n’est pas un problème. La métaphore qui permet de comprendre les rapports entre égale liberté et inégalité sociale dans le libéralisme est celle de la compétition sportive : tous les coureurs sont à égalité sur la ligne de départ (égalité en droits, il n’y a pas de privilège); ils sont libres de donner la pleine mesure de leur talent, cultivé par le travail auquel ils ont librement consenti (égale liberté); en conséquence, le résultat de la course, le classement est nécessairement juste, à l’image de l’inégalité économique et sociale qui résulte de la compétition sociale dans la société libérale.

Au premier abord, il n’y a donc pas de problème de justice sociale pour le libéralisme politique, dont la théorie de la justice repose sur deux principes, formulés tous les deux dans l’article 1 de la Déclaration de 1789. Le premier principe, celui de l’égale liberté, est énoncé par la première phrase de l’article : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits« . Le second principe est contenu dans la deuxième phrase : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Ce principe est celui de l’égalité des chances dans la compétition sociale, le principe qui justifie les différences de situation sociale (les « distinctions sociales »), c’est-à-dire l’inégalité sociale. L’utilité commune, c’est-à-dire l’efficacité de l’organisation sociale, justifie la concurrence, la compétition sociale, tandis que l’égale liberté de participer à cette compétition justifie le classement social qui en résulte.

La critique socialiste de l’injustice sociale

La critique socialiste du libéralisme est née au début du 19e siècle de ce qu’on a baptisé « la question sociale », le problème politique posé par la misère ouvrière. Elle part d’un constat : l’inégalité sociale n’est pas juste, puisque l’inégale répartition des richesses s’accompagne d’un accès inégal à des biens sociaux aussi essentiels que pouvoir manger à sa faim, y compris quand on est trop malade ou trop vieux pour travailler, pouvoir accéder à un travail pour gagner sa vie, conserver la santé quand le travail est épuisant ou expose à des risques pour la vie, etc. Pour les socialistes, l’injustice sociale doit être compensée par une intervention de l’État, quitte à porter atteinte à la propriété privée, puisqu’il faut bien prendre aux riches si l’on veut donner aux pauvres.

Le point important sur le plan théorique consiste à souligner l’insuffisance des principes du libéralisme politique Non seulement l’égale liberté n’est pas une protection contre la misère, mais elle la rend possible, puisque la liberté économique autorise la libre exploitation du travail humain, la libre exploitation de l’homme par l’homme. En outre, l’égal respect de la propriété du riche et de celle du pauvre ne profite qu’au riche, empêchant a priori la redistribution des richesses. Le libéralisme est aveugle au fait que l’égalité politique, l’égalité en droits, ne peut suffire à garantir la justice, puisque l’injustice sociale est générée par la société elle-même, et du fait même que les hommes sont laissés libres de conduire leurs affaires comme ils l’entendent.

L’auteur Karl Marx a initié une critique sociale du libéralisme plus radicale. Le socialisme européen, à partir du début du 19e siècle, au début de l’ère industrielle, est une réponse à l’inégalité économique et sociale résultant des libertés économiques au sein de la société capitaliste. L’auteur qui a initié la critique sociale du libéralisme la plus radicale, en ce sens qu’il élabore un diagnostic visant à remonter à la racine de l’injustice sociale, est Karl Marx. Son oeuvre a marqué l’histoire du socialisme européen, à la fois sa composante révolutionnaire (qui conduit, en 1917, à la révolution russe) et sa composante réformiste (le socialisme démocratique de la social-démocratie européenne).

L’injustice sociale selon Marx et la critique socialiste du libéralisme est l’inégalité des chances d’accéder aux biens sociaux en raison du rapport de domination de classe qui structure la société capitaliste. L’inégalité des conditions entre la bourgeoisie et la classe ouvrière n’a pas pour Marx le sens d’une inégalité de richesses qui pourrait s’estomper avec le temps et quelques réformes sociales. L’inégalité des conditions est structurelle et irréductible en raison de la nature même du système économique, qui organise l’exploitation du travail par le capital (c’est ce qui le caractérise). Dans la société capitaliste, en effet, la classe dominante, la bourgeoisie détentrice du capital, mène le jeu économique en vue d’augmenter ce capital ; elle condamne les prolétaires, la masse de ceux qui doivent vendre leur force de travail pour survivre, à accepter les conditions de travail et de salaire qu’elle leur impose. L’écart se creuse ainsi inévitablement entre les riches et les pauvres, de sorte que pour les pauvres les libertés personnelles, notamment les libertés économiques, ne sont que des libertés formelles, c’est-à-dire des libertés de papier, des droits abstraits écrits dans des textes déclaratifs et constitutionnels, qui n’augmentent en rien le sentiment éprouvé de vivre une vie sociale libre et heureuse. Pour celui qui dans son existence sociale concrète, se voit dicter ses conditions de travail et de revenu par le pouvoir économique, la liberté n’est pas réelle et ne peut apparaître telle.

L’analyse critique que fait Marx du système capitaliste s’accompagne d’une critique radicale du libéralisme politique : la liberté n’est rien d’autre que la liberté des propriétaires du capital (l’épargne accumulée) d’exploiter la force de travail des prolétaires (dont la seule propriété est la force de travail), de sorte qu’au sein de cet État libéral qui garantit l’égalité des droits, l’injustice sociale prospère nécessairement. La liberté et l’égalité réelles ne peuvent advenir qu’au moyen d’un changement radical : il faut une révolution qui abolisse la propriété privée des moyens de production et confie à l’État la gestion de l’économie au seul profit du peuple.

Marx reconnaît au capitalisme le mérite d’avoir développé comme jamais auparavant les forces de production de l’humanité, condition nécessaire de la prospérité collective. Cette condition n’est toutefois pas suffisante, du fait de l’inégalité des chances de bénéficier de cette prospérité nouvelle qui résulte mécaniquement du régime de la propriété privée des moyens de production dans le système capitaliste. Il ne pourrait y avoir de justice sociale que dans la société communiste, la société qui, au moyen d’une révolution, réalise l’appropriation collective des moyens de la production économique, mettant ainsi définitivement fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Dans l’utopie communiste, la société sans classe qui succède à la société capitaliste réalise la synthèse idéale de la justice sociale et de la prospérité générée par la production industrielle.

Les réponses du libéralisme à la critique socialiste

Le débat entre libéralisme et socialisme porte sur la crédibilité de cette utopie d’une société à la fois prospère (la « société d’abondance ») et réellement libre, puisque définitivement délivrée de toutes les formes de dominations sociales et l’exploitation de l’homme par l’homme. La liberté réelle, pour Marx comme pour les anarchistes, ne peut exister que dans la coopération sociale et non pas dans la concurrence fondée sur l’intérêt égoïste, dans l’union de l’homme avec l’homme, non dans la séparation instituée par la propriété privée. A la lutte des classes résultant de l’exploitation de l’homme par l’homme, la société communiste substitue « une libre association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (Marx, Le Manifeste du parti communiste). La domination politique elle-même est selon Marx amenée à disparaître (thèse du « dépérissement de l’État » après la révolution communiste) : l’État étant toujours, selon l’interprétation marxiste de l’histoire, l’instrument de domination de la classe dominante, devrait logiquement être privé de raison d’être dans la société sans classe. Communistes et anarchistes ne diffèrent que sur la question des moyens, de la conception de l’action politique, mais ils partagent l’idéal d’une société parfaitement libre et égalitaire fondée sur la coopération sociale, une société sans classe dans laquelle l’auto-organisation du peuple rend inutile la contrainte exercée par un pouvoir politique.

La critique libérale du socialisme s’inspire à la fois de sa critique de l’anarchisme et de sa critique du despotisme. Le libéralisme politique se fonde sur une conception de la nature humaine qui se veut réaliste : l’homme est par nature égoîste, animé par la passion de la domination (au moyen de la richesse, du pouvoir ou de la gloire). En conséquence, les doctrines qui, telles l’anarchisme et le communisme, conçoivent la société juste comme une société dans laquelle l’homme cesserait d’être égoïste et belliqueux, sont jugées utopiques, irréalistes. Le libéralisme milite pour l’Etat de droit, un État respectueux de la liberté humaine, mais il juge l’État nécessaire, en vertu de l’argumentation de Thomas Hobbes, parce que « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître » (Kant).

L’argument de l’efficacité économique

Le débat entre libéralisme et socialisme porte d’abord sur l’économie. A l’idéal socialiste d’une société prospère et juste, qui conserveraient les bienfaits du capitalisme après la collectivisation de l’économie, les libéraux opposent l’objection du réalisme : l’efficacité économique a pour condition la concurrence, dont le moteur est l’intérêt particulier. L’homme, naturellement paresseux, ne travaille que sous l’aiguillon du besoin ou par ambition personnelle, pour s’enrichir, surpasser les autres hommes et triompher de ses concurrents. « L’erreur commune des socialistes est de ne pas tenir compte de la paresse naturelle aux hommes« , écrit John Stuart Mill. Travaillant égoïstement pour lui-même, l’homme travaille en même temps pour les autres, puisque sa production satisfait une demande sociale. Le projet de l’économie politique libérale est ainsi de mettre l’intérêt particulier au service de l’intérêt général, de prendre appui sur l’égoïsme naturel de l’homme, en tant que celui-ci est un agent rationnel cherchant à maximiser ses intérêts, afin de maximiser l’utilité commune, à savoir la création de richesse dans la société (la croissance économique). « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts » écrivait Adam Smith, le premier grand théoricien de l’économie politique libérale.

Le libéralisme défend le principe de la concurrence contre l’idée socialiste de la planification par l’Etat de l’activité économique. La concurrence, bien qu’elle soit la cause des malheurs que l’on regarde comme injustes (faillites, chômage, exploitation des travailleurs), est justifiée à la fois du point de vue de l’efficacité économique et du point de vue moral, puisqu’elle incite l’homme à cultiver ses talents et qu’elle concrétise le principe libéral de l’égalité des chance : « Au lieu de considérer, comme la plupart des socialistes, la concurrence comme un principe funeste et antisocial, je vois que, dans l’état actuel de la société et de l’industrie, tout ce qui la limite est un mal et tout ce qui l’étend, fût-ce même aux dépens du bien-être temporaire d’une classe de travailleurs, est un bien en définitive. La protection contre la concurrence est une protection en faveur de l’oisiveté, de l’inaction intellectuelle ; une dispense de l’obligation d’être aussi intelligent et aussi laborieux que les autres hommes. » (John Stuart Mill)

La critique du despotisme

La critique libérale du socialisme est également politique. Le libéralisme politique se fonde sur la critique du despotisme. Les libéraux ont repris les argument de Thomas Hobbes justifiant l’existence de l’État tout en s’inquiétant du risque qu’une telle justification fait peser sur la liberté : c’est précisément parce que l’État est nécessaire qu’il apparaît en retour nécessaire de limiter son pouvoir. Or aux yeux des libéraux, le socialisme, en confiant à l’État la fonction de s’approprier l’industrie et d’organiser l’économie, contribue à fabriquer un despotisme pire que celui de la monarchie absolue. En plaçant la question sociale au coeur du débat politique, les socialistes oublient la question de la liberté politique, l’exigence de construire un État de droit apte à protéger les libertés personnelles et politiques. Les penseurs libéraux ont interprété la révolution russe de 1917 comme une expérience grandeur nature montrant que l’abolition du capitalisme (l’appropriation de l’économie par l’État) conduisait nécessairement non à la liberté réelle mais au renforcement du pouvoir de l’État aux dépens des libertés personnelles, voire à l’État totalitaire.

La critique du diagnostic critique

Le libéralisme comprend de nombreux courants, plus ou moins favorables ou hostiles au socialisme (à la critique de l’injustice sociale) et plus ou moins enthousiastes ou critiques à l’égard du libéralisme économique. On peut caractériser le libéralisme par deux traits que tous les libéraux ont en commun : 1) le libéralisme consiste à donner la priorité à la défense de la démocratie libérale et des droits-liberté par rapport à toute autre considération, notamment l’exigence de mettre fin à l’injustice sociale; 2) même s’il admet l’existence d’effets indésirables de la liberté économique et du capitalisme, ainsi que la nécessité de réformes sociales et d’une régulation de l’économie par l’État, le libéralisme consiste à juger l’économie de marché fondée sur les libertés économiques comme étant le système économique optimal indépassable. Les libéraux ne peuvent donc admettre la critique radicale du capitalisme formulée par Marx. L’idée d’une correction des inégalités sociales par la redistribution de la richesse produite est acceptables par les libéraux, afin que tous puissent bénéficier de la prospérité, mais il importe à leurs yeux de reconnaître que sans la propriété privée, la concurrence et l’exploitation du travail par le capital, il n’y aurait pas de croissance économique, il n’y aurait pas la création de la richesse nécessaire à la redistribution. Par ailleurs et surtout, les libéraux ne considèrent pas comme purement « formelles », la liberté, l’égalité en droits et l’égalité des chances telles que les conçoit la société libérale. La comparaison entre la domination de l’aristocratie et celle de la bourgeoisie, à leurs yeux, ne tient pas. L’aristocratie est une classe dominante de naissance : on naît aristocrate, on ne le devient pas. Dans la société libérale à l’inverse, dans laquelle les hommes naissent libres et égaux en droits, n’importe quel individu issu de n’importe quelle classe sociale est susceptible, par son travail, son talent et son esprit d’entreprise, d’intégrer la classe dominante, devenant à son tour un « propriétaire du capital ».

La critique libérale de l’injustice sociale

a synthèse entre libéralisme et socialisme est possible, soit du fait de socialistes admettant la nécessité de défendre le libéralisme politique (le socialisme libéral), soit du fait de libéraux reconnaissant l’existence de l’injustice sociale dans la société libérale et la nécessité d’y répondre par une réforme du libéralisme (libéralisme social). Une telle synthèse peut cependant être considérée comme libérale, en ce sens qu’elle implique de donner la priorité à la défense des libertés (libertés politiques et libertés personnelles) dénoncées comme « formelles » par le socialisme révolutionnaire. Une telle synthèse exige également d’admettre l’économie de marché ou système capitaliste, en vertu de deux arguments : 1) le principe de l’égale liberté appliqué à l’économie implique la justification de la concurrence, le droit reconnu à tous de s’enrichir par son travail; 2) l’économie fondée sur le principe de concurrence est plus efficace pour créer des richesses que la planification socialiste, l’efficacité économique étant une condition certes non suffisante mais nécessaire du progrès social.

L’injustice sociale est l’inégalité des chances d’accéder à certains biens ou à certaines positions sociales du fait d’une inégalité de condition. Du point de vue du droit, la condition est dans la société libérale égale pour tous : chacun a les mêmes droits et les mêmes devoirs que tous les autres (principe de l’égalité devant la loi). L’égalité en droits implique l’égalité des chances sociales, chacun dispose du droit de s’enrichir par son travail et d’accéder à toutes les fonctions sociales. Dans la mesure où l’organisation politique de la société est juste, le libéralisme estime que les inégalités sociales sont justifiées. Une société est un système de coopération économique et sociale. Dans la société libérale, la coopération est indissociable de la compétition (concurrence), considérée comme juste (égalité des chances) et efficace. On peut voir dans la compétition sportive une bonne métaphore de la compétition sociale telle que la conçoit le libéralisme : sur la ligne de départ, tous les coureurs ont le même droit de participer et de tenter de gagner la course, ce qui justifie le classement final (nul n’est en droit de se plaindre de sa place dans le classement). En quel sens, si l’inégalité économique et sociale est ainsi justifiée, le libéralisme peut-il juger qu’il existe des injustices sociales ?

L’inachèvement du programme libéral

Historiquement, la mise en place d’un État fondé sur la philosophie des droits de l’homme s’est accompagné de la survivance de dominations sociales contraires au principe de l’égale liberté. L’injustice sociale se conçoit alors comme une inégalité des chances fondée sur une inégalité de condition qui est rendue possible par la non application du principe libéral de l’égalité en droits. On peut donner deux grands exemples de ce type d’injustices sociales : la survivance de l’esclavage au sein de la démocratie américaine et la survivance de la domination masculine dans toutes les sociétés libérales jusqu’à très récemment. Si elle constitue un énorme problème pratique, l’injustice liée à la domination sociale traditionnelle ne pose pas au libéralisme de problème théorique : l’injustice prenant la forme de l’inégalité des droits, la solution réside dans l’application des principes du libéralisme. La difficulté pratique tient au conservatisme social, qui s’explique à la fois par l’intérêt des dominants et par la force des préjugés, notamment, comme l’écrit John Stuart Mill dans un livre consacré à la critique de la domination masculine, L’asservissement des femmes (1869), l’idée selon laquelle la domination est justifiée par la nature.

La solution libérale au problème de l’injustice économique

Un problème théorique se pose en revanche sur le terrain économique et social. L’inégalité des conditions générée par la société capitaliste résulte bien de l’application des principes libéraux. L’égale liberté, chacun peut le constater, a pour effet de générer dans les sociétés libérales d’immenses écarts entre les plus riches et les plus pauvres. Cette inégalité économique peut s’accompagner de deux injustices sociales : la pauvreté d’une part, l’inégal accès aux biens essentiels (ne pas avoir faim, ne pas avoir froid, dirait Épicure); l’absence de réalité de l’égalité des chances d’accéder aux différentes positions sociales, en dépit de l’égalité des chances libérale, que l’on peut alors qualifier de « formelle ». Pour reprendre la métaphore sportive, le droit égal pour tous de participer à la course est une égalité des chances formelle et non pas réelle, en raison du rapport des forces au départ. Dans la société, ce rapport des forces est constitué par la domination des plus riches, des classes sociales favorisées. La sociologie (notamment en France celle de Pierre Bourdieu) souligne les mécanismes de « reproduction sociale » de l’inégalité, en dépit de la démocratisation de l’accès à l’éducation, en dépit, donc, de l’apparente égalité des chances. D’une manière plus générale, l’héritage fait obstacle à la réelle égalité des chances, que l’héritage soit constitué par un capital économique ou par un « capital culturel » (notion introduite par Pierre Bourdieu).

La difficulté théorique pour le libéralisme est de justifier la nécessité d’une intervention de l’État en vue de corriger des inégalités résultant spontanément de la libre activité de chacun dans le cadre de l’égalité en droits, ce qui met a priori le libéralisme en contradiction avec lui-même. Sur le plan pratique, les libéraux sociaux défendent l’idée du « filet de sécurité », de politiques sociales visant à garantir un minimum de sécurité sociale. Le libéralisme contemporain peut aller jusqu’à défendre le principe du Revenu Universel, un revenu minimum (type RSA) qui serait versé automatiquement à tous, tous les mois, sans condition de ressources. L’idée est qu’un revenu minimum de ce type pourrait protéger les plus faibles (handicapés, malades, vaincus de la compétition sociale, chômeurs) de la grande pauvreté. Sur le terrain de l’égalité des chances, les libéraux sociaux sont favorables à l’aide sociale en faveur des plus défavorisés, notamment sur le terrain éducatif, voire à la discrimination positive (dans les universités américaines, par exemple, dont l’entrée est sélective, des « quotas » de places sont réservés aux minorités jugées défavorisées). Les plus audacieux des libéraux sociaux veulent taxer, voire abolir l’héritage, afin que les individus disposent réellement tous, à égalité, des mêmes chances de réussite sociale.

Il existe une diversité de politiques sociales, toutes discutables, visant à compenser les effets injustes de l’inégalité économique et sociale dans le cadre d’une société libérale. Le problème philosophique est celui de leur justification sur le plan des principes de la justice politique. Le grand théoricien contemporain de la justice sociale libérale est le philosophe américain John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice (1974), qui est le livre de philosophie le plus traduit et le plus commenté dans le monde.

La société juste, estime Rawls, est la société dans laquelle chacun pourrait et devrait déclarer vouloir vivre « sous un voile d’ignorance », c’est-à-dire sans connaître à l’avance sa condition (classe sociale, fonction sociale, sexe, intelligence, etc.). Rawls considère que l’organisation sociale préférable est celle fondée sur les deux principes libéraux déjà énoncés par l’article 1 de la Déclaration de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Pour le dire autrement : il est dans l’intérêt de tous de préférer l’efficacité politique et sociale, ce qui implique l’acceptation des hiérarchies et des inégalités sociales, à la condition 1) d’être pleinement libre (de choisir sa vie, son métier, etc.); 2) d’avoir la garantie de l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales.

Il manque toutefois une dimension à la société libérale ainsi définie pour apparaître juste et préférable à toute autre société. « L’injustice est constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. » Il est donc nécessaire, pour que la société libérale soit préférable à toute autre, que dans cette société la condition des plus défavorisés soit, malgré l’inégalité économique et sociale dont on a accepté le principe, préférable à ce qu’elle pourrait être dans une autre société. Cette exigence correspons à ce que Rawls appelle la règle de la maximisation du minimum (ou « maximin »). « Si la répartition des richesses et des revenus n’a pas besoin d’être égale, estime Rawls, elle doit être à l’avantage de chacun« , ce qui implique de prendre comme critère de la société juste le sort qui est fait au plus défavorisé de ses membres. La justice distributive (la justice dans la répartition des richesses) exige donc de trouver un équilibre entre la nécessaire redistribution en faveur des plus défavorisés et l’inégalité économique requise par l’efficacité de la coopération sociale (inégalité liée à la rémunération du capital, à l’inégale contribution des individus à la création de richesse, à l’exigence de l’incitation au travail ou à la prise de responsabilité).

La théorie de la justice formulée par Rawls n’a donc rien de révolutionnaire : elle se borne à reformuler en les précisant les deux grands principes d’organisation de la société libérale, afin de justifier les politiques sociales de visant à lutter contre les injustices sociales (pauvreté, inégalité réelle des chances) reconnues comme telles dans les sociétés libérales. Le premier principe dont, comme tout libéral, Rawls admet la suprématie (la liberté ne peut être limitée qu’un nom de la liberté), est celui du droit pour tous à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres. La question de la justice sociale est l’enjeu de la formulation du second principe, que Rawls nomme « principe de différence », parce qu’il vise à justifier la différence des conditions, l’inégalité sociale.

Le principe de diférence définit les deux conditions qui doivent être réunies pour que l’inégalité économique puisse être considérée comme juste d’un point de vue libéral : « Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’une juste épargne, et b) attachées à des fonctions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. » La mention de « la limite d’une juste épargne » rappelle les droits du capital dans la coopération à l’avantage de tous telle que le libéralisme la conçoit : la redistribution des richesses au bénéfice des plus défavorisés ne doit pas s’opérer au détriment de la prospérité future, dont l’une des conditions est le libre investissement du capital en vue d’obtenir une rémunération (un profit).

Le libéralisme peut ainsi selon Rawls, revendiquer la mise en oeuvre conjointe et optimale du tryptique des valeurs liberté-égalité-fraternité : « la liberté correspond au premier principe, l »égalité à l’idée d’égalité contenue dans le premier principe [l’égale liberté, c’est-à-dire l’égalité en droits] et à celle d’une juste égalité des chances, et la fraternité correspond au principe de différence. » La fraternité libérale consiste dans le souci du plus désavantagé, à l’image de ce qu’il se passe dans la famille « Le principe de différence semble bien correspondre à une signification naturelle de la fraternité : à savoir à l’idée qu’il faut refuser des avantages plus grands s’ils ne profitent pas aussi à d’autres moins fortunés. la famille, dans sa conception idéale et souvent en pratique, est un lieu où le principe de la maximisation du total des avantages est rejeté. Les membres d’une famille, généralement, ne souhaitent pas un profit qui ne servirait pas en même temps les intérêts des autres. Or, vouloir agir selon le principe de différence conduit précisément à ce résultat. Ceux qui sont mieux lotis désirent une augmentation de leurs avantages seulement dans un système tel que cela profite aux moins favorisés. »

La mise en oeuvre du principe de différence tel que reformulé par Rawls conduit à rejeter comme insuffisante la conception méritocratique de la justice sur le modèle de la compétition sportive, ou sur le modèle darwinien (ou pseudo-darwinien) de la sélection naturelle. Selon cette conception : « L’égalité des chances signifie une chance égale de laisser en arrière les plus défavorisés dans la quête personnelle de l’influence et de la position sociale. » C’est précisément cette conception de l’égalité des chances libérale, qui sert ordinairement de repoussoir aux critiques de la société libérale, que la théorie de la justice de Rawls entend dépasser.

Le point essentiel qu’il faut souligner est que la souci du plus défavorisé, la règle de maximisation du minimum promue par cette théorie, est conciliable avec l’accroissement de l’inégalité économique. Peu importe que les riches soient toujours plus riches : la justice sociale libérale n’exige pas que les riches soient moins riches; elle exige que la société, par son organisation juste et efficace, garantisse aux plus pauvres une pauvreté moindre et une égalité des chances plus grande que dans toute autre société.

Le libéralisme politique

Le régime politique moderne, la démocratie libérale, est né de la philosophie politique des 17e et 18e siècles, qui a eu trois grandes traductions historiques immédiates : l’apparition du premier régime parlementaire en Angleterre (1689), puis, à la fin du siècle des Lumières, l’avènement de la démocratie américaine et la Révolution française (1789). On appelle libéralisme politique la philosophie politique des Lumières qui établit les principes de la politique moderne, parce qu’elle promeut l’idéal de la liberté contre le despotisme (tout régime politique dans lequel la liberté n’existe pas). Le libéralisme politique est la théorie de la justice selon laquelle l’État doit avoir pour but de promouvoir l’égale liberté, c’est-à-dire de garantir le droit de chacun à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.

Les révolutionnaires français, à la fois pour justifier leur action et formuler leur programme de refondation de l’État, ont produit en 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui constitue une synthèse de la philosophie politique des Lumières. L’article 1 énonce le principe de l’égale liberté « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». La justice, c’est l’égalité, et l’égalité, c’est l’égale liberté pour tous, ce qui implique l’égalité en droits, l’abolition de l’esclavage, des privilèges, le refus de l’idée selon laquelle certains hommes (les maîtres, les seigneurs, les aristocrates, les rois) sont par nature supérieurs et destinés à commander, tandis que d’autres (les esclaves, le peuple, les femmes) seraient destinés à obéir. Cette théorie libérale de la justice est celle sur laquelle se fondent les démocraties modernes, qu’on appelle « démocraties libérales », pour souligner le fait qu’elles sont indissociablement « démocratiques » (instituant le pouvoir du peuple) et « libérales » (instituant pour chacun la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres).

La justification de l’État

Le libéralisme n’est pas l’anarchisme en ce qu’il juge l’État nécessaire. L’anarchisme est la théorie selon laquelle l’État est l’ennemi de la liberté, de sorte que la réalisation de l’idéal de la liberté exige la suppression de l’État, le refus de tous les pouvoirs, puisque le pouvoir est par définition une domination de l’homme sur l’homme. L’État se définit en effet par l’exercice du monopole du droit de contraindre ou, selon la célèbre formule du sociologue allemand Max Weber, par « le monopole de violence physique légitime » sur un un territoire donné. Les bras armés de l’État, qui témoignent de l’existence de ce monopole de la violence, sont la police et l’armée, les forces qui permettent à L’État qui administre un territoire et gouverne une population de s’opposer par la violence à la violence, soit à la violence venue de l’extérieur (invasion), soit à la violence venue de l’intérieur (rebellion). Affirmer la nécessité de L’État revient donc à justifier l’existence d’un rapport de domination de l’homme sur l’homme, ainsi que le suggère cette autre formule de Max Weber : « L’État est un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). »

La définition de Max Weber est puremet descriptive : il constate qu’un État ne peut exister sur un territoire donné 1) sans disposer du monopole de l’usage de la violence (s’il est concurrencé par d’autres forces, la situation est celle de la guerre civile), 2) sans être accepté par la population qui vit sur ce territoire (si la population n’accepte pas le pouvoir politique qui s’exerce sur elle, la situation est révolutionnaire). La légitimité politique est la justification du pouvoir politique au regard de ceux qui sont soumis à ce pouvoir et qui subissent la violence par laquelle ce pouvoir peut les contraindre d’obéir aux lois. La question philosophique est celle de la justification et de la critique de cet état de fait. Faut-il consentir à l’existence de État ou au contraire, comme le pensent les anarchistes, la refuser ? Et si l’État est nécessaire, faut-il toujours l’accepter tel qu’il est, quelle que soit sa forme, ou bien faut-il l’accepter ou le contester (pour le réformer) en fonction de sa conformité à un idéal de justice ?

Pour que règne l’égale liberté, il ne doit plus y avoir ni maître ni esclave, ni aucune relation d’obéissance. L’anarchisme est une utopie (ce qui n’a lieu nulle part) fondée sur l’idée qu’une société sans l’État est à la fois possible et souhaitable. Non pas une société sans loi, mais une société où la plus grande liberté de chacun serait compatible avec la coopération de tous grâce à des règles communes que chacun respecterait librement et spontanément, sans contrainte. Le modèle est celui de l’amitié, une relation morale dans laquelle le respect et la bienveillance réciproques n’ont pas pour condition la contrainte exercé par un pouvoir. L’idéal anarchiste est fondé sur un parti pris optimiste sur la nature humaine : une société sans État est possible parce qu’il existe en l’homme une disposition naturelle à coopérer avec les autres, parce que la sociabilité, l’aptitude à vivre en société, est naturelle à l’homme.

La justification de l’État, à l’inverse, est la justification du droit de contraindre, du droit reconnu à un pouvoir d’utiliser la violence pour imposer la loi commune. Le libéralisme politique s’appuie sur la justification rationnelle de l’État donnée par Thomas Hobbes dans son Léviathan : l’argument principal est que l’homme est par nature insociable, incapable de vivre en société. Un « état de nature » (situation dans laquelle l’État n’éxiste pas) serait nécessairement « un état de guerre de chacun contre chacun », une situation caractérisée, comme dans les relations internationales, par la course aux armements, dans laquelle personne ne pourrait être assez puissant pour espérer pouvoir disposer d’une sécurité permanente. Du fait de son « insociable sociabilité », l’homme ne peut vivre dans la liberté naturelle, la liberté illimitée. Ce diagnostic, qui réfute l’anarchisme, est ainsi résumé par Emmanuel Kant, le plus grand penseur du siècle des Lumières : « L’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître.« 

Thomas Hobbes justifie l’absolutisme : la souveraineté (le pouvoir suprême de décision, c’est-à-dire le pouvoir d’une volonté de décider sans être soumise à la décision d’une autre volonté) est absolue ou elle n’est pas. L’existence d’une volonté souveraine est nécessaire à celle de l’État (à la sortie de l’état de nature) et elle implique de la part de tous les hommes qui deviendront ses sujets (les citoyens soumis au pouvoir de l’État) qu’ils renoncent à leur propre souveraineté (au pouvoir de décider de ce qui est bon pour soi sans avoir de comptes à rendre à personne). Chacun doit comprendre qu’il ne peut conserver sa vie, jouir de ses biens et vivre sous une loi commune garantissant la justice que s’il existe « un pouvoir supérieur commun » qui décide et agisse à sa place et auquel il lui faut obéir. Avec réalisme, Hobbes souligne le fait que la liberté dans l’État (la liberté civile) consiste uniquement, puisque l’obéissance à la loi doit être sans réserve, dans le pouvoir de faire ce que la loi n’interdit pas : « la liberté des sujets dépend du silence de la loi » écrit-il.

Tout en acceptant ce raisonnement, le libéralisme veut la plus grande liberté possible dans le cadre de la soumission à la loi que l’État exige du citoyen. Il dénonce le despotisme, l’exercice du pouvoir qui opprime la liberté. Le problème théorique et pratique que pose le libéralisme est donc celui de la conciliation entre la liberté et l’obéissance. L’homme est un animal qui a besoin d’un maître, écrit Kant, mais il ajoute immédiatement : « ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d’un maître« . Comment maîtriser le pouvoir, donner un maître aux hommes qui dirigent l’État ? Telle est le problème politique de la liberté dès lors qu’on écarte l’hypothèse de l’anarchisme. La solution théorique est l’idée selon laquelle le bon régime politique est celui qui établit le règne de la loi, qui soumet le pouvoir au pouvoir de la loi, ce qu’on appelle « l’État de droit ». L’État de droit est l’État dans lequel le citoyen, en obéissant à la loi, n’obéit qu’à la loi, et non pas à la volonté d’un autre homme.

Théorie démocratique et théorie libérale de la liberté

Comme ce sont toujours des hommes qui font les lois, on peut légitimement se demander comment il est possible d’obéir aux lois sans obéir aux hommes qui font les lois. Le libéralisme politique répond à cette question à travers deux théories de l’État de droit et de la liberté politique: la théorie démocratique de la liberté et la théorie libérale de la liberté (le libéralisme au sens strict). Ces deux versions du libéralisme politique qui coexistent dans les constitutions des démocraties libérales modernes peuvent se compléter, mais aussi s’opposer.

Selon la théorie démocratique, celle de Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social, le citoyen n’obéit qu’aux lois lorsque le peuple est souverain : en obéissant à la volonté générale, à la volonté de tout le peuple, le citoyen n’obéit pas à la volonté arbitraire d’un homme. Selon la théorie libérale, celle que défend par exemple Benjamin Constant contre Rousseau, le citoyen n’obéit qu’à la loi lorsque celle-ci est contrainte par une constitution à respecter les libertés fondamentales (les droits de l’homme) ; ces libertés fondamentales doivent être garanties à tout individu, y compris contre la volonté du souverain, y compris lorsque le souverain est le peuple (théorie de la souveraineté limitée opposée à la souveraineté absolue).

La conception démocratique de la liberté

« Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas, écrit Rousseau ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Comment concilier liberté et obéissance ? Comment peut-on obéir sans servir, c’est-à-dire sans être soumis à la volonté d’un maître ? La réponse est dans la formule de la liberté que donne Rousseau, la formule de la liberté-autonomie : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté« . Si je suis l’auteur de la loi à laquelle j’obéis, je suis pleinement libre dans l’obéissance.

Le problème politique tient au fait que la liberté de l’individu dans l’État, la liberté de l’homme comme citoyen, est une liberté limitée par une loi extérieure qui le contraint, la loi de la communauté politique. Comment peut-on se considérer pleinement libre en obéissant à la loi de État ? Il faut pour cela que le citoyen (l’homme comme membre de l’État) ne soit pas seulement « sujet » (soumis à la loi) mais « souverain », ou, plus exactement, « membre du souverain ». « Le Peuple soumis aux lois doit en être l’auteur« , écrit Rousseau. La théorie de la souveraineté du peuple offre à chacun des citoyens, en tant qu’il est un membre du peuple souverain, le pouvoir de faire la loi à laquelle il obéit.

Pour que l’homme soit pleinement libre dans l’État, il faut que la loi soit l’expression de la volonté générale, et non pas celle d’un volonté particulière, qu’il s’agisse de la volonté d’un homme, d’une minorité, ou même de la majorité. Ce point constitue la difficulté de la théorie de Rousseau dans le Contrat social (1662). La volonté du peuple ne doit pas être la tyrannie de la majorité, la volonté d’une majorité qui dicte sa loi aux dépens d’une minorité. Il faut que chacun des citoyens puisse reconnaître la loi comme étant l’expression de la volonté générale, en dépit du fait qu’il n’y a pas d’unanimité et que l’on recourt au principe majoritaire pour voter la loi. Comment est-ce possible ? La réponse de Rousseau tient en une formule : la volonté est générale, écrit-il, « quand tout le peuple statue sur tout le peuple« .

Deux conditions doivent être remplie pour la volonté soit générale, clairement formulées dans l’article 6 de la Déclaration de 1789, un article qui résume la pensée de Rousseau : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous. » La première condition pour que la loi soit l’expression de la volonté générale est que « tout le peuple » participe à la formation de la loi, que ce soit par la participation au débat public (d’où l’importance de la liberté d’expression, justifiée comme liberté de participer à la vie politique) ou par le vote (d’où l’importance de la revendication du suffrage universel dans l’histoire). La seconde condition est que la loi s’applique à « tout le peuple », sans discrimination. Le principe de l’égalité devant la loi est une garantie contre la tyrannie, puisque la condition qu’on impose aux autres par le moyen de la loi, on se l’impose aussi à soi-même.

La conception libérale de la liberté

Le libéralisme est la doctrine qui défend le droit de l’individu à la liberté. « Il n’y a qu’un seul et unique droit naturel, la liberté. » (Kant) La philosophie des « droits de l’homme » est individualiste en ce qu’elle exige de l’État qu’il respecte un ensemble de libertés personnelles (liberté de circulation, libertés économiques, liberté d’opinion et de religion, droit à la vie privée, etc.) qui définissent le domaine de l’indépendance individuelle. Le droit à la liberté est l’affirmation d’une souveraineté de l’individu sur lui-même, le droit à une libre disposition de soi-même. « L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit« , écrit John Stuart Mill, l’un des grands penseurs libéraux du 19e siècle.

La critère strictement libéral de la liberté politique (de la liberté du citoyen dans l’État) est la liberté individuelle. La liberté de l’individu dans l’État doit être la plus grande possible, ce qui implique que le pouvoir de l’État de limiter par la loi la liberté individuelle doit être le plus limité possible. Le libéralisme exprime la volonté de limiter le pouvoir de limiter la liberté, de limiter donc le pouvoir de la loi. Dans n’importe quel État, libéral ou pas, « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu). Puisque la liberté civile est toujours par définition la liberté limitée par la loi, l’extension de la liberté dépend, comme l’avait bien vu Hobbes, de ce que dit ou ne dit pas la loi. Le libéralisme propose d’inverser le raisonnement : il faut d’abord définir la liberté indépendamment de la loi, puis définir la loi par rapport à la liberté.

C’est ce que fait la Déclaration de 1789 dans ses articles 4 et 5, lesquels font système. L’article 4 définit la liberté sans référence à la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Cette définition contient le principe de non-nuisance, un principe que le philosophe libéral John Stuart Mill explicitera. La seule limite concevable pour la liberté individuelle est le respect de la liberté et des intérêts des autres hommes. Le rôle de la loi est de poser les limites qui garantissent la coexistence pacifique des libertés; elle est au service de la liberté, ce que stipule la Déclaration de 1789 dans son article 5 : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. » Autrement dit : selon ce principe, la loi a interdiction de poser une interdiction qui n’augmente pas la liberté, la liberté de chacun et de tous (l’égale liberté). Le principe est simple mais abstrait. Le point de vue démocratique peut objecter le fait qu’il faut toujours interpréter concrètement ce qu’on juge utile ou nuisible d’interdire, que seul le peuple est légitime pour le faire, et qu’il peut légitimement s’interdire ce qu’il veut s’interdire.

Ce qui importe dans la perspective strictement libérale est moins la souveraineté du peuple que la limitation de la souveraineté de la loi et des pouvoirs de l’État. L’État de droit est l’État dans lequel le droit protège l’individu contre l’État. Le domaine des droits de l’homme est le domaine des libertés personnelles inviolables (« inaliénables », « imprescriptibles ») que le législateur (l’auteur de la loi), fut-il le peuple lui-même, doit respecter inconditionnellement, en toutes circonstances. C’est la raison pour laquelle Benjamin Constant, contemporain de la Révolution française, partisan de celle-ci et du libéralisme politique mais spectateur horrifié de l’épisode de la Terreur, critique la théorie démocratique de Rousseau. La volonté générale est l’unique source possible de justification de la souveraineté de la loi, c’est entendu, l’important est cependant que cette souveraineté ne soit pas absolue mais limitée (théorie de la souveraineté limitée).

Constant caractérise ainsi le libéralisme au sens strict par opposition à la théorie démocratique de la liberté, en opposant la liberté des Modernes à la liberté des Anciens : au sein de la démocratie athénienne, la liberté politique était une liberté-participation, une liberté de participer aux activités politiques, mais la liberté personnelle n’était pas protégée (il n’y avait pas, notamment, de liberté de religion); la liberté promue par le libéralisme politique moderne est à l’inverse une liberté-indépendance, une protection de l’indépendance individuelle et de la vie privée contre la tyrannie de l’État ou celle de la majorité. Dans les grandes sociétés modernes, la participation politique présente peu d’intérêt, car le poids de chacun ne peut être que faible : le système représentatif dans lequel les affaires publiques sont confiées à des professionnels de la politique (la classe politique) est non seulement nécessaire mais préférable, car chacun dispose ainsi du pouvoir de jouir d’une vie privée rendue intéressante par les libertés personnelles et les progrès de la civilisation.

La priorité donnée à la défense de la liberté individuelle par le libéralisme au sens restreint s’accompagne d’une théorie politique de la limitation et du contrôle du pouvoir : la constitution doit 1) organiser la séparation des pouvoirs (les trois pouvoirs de l’État sont le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire), afin que le pouvoir arrête le pouvoir, 2) prévoir un contrôle de constitutionnalité des lois (pouvoir donné à des juges non élus de censurer, au nom des libertés constitutionnelles, la loi exprimant la volonté du souverain, même si le souverain est le peuple), 3) soumettre les gouvernants à des élections régulières, afin qu’ils ne puissent s’approprier le pouvoir (c’est la justification « libérale » de la démocratie); 4) garantir la liberté d’expression et le pluralisme (la diversité des opinions), afin que la critique du pouvoir soit possible et que les droits de l’homme puissent être publiquement défendus.

Le principe de séparation de l’Etat et de la religion

Parmi les libertés personnelles promues par le libéralisme politique, il en est une qui est à part les autres pour des raisons historiques : la liberté de religion. La liberté de religion est la liberté de croyance et de culte (de pratique extérieure ou publique de sa religion, comme la construction et la fréquentation d’un temple, la prière, la cérémonie, la fête, etc.) reconnue à l’individu. Il n’y a pas pour l’individu de liberté de religion possible dans une société où la religion (le rapport au sacré) est la source de la loi (du permis et de l’interdit) de la communauté politique. La communauté ne peut alors admettre qu’une seule religion, suivant le principe « un roi, une foi ».

Historiquement, la liberté de religion n’a existé que sous la forme d’une « tolérance » accordée aux religions minoritaires par l’État. La tolérance n’est pas la reconnaissance de l’égale légitimité, mais l’acceptation, au nom de la pacification des relations, de ce qu’on devrait combattre au nom de la vérité et de la justice. La tolérance religieuse a été principalement pratiquée par les États impériaux qui, comme l’empire romain, se devaient, pour s’assurer de leur loyauté, de tolérer la religion des peuples dont il avait fait la conquête. Une telle tolérance ne pouvait être qu’une liberté relative, dans la mesure où elle ne reposait pas sur le principe de l’égale liberté entre les religions. La religion étant originairement l’expression d’une communauté humaine, la tradition d’un peuple, la source sacrée qui lui donne sa loi en même temps que ses croyances et ses rites, il y avait partout une religion d’État (une religion de l’État), même lorsqu’il existait plusieurs religions dans l’État protégées par l’État.

La liberté de religion n’existe pleinement que dans l’égale liberté de toutes les religions, plus largement dans l’égalité de toutes les croyances philosophiques, en incluant l’athéisme. Elle a pour condition la neutralité religieuse de l’État, ce qu’on appelle en France « laïcité ». Mais qu’on baptise ou non ce principe par le terme de laïcité, la condition politique de la liberté de religion est la reconnaissance par la constitution de l’État du principe de séparation entre politique et religion, le principe de la séparation entre l’État et l’Église (la communauté religieuse).

Ce principe de séparation entre l’État et de la religion est une création du libéralisme politique dont on peut situer l’origine dans la pensée de John Locke, le père du libéralisme politique moderne. Les écrits dans lesquels il énonce ce principe (l’Essai sur la tolérance de 1667 et la Lettre sur la tolérance de 1689) reprennent dans un sens nouveau l’ancienne notion de tolérance. Locke utilise cette notion de tolérance pour désigner le principe de justice politique qui correspond à ce que la République française baptisera « laïcité » au 19e siècle. Locke défend l’idée selon laquelle l’égale liberté de religion (la liberté de croyance et de culte) a pour condition la séparation de l’État et de la religion, c’est-à-dire la neutralité de l’État en matière de religion et la dépolitisation de la religion.

Locke justifie ce principe de la séparation de l’État et de la religion par trois grands arguments, qui établissent en même temps les conditions de la séparation : 1) la reconnaissance du fait de la liberté de conscience ; 2) la redéfinition de l’État ; 3) la redéfinition de la religion.

La reconnaissance du fait de la liberté de conscience.

L’argument le plus fort en faveur de la séparation est celui de la liberté de conscience. La première condition de la séparation de l’État et de la religion est la reconnaissance par l’État du fait de la liberté de conscience. Avant d’être un droit, la liberté de conscience est d’abord un fait, une réalité irréductible que l’on ne peut nier sans absurdité. Le pouvoir politique peut nier les droits de l’homme, notamment la liberté d’exprimer sa croyance ou de pratiquer sa religion. Il ne peut cependant pas supprimer la liberté de conscience, parce qu’il ne dispose pas du pouvor de pénétrer l’intérieur de la conscience pour y dicter les pensées. La contrainte, qui est l’instrument de l’action de l’État, est sans pouvoir sur la vie de l’esprit. On ne peut espérer modifier les opinions par la force. La croyance de chacun ne peut être transformée que par l’influence des idées et la force des arguments, non par la violence et la contrainte extérieure.

L’État pourrait exterminer le groupe d’hommes porteurs de l’opinion qu’il voudrait détruire, il pourrait empêcher l’expression publique de cette opinion, voire contraindre les hommes à exprimer l’opinion contraire à celle dont ils sont convaincus, mais il ne dispose d’aucun moyen d’agir sur le jugement d’une conscience, de changer réellement une conviction. Raison pour laquelle Locke écrit : « La liberté de conscience est le grand privilège des sujets [les citoyens en tant qu’ils sont assujettis aux lois et soumis au pouvoir politique], comme le droit de contraindre est la grande prérogative des magistrats » [les dirigeants de l’État ] » (Essai sur la tolérance). Le pouvoir se définit par le monopole du droit de contraindre, mais aucun pouvoir n’est en mesure de priver ses sujets de leur liberté de conscience. Par nature, l’activité de la pensée, qui appartient au domaine intérieur de la vie de l’esprit, est hors d’atteinte du pouvoir. Il est possible d’opposer la violence à la violence, la force extérieure à la force extérieure, mais il n’est pas possible d’opposer la force et la violence à une idée ou une croyance :

Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil parce que tout son pouvoir consiste dans la contrainte. Mais comme la religion vraie et salutaire consiste dans la foi intérieure de l’âme, sans quoi rien ne vaut devant Dieu, telle est la nature de l’entendement humain qu’il ne peut être contraint par aucune force extérieure [L’entendement humain, c’est-à-dire l’esprit humain, la faculté de se représenter la vérité]; que l’on confisque les biens, que l’on accable le corps par la prison et la torture, ce sera en vain, si l’on veut par ces supplices changer le jugement sur l’esprit des choses. (…) Voici ce que je veux dire : le pouvoir civil ne doit pas prescrire des articles de foi par la loi civile, qu’il s’agisse de dogmes ou de formes du culte divin. Si, en effet, aucune peine ne leur est jointe, la force des lois périt ; si des peines sont prévues, elles sont évidemment vaines et fort peu aptes à persuader. Si quelqu’un veut, pour le salut de son âme, adopter quelque dogme ou pratiquer quelque culte, il faut qu’il croie du fond de l’âme que ce dogme est vrai et que ce culte sera accepté par Dieu et qu’il lui sera agréable ; mais aucune peine ne peut le moins du monde instiller dans les âmes une conviction de ce genre. Il faut, pour changer un sentiment dans les âmes, une lumière que ne peut en aucun façon produire le supplice des corps. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

La redéfinition de l’État

La séparation de l’État et de la religion a pour condition la redéfinition du rôle de l’État. L’argumentation de Locke prend appui sur la justification de la souveraineté de l’État dont Thomas Hobbes a fait la théorie dans son Léviathan (1651). Le monopole de l’usage de la force et du droit de contraindre qui constitue l’État se justifie par la nécessité de mettre fin à « l’état de guerre de chacun contre chacun » pour garantir la permanence de la paix et la sécurité. L’État apparaît ainsi comme une association volontaire, le produit d’un « pacte », dont la finalité est de protéger un droit naturel que tous les hommes, quelles que soient leurs croyances, ont en commun : la conservation de la vie. Locke généralise le principe et l’applique à tous les biens du corps ou « bien temporels » : tous les biens que l’on désigne comme droits naturels de l’homme sont des biens du corps et correspondent aux intérêts de l’individu qui ne concernent pas la vie de l’esprit. Ces intérêts sont les mêmes pour tous, de sorte que l’État, conformément à la doctrine du « transfert de souveraineté » par un « pacte social », devrait être considéré comme le produit de l’association volontaire des individus en vue de les satisfaire :

L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil [le chef de l’État] d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. (John Locke, Lettre sur la tolérance)

Pour que la séparation de l’État et de la religion soit possible, il faut limiter l’action de l’État à la défense des intérêts que tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances, ont en commun. Ces intérêts que Locke baptise « intérêt civils » [intérêts du citoyen, du membre de l’État] correspondent à ce qu’on appelle depuis 1789 les « droits de l’homme » : ce sont les intérêts qui concernent exclusivement la vie matérielle ou la vie extérieure de l’homme (protection de la vie, de la santé, de la propriété, de la liberté d’action). « Tout le pouvoir du gouvernement civil [de l’État] ne se rapporte qu’à l’intérêt temporel des hommes. » (John Locke, Lettre sur la tolérance). L’État doit être défini comme l’instrument dont se servent les hommes rassemblés en société pour protéger leurs intérêts matériels (sécurité des biens et des personnes, éventuellement sécurité sociale) et leur liberté d’agir (liberté d’aller et venir, de travailler, d’échanger, de pratiquer sa religion). Une telle définition de l’État définit donc par là-même la limite de sa compétence : l’État n’a pas vocation a s’occuper de la vie de l’esprit de ses sujets.

L’État doit reconnaître que la vérité n’appartient pas à son domaine de compétence. Il n’a pas à établir le critère de l’erreur et de la vérité ni à dicter aux citoyens ce qu’ils doivent croire ou penser, y compris dans le domaine moral et religieux. Il ne s’occupe pas du bien de l’âme : ni la vérité, ni la vie éternelle ne font partie des droits naturels que l’État a pour fonction de protéger. Conformément à ce qu’avait établi l’argumentation de Hobbes, ce n’est pas ce qui justifie l’État, lequel n’a pas à prendre parti dans les querelles religieuses, si ce n’est pour empêcher que ces querelles viennent troubler l’ordre public (la paix civile) et dégénérer en violences susceptibles de nuire à la sécurité et aux biens des citoyens qu’il doit protéger.

La redéfinition de la religion

La séparation de l’État et de la religion implique non seulement la redéfinition de l’État,’mais aussi celle de la religion et celle de l’Église (la communauté des croyants). En effet, la séparation présuppose la limitation de chacun des deux domaines, une limitation réciproque nécessaire pour que l’empiètement de chacun de ces deux domaines par l’autre soit rendu définitivement impossible. La religion doit admettre elle aussi le fait de la liberté de conscience et reconnaître que la vérité ne peut être imposée par la contrainte. Il faut en conséquence définir la communauté des croyants non comme une communauté à laquelle on appartient à la naissance, à l’image de la famille, mais une libre association à laquelle on puisse adhérer librement en raison de sa foi, et dont on puisse sortir librement si l’on a cessé de croire.

La religion ne doit donc plus se définir comme la tradition d’un peuple mais comme la foi d’un individu. La croyance religieuse doit cesser de se concevoir comme un préjugé, un héritage communautaire, pour se concevoir comme une conviction personnelle, fruit d’une décision de la conscience individuelle. Elle ne doit plus se concevoir comme loi d’une communauté mais comme foi, expression d’une adhésion intime et personnelle.

Par analogie avec l’État, défini comme une société produite par la volonté des individus de protéger les droits naturels du corps, Locke définit donc l’Église (la communauté religieuse), comme une société d’hommes produite par la volonté des individus de se réunir pour rendre un culte à Dieu et obtenir ainsi le salut de leur âme (c’est-à-dire gagner la vie éternelle) :

Examinons à présent ce qu’on doit entendre par le mot d’Église. Par ce terme, j’entends une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire, puiqu’il n’y a personne qui soit membre né d’aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu’il jouit de ses terres; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici comme il faut concevoir la chose. Il n’y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu’à une autre; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l’espérance du salut a été la seule cause qui l’a fait entrer dans cette communion, c’est aussi par ce seul motif qu’il continue d’y demeurer. Car s’il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d’irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d’en sortir qu’il l’a été d’y entrer ? Les membres d’une société religieuse ne sauraient y être attachés par d’autres liens que ceux qui naissent de l’attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’analogie entre l’État et l’Église, deux associations volontaires, l’une au service du corps, des biens temporels, l’autre au service de l’âme, des biens spirituels, n’a de sens que si on souligne toutes les implications de la différence de nature entre l’État et l’Église. La caractéristique qui définit l’État, le monopole du droit de contraindre sur un territoire donné, qui fait la souveraineté de l’État, découle de sa fonction, protéger les corps par la loi. De même la liberté d’entrer et de sortir de la communauté religieuse découle de sa fonction, qui est de réunir les personnes partageant la même conviction concernant le sens de la vie et de la mort. De la conception claire des fins et des moyens appropriés à chacun des deux domaines découle une conception claire des droits et des devoirs de l’État et de l’Église. Il résulte en effet de l’affirmation du principe de séparation deux grandes conséquences : 1) l’obligation pour l’État de respecter l’égale liberté de toutes les religions en matière de croyance et de culte ; 2) l’obligation pour les différentes religions de se soumettre à la loi de l’État.

Le droit absolu et universel à la tolérance

C’est l’expression qu’utilise Locke pour caractériser l’obligation faite à l’État de respecter les droits de toutes les communautés de croyants, sans exclusive, sans aucune discrimination fondée sur l’idée de la valeur de vérité des dogmes auxquels elles adhèrent : « Le magistrat n’a nul droit d’empêcher qu’une l’Église croie ou enseigne des dogmes de spéculation [les vérités de religion], parce que cela ne regarde point les intérêts civils des sujets. (…) Les lois n’ont pas à décider de la vérité des dogmes; elles n’ont en vue que le bien et la conservation de l’État et des particuliers qui le composent. »

La liberté de religion n’est pas reconnu à la communauté religieuse en tant qu’elle est porteuse d’une vérité mais à l’individu, lequel doit pouvoir bénéficier à égalité avec tous les autres, quelle que soit sa croyance, de tous les droits naturels de l’homme: « Tout consiste à accorder les mêmes droits à tous les citoyens d’un État. (…) On ne doit exclure des droits de la société civile ni les païens, ni les mahométans, ni les juifs, à cause de la religion qu’ils professent. »

La dépolitisation de la religion

La contrepartie du respect par l’État de l’égale liberté de religion est la dépolitisation de la religion. L’État, qui par ses lois règne souverainement sur les corps, est impuissant par nature à pénétrer les consciences. Il doit en conséquence renoncer à les régler, et renoncer à se mêler de religion, et se borner à exiger de tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, le respect de ses lois. Réciproquement, les communautés religieuses, que Locke appelle les Églises, doivent quant à elles être dépossédées de tout usage de la contrainte, dont l’État a le monopole, pour se consacrer à la vie de l’esprit avec les moyens qui conviennent à la vie de l’esprit. Il peut y avoir plusieurs communautés de croyants et plusieurs cultes sur un territoire donné, mais il ne peut y avoir qu’un seul État. L’État, qui n’a pas d’intérêt spirituel, n’est pas assujetti aux lois d’une Église, tandis les Églises sont assujettis aux lois de l’État, lesquelles sont communes à tous, parce que tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, partagent les mêmes « intérêts civils », les mêmes droits à la liberté et à la sécurité.

Chacune des religions doit renoncer à dicter le droit de l’État au nom des droits de Dieu et des dogmes qui lui sont propres. Renonçant au droit de contraindre, dont l’État a le monopole, chaque Église doit en conséquence renoncer à l’usage de la contrainte pour éliminer les religions concurrentes ou pour imposer à ses propres membres le respect des dogmes et les pratiques du culte. L’État est l’unique garant du respect de la liberté de religion, laquelle, comme toute liberté, est encadrée par la loi, en vertu du principe libéral de non nuisance : la liberté est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

Cette limitation de la liberté de religion par la loi de l’État n’affecte pas les croyances et les dogmes, qui appartiennent à la vie de l’esprit, mais les pratiques extérieures, lesquelles peuvent avoir des implications sur les droits d’autrui ou sur la paix civile. C’est ainsi que Locke justifie en son temps les mesures contre les catholiques par les droits politiques de l’État : ce ne sont pas les croyances et les dogmes spécifiques de l’Église catholique qui posent problème, mais le fait que les catholiques reconnaissent pour chef politique le pape, dont l’autorité vient concurrencer celle de l’État. Au 19e siècle, lorsque la IIIe République entreprendra en France la conquête de l’indépendance de l’État l’Etat en l’arrachant à l’emprise de l’Église catholique, Jules Ferry usera du même argument : ce n’est pas le catholicisme que nous combattons, disait-il, mais le catholicisme politique.

Le travail (synthèse)

Voir également la rubrique Le travail.

Le travail est l’activité économique de l’homme, l’activité qui a pour but de vaincre le besoin en produisant les biens nécessaires à la vie. L’économie est l’organisation sociale du travail. Du point de vue de l’individu, le travail est l’activité qui permet de « gagner sa vie ».

L’activité économique, celle de la société et celle de l’individu, est imposée par la nécessité naturelle : le besoin est originairement celui de notre nature animale, laquelle nous contraint au travail. Au travail, on oppose donc le loisir ou l’oisiveté (skholè en grec, otium en latin), c’est-à-dire le temps libre, le temps libéré du travail, durant lequel il est possible de livrer à des activités qui ne sont pas imposées par la nécessité du besoin.

Le débat sur le travail porte donc à la fois sur le travail et sur le loisir, sur le sens de cette opposition entre travail et loisir. L’homme est-il destiné au travail ou au loisir ? Faut-il considérer le travail comme une valeur, ou bien comme une contrainte dont il importe de pouvoir se libérer dans la mesure du possible ?

« Le travail éloigne de nous trois maux, écrit Voltaire, l’ennui, le vice et le besoin. » Dans cette perspective qui donne au travail une valeur morale, celui-ci n’est pas seulement la source de la création de richesses qui nous met à l’abri du besoin, comme l’affirment les économistes, mais aussi ce qui permet d’éviter les inconvénients de l’oisiveté, l’ennui (le désoeuvrement) et la paresse (la tendance naturelle à ne rien faire) : sans la contrainte du travail, l’homme n’aurait ni l’envie ni la volonté de faire quelque chose. Les critiques de la valeur du travail soulignent le fait que pour tout homme et depuis toujours le travail est un moyen et non un but. Le travail se définit par la contrainte, imposée à la fois par la nature et par la société. Le travail est souffrance et esclavage («Celui qui ne dispose pas des deux-tiers de sa journée est un esclave» écrit Nietzsche), de sorte qu’il ne peut y avoir de bonheur et de liberté que dans le loisir. Dans cette perspective, l’idéal est le loisir, la réduction du temps de travail et la conquête du temps libre.

Les arguments contre le travail
Le travail est une contrainte imposée par la nature

Le travail est une fin (un but) imposée par la nature. On travaille pour gagner sa vie, on perd sa vie à la gagner. L’un des slogans de Mai 68, « Métro-boulot-dodo », exprime l’absurdité d’une existence vouée au travail. C’est le besoin, c’est-à-dire la nécessité naturelle, qui contraint l’homme à travailler. Le travail (l’activité économique) symbolise donc la condition animale de l’homme : il faut produire les biens nécessaires à la vie ; toute l’activité animale se résume à ça. L’homme accède à une vie authentique, une vie libre et heureuse, dans la mesure où il échappe au travail. Raison pour laquelle l’aristocrate, dans les sociétés aristocratiques, a pour devoir et pour privilège de ne pas travailler, pouvant ainsi se consacrer à des activités supérieures, des activités « nobles ».

Le travail soumet l’individu à la contrainte sociale

Pour gagner sa vie, l’individu doit s’insérer dans l’organisation sociale du travail telle qu’elle existe dans la société où il vit, à l’époque dans laquelle il vit. Le système de production le considère comme un instrument de production, une ressource disponible. Il doit se plier à une discipline collective, se soumettre à une hiérarchie, consentir à ce que l’organisation lui impose son emploi du temps et l’usage de sa force de travail. L’individu au travail doit consentir à devenir un rouage de la machine de production. A cet égard, le travail peut apparaître comme une forme de contrôle social destiné à empêcher l’individu de penser par lui-même, de vivre pour lui-même, d’épanouir librement ses facultés créatrices. L’esprit libre, l’individu authentique, l’artiste par exemple, est celui qui refuse de conformer sa vie et sa pensée aux exigences du système de production. Pour être vraiment libre, l’homme doit chercher l’oisiveté et fuir le travail.

Les arguments pour le travail
Travailler, c’est gagner son indépendance

« Qui ne travaille pas ne mange pas », dit Saint-Paul. La formule ne signifie pas seulement que le besoin impose à l’homme de travailler, mais aussi qu’il y a un mérite moral à travailler. Celui qui travaille ne compte pas sur les autres pour vivre, il ne vit pas en passager clandestin aux dépens des autres. Par là même, il ne dépend pas des autres, il gagne non seulement son pain mais aussi sa liberté. L’indépendance économique est une condition de la liberté d’action. La volonté n’est souveraine que si l’on ne dépend pas des autres pour décider. Raison pour laquelle l’émancipation de l’enfant dans la famille, l’émancipation des femmes dans la société, passe par l’accès au monde du travail, lequel permet d’accéder à l’indépendance économique.

Travailleur, c’est œuvrer (le travail est le propre de l’homme)

Le travail ne consiste pas seulement à produire des biens pour la consommation. Travailler, c’est œuvrer, c’est-à dire réaliser une œuvre, donner une forme concrète à un projet, une idée élaborée par l’esprit humain. Il n’y a pas d’activité industrielle sans ingénieurs, mais dans le plus humble travail manuel, la main est guidée par l’intelligence de l’esprit, laquelle s’applique à la matière et conçoit chacune des opérations du travailleur comme étant au service de la fin que celui-ci se donne, l’œuvre à réaliser. Il y a donc une morale propre au travail, l’amour du travail bien fait, qui donne une valeur au travail en lui-même.

Le travail est le moteur de la civilisation

A travers le travail que lui impose la nature, l’homme œuvre, en cultivant ses facultés. Le développement scientifique et technique, œuvre de l’esprit humain, résulte de l’aiguillon du besoin, du travail auquel la nature contraint l’homme. C’est la thèse de Karl Marx : le travail est l’application de la force de l’homme (force du corps et de l’esprit) appliquée à la nature, une activité par laquelle l’homme transforme la nature et se transforme lui-même, transforme sa condition dans l’histoire. Les libéraux disent cependant la même chose : si la concurrence est une vertu à leurs yeux, c’est qu’elle contraint les hommes à donner le meilleur d’eux-mêmes, à se cultiver (c’est-à-dire à cultiver leurs compétences) par intérêt. Sans cette stimulation, la paresse l’emporterait et l’humanité ne pourrait développer toutes ses potentialités.

Le travail est la source de la création de richesse.

La théorie de la valeur-travail, introduite par le libéralisme moderne, fait du travail la source de la création de richesse et le fondement du droit de propriété. Il en résulte une réévaluation de la place du travail et de l’économie dans la société. Les acteurs de la production économique, paysans, entrepreneurs, ouvriers, sont valorisés en tant qu’ils représentent la source de la prospérité, condition à la fois du progrès social et de la puissance politique. Adam Smith distingue entre activités productives (créatrices de richesse) et activités improductives (consommatrices de richesses) : toutes les activités considérées dans la société aristocratique comme nobles, qualitativement supérieures au travail, appartiennent à la catégorie des activités improductives.

La critique du travail aliéné. Les interprétations du travail aliéné.

Une théorie peut valoriser le travail et critiquer le travail aliéné. C’est notamment ce qui caractérise le marxisme. Marx adhère à la théorie de la valeur travail et il considère que le travail est le moteur de la civilisation. Il considère néanmoins que dans l’histoire, l’organisation sociale du travail (ce qu’il appelle le mode de production) a toujours été fondée sur un rapport de propriété instituant un rapport social de domination, le rapport entre maîtres et esclaves par exemple. Dans toute société, il existe une classe dominante, qui possède les moyens de la production économique, et des dominés, contraints pour survivre de travailler pour la classe dominante. Dans le cadre d’un tel rapport de domination de classe, le travail ne peut être qu’aliéné.

Aliénation signifie dépossession. Pour Marx, le système de domination fondé sur la propriété privée des moyens de production fait subir aux travailleurs une double dépossession : 1) une part de richesse produite par son travail, la plus importante, revient au propriétaire qui l’exploite ; 2) le propriétaire dicte les conditions de travail afin de maximiser l’exploitation de la force de travail, privant ainsi le travailleur de libre maîtrise de son travail. Dans le système capitaliste, où la propriété qui compte est non plus la propriété de la terre mais celle du capital, la dépossession de la richesse s’opère à travers le partage inégal salaire/profit, tandis que l’organisation et la discipline du travail (ce qu’on appelle aujourd’hui le «management des ressources humaines») sont imposées aux salariés du capital dans et par les entreprises.

Le travail aliéné est le travail effectué dans des conditions qui privent l’homme de bien-être, de liberté, de la possibilité de cultiver ses talents (son intelligence et sa créativité). C’est cette dimension qualitative du travail aliéné, qui affecte le bien-être et la liberté du travailleur, qui est généralement mis en avant quand on critique le travail aliéné. Pour la théorie critique de la valeur du travail, tout travail est plus ou moins aliénant, de sorte qu’il ne peut y avoir de liberté et de bonheur pour l’homme que dans le loisir (le temps libre). Pour les théories qui valorisent le travail, celui-ci devrait être pour l’homme une source d’épanouissement, en tant qu’il permet d’œuvrer, de mettre son esprit en activité, de se reconnaître dans l’œuvre accomplie à la manière de l’artiste. Le travail, dans cette perspective, n’est pas aliénant en lui-même. S’il l’est, c’est en raison de la manière dont est organisée l’activité économique, de sorte que subsiste l’espérance qu’une réforme ou qu’une révolution puisse transformer le travail afin de le rendre conforme à son essence.