Introduction à la philosophie

Qu’est-ce que la philosophie ? L’étymologie (l’étude de l’origine des mots) donne une première indication. Il signifie l’amour (philia) de la sagesse (sophia). La sagesse est la bonne manière de vivre.

La philosophie est donc relative à la vie. Elle est toutefois aussi, et essentiellement, relative à la pensée. Le philosophe n’est pas un sage mais un chercheur qui fait de la vérité le bien suprême, de la lucidité son idéal. « Il faut travailler à bien penser » (Blaise Pascal) : tel est l’impératif de l’ami de la sagesse. Platon présente la philosophie, à l’origine de son histoire, comme une recherche de vérité. Son maître, qu’il présente comme le modèle du philosophe, Socrate, était un professeur de doute, qui définissait la sagesse par le savoir du non savoir, la conscience de son ignorance. Dans la fameuse allégorie de la caverne que l’on trouve dans la République de Platon, le philosophe éducateur de l’humanité commence par se libérer des chaînes des apparences et des préjugés pour sortir de l’obscurité de la caverne dont les hommes sont prisonniers, afin de se diriger vers la lumière de la vérité avant de redescendre dans la caverne où il entreprend de délivrer les hommes de leurs chaînes.  Plus précisément, il définit ainsi la philosophie : « Une pratique théorique qui a le tout pour objet, la raison pour moyen et la sagesse pour but. » Une telle définition convient parfaitement à la philosophie antique, dont les trois grands domaines étaient la logique, la physique et l’éthique. La logique étudiait la nature de la pensée, l’outil de la connaissance; la physique étudiait la nature, c’est-à-dire le cosmos, l’ordre du monde, du « tout » dont l’homme n’est qu’une partie et au sein duquel il naît, vit et meurt; l’éthique, couronnement du savoir philosophique, définissait la bonne manière de vivre, la vie bonne, en accord avec la nature, avec l’ordre du monde. De cette rapide caractérisation de la philosophie antique il faut retenir l’idée que la philosophie n’est pas une conception personnelle ou subjective de la vie. Elle ambitionne d’être un savoir, et de fonder un savoir relatif à la bonne manière de vivre (qu’on peut appeler sagesse, éthique ou morale) sur le bon usage de la raison et la connaissance objective de la réalité, notamment de la condition humaine.

« Philosopher, déclare André Comte-Sponville, c’est penser sa vie et vivre sa pensée. » La philosophie contemporaine diffère toutefois de la philosophie antique sur un point essentiel : la sagesse et la science constituent pour la pensée moderne deux domaines clairement séparés. Si a l’origine sophia désigne indifféremment sagesse et savoir parce qu’on ne concevait pas l’un sans l’autre, aucun scientifique ni aucun philosophe ne pourrait aujourd’hui prétendre fonder une sagesse (ou une morale), c’est-à-dire un savoir relatif à la bonne manière de vivre, sur la science (la connaissance de la nature). Le domaine des vérités, de la connaissance de ce qui est, et celui des valeurs, la définition de ce qui doit être (les idéaux) sont désormais séparés et indépendants l’un de l’autre. La transition s’est faite à mesure des progrès de la science moderne, qui dispose de méthodes qui lui permettent d’éliminer définitivement l’erreur et de produire de nouvelles théories qui envoient les anciennes dans les oubliettes de l’histoire. Philosophie et science ont toujours le rationalisme en commun (la volonté de ne tenir pour vrai que ce que la raison humaine peut reconnaître être tel) mais n’ont plus ni le même objet ni le même rapport à la vérité. Il n’y a pas, en philosophie, de progrès de la connaissance comme dans les sciences. La physique d’Aristote n’est plus une référence pour les physiciens contemporains mais l’éthique d’Aristote continue d’être discutée par la philosophie morale et politique contemporaine.

La présentation la plus opérationnelle et la plus universelle de la philosophie que l’on puisse donner est celle qu’en a faite Emmanuel Kant, le plus important des philosophes de l’époque des Lumières (18e siècle). Kant définit la philosophie par trois grandes questions: 1) Que puis-je savoir ? 2) Que dois-je faire ? 3) Que m’est-il permis d’espérer ? En comparant la vie à un jeu, on pourrait dire que la première question nous invite à mieux connaître les moyens de se repérer sur le terrain de jeu, la seconde, à connaître les règles du jeu, la troisième, à connaître le but du jeu. La philosophie, autrement dit, a pour objet 1) la théorie de la connaissance (la compréhension de la méthode qui permet de distinguer la vérité de l’erreur), 2) la morale et la politique (la définition des principes qui doivent servir de guide à l’individu et à la société), 3) la sagesse (la réflexion sur le sens et la valeur de la vie). La deuxième et la troisième questions font apparaître que la philosophie est en concurrence non avec la science, mais avec la religion. La question des devoirs de l’homme et celle de l’espérance (ou du salut) sont traditionnellement prises en charge par les religions. La philosophie les aborde avec les moyens dont l’homme dispose, l’expérience et surtout la raison, c’est-à-dire l’esprit critique, le doute, qui autorise le pluralisme des réponses et le débat toujours inachevé entre les grandes visions du monde, de l’homme et de la vie.

Ces trois questions directrices peuvent être récapitulées, ajoute Kant, par une seule grande question : Qu’est-ce que l’homme ? La philosophie, autrement dit, est une anthropologie (une connaissance de l’homme), en tant qu’elle étudie l’homme comme esprit, un être spirituel qui ne vit pas exclusivement pour survivre mais pour le Vrai, le Bien et le Beau (les valeurs), susceptible parce qu’il a conscience d’être mortel de s’interroger sur le sens et la valeur de la vie (« philosopher, écrivait Montaigne à la suite de Platon, c’est apprendre à mourir », c’est-à-dire apprendre à vivre en sachant qu’on est mortel).

Ces grandes questions constitueront donc les grandes parties du cours : Morale et politique (les devoirs de l’homme, du citoyen et de l’État), Anthropologie (la nature humaine et le rapport entre l’homme et la nature), Sagesse (la question du bonheur, ou du Souverain Bien), Théorie de la connaissance (la méthode pour parvenir à la vérité). Une cinquième partie, Esthétique, sera consacrée exclusivement à l’Art, c’est-à-dire aux différentes théories de la valeur de l’oeuvre d’Art. C’est à travers ces questions directrices que nous aborderons la diversité des sujets de dissertation et des notions du programme.

Remarque :

La philosophie est une pratique théorique distincte de la science en ceci que ses questions sont de véritables problèmes irréductibles : sur chaque question, en effet, il est possible de se forger une conviction et de l’argumenter, mais il existe toujours plusieurs réponses entre lesquelles il est impossible, faute de preuve, de trancher définitivement. C’est la raison pour laquelle on peut dire avec André Comte-Sponville : « Philosopher, c’est argumenter sans preuve« . Cela s’explique aisément par la différence la différence entre science et philosophie, entre problème scientifique et problème philosophique. La science a pour objet d’étude la réalité, qu’elle a pour fonction de décrire et d’expliquer. Elle prend pour ce faire appuie sur l’observation, tirant de l’expérience les preuves qui permettent d’éliminer avec certitude les hypothèses et les théories fausses, ainsi que sur l’exactitude mathématique. L’objet de la philosophie est le domaine des valeurs, dans lequel il est possible d’argumenter de manière cohérente mais sans pouvoir s’appuyer, ni sur la certitude sensible de l’observation, ni sur la certitude de la démonstration mathématique pour trancher les questions.

En métaphysique, en morale et en politique, on peut viser la cohérence, avoir des convictions ainsi que des arguments pour les justifier mais il n’existe pas, comme en science, une méthode et des preuves permettant de trancher les débats. Le problème de l’existence de Dieu, par exempble, est indépassable : il est impossible de prouver que Dieu existe ou qu’il n’existe pas, raison pour laquelle il y aura toujours des croyants et des athées. La contradiction indépassable caractérise tous les débats philosophiques, raison pour laquelle la compréhension des problèmes importe davantage que la connaissance des réponses : en matière de philosophie politique, les divergences à propos de la conception de la justice, de la liberté politique, du rôle de l’État, de la croyance au progrès génèrent des clivages idéologiques irréductibles. En théorie de la connaissance, les grandes questions sont également des problèmes dont les solutions sont toujours discutables : l’esprit humain peut-il vraiment accéder à la certitude de la vérité ? Peut-on concilier la science et la religion, la raison et la foi ? Existe-t-il des vérités morales, des valeurs objectivement universelles, ce qu’on appelle « les droits de l’homme » par exemple, ou bien faut-il admettre que les valeurs sont nécessairement particulières, relatives à une culture, une civilisation particulière ? Sur toutes ces questions, il est possible d’argumenter dans un sens ou dans l’autre et il existe plusieurs réponses possibles qui peuvent paraître également cohérentes. Et cela vaut  pour tous les problèmes abordés par la philosophie.

Le travail de la dissertation consistera donc à expliquer en quoi la question posée est un problème, puisque ce qu’il faut connaître avant tout, ce sont les problèmes. Dans les autres disciplines du savoir, on enseigne moins des problèmes que des connaissances, c’est-à-dire des problèmes résolus. Dans les sciences aussi, il y a des problèmes. Un problème scientifique est une question qui constitue pour la science une énigme non encore résolue : un problème est une question à propos de laquelle on peut faire valoir plusieurs hypothèses ou théories sans disposer de preuves permettant de trancher définitivement. Par exemple, la question de savoir si le réchauffement climatique observé a pour cause les activités humaines sur Terre ou l’influence de l’activité du soleil sur le climat a pu constituer un problème scientifique tant qu’il n’existait pas de preuves suffisantes pour valider l’une des hypothèses en présence. En l’absence de preuve, la recherche se poursuit et on ne peut prétendre enseigner un « savoir ». Lorsqu’une preuve est établie, en revanche, la réponse scientifique peut être enseignée dans les écoles sous la forme d’une connaissance à apprendre. Le contrôle de connaissance dans les différents domaines de connaissance portera donc essentiellement sur les réponses connues aux questions que la recherche s’est un temps posée mais ne se pose plus. En philosophie, c’est la recherche, la qualité de votre questionnement et de vos raisonnements, qui sera évaluée, davantage que la « vérité » de la réponse. Il  existe en effet toujours, si on prend en considération l’ensemble des auteurs et des systèmes philosophiques, plusieurs réponses possibles qui, tout en étant divergentes, voire contradictoires, peuvent prétendre à la cohérence.

Méthodologie

 

Pour commencer, quelques vidéos de conseils méthodologiques, réalisées par de jeunes et excellents collègues :

L’explication de texte

 

Illustration avec cette explication du texte de Cournot, troisième sujet de l’épreuve de philosophie du Bac 2022 pour la voie générale.

Illustration : exemple d’introduction

Le fait est que l’activité qui consiste à déplacer de la matière, si elle est, jusqu’à un certain point, nécessaire à notre existence, n’est certainement pas l’une des fins de la vie humaine. Si c’était le cas, nous devrions penser que n’importe quel terrassier est supérieur à Shakespeare. Deux facteurs nous ont induits en erreur à cet égard. L’un, c’est qu’il faut bien faire en sorte que les pauvres soient contents de leur sort, ce qui a conduit les riches, durant des millénaires, à prêcher la dignité du travail, tout en prenant bien soin eux-mêmes de manquer à ce noble idéal. L’autre est le plaisir nouveau que nous procure la mécanique en nous permettant d’effectuer à la surface de la terre des transformations d’une étonnante ingéniosité. En fait, aucun de ces deux facteurs ne saurait motiver celui qui doit travailler. Si vous lui demandez son opinion sur ce qu’il y a de mieux dans sa vie, il y a peu de chance qu’il vous réponde : « J’aime le travail manuel parce que ça me donne l’impression d’accomplir la tâche la plus noble de l’homme, et aussi parce que j’aime penser aux transformations que l’homme est capable de faire subir à sa planète. C’est vrai que mon corps a besoin de périodes de repos, où il faut que je m’occupe du mieux que je peux, mais je ne suis jamais aussi content que quand vient le matin et que je peux retourner à la besogne qui est la source de mon bonheur. » Je n’ai jamais entendu d’ouvriers parler de la sorte. Ils considèrent, à juste titre, que le travail est un moyen nécessaire pour gagner sa vie, et c’est de leurs heures de loisir qu’ils tirent leur bonheur, tel qu’il est. Bertrand RUSELL, Éloge de l’oisiveté.

Introduction

L’introduction doit au minimum comprendre le thème du texte, la question à laquelle celui-ci répond, ainsi que la thèse du texte, c’est-à-dire la réponse à la question formulée précédemment.

Dans le texte que nous allons expliquer, extrait de Éloge de l’oisiveté, Russell aborde le thème de la valeur du travail, et plus précisément du travail manuel. [thème] La question à laquelle il répond est la suivante : le travail fait-il la dignité et le bonheur de l’homme ? [question qui correspond au problème traité par le texte] Russell défend la thèse selon laquelle le travail n’est qu’un moyen pour gagner sa vie et non une activité désirable en elle-même qui donne sens à la vie. [thèse du texte = réponse à la question]

Idéalement, l’introduction comprend en outre l’enjeu (l’intérêt) de la question traitée le texte ainsi que l’annonce du plan du texte.

Ce texte de Russell présente l’intérêt de mettre en question la conception de la valeur et du sens du travail qui justifie la manière dont la société organise la répartition entre travail et loisir. [présentation de l’enjeu] Dans un premier temps, Russell annonce sa thèse, l’idée selon laquelle le travail manuel n’est pas « l’une des fins de la vie humaine » ; se plaçant dans un deuxième temps du point de vue de ceux qui font l’éloge du travail, il évoque deux arguments qui sont à ses yeux erronés ; dans un troisième et dernier temps, avant une brève conclusion qui précise et reformule la thèse, Russell répond aux arguments en faveur du travail sans les critiquer explicitement, se bornant à utiliser l’ironie, construisant l’improbable discours que le travailleur manuel devrait tenir pour faire l’éloge de son activité. [annonce du plan du texte, qui doit présenter la fonction argumentative et le contenu de chacune des parties du texte distinguées]

La définition des notions

La compréhension des questions de dissertation, des textes, ainsi que des problèmes philosophiques que ceux-ci recouvrent passe par le travail de définition des notions. Une notion philosophique est un mot qui exprime un « concept », c’est-à-dire une idée abstraite qui permet d’évoquer, en sachant précisément de quoi on parle, un aspect tout à fait concret mais complexe de la réalité ou de la condition humaine. Quoiqu’elles nous soient souvent familières, la signification que nous attachons aux notions peut être vague et variable. D’où la nécessité, pour pouvoir construire un discours argumentatif cohérent, de leur donner un sens précis, clairement identifiable, sur lequel il sera possible de s’appuyer. Ce n’est pas toujours simple, d’autant qu’une même notion est susceptible d’être investie de significations différentes.

 

Dissertation : quelques conseils pour éviter le pire

Ses conseils méthodologiques sont approfondis dans ces quelques vidéos consacrées à la présentation de la dissertation, les présupposés d’une question qui commence par Peut-on…?, Faut-il…?, Doit-on…?, ou par Pourquoi…?, l’analyse du sujet, le plan et l’introduction.

Très précieux également ces cinq conseils pour éviter la pire explication de texte.

 

 
L’introduction de dissertation

Pour concevoir une introduction, il faut essayer de comprendre le sens général de la question tout en étant attentif aux notions du programme présentes dans l’énoncé du sujet.

La rédaction de l’introduction doit intégrer trois éléments : 1) l’indication du thème (de quoi va-t-on parler ?) ; 2) la présentation du problème à travers a) la reformulation de la question qui en précise le sens, b) l’introduction des deux points de vue contradictoires qu’il va falloir examiner et faire dialoguer ; 3) l’évocation de l’enjeu (quel est l’intérêt de poser ce problème ?). Eventuellement, on peut ajouter l’annonce du plan, si toutefois on a une claire conscience des étapes du raisonnement que l’on va construire.

Rappel : « problème » signifie qu’il n’existe pas une réponse évidente et incontestable à la question posée. Il faut donc montrer dans l’introduction que si une réponse évidente se présente, celle-ci doit faire l’objet d’un examen critique de manière à pouvoir faire surgir la possibilité d’une réponse alternative.

Exemple

Sujet : Faut-il respecter la nature ?

Introduction – La question porte sur les rapports de l’homme et de la nature et sur l’importance qu’il faut donner à l’engagement en faveur de l’écologie [thème]. La notion de nature désigne ici le tout dont l’homme est une partie : la biosphère est notre écosystème, la maison commune dont toutes les formes de vie dépendent. Le respect de la nature paraît donc commandé par la prudence la plus élémentaire, puisque la vie de l’humanité en dépend. Est-ce toutefois de respect dont il s’agit ? Le respect, au sens moral est inconditionnel : faut-il respecter la nature comme on respecte la personne humaine ou bien simplement comme un bien dont il faut prendre soin parce qu’il nous est utile ? [reformulation de la question, idéalement avec un « ou bien », qui ponctue l’analyse du sens de celle-ci à partir de la définition des notions et qui introduit les termes de l’alternative autour de laquelle il faut installer le débat] L’enjeu de la question est le sens moral et politique qu’il faut donner à l’engagement écologique. La vulnérabilité de la nature résultant du développement scientifique et technique peut conduire à réviser les idées morales les mieux ancrées ainsi que la conception du progrès de la civilisation. [enjeu moral et politique qui justifie la question]

Le plan

Les parties d’un plan sont les étapes d’un raisonnement. Un plan est une stratégie argumentative. Il faut donc pour construire un plan : 1) savoir ce qu’on veut dire, c’est-à-dire avoir pour objectif de justifier une réponse à la question posée, ce qu’on appelle la thèse ou le parti pris; 2) distinguer les deux ou trois étapes de l’argumentation justifiant la réponse privilégiée.

L’exigence principale d’une argumentation est de se confronter à la thèse adverse, ce qu’on appelle l’antithèse. Il faut examiner les arguments en faveur du point de vue qui contredit le parti pris qu’on a choisi. Ce qui implique 1) de les introduire par la formulation d’une question ou d’une objection qui met en cause la thèse; 2) de les présenter sous leur meilleur jour, de manière compréhensive, en faisant valoir leur prétention à la vérité; 3) de les réfuter de manière précise pour préparer l’exposé d’arguments qu’on juge meilleur.

Le plan en deux parties

C’est le plan le plus simple : 1) on commence par répondre à la question en exposant un point de vue qui semble convaincant mais qui est notre antithèse (par rapport au parti pris choisi); 2) un paragraphe de transition introduit une question ou une objection qui fait douter de la pertinence de cette réponse; 3) la deuxième partie développe la réfutation de la première réponse, puis les arguments qui justifient la réponse proposée (la thèse du devoir). Le schéma est donc antithèse/thèse.

Le plan en trois parties

La logique argumentative est la même mais le schéma est un peu plus complexe : il s’agit du fameux plan « dialectique » thèse/antithèse/synthèse. 1) On commence par développer la réponse à la question que l’on croit juste (première partie = thèse); 2) un paragraphe de transition introduit une question ou une objection qui sème le doute ou la perplexité (premier renversement dialectique); 3) on développe une deuxième réponse qui paraît pallier les défauts de la première (deuxième partie = antithèse); 4) un paragraphe de transition introduit une question ou une objection qui fait douter de la pertinence cette deuxième réponse (deuxième renversement dialectique); 5) la troisième partie développe la réfutation de l’antithèse et s’achève par une justification de la thèse qui ajoute un argument (le meilleur, gardé pour la fin) au développement de la première partie tout en apportant des nuances (lesquelles consistent à intégrer les éléments de vérité contenus dans l’antithèse); 6) La conclusion récapitule en quelques lignes les étapes de l’argumentation et formule de manière concise la réponse à laquelle on est parvenu (surtout, on ne conclut pas par une question).

Les deux gros défauts à éviter

1) Défendre une seule idée, un seul point de vue, une seule réponse à la question posée. S’il n’y a pas l’exposé d’une contradiction entre une thèse et une antithèse, il n’y a ni problème ni dialogue, ni donc argumentation, puisque l’argumentation consiste à justifier une thèse en répondant aux objections qu’on pourrait lui adresser.

2) Juxtaposer deux points de vue contradictoires sans construire une argumentation. C’est le défaut le plus fréquent. Il se traduit par le fait qu’en fin de devoir, les deux réponses contradictoires apparaissent équivalentes, de sorte que la conclusion est « chacun sont point de vue » (la pire des conclusions, qui signe l’absence d’argumentation). Deux thèses contradictoires juxtaposées, cela s’appelle une contradiction logique. Or, l’objectif doit être de produire un développement cohérent. La cohérence ne peut être produite que par les paragraphes de transition, lesquels ont pour fonction de souligner l’insuffisance d’un point de vue et la nécessité d’adopter sur la question un autre point de vue. Ainsi il est possible de présenter plusieurs points de vue différents et éventuellement contradictoires tout en progressant vers une réponse complète, nuancée et cohérente.

L’humanité peut-elle se passer de religion?

Début de la dissertation (modèle)

[Introduction]

La religion est un fait de civilisation universel. Toutes les sociétés humaines passées et la majorité écrasantes des hommes d’aujourd’hui vivent en se référant au divin et au sacré, avec des croyances métaphysiques, c’est-à-dire relatives à une réalité surnaturelle, des croyances qui ne sont pas étayées sur des faits observables dans la nature.[éléments de définition] Comment expliquer l’importance du fait religieux pour l’humanité ? [reformulation de la question] Faut-il attribuer les croyances religieuses à une « pensée magique », irrationnelle, vouée à disparaître à mesure que l’humanité grandit, sort de l’enfance, pour, grâce au progrès de la civilisation, atteindre son stade adulte ? Dans cette perspective, l’humanité paraît destinée à sortir de la religion pour entrer dans l’âge de la démocratie et de la science, où elle se gouverne elle-même de manière autonome sans référence aux dieux. Ou bien faut-il considérer que la religion remplit des fonctions essentielles à la condition humaine, et qu’elle demeure pour cette raison l’horizon indépassable de l’humanité ? [la contradiction qui fait le problème = les termes du débat = les deux options ou deux branches d’une alternative]

[Première partie]

Lorsqu’on compare les sociétés modernes sécularisées aux sociétés traditionnelles, il apparaît que la religion est avant tout un phénomène politique : les croyances relatives au sacré ou au divin ont eu hitoriquement pour fonction de constituer le ciment des communautés humaines. Ces croyances étaient des croyances collectives associées à des pratiques non moins collectives, rites et cérémonies structurant la vie d’une communauté. Dans une société gouvernée par la religion, il est impossible pour l’individu de se démarquer de la communauté : la religion garantit l’unité du groupe par l’unité des pensées et des pratiques. Ce n’est que dans les sociétés où la religion a cessé d’être la source de la loi commune que les croyances peuvent être l’affaire de l’individu, des croyances personnelles. Ce qui n’implique pas nécessairement la diparition des croyances et des communautés religieuses.

Cette transformation est rendue possible par par la séparation du politique et du religieux, dont John Locke, notamment, a formulé le principe : pour que des croyances personnelles diverses puissent coexister au sein d’une société, il faut que l’État ne se soucie pas de garantir les vérités nécessaires à la moralité et au salut des hommes. Il faut qu’il se borne à protéger les biens civils qui intéressent également tous les hommes, quelle que soit leur conception du divin ou du sacré, qu’ils soient croyants ou non croyants : la vie, la santé, la propriété, et bien entendu la liberté, en particulier la liberté pour l’individu de chercher son bonheur ou son salut comme il l’entend. L’État, autrement dit, doit protéger les droits de l’individu par des lois communes en restant neutre sur le plan religieux. Réciproquement, les communautés religieuses doivent renoncer à utiliser le pouvoir de l’État pour imposer leur conception de la vérité et pour contraindre les hommes à se soumettre à la loi de Dieu.

La séparation de l’État et des Églises garantit en principe la libre recherche de la vérité, donc également la recherche scientifique. L’essor de la science moderne paraît conduire irrésistiblement au dépassement des récits religieux qui rendaient compte de l’ordre du monde et de l’origine de l’homme. La science se fonde sur le naturalisme méthodologique, qui consiste à expliquer la nature par la nature, en excluant Dieu des causes des phénomènes naturels, sauf à le considérer simplement comme le créateur de l’univers dont les scientifiques étudient et découvrent les lois. La théorie darwinienne de l’évolution, par exemple, donne de l’origine des espèces, notamment de l’espèce humaine, une explication scientifique par le mécanisme des mutations génétiques et de la sélection naturelle qui renvoie le récit d’Adam et Eve au statut de fiction mythologique. Au regard de certains rationalistes, pour lesquels il n’existe de vérités que scientifiques, les croyances religieuses sont de l’ordre de la superstition, des croyances irrationnelles destinées à disparaître grâce au progrès des Lumières, au progrès des sciences et de l’éducation.

Peut-on toutefois réellement considérer que l’explication du monde constituait la fonction essentielle de la religion ? Peut-être que la religion séparée de la politique et renonçant à prétendre produire une connaissance de la nature se trouverait davantage en mesure d’accomplir ses véritables fonctions, d’ordre moral et spirituel. C’est ce que nous allons à présent examiner. [transition]


Plan

Première partie

Thème : religion et politique, ou bien religion et science (il est possible de traiter les deux thèmes). Le thème imposé répond à une logique. La religion peut être en conflit avec la modernité politique (L’État laïque et démocratique) et scientifique. Du point de vue de la rationalité philosophique et scientifique, les aspects de la religion qui entrent en contradiction avec la démocratie et la science ne peuvent être évoqués que pour être critiqués. Le parti-pris inverse, théoriquement possible, consiste à fonder le refus de la rationalité philosophique et scientifique sur l’intégrisme religieux, qui oppose la lecture littérale des textes sacrés (interprétés comme non interprétables) à la raison. La première partie doit traiter ce qui porte le moins au débat contradictoire, sur lequel l’accord est le plus large. En l’occurrence, l’idée selon laquelle la science (pour produire la connaissance de la réalité du monde) et l’État (pour produire les lois de la société) peuvent et même doivent se passer de religion est une idée largement acceptée y compris de point de vue religieux (pour lequel l’humanité ne peut se passer de religion).

Interprétation de la question : Peut-on séparer l’État de la religion ? ou bien Peut-on séparer connaissance et religion ? La distinction des différents aspects du fait religieux permet d’isoler les thèmes (la fonction politique et la fonction de connaissance de la religion) qui peuvent conduire à justifier l’idée que oui, l’humanité peut se passer de religion (sur la plan politique et scientifique) sans remettre en question la raison d’être de la religion. Il faut donc construire une argumentation qui confronte la religion soit à la science, soit à la théorie de la séparation de la religion et de l’État (principe de laïcité), soit qui intègre les deux thèmes.

Deuxième partie

Thème : religion et morale. La distinction des ordres permet de circonscrire un domaine propre à la religion que ne lui conteste ni l’État, ni la science : celui de la connaissance du Bien et du Mal, des lois morales qui doivent régler les conduites humaines. On peut s’appuyer sur cette définition de la religion comme doctrine morale : « La religion est la connaissance de tous nos devoirs comme commandements divins » (Kant).

Interprétation de la question : Peut-on séparer la morale de la religion ? On peut lui associer une série de questions qui permettent d’en préciser le sens : un athée peut-il est être vertueux (capable de moralité) ? Si Dieu n’existait pas, tout serait-il permis ? La conscience peut-elle est morale sans la foi ? Peut-elle être la source des valeurs ? Peut-on concevoir une morale objective indépendante de la religion ou un tel projet conduit-il nécessairement au relativisme (« à chacun sa vérité ») et à l’individualisme, chacun appelant « bon » ce qui est bon pour lui ? Deux partis-pris sont possibles, suivant que l’on pense ou non que la nature humaine comprend un élément moral, la possibilité d’une conduite morale sans référence à une métaphysique religieuse. Quel que soit le parti-pris, il faut bien entendu argumenter.

Troisième partie

Thème : religion et bonheur. La religion n’apporte pas seulement une réponse à la question : que dois-je faire ? mais aussi une réponse à la question : que m’est-il permis d’espérer ? Tout homme désire être heureux et se pose nécessairement pour lui le problème de la valeur ou du sens de la vie, du bonheur qu’il est permis d’espérer, de ce qu’on est en droit d’attendre de la vie. La religion comme doctrine du salut considère que seule la foi « sauve », permet d’être heureux en dépit des épreuves de la vie et de la certitude de la mort. La religion, sous cet aspect, n’est pas une morale mais une espérance, une doctrine du bonheur.

Interprétation de la question: Le bonheur est-il possible sans la dimension de l’espérance qu’apporte la foi ? Trois partis-pris sont possibles : a) on peut estimer qu’il n’y a ni morale ni bonheur possibles sans la religion, qui permet en outre de concilier les deux par la croyance en un Dieu de justice, juge suprême et gouverneur du monde; b) on peut estimer qu’une morale indépendante de la religion est possible, mais que seule la religion permet de surmonter la contradiction entre morale et bonheur, ou bien (thème plus facile à développer) entre la certitude de la mort et l’espérance du bonheur; c) on peut estimer, enfin, qu’une morale indépendante est possible, ou que la morale est inutile, et que la religion n’est pas la condition du bonheur, mais, au contraire, ce qui lui fait obstacle. Les deux premiers partis-pris justifient la religion et la foi du point de vue de l’espérance du bonheur; le dernier est le parti-pris de l’athéisme, pour lequel une critique radicale de la religion est nécessaire pour que l’humanité puisse espérer (individuellement ou collectivement) parvenir au bonheur. Il faut adopter un parti-pris et l’argumenter, en tenant compte des objections possibles.

Documents
Première partie

RELIGION ET POLITIQUE

Elie Barnavie, Les religions meurtrières (2006) – Toute religion est politique. L’historien sait que l’orthodoxie et l’orthopraxie religieuses ont, toujours et partout, structuré la vie sociale, l’anthropologue sait que, sauf dans nos sociétés dûment sécularisées, cela est encore le cas aujourd’hui. Il est grand temps que le citoyen s’en souvienne, lui aussi : toute religion est politique. Sauf dans nos sociétés dûment sécularisées, précisément. Qu’est-ce que cela veut dire ? D’abord que, sauf dans nos sociétés dûment sécularisées, cette orthodoxie et cette orthopraxie, il est de l’obligation du groupe de l’imposer à l’individu, pour son propre salut comme pour le salut de la communauté, s’il le faut contre sa propre volonté. Dans les sociétés traditionnelles, où « religion », société et autorité se confondent, cela ne pose point problème : toute « sortie de la religion » y équivaudrait à une sortie de la société et à une mise au ban de l’individu, et est donc proprement impensable. Aussi la coercition religieuse n’a-t-elle de sens que là où la religion est un champ social plus ou moins autonome, et où l’individu dispose d’une certaine capacité de choix (c’est, rappelons-le, la signification étymologique d' »hérésie »). Le système religieux dominant cherchera alors à remettre l’individu dans le droit chemin. Majoritaire, il aura à sa disposition pour ce faire la force de l’État, comme dans l’Europe des guerres de la Réforme et de la Contre-réforme, ou, aujourd’hui, dans les États où l’islam est religion d’État. Minoritaires, comme les juifs et les protestants, il comptera sur la formidable cohésion de groupe des religions persécutées.

John Locke, Lettre sur la tolérance (1689)

J’estime qu’il faut avant tout distinguer entre les affaires de la cité et celles de la religion et que de justes limites doivent être définies entre l’Église et l’État. Faute de quoi, on ne pourra apporter aucune solution aux conflits soulevés entre ceux qui ont véritablement à coeur, et ceux qui font semblant d’avoir à coeur, ou bien le salut des âmes, ou bien le salut de l’État. Il me semble que l’État est une société d’hommes constituée à seule fin de conserver et de promouvoir leurs biens civils. J’appelle biens civils la vie, la liberté, l’intégrité du corps et sa protection contre la douleur, la possession de biens extérieurs tel que sont les terres, l’argent, les meubles, etc. Il est du devoir du magistrat civil d’assurer au peuple tout entier et à chaque sujet en particulier, par des lois imposées également à tous, la bonne conservation et la possession de toutes les choses qui concernent cette vie. Si quelqu’un voulait violer ces lois en dépit de ce qui est permis et licite, son audace devrait être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à le priver en tout ou en partie de ces biens dont il aurait pu et même dû jouir sans cela. Mais comme personne ne souffre volontiers d’être privé d’une partie de ses biens et encore moins de la liberté ou de la vie, le magistrat, pour punir ceux qui violent le droit d’autrui, est armé d’une force faite de la vigueur réunie de tous les sujets. (…) Voici ce que je veux dire : le pouvoir civil ne doit pas prescrire des articles de foi par la loi civile, qu’il s’agisse de dogmes ou de formes du culte divin. Si, en effet, aucune peine ne leur est jointe, la force des lois périt; si des peines sont prévues, elles sont évidemment vaines et fort peu aptes à persuader. Si quelqu’un veut, pour le salut de son âme, adopter quelque dogme ou pratiquer quelque culte, il faut qu’il croie du fond de l’âme que ce dogme est vrai et que ce culte sera accepté par Dieu et qu’il lui sera agréable; mais aucune peine ne peut le moins du monde instiller dans les âmes une conviction de ce genre. Il faut, pour changer un sentiment dans les âmes, une lumière que ne peut en aucun façon produire le supplice des corps.

[…]

Considérons maintenant ce qu’est l’Église. L’Église me semble être une société libre d’hommes volontairement réunis pour adorer publiquement Dieu de la façon qu’ils jugent lui être agréable et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire. Nul ne naît membre d’une Église quelconque, sinon la religion du père et des grands-parents passerait aux enfants par droit héréditaire, en même temps que les terres, et chacun devrait sa foi à sa naissance : on ne peut rien penser de plus absurde. Voici donc comment il faut concevoir les choses. L’homme n’est pas par nature astreint à faire partie d’une Église, à être lié à une secte; il se joint spontanément à la société au sein de laquelle il croit que l’on pratique la vraie religion et un culte agréable à Dieu. L’espérance du salut qu’il y trouve ayant été la seule cause de son entrée dans l’Église, elle sera de même la seule raison d’y demeurer. Que s’il découvre ensuite quelque erreur dans la doctrine ou quelque incongruité dans le culte, il est nécessaire que la même liberté avec laquelle il est entré, lui ouvre toujours la sortie; aucun lien, en effet, ne peut être indissociable, sinon ceux qui sont attachés à l’attente certaine de la vie éternelle. Une Église rassemble des membres spontanément unis en elle, en vue de cette fin. (…) La fin de la société religieuse, comme on l’a dit, c’est le culte public de Dieu et par là, l’obtention de la vie éternelle; c’est là que doit donc tendre toute la discipline; ce sont là les limites qui circonscrivent toutes les lois ecclésiastiques. Dans cette société, il ne s’agit pas et il ne peut s’agir de biens civils, ni de possessions terrestres; il ne peut être ici, pour aucun motif, fait appel à la force, qui relève tout entière du magistrat civil; c’est du pouvoir de celui-ci que dépend la possession et l’usage des biens extérieurs.

[…]

En conclusion, nous réclamons que l’on accorde les mêmes droits à tous les citoyens. Est-il permis d’adorer Dieu à la façon de Rome ? Que cela soit permis, aussi bien qu’à la façon de Genève. Est-il permis de parler latin en public ? Que cela soit aussi permis dans les temples. Il est permis, chez soi, de fléchir le genou, de se tenir debout, de s’asseoir, de faire tel ou tel geste, de revêtir des vêtements blancs ou noirs, courts ou longs ? Qu’il ne soit pas interdit à l’Église de manger du pain, de boire du vin, de s’asperger d’eau. Et que tout ce que l’on est libre de faire dans la vie commune conformément à la loi, que chacun, à quelque Église qu’il appartienne, demeure libre de le faire dans le culte divin. Les réunions ecclésiastiques et les prêches sont, on l’a montré, conformes à l’usage public : si on les autorise pour les citoyens d’une seule Église ou d’une seule secte, pourquoi pas pour tous ? Si quelque agitation se produit dans une assemblée religieuse contre la paix publique, elle doit être réprimée, non pas autrement, mais de la même façon que si cela s’était produit dans une foire. Si au cours d’un prêche, il est dit ou fait quelque chose de séditieux, cela doit être puni comme si cela était arrivé sur la place publique. Les manifestations religieuses ne doivent pas servir de refuge aux rebelles et aux criminels : mais, en revanche, une réunion au temple n’est pas plus illicite qu’une réunion dans un autre édifice public et n’est pas plus blâmable ici que là ; on doit appeler sur quelqu’un la haine et la suspicion d’autrui, pour ses propres crimes seulement et non pas pour les vices des autres. […] Ceux dont la doctrine est pacifique, ceux dont les mœurs sont pures et sans fautes, qu’ils soient dans la même situation que le reste des citoyens. Si les réunions, les assemblées solennelles, la célébration des jours de fête, les discours et les cultes publics sont permis aux autres ; alors qu’ils soient permis, à égalité de droit, aux remontrants, aux anti-remontrants, aux luthériens, aux anabaptistes, aux sociniens. Et même, s’il est permis de dire ce qui est vrai et ce que les hommes se doivent les uns aux autres, que le païen, ou le mahométan ou le juif ne soit pas exclu de l’État pour cause de religion.

Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, article « laïcité » (1887) – La laïcité de l’école à tous les degrés n’est autre chose que l’application à l’école du régime qui a prévalu dans toutes nos institutions sociales. Nous sommes partis, comme la plupart des peuples, d’un état de choses qui consistait essentiellement dans la confusion de tous les pouvoirs et de tous les domaines, dans la subordination de toutes les autorités a une autorité unique, celle de la religion. […] Toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure est bientôt obligée de constituer comme forces distinctes de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. […] La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les citoyens, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l’œuvre de sécularisation. Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir.

RELIGION ET SCIENCE

Baruch Spinoza, Ethique (1677) – Contre le finalisme. Tous les préjugés que j’entreprends de signaler ici dépendent d’ailleurs d’un seul, consistant en ce que les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin; ils disent, en effet, que Dieu a tout fait en vue de l’homme et qu’il a fait l’homme pour que l’homme lui rendit un culte. […] Et, il ne faut pas oublier ici que les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire montre de leur talent en assignant les fins des choses, ont, pour soutenir leur doctrine, introduit une nouvelle façon d’argumenter : la réduction non à l’impossible mais à l’ignorance; ce qui montre qu’il n’y avait pour eux aucun moyen d’argumenter. Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils démontreront de la manière suivante que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (et en effet, il y en a souvent un grand concours) ont-elles pu se trouver par chance réunies ? Peut-être direz-vous : cela est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent soufflait-il à ce moment? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même instant ? Si vous répondez alors : le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, par un temps encore calme, avait commencer à s’agiter; l’homme avait été invité par un ami; ils insisteront de nouveau, car ils n’en finissent pas de poser des questions : pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi l’homme a-t-il été invité pour un tel moment ? Et il continueront ainsi de vous interroger sans relâche sur les causes des événements, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. De même quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés d’un étonnement imbécile et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un si bel arrangement, concluent qu’il n’est point formé mécaniquement mais par un art divin ou surnaturel, et en telle façon qu’aucune partie ne nuise à l’autre. Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s’applique à connaître en savant les choses de la nature, au lieu de s’en émerveiller comme on un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la Nature et des Dieux. Ils savent bien que détruire l’ignorance, c’est détruire l’étonnement imbécile, c’est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité.

Bertrand Russell, Science et religion (1935) La théorie de Darwin fut pour la théologie un coup aussi dur que celle de Copernic. Non seulement il devenait nécessaire d’abandonner la fixité des espèces, et les nombreux actes de création distincts que la Genèse paraissait affirmer; non seulement il devenait nécessaire d’admettre, depuis l’origine de la vie, un laps de temps bouleversant pour les tenant de l’orthodoxie; non seulement il devenait nécessaire d’abandonner une foule d’arguments en faveur de la bienveillance de la Providence, reposant sur l’adaptation parfaite des animaux à leur milieu, puisque cette adaptation s’expliquait maintenant par l’effet de la sélection naturelle; mais, pis encore, les évolutionnistes osaient affirmer que l’homme descendait d’animaux inférieurs. Les théologiens et les personnes incultes s’emparèrent de cet aspect de la théorie. Le monde s’écria avec horreur : « Darwin prétend que l’homme descend du singe ! » (…) Les théologiens firent observer que les hommes ont des âmes immortelles, tandis que les singes n’en ont pas ; que le Christ était mort pour sauver les hommes et non les singes ; que les hommes ont un sens du bien et du mal qui leur vient de Dieu, tandis que les singes sont guidés uniquement par l’instinct. Si les singes s’étaient transformés en hommes par degrés imperceptibles, à quel moment avaient-ils acquis subitement ces caractères théologiquement importants ? En 1860 (un an après la parution de l’Origine des Espèces), devant la « British Association », l’évêque Wilberforce tonna contre le darwinisme, s’écriant : « Le principe de la sélection naturelle est absolument incompatible avec la parole de Dieu. »

Deuxième partie : Religion et morale

Blaise Pascal, Pensées, 793-308 (1670). La distinction des trois ordres de la valeur.La distance infinie des corps aux esprits figurent la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans la recherche de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces gens de chair. La grandeur de la sagesse, qui n’est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents de genre. […] Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu’il le fût. Il eût été inutile à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi; mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre. […] Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits; car il connaît tout cela, et soi; et le corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel.

Jean-Paul II – La splendeur de la vérité, « L’enseignement moral de l’Église »(1993). Critique du relativisme et de l’individualisme modernes. Dans certains courants de la pensée moderne, on en est arrivé à exalter la liberté au point d’en faire un absolu, qui serait la source des valeurs. C’est dans cette direction que vont les doctrines qui perdent le sens de la transcendance ou celles qui sont explicitement athées. On a attribué à la conscience individuelle des prérogatives d’instance suprême du jugement moral, qui détermine d’une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. A l’affirmation du devoir de suivre sa conscience, on a indûment ajouté que le jugement moral est vrai par le fait qu’il vient de la conscience. Mais de cette façon, la nécessaire exigence de la vérité a disparu au profit d’un critère de sincérité, d’authenticité, d' »accord avec soi-même », au point que l’on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement moral. Comme on peut le saisir d’emblée, la crise au sujet de la vérité n’est pas étrangère à cette évolution. Une fois perdue l’idée d’une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine, la conscience n’est plus considérée dans sa réalité originelle, c’est-à-dire comme un acte de l’intelligence de la personne, qui a pour rôle d’appliquer la connaissance universelle du bien dans une situation déterminée et d’exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite à choisir ici et maintenant; on a tendance à attribuer à la conscience individuelle le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de manière autonome, et d’agir en conséquence. Cette vision ne fait qu’un avec une éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve confronté à sa vérité, différente de la vérité des autres. Poussé dans ses conséquences extrêmes, l’individualisme débouche sur la négation de l’idée même de nature humaine. […] L’autonomie morale authentique de l’homme ne signifie nullement qu’il refuse, mais bien qu’il accueille la loi morale, le commandement de Dieu : « Le Seigneur Dieu fit à l’homme ce commandement… » (Génèse 2, 16). La liberté de l’homme et la Loi de Dieu se rejoignent et sont appelées à s’interpénétrer, c’est-à-dire qu’il s’agit de l’obéissance libre de l’homme à Dieu et de la bienveillance gratuite de Dieu envers l’homme. Par conséquent, l’obéissance de Dieu n’est pas, comme le croient certains, une hétéronomie, comme si la vie morale était soumise à la volonté d’une toute-puissance abolue, extérieure à l’homme, et contraire à l’affirmation de sa liberté. Cette hétéronomie ne serait qu’une forme d’aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la personne humaine.

Jean-Jacques Rousseau, Émile (1762). Profession de foi du vicaire savoyard – Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu’il a voulu. Si l’on eût écouté que ce que Dieu dit au coeur de l’homme, il n’y aurait jamais eut qu’une religion sur la terre. Ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du coeur; et celui-là, quand il est sincère, est toujours uniforme. C’est avoir une vanité bien folle de s’imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme de l’habit du prêtre, à l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait à l’autel, et à toutes les génuflexions. […] Je regarde toutes les religions particulières comme autant d’institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière uniforme d’honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie du peuple, et dans quelque cause locale qui rend l’une préférable à l’autre, selon les temps et les lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du coeur. […] Mon fils, tenez votre âme en état de désirer qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais. Au surplus, quelque parti que vous puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de la religion sont indépendants des institutions des hommes; qu’un coeur juste est le vrai temple de la Divinité; qu’en tout pays et en toute secte, aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même est le sommaire de la loi; qu’il n’y a point de religion qui dispense des devoirs de la morale; qu’il n’y a de vraiment essentiels que ceux-là; que le culte intérieur est le premier de ces devoirs, et que sans la foi nulle véritable vertu n’existe.

Troisième partie : religion et bonheur

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentationSans la mort, il n’y aurait sans doute pas de philosophie. Cette réflexion, source de l’idée de la mort, nous élève à des opinions métaphysiques, à des vues consolantes, dont le besoin comme la possibilité sont également inconnus de l’animal. C’est avant toute chose vers ce but que sont dirigés tous les systèmes religieux et tous les systèmes philosophiques. Ils sont ainsi d’abord et avant tout comme le contrepoison que la raison, par la force de ses seules méditations, fournit contre la certitude de la mort. Ce qui diffère, c’est la mesure dans laquelle ils atteignent ce but, et sans doute telle religion, telle philosophie, rendra l’homme bien plus capable que tel autre de regarder la mort en face, d’un oeil tranquille. C’est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication métaphysique du monde. Si notre vie était infinie et sans douleur, il n’arriverait peut-être à personne de se demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a précisément cette nature particulière.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratiqueLa morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons devenir digne du bonheur. C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute que se déclare aussi l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons eu soin de n’en pas être indignes. Quelqu’un est digne de posséder une chose ou un état quand le fait d’être dans cette possession s’accorde avec le Souverain Bien. On peut maintenant comprendre aisément que tout mérite dépend de la conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept du souverain Bien la condition du reste (de ce qui se rapporte à l’état de la personne), à savoir la participation au bonheur. Or, il suit de là que l’on ne doit jamais traiter la morale comme une doctrine du bonheur, c’est-à-dire comme un enseignement portant sur la manière d’obtenir le bonheur, car elle n’a trait qu’à la condition rationnelle (conditio sine qua non) du bonheur, non au moyen de l’acquérir. Mais lorsque la morale (qui impose uniquement des devoirs et ne fournit point de règles à des désirs intéressés) a été exposée complètement, alors seulement, après que s’est éveillé le désir moral, fondé sur une loi, de réaliser le souverain Bien (d’amener le règne de Dieu), désir qui auparavant n’a pu venir à aucune âme intéressée, et après que, pour conforter ce désir, le pas vers la religion a été franchi, alors seulement la doctrine morale peut être appelée aussi une doctrine du bonheur, parce que l’espoir d’obtenir le bonheur ne commence qu’avec la religion. On peut voir par là que si l’on demande quel est le dernier but de Dieu dans la création du monde, on ne doit pas nommer le bonheur des êtres raisonnables en ce monde, mais le souverain Bien qui, au désir de ces êtres, ajoute encore une condition, celle qu’ils soient dignes du bonheur, c’est-à-dire ajoute la moralité de ces mêmes êtres raisonnables, qui seule renferme la mesure d’après laquelle ils peuvent espérer, par la main d’un sage auteur du monde, avoir part au bonheur.

Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion – Les idées religieuses, qui professent d’être des dogmes, ne sont pas le résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, c’est-à-dire la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l’impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d’être protégé – protégé en étant aimé-, besoin auquel le père a satisfait; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un autre père, à un père cette fois plus puissant.

Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de HegelL’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. La critique a arraché des chaînes les fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l’homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu’il rejette les chaînes et cueille les fleurs vivantes. La critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l’âge de raison, pour qu’il gravite autour de lui-même, c’est-à-dire de son soleil réel. La religion n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même.