La liberté

La notion de liberté est d’usage commun. Sa signification, au premier abord, ne pose aucune difficulté. La liberté est le pouvoir de faire ou de ne pas faire, c’est-à-dire le pouvoir de se déterminer à agir en suivant sa volonté, sans contrainte.

De cette définition simple, on peut cependant déduire plusieurs idées distinctes, donc plusieurs définitions de la liberté de sens différents :

1) La notion de liberté peut désigner la liberté d’action. La liberté d’action est le pouvoir d’agir sans contrainte extérieure. En ce sens, tout corps en mouvement peut être dit « libre », dès lors qu’il n’est pas gêné dans son mouvement par une force extérieure. On peut dire de l’eau de la rivière qu’elle coule librement en l’absence de barrage, de l’oiseau auquel on a ouvert la cage, qu’il s’envole librement, du prisonnier qui sort de prison, qu’il retrouve sa liberté. « La liberté est l’absence de tous les empêchements à l’action qui ne sont pas contenus dans la nature et la qualité intrinsèque de l’agent. » (Thomas Hobbes, De la liberté et de la nécessité, 1646)

2) La notion de liberté peut désigner le libre arbitre. Le libre arbitre est le pouvoir de la volonté de consentir ou de résister à la force du désir. La liberté en ce sens désigne le pouvoir de choisir de faire ou de ne pas faire sans se laisser dicter sa conduite par la contrainte intérieure exercée par une pulsion, une passion ou un intérêt. Ce n’est pas l’action qui est dite libre par rapport à une force extérieure, mais la volonté, qui est dite libre par rapport à la force intérieure du désir. La liberté de la volonté désigne le pouvoir de choisir non tant l’action que le sens de l’action (l’intention).

3) La notion de liberté peut désigner la condition de l’homme libre par opposition à la servitude de l’esclave. Les deux sens de la liberté sont alors réunis. L’esclave est limité dans sa liberté d’action par le pouvoir du maître. Il est réduit au statut d’instrument de la volonté du maître, donc dépossédé de son libre arbitre, de son pouvoir d’exercer sa volonté pour opérer des choix et décider par lui-même du sens de ses actions.

4) Chez les philosophes qui n’admettent pas le libre arbitre, la notion de liberté peut désigner la libre nécessité. [nécessité = ce qui ne peut être autrement, l’affirmation d’un être conformément à sa nature] « Je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité. » (Spinoza) La notion prend ici un sens peu ordinaire, proprement philosophique. La liberté ainsi conçue désigne la puissance propre à un être naturel lorsqu’il déploie spontanément (sans contrainte) ses capacités. « Toute chose est dite libre, qui existe par la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir. » (Spinoza) L’oiseau vole, c’est une nécessité naturelle, il ne peut faire autrement. Cette capacité de voler est une puissance qui lui est propre. Il est libre en tant qu’il déploie cette puissance, qui peut être limitée de l’extérieur (la force extérieure qui entrave la liberté d’action) mais aussi de l’intérieur (l’immaturité, la maladie, le handicap). La libre nécessité est un pouvoir de faire (d’agir, de créer, etc.) qui s’affirme en même temps que l’être s’épanouit en déployant toutes ses capacités. Dans cette perspective, on peut être plus ou moins libre, le degré de liberté désignant un degré de puissance. La puissance n’est pas nécessairement physique. Si on considère que la puissance propre à l’homme est la raison, on peut en déduire que le sage ou le savant sont plus « libres » que les autres hommes en tant qu’ils font un meilleur usage de leur raison que les autres.

5) La liberté stoïcienne désigne dans la doctrine des Stoïciens, l’une des deux grandes écoles antiques de la sagesse (avec l’épicurisme), la condition que doit remplir le sage pour être invulnérable au malheur. Cette conception de la liberté comme condition de la sagesse et du bonheur n’a rien d’une évidence : « Le bonheur ne consiste pas à acquérir ou à jouir, mais à ne rien désirer, car il consiste à être libre » (Épictète). Le malheur, pour les Stoïciens, naît de la contradiction entre les désirs et la réalité du monde en tant qu’elle est nécessaire [qu’elle ne peut être autre qu’elle n’est]. Lorsque je désire autre chose que ce qui arrive, je suis malheureux. Si au contraire je désire ce qui arrive, même s’il s’agit de la maladie ou de la mort, je ne serais jamais malheureux. La liberté consiste à modifier son désir sous l’effet de l’intelligence de la nécessité (comprendre le monde tel qu’il est) pour atteindre l’amor fati, l’amour du destin. Rousseau présente une version moins radicale de la liberté stoïcienne à travers cette définition : « L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut et fait ce qu’il lui plaît. » L’idée est ici que la liberté est un pouvoir de faire, de réaliser ses désirs (faire ce qu’il me plaît) qu’on peut atteindre lorsqu’on règle de manière réaliste son désir sur ses capacités. Si je ne veux que ce que je peux, je peux espérer faire ce que je veux. La liberté, le pouvoir de faire, résulte de la modification et limitation du désir sous l’effet de l’intégration du principe de réalité.

6) Le pouvoir de faire l’histoire ou de faire son histoire. Il s’agit du sens « anthropologique » de la liberté. La liberté en ce sens désigne la perfectibilité ou l’historicité de l’homme. C’est une idée moderne, l’exact opposé de la liberté stoïcienne. La liberté stoïcienne, « l’amour du destin », consiste à vivre en accord avec la nature, en acceptant les limites que notre condition naturelle nous impose. Cette idée de liberté correspond à la conception dominante de la sagesse jusqu’à l’époque moderne. Justifiant et accompagnant les grandes révolutions modernes (révolutions scientifiques, politiques et industrielles), la philosophie moderne a promu l’idée de la liberté humaine entendue comme le pouvoir propre à l’homme de transformer par son activité ses conditions d’existence dans le temps. Si l’homme dispose de la liberté d’écrire son histoire, sa destinée, il n’y a plus à proprement parler de destin. Les limites imposées par la nature peuvent être indéfiniment repoussées. L’histoire construite par les générations passées peut être déconstruite par les générations présentes et à venir (idée de réforme ou de révolution). Si l’homme se reconnaît le pouvoir de devenir ce qu’il a projeté d’être, ni la Nature, ni l’Histoire ne sont plus pour lui un destin. La liberté ainsi conçue est au fondement de l’idée moderne de Progrès, selon laquelle l’humanité peut indéfiniment, par la civilisation, le travail, la science, la technique, l’éducation, améliorer sa condition. « Il est impossible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme » (Emmanuel Kant) « Il n’y a pas de nature humaine« ;« L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait.«  (Jean-Paul Sartre)

Certaines notions peuvent être considérées comme des synonymes de la liberté :

L’indépendance, désigne l’absence de dépendance vis-à-vis d’une puissance étrangère à soi. L’indépendance peut désigner l’indépendance de l’action vis-à-vis d’une force extérieure, d’un pouvoir, ou, dans un sens métaphorique et philosophique, l’indépendance de la volonté vis-à-vis de la puissance du désir (de la pulsion, de la passion, etc.).

L’autonomie signifie au sens strict se donner à soi-même sa loi, par opposition à l’hétéronomie, qui signifie que la loi est reçu d’un Autre. La notion d’indépendance s’applique davantage à un pouvoir d’agir en relation à des pouvoirs extérieurs, celle d’autonomie à la volonté. C’est la volonté qui est autonome, en tant qu’elle s’auto-détermine librement. Mais on peut dire que la volonté est autonome, qu’elle s’auto-détermine librement, aussi bien par rapport à la force du désir que par rapport à une volonté extérieure.

La souveraineté de dit aussi de la volonté. La notion de souveraineté désigne le pouvoir de décision. La souveraineté suppose l’indépendance et l’autonomie, mais la notion ajoute l’idée que l’autonomie est absolue parce que la volonté est indépendante de tout pouvoir ou autorité supérieur(e). Est souverain quiconque peut décider par et pour lui-même sans devoir obéir ou rendre des comptes à une autorité supérieure.

Les sujets qui contiennent la notion de liberté requierent la plupart du temps d’utiliser l’une de ses deux principales significations (la liberté d’action ou le libre arbitre). Il convient d’interpréter correctement le sens de l’énoncé du sujet : s’il s’agit d’un sujet politique, il faut partir de la liberté conçue comme liberté d’action. Pour les sujets orientés vers une reflexion qui concerne la subjectivité considérée pour elle-même (la conscience et l’inconscient, le devoir et la responsabilité), il faut à l’inverse partir de liberté au sens du libre arbitre.

Le problème politique : la liberté et l’État

L’État règle les vie sociale et les rapports sociaux, les relations entre les membres de la communauté humaine sur laquelle il exerce son pouvoir. Le problème de la liberté dans l’État est celui de la liberté d’action du citoyen, une liberté menacée par les « forces extérieures » que sont d’une part les autres hommes dans la société, et d’autre part l’État. L’État est le pouvoir supérieur commun qui, parce qu’il est pouvoir, est en mesure de protéger et de détruire la liberté d’action du citoyen, la difficulté tenant au fait qu’il lui faut limiter la liberté pour pouvoir la protéger. La réflexion politique porte sur les rapports de l’État et du citoyen, dont l’enjeu, pour l’individu, est ce qu’on appelle aussi la liberté extérieure, la liberté limitée et protégée par les lois extérieures, celles de l’État, la liberté d’action qu’il est permis d’espérer au sein d’une société, dans les relations avec les autres hommes et les institutions.

Liberté naturelle et liberté civile

La liberté naturelle est la liberté d’action illimitée (ou licence), telle qu’elle existerait dans l’état de nature, sans lois ni État pour les faire respecter. Dans l’état de nature, chaque individu est souverain et n’est soumis à aucune loi extérieure, de sorte, écrit Hobbes, qu’il dispose d’un « droit illimité sur toutes choses« . La liberté naturelle est le droit de faire tout ce qu’on juge nécessaire de faire pour se conserver en vie, assurer la sécurité de sa personne et de ses biens, mettre hors d’état de nuire ses ennemis ou exercer une vengeance à leur encontre. La liberté naturelle n’est limitée que par sa propre puissance d’agir, c’est-à-dire par la réalité des rapports de forces.

La liberté civile est la liberté d’action limitée et réglée par les lois dans l’État. Jusqu’au 19e siècle, la notion de société civile désignait non pas la société par opposition à l’État, mais la communauté politique elle-même, la société en tant qu’elle est sortie de l’état de nature, qu’elle est régie par des lois et soumise au pouvoir de l’État. Le terme civil désigne ce qui est relative à la vie du citoyen dans l’État. La liberté civile est la liberté d’action réelle du citoyen. La liberté d’action qui reste à chacun après que le souverain a défini le permis et l’interdit pour garantir les droits de tous : « La liberté des sujets dépend du silence de la loi . » (Hobbes); « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent. » (Montesquieu).

Liberté négative et liberté positive (conception libérale et conception républicaine de la liberté)

La liberté négative [au sens grammatical, « ne… pas »] est la revendication du libéralisme au sens strict. La liberté négative est le droit reconnu à l’individu de ne pas être empêché d’agir, ou le moins possible, par les autres et par l’État. Le libéralisme est la doctrine qui défend le droit de l’individu à la liberté. « Il n’y a qu’un seul et unique droit naturel, la liberté. » (Kant) Ce droit est l’affirmation d’une souveraineté de l’individu sur lui-même, le droit à une libre disposition de soi-même. « L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit » (John Stuart Mill). Cette conception individualiste de la liberté politique se traduit par une liste de droits que l’on détailler : liberté d’aller et venir, liberté de travailler, d’entreprendre, de contracter, d’échanger, de posséder, la protection de la vie privée, la liberté de se marier et de divorcer, etc. Sur la base de cette affirmation, le problème politique du libéralisme est l’organisation de la coexistence des libertés au sein d’une communauté, laquelle exige une limite de la liberté fixée par la loi afin que la liberté des uns n’empiète pas sur celle des autres. Il n’y a pas, pour le libéralisme, d’autre justification possible de la limitation de la liberté que la nécessité de garantir la liberté de tous. L’article 4 de la Déclaration de 1789 définit ainsi parfaitement la liberté libérale que doit respecter et protéger la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui« .

La liberté positive désigne le pouvoir reconnu aux citoyens de participer à la vie politique. C’est la conception républicaine de la liberté politique. Les droits qui relèvent de cette liberté positive sont le droit de suffrage (le droit de vote) et celui de communiquer ses opinions (la liberté d’expression). En opposant la liberté des Modernes (la liberté privée de l’individu, ou liberté négative) à celle des Anciens (liberté du citoyens de participer directement aux fonctions politiques), le penseur libéral Benjamin Constant a mis en évidence un trait caractéristique qui distingue les démocraties modernes de la démocratie athénienne : celle-ci était une démocratie directe, le peuple avait un réel pouvoir de participation aux institutions publiques, tandis que nos démocraties sont des démocraties représentatives, dans lesquelles les fonctions politiques sont exercées par des professionnels. Il n’en demeure pas moins que la démocratie représentative est fondée sur la théorie de la souveraineté du peuple, c’est-à-dire sur la théorie selon laquelle la loi doit être l’expression de la volonté générale. Selon cette théorie politique, la liberté politique ne consiste pas dans la liberté-indépendance de l’individu mais dans la liberté-autonomie du citoyen. L’autonomie est la faculté de se donner à soi-même sa loi, de déterminer par soi-même la loi à laquelle on obéit : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » (Rousseau) Bien entendu, le citoyen est l’auteur des lois en tant que membre du souverain. C’est le peuple qui, selon la conception républicaine de la liberté, est l’auteur des lois : « Le peuple soumis aux lois doit en être l’auteur. » (Rousseau) Néanmoins ce pouvoir de faire la loi, qui dans la théorie républicaine de la loi est la véritable garantie des libertés individuelles « négatives », doit être concrètrement reconnu à chacun des citoyens, ne serait-ce qui sous la forme minimale du consentement donné par le suffrage. « Ma liberté extérieure (juridique) est la faculté de n’obéir à aucune loi extérieure en dehors de celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment » (Kant)

Le problème métaphysique : libre arbitre et déterminisme

La science d’une part, la morale et le droit d’autre part, sont fondés sur deux postulats contradictoires [postulat = ce qu’il faut admettre sans pouvoir le prouver] : le déterminisme et le libre arbitre.

La science est fondée sur le postulat du déterminisme, associé au principe de causalité : rien, dans la nature, n’arrive sans cause naturelle, donc tout est déterminé, tout est explicable. Il n’y a pas d’effet sans cause, qui est elle-même l’effet d’une cause. Tout évènement du monde (ce qui arrive), toute chose dans le monde doivent être considérés comme le produit d’une chaîne causale (ou de la rencontre de plusieurs chaînes causales, ce qui induit les explications « multifactorielles ») et comme s’insérant dans une ou plusieurs chaîne causales (ce qui induit la possibilité des prévisions scientifiques). La raison scientifique postule le déterminisme universel, c’est-à-dire l’absence de mystère dans la nature, de trou noir pour la raison : il peut y avoir des phénomènes inexpliqués, des énigmes, en raison des limites de la connaissance, mais pas de mystères, de phénomènes inexplicables, comme les miracles. « La nature ne fait pas de saut » (Leibniz) La réalité est de part en part déterminée, explicable, sans « trou » dans les chaînes causales. C’est ce postulat du déterminisme qui définit le rationalisme scientifique. « En brisant le déterminisme universel, même en un seul point, on bouleverse toute la conception scientifique du monde. » (Sigmund Freud)

Le libre arbitre est le postulat de la morale et du droit. Le principe de la responsabilité individuelle qui est commun à la morale et au droit présuppose comme sa condition de possibilité d’attribuer a priori à tout être humain la capacité de libre arbitre. La notion de responsabilité désigne en effet l’imputation [imputation = attribution] de l’action à une volonté libre considérée comme la cause de l’action. Pour qu’il soit possible de porter un jugement sur la valeur morale d’une personne ou d’une action (bonté ou méchanceté) et de considérer une personne comme coupable (moralement responsable) d’un délit ou d’un crime, il faut au préalable concevoir l’auteur de l’acte comme un « agent libre » (capable de décider et de choisir en conscience, de s’auto-déterminer librement). Pour qu’il y ait un « sujet de droit » (responsable de ses actes devant la loi), il faut qu’il y ait un « sujet moral » (responsable de ses actes devant sa conscience). On n’intente pas de procès au chien agressif ou à l’automobile qui tombe en panne; leur reprocher leur « méchanceté » n’a aucun sens, parce que le chien et la voiture sont privés de libre arbitre. « Le principe de l’action morale est le libre choix. » (Aristote)

Le déterminisme et le libre arbitre sont des croyances métaphysiques contradictoires. Cette contradiction est la raison d’être de la réflexion et du débat philosophiques sur le problème métaphysique de la liberté. Le libre arbitre est une croyance métaphysique [métaphysique = au-delà de la physique, des phénomènes naturels que la science peut expliquer], puisque la volonté libre se définit comme la cause d’une action qui doit se penser comme n’étant pas l’effet d’une autre cause. Une décision libre, consciente et délibérée, est par définition sa propre cause. Si on postule qu’elle est le produit d’une chaîne causale inconsciente, on lui ôte le caractère de la liberté : reste l’idée d’un déclenchement de l’action aussi peut libre et choisi que peut l’être celui d’une machine. Un robot, un automate, prend en un sens des décisions, mais celles-ci sont programmées, résultent d’un mécanisme. La volonté libre, si elle existe, est un mystère, un « trou » dans le déterminisme universel. « Le libre-arbitre, c’est le pouvoir de se déterminer soi-même sans être déterminé par rien » (Marcel Conche) Le déterminisme universel, l’idée selon laquelle le Tout que constitue la Nature (l’univers) est de part en part déterminé et explicable, est également une croyance métaphysique, puisque qu’il faudrait pour pouvoir prouver sa réalité que la science ait déjà tout expliqué, ce qui impossible en raison des limites spatio-temporelles dans lesquelles l’esprit demeure pris. Le déterminisme universel ne peut exister que du point de vue de Dieu (en tant qu’on le conçoit comme celui qui sait tout), du point de vue de l’omniscience, inaccessible à l’homme.

Il ne faut donc pas s’étonner de voir les philosophes s’opposer radicalement sur la question du libre arbitre. Pour les partisans du déterminisme, la croyance au libre arbitre est irrationnelle : c’est une erreur, une illusion de la conscience due à l’absence de connaissance des causes qui nous font réellement agir. « Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre; mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, et ainsi à l’infini. » (Baruch Spinoza). Parce que nous sommes à la fois conscients et ignorants, nous pensons avoir le pouvoir de choisir, de décider de l’orientation de nos actions et de notre vie mais, en réalité, à chaque moment de notre vie, ce que nous voulons est le produit de chaînes causales, d’un ensemble de déterminations (notre nature, notre passé, le fonctionnement de notre cerveau, l’effet de l’environnement, des interactions, etc.), de sorte que nous ne pouvons pas vouloir autre chose que ce que nous voulons. « Tu peux, il est vrai, faire ce que tu veux; mais à chaque moment déterminé de ton existence, tu ne peux vouloir qu’une chose précise et une seule, à l’exclusion de toute autre. » (Arthur Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, II)

Les partisans du libre arbitre considèrent qu’il est tout aussi irrationnel de ne pas reconnaître la liberté de la volonté, puisque cela impliquerait d’admettre que la morale et le droit sont de pures erreurs. Les notions de droit et de devoir n’auraient aucun sens. Les animaux ont des intérêts, puisqu’ils ont une sensibilité et des besoins : ils cherchent à éviter la souffrance et la mort. Seul l’homme a des droits, parce que la liberté sans laquelle il ne pourrait pas donner du sens et une valeur morale à ses actions et à sa vie est ce qui constitue son humanité, ce qu’on appelle la dignité de la personne humaine. « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. » « C’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. » (Rousseau, Contrat social). La moralité de l’homme consiste en effet dans le pouvoir de choisir entre le Bien et le Mal. La conscience morale et la conscience de sa liberté vont ensemble. On ne peut éliminer l’une sans également éliminer l’autre. Kant ajoute l’idée que la conscience morale est une expression de la raison en l’homme. Elle est en un sens un savoir, une connaissance du Bien et du Mal. Un savoir dont se déduit la connaissance de ses obligations, donc de son « pouvoir vouloir ». « La conscience est un savoir qui en lui-même est un devoir. » (Kant) « Tu dois, donc tu peux. » (Kant)

Liberté et responsabilité

La réflexion sur le libre arbitre doit intégrer les notions de conscience et d’inconscient (au programme) ainsi que celle de responsabilité, qui rattacher le débat métaphysique entre liberté et déterminisme à la vie sociale réelle, en évoquant des problèmes relatifs à la morale et surtour au droit. 

Une question qui a contribué à faire l’actualité de ces derniers jours revient de manière régulière dans le débat public: celle de la justification de l’irresponsabilité pénale. Le droit admet le principe selon lequel « on ne juge pas les fous », principe qui sous-tend l’article 122-1 de notre code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. » Les juges  considèrent qu’il y a « abolition du discernement » lorsque l’auteur d’un délit ou d’un crime est privé « au temps de l’action », c’est-à-dire  » au moment des faits «  de la conscience de soi nécessaire à la maîtrise de soi. Ce qui signifie qu’il peut y avoir un préjudice et une victime sans que l’auteur du préjudice puisse être reconnu responsable et donc coupable. Dans un tel cas, la justice rend un non-lieu et il ne peut y avoir de procès. Il peut y avoir internement dans un hôpital psychiatrique mais non punition (la punition est la sanction d’une faute) et condamnation à la prison. Il en résulte généralement un sentiment de révolte chez la victime ou les proches de la victime, ainsi que dans l’opinion. 

Illustrations :

L’affaire qui fait l’actualité est l’affaire Sarah Halimi, du nom d’une dame tuée par l’un de ses voisins, Kobili Traoré, dans la nuit du 3 au 4 avril 2017. Celui-ci s’était introduit chez elle avant de la frapper, puis de la jeter par la fenêtre du troisième étage au cri de « Allahou Akbar ». La justice a déclaré Kobili Traoré irresponsable pénalement après que six des sept experts psychiatres consultés ont estimé qu’il y avait abolition du discernement en raison d’une  » bouffée délirante aiguë » suite à une consommation de cannabis.

L’affaire a pris une dimension politique en raison de la dimension antisémite du crime. Cette dimension politique n’est pas le sujet ici et pourrait d’ailleurs être relativisée en considération d’une autre affaire à laquelle on aurait pu aussi prêter un sens politique. 

Sur le plan du droit, le point qui prête à discussion dans l’affaire Halimi concerne le lien entre la consommation de cannabis et l’acte meurtrier commis sous l’emprise de la bouffée délirante. On a pu comparer, là encore, avec une autre affaire du même type, dans laquelle la consommation de cannabis a été considérée par les juges comme une « circonstance aggravante »

Au regard de la justice pénale, la responsabilité et la culpabilité reposent sur la notion de « faute ». Le droit pénal doit être distingué du droit civil. La justice peut vous condamner au civil à verser une réparation pour un dommage causé involontairement (à l’occasion d’un accident par exemple), sans que vous soyez estimé responsable pénalement et jugé coupable. Il peut autrement dit, y avoir dommage sans faute. La faute suppose la transgression intentionnelle de la loi par une volonté libre. Selon le droit pénal, nous ne sommes responsables que des dommages que nous avons volontairement provoqué en transgressant intentionnellement la loi. L’article 1382 du Code Napoléon énonce la règle simple qui définit la responsabilité juridique : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.» En théorie, je ne devrais donc pas pouvoir être jugé coupable en l’absence d’intention consciente (quand « je ne l’ai pas fait exprès », comme disent les enfants pour se justifier). C’est pourtant ce qui arrive souvent et qui est prévu par la loi. On peut être tenu par la justice pour pénalement responsable d’un homicide involontaire, par exemple, lequel consiste à causer la mort d’une personne par imprudence, sans en avoir eu l’intention délibérée. Dans le cas d’un accident de la route causé par une altération de la conscience [« altération », c’est-à-dire légèrement « autre », mais pas « abolition », c’est-à-dire disparition] due à la consommation d’alcool ou de produits stupéfiants, la responsabilité est engagée. Elle est même considérée comme une circonstance aggravante. Pourquoi ? Parce que cette consommation est estimée être une décision consciente, une imprudence, sans doute, mais une imprudence librement consentie. Le droit considère donc que je suis responsable d’une action que je n’ai pas consciemment voulue, dans la mesure où il est possible de montrer que je suis coupable de négligence, parce que l’action en question constitue une conséquence prévisible de mon comportement dont j’aurais pu prendre conscience

Dans l’affaire Halimi, les juges ont estimé que ce qui s’applique à un homicide involontaire lors d’un accident de la route ne s’applique pas à un meurtrier qui agit sous l’emprise d’une bouffée délirante. Pourquoi ? Parce qu’ils ont considéré que l’état délirant ne pouvait être anticipé au moment de la consommation de cannabis. L’acte criminel ne pouvait donc être rattaché à aucune intention consciente ou choix délibéré. Ni la préméditation de l’acte, ni le pouvoir de s’en abstenir durant le temps de l’action n’ont été reconnus. La consommation illégale de cannabis, volontaire et régulière, n’a pas été reconnue comme une « faute antérieure » justifiant que l’on impute la responsabilité de l’acte à son auteur, parce que les psychiatres et les juges ont estimé que le délire psychotique n’était pas le but de la consommation et que ce délire n’était pas prévisible par le consommateur : « Tout conducteur, écrivent les psychiatres, sait que l’alcool émousse les réflexes, diminue la vigilance et constitue donc un facteur accidentogène. Il peut donc difficilement s’étonner d’être considéré comme responsable lors d’un accident. Le fumeur de cannabis, même s’il n’est pas, comme Kobili Traoré, un délinquant toxicomane, ignore généralement les effets redoutables de ce toxique, dont la banalisation actuelle, dans les médias, dissimule la dangerosité. » Seul l’un des psychiatre a plaidé pour la reconnaissance de la responsabilité pénale au motif que le meurtrier avait personnellement contribué à l’apparition de son trouble mental par sa consommation régulière et délibérée de cannabis : « De même, écrit-il, que « nul n’est censé ignorer la loi », fiction juridique sur laquelle repose l’édifice du code pénal, ne signifie pas que chacun en connaît tous les articles par cœur, « nul n’est censé ignorer les effets du cannabis » ne veut pas dire que tout le monde en maîtrise les données scientifiques. S’il est inéquitable d’imputer à Kobili Traoré l’intention délibérée de tuer, il est faux de prétendre qu’il n’est pour rien dans la perte de contrôle qui a permis le passage à l’acte criminel.  » 

Suite au scandale provoqué par l’affaire, le président de la République, quelques politiques et certains juristes ont proposé de changer la loi afin d’élargir le champ de la responsabilité : il s’agirait de faire en sorte que l’irresponsabilité pénale soit automatiquement exclue lorsque le trouble psychique qui abolit le libre arbitre trouve son origine dans la consommation volontaire de produits toxiques. Aujourd’hui, la loi demande au juge d’examiner si l’auteur de l’acte disposait, au moment des faits, de son « discernement », c’est-à-dire de la conscience de soi et de ses actes. L’état de démence pendant l’acte suffit à établir l’irresponsabilité pénale, quelle que soit la cause de cet état de démence. Faut-il changer la loi pour permettre au juge d’imputer au dément la responsabilité de son acte lorsque celui-ci a lui-même contribué, soit par le refus de soin, soit par la consommation des produits stupéfiants, et sans forcément en avoir conscience, à la production de son état de démence ? C’est l’enjeu du débat actuellement en cours.

L’intérêt philosophique de ces considérations juridiques est de faire apparaître les catégories métaphysiques utilisées dans la vie morale et sociale ordinaire. Les notions de faute, de culpabilité et de responsabilité ne sont pas des évidences incontestables. On l’a vu à propos des procès d’animaux, la notion de responsabilité individuelle fondée sur le libre arbitre n’a pas toujours été au coeur du droit. On trouve par exemple dans un texte de Platon, Les Lois, dans lequel celui-ci propose une réforme réaliste des institutions athéniennes, la trace de la dimension archaïque de ces institutions au regard des critères moderne : « Si une bête de charge ou quelque autre animal tue un homme, les parents du mort le poursuivront en justice, excepté les cas où un pareil accident arriverait dans les jeux publics. Les juges seront choisis parmi les agronomes, à la volonté des parents, et en tel nombre qu’ils leur plaira; si l’animal est reconnu coupable, il sera tué et jeté hors des frontières. Si une chose inanimée (excepté la foudre et les autres traits lancés de la main des dieux) ôte la vie à un homme soit par sa propre chute, soit par celle de l’homme, le plus proche parent du mort prendra pour juge un de ses voisins, afin d’écarter, la souillure de toute sa famille. La chose condamnée sera jetée hors des frontières comme il a été dit des animaux. » On pouvait donc, dans la Grèce antique, considérer des choses inanimée, donc totalement dépourvues de conscience, comme responsables au regard de la justice, c’est-à-dire capables de rendre des comptes devant un tribunal. Cela tient au fait que le droit avait pour fonction non de punir la transgression délibérée d’une loi (conception moderne de la faute et de la culpabilité) mais de réparer un désordre et un dommage, comme on l’a vu aussi à propos des insectes dévoreurs de vignes dans une campagne française du 17e siècle.

La notion de responsabilité individuelle fondée sur le libre arbitre se rencontre dans la philosophie antique et dans la théologie mais c’est l’humanisme moderne qui en a fait la notion la notion centrale de la morale et du droit. Selon la conception moderne de la responsabilité, il ne peut y avoir de responsabilité sans volonté libre, c’est-à-dire sans le pouvoir de se reconnaître libre de consentir ou de résister à la force du désir (ou de la pulsion) en soi. C’est la raison pour laquelle les animaux, les enfants et les fous sont jugés irresponsables. Le libre arbitre désigne le pouvoir de la volonté en tant qu’elle est distincte du désir. La liberté de la volonté suppose la conscience de soi, puisqu’il faut une distance par rapport à soi-même, la conscience de ses propres états de conscience, pour qu’il y ait place pour la délibération intérieure et le choix délibéré. La liberté de la volonté, autrement dit, est indissociable de la réflexion, laquelle est un retour sur soi, une sorte de dédoublement de la conscience, le dédoublement en Moi-sujet (qui pense) et Moi-objet (qui est l’objet de la pensée). C’est cette faculté de réflexion qui fait la volonté responsable. On attribue exclusivement à l’homme la liberté et la responsabilité parce qu’on considère que la subjectivité, le pouvoir de dire « je », « je veux » ou « je pense », est le propre de l’homme. « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur la terre » (Kant).

Sur cette base on peut concevoir les trois grandes argumentations philosophiques possibles sur le libre arbitre et la reponsabilité, les trois argumentations qu’il faudrait pouvoir exposer dans une dissertation sur le problème de la liberté au sens du libre arbitre : 1) l’argumentation qui affirme le caractère absolu et illimité de la responsabilité humaine; 2) l’argumentation selon laquelle tout homme est innocent et irresponsable parce que toute conduite humaine est nécessairement déterminée par des causes inconscientes, indépendantes de la volonté ; 3) la synthèse dite « compatibiliste », c’est-à-dire la thèse selon laquelle il faut affirmer ensemble la liberté humaine et le déterminisme.

La thèse de la liberté absolue et de la responsabilité illimitée peut être illustrée par l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, un philosophe français du 20e siècle. « L’homme est condamné à être libre« , écrit celui-ci dans le texte ci-dessous, tiré d’une conférence de 1945, L’existentialisme est un humanisme. Sartre radicalise la thèse de Rousseau, qui définit comme on l’a vu la nature humaine en opposant l’homme à la nature. L’homme se définit par la liberté, ce qui signifie qu’on ne peut le définir comme un être naturel. L’être de l’homme est ce qu’il fait de lui-même dans son histoire, par sa liberté : il s’auto-détermine, se construit lui-même par son projet, sa manière de se projeter vers son avenir. Cela vaut pour l’espèce ou les sociétés comme pour l’individu. C’est le sens de la formule de l’existentialisme, « l’existence précède l’essence » : une « essence », c’est en quelque sorte une définition dans laquelle un être est enfermé, un destin. Une table ne peut être autre chose qu’une table. Une abeille ne peut être autre chose qu’une abeille. La connaissance scientifique vise à décrire et expliquer l’essence de chaque être dans la nature en dévoilant les mécanismes naturels qui déterminent par avance toute son existence et rendent celle-ci prévisible. Au regard des sciences, donc, pour chaque être, l’essence (l’identité, la définition, la nature) précède l’existence.  Cela s’applique également à l’homme et c’est ce qu’on appelle le déterminisme :  les sciences étudient l’identité naturelle de l’homme, commune à tous les hommes (sa physiologie, son code génétique, etc.) ou bien, s’agissant de l’histoire ou de la sociologie, l’identité culturelle (la tradition) ou la structure sociale qui déterminent la vie sociale et le destin des individus dans une société humaine.

La thèse de la liberté humaine, en affirmant que « l’existence précède l’essence » est que l’homme, parce qu’il est une conscience, une subjectivité, dispose d’une capacité d’auto-détermination telle qu’il peut déterminer par lui-même le sens de son existence, construire son histoire et sa destinée, sans être enfermé dans les limites d’une identité pré-définie (identité d’une nature, d’une culture ou d’une catégorie sociale). L’homme existe d’abord, il se définit ensuite par ses choix, ses projets, ses actions: il doit en conséquence se considérer, sur le plan individuel comme sur le plan politique, comme responsable de ce qu’il est, le produit de ses propres choix, et responsable de son devenir, donc de sa destinée. Dire que l’homme est condamné à être libre signifie que la liberté est son destin, ou que son destin est de ne pas avoir de destin, puisqu’il lui faut admettre que ni Dieu, ni la nature, ni la société ne sont responsables de ce qui lui arrive. Ce qui lui arrive est le produit de sa liberté, de ce qu’il a fait ou de ce qu’il n’a pas fait, parce qu’il a choisi, ou pouvait choisir, de le faire ou de ne pas le faire.

Dans le texte ci-dessous, Sartre, commentant une formule de l’écrivain russe Dostoïevsky, tire les conséquences sur le plan moral de sa thèse sur la liberté humaine. Dire qu’il n’y a pas de déterminisme, que l’homme est condamné à être libre, signifie que nous sommes sans excuses, responsables de tout ce qui nous arrive. Celui qui tue dans un moment de passion doit être considéré comme « responsable de sa passion ». Si on applique cette conception maximaliste de la liberté au cas, évoqué plus haut, de celui qui tue sous l’emprise d’une bouffée délirante déclenchée sous l’effet d’une consommation régulière de cannabis, il faudrait dire que celui-ci est responsable de sa folie, puisque l’abolition de la conscience au moment de l’acte est le produit de ce que l’individu en question a fait de lui-même par ses choix, par la manière dont il a construit sa vie et sa personnalité. Le mécanisme neuropsychique qui explique le trouble mental ne devrait pas dans un tel cas servir d’excuse ou de justification de l’irresponsabilité pénale. C’est un raisonnement de ce type qui motive ceux qui proposent de changer la loi pour abolir automatiquement l’abolition du discernement et l’irresponsabilité pénale en cas de prise de stupéfiant. 

Dans le texte, Sartre, qui défend un humanisme athée, évoque également le rapport à Dieu. Il commente une citation de l’écrivain russe Dostoïevsky, qui exprime l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de responsabilité morale sans Dieu. Dans les Frères Karamazov, Dostoïevsky fait même dire à l’un de ses personnages : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous envers tous et moi plus que tous les autres. » La responsabilité de l’homme devant Dieu est d’un poids plus écrasant que sa responsabilité devant la justice des hommes. Elle est illimitée car l’homme n’est jamais à la hauteur de ce Dieu attend de lui.  Pour Sartre, au contraire, la foi est une « mauvaise foi » par laquelle l’homme pense pouvoir se décharger de sa responsabilité. D’abord, parce que si je suis la créature de Dieu, pour moi « l’essence » précède « l’existence » : je suis dans la main de Dieu comme l’outil fabriqué par l’artisan, qui définit par avance la fonction et le destin de l’être qu’il a créé, de sorte que je ne peux me penser comme responsable de ma destinée. Ensuite, parce que si je crois que Dieu est l’auteur des lois morales, je suis dispensé de la responsabilité d’avoir à définir les valeurs qui peuvent guider et justifier mon existence. Enfin, parce que si je justifie mes décisions et mes actions par les signes que Dieu m’envoie, je suis tenté d’oublier que je suis responsable de la lecture que j’en fais. Ce qui sépare le croyant paisible du « guerrier de Dieu », par exemple, tient à l’interprétation de la volonté et du message de Dieu, dont l’homme est seul responsable. 

Dostoïevsky avait écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. » C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais l’expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitiment notre conduite. Ainsi nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justification et des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. L’existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l’homme est responsable de sa passion. L’existentialiste ne pensera pas non plus que l’homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l’orientera; car il pense que l’homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l’homme, sans appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme. 

Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1945)

La thèse de l’innocence ou de l’irresponsabilité de l’homme se fonde sur la critique de l’idée de libre arbitre au nom du déterminisme. Le texte de Spinoza présenté ci-dessous fournit la matrice de la critique de la croyance au libre arbitre. La conscience de soi n’est pas pour Spinoza ce qui fait la liberté humaine mais la cause de la fausse croyance en celle-ci. La croyance au libre arbitre est une erreur persistante, une illusion de la conscience fondée sur l’ignorance des causes qui la déterminent. L’expérience de pensée proposée par Spinoza dans le texte, celle de la pierre qui pense, permet de comprendre cette idée. Une pierre ne peut être la cause volontaire de son mouvement. Le mouvement ne peut venir que d’une cause extérieure, la force qui propulse la pierre. Imaginons que la pierre en mouvement soit douée de conscience sans avoir conservé la mémoire du jet initial ayant provoqué son mouvement : elle serait alors, du fait de sa conscience d’elle-même et de l’ignorance de la cause de son mouvement, persuadée d’être l’auteur de ce mouvement, de l’avoir décidé et choisi. Elle serait dans l’illusion du libre arbitre. Telle est la situation de l’homme. Doué de conscience, mais ignorant les causes qui le font agir, expliquent sa conduite et déterminent son existence, il croit agir librement. Il s’agit cependant d’une illusion, que la science contribue à dissiper toutes les fois qu’elle dévoile un déterminisme, un processus inconscient, naturel, social ou psychologique, qui permet d’expliquer le comportement ou l’action qu’on croyait volontaire. Comme toutes les choses dans le monde, le mouvement de l’homme (ses actions, sa conduite) s’explique par des causes extérieures. Mes gènes sont hérités de mes ancêtres, ma culture et mes valeurs me viennent de l’éducation que j’ai reçue, etc.

A la différence de la pierre, je suis un organisme vivant, j’ai un cerveau complexe, qui produit ce qu’on appelle la conscience et l’intelligence. Mais la conscience est le bout d’une chaîne causale, le produit d’un déterminisme inconscient : il y a en moi, dans mon corps, dans mon cerveau, des processus dont je n’ai pas conscience, dont je ne suis pas responsable, qui sont des « causes extérieures » à ma conscience et qui vont déterminer l’arrivée de telle pensée, de tel désir dans ma conscience, que je pourrais croire avoir choisi sans jamais avoir été en situation de les choisir. « Une pensée vient quand « elle » veut, écrit Nietzsche, et non pas quand « je » veux » : il serait préférable de dire « ça pense en moi », il y a de la pensée produite par la machine cérébrale qu’est mon cerveau, plutôt que « je pense », qui n’est qu’une manière de parler, un usage de la grammaire, mais pas une réalité. Quand plusieurs désirs s’affrontent dans ma conscience, je pense être en situation de délibérer et de choisir, mais il s’agit là encore d’une illusion : le désir le plus fort l’emporte toujours, raison pour laquelle, rappelle Spinoza, il nous arrive de voir le meilleur et de faire le pire. Le drogué a beau savoir qu’il devrait arrêter, l’addiction est trop forte. Pour Spinoza, « le désir est l’essence de l’homme« : le désir et la volonté se confondent, il n’existe pas en nous de volonté libre qui pourrait choisir de résister à la force du désir.

L’ivrogne, écrit Spinoza, croit dire librement ce que, sans l’ivresse, sans l’effet de la cause extérieure qui a altéré son état de conscience, il ne dirait pas. Nous pensons pouvoir distinguer la responsabilité de l’homme qui possède son libre arbitre et conserve le contrôle de ses actes de l’irresponsabilité du fou dont l’état délirant abolit le discernement et le libre arbitre. Pour Spinoza, c’est une erreur. L’homme sain d’esprit ne possède pas davantage de libre arbitre que le fou. Le délirant est le miroir de ce que nous sommes vraiment : des êtres qui ne peuvent être tenus pour responsables de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils font, car ils n’en sont pas réellement les auteurs. L’homme sain d’esprit n’est pas plus libre ni plus responsable de ce qu’il fait : il est simplement plus conscient, ce qui lui donne l’illusion d’être plus libre. De même que l’expert psychiatre révèle aux hommes qui voudraient tenir le criminel pour responsable la réalité du trouble psychique inconscient qui est la véritable cause du crime, le rôle de la science est, dans tous les domaines de la condition humaine, de dissiper l’illusion de la liberté humaine en produisant la connaissance des mécanismes naturels ou sociaux, neuropsychiques ou psychologiques qui déterminent nos comportements sans qu’on en ait conscience

Descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée. Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits [appétits = désirs] et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter [désirer] le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de la même farine, croient agir par un libre décret de l’âme [décret de l’âme = décision de la conscience] et non se laisser contraindre. Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas aisément. Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que, s’il est une chose dont les hommes soient peu capables, c’est de régler leurs appétits, et bien qu’ils constatent que partagés entre deux affections contraires [affections = les désirs, en tant qu’ils nous affectent et ne sont pas librement choisis], souvent ils voient le meilleur et font le pire, ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maîtrisé par le souvenir fréquemment rappelé de quelque autre chose.

Baruch Spinoza, Lettre à Schuller (1667)

Si le libre arbitre est une illusion, les notions de responsabilité, de faute, le culpabilité, qui n’ont aucun sens sans l’idée du libre arbitre, le sont aussi. Ce qui signifie que la morale elle-même, ainsi que le droit en tant qu’il se fonde sur des notions morales, est une erreur. Friedrich Nietzsche, le critique le plus radical de la morale, conçoit même l’hypothèse que la croyance au libre arbitre a été inventée (par les religions) et introduite dans le monde pour justifier la morale, culpabiliser et punir les hommes : « Si l’on a conçu les hommes libres, écrit-il, c’est à seule fin qu’ils puissent être jugés et condamnés, afin qu’ils puissent devenir coupables ». Admettre que le libre arbitre est une erreur conduit à considérer, si on est cohérent, que tout homme, comme le dément, et même s’il n’y a pas abolition du discernement, est irresponsable, donc au sens propre innocent. Donc aussi les criminels. Ce qui n’implique pas que la société doit cesser de se défendre contre le crime, mais qu’il faut, du point de vue de la philosophie déterministe, adopter un autre regard sur le criminel. On ne juge pas les fous et les animaux, mais on peut bien sûr les enfermer ou les éliminer pour s’en défendre si on les estime dangereux. Débarrassés de l’illusion du libre arbitre, nous disent les philosophes spinozistes, nous ne devrions juger personne. Comme l’écrit Bertrand Russell, nous devrions traiter les hommes comme nous traitons les automobiles. Quand une automobile tombe en panne, nous ne considérons pas qu’elle est responsable de sa panne. Nous ne la jugeons pas, nous essayons de la réparer. Puisque les hommes ne sont pas plus libres que les machines, il faudrait avoir la même attitude avec les hommes : 

Personne ne traite une automobile aussi stupidement qu’on traite un être humain. Quand l’automobile ne veut pas avancer, on n’attribue pas cette panne à quelque péché; on ne dit pas: « tu es une méchante automobile, et je ne te fournirai pas d’essence avant que tu ne démarres. » Au contraire, l’on cherche à découvrir ce qui ne marche pas et à le réparer. Traiter de manière analogue un être humain est cependant considéré comme contraire aux vérités de notre sainte religion…

Bertrand Russell, La religion a-t-elle contribué à la civilisation ? (1957)

Les deux thèses, celle de la liberté humaine et celle du déterminisme sont-elles compatibles ? Elles semblent s’exclure, mais force est de constater que notre droit, en reconnaissant la possibilité de l’irresponsabilité pénale, admet que l’homme peut être considéré de deux points de vue différents : comme un être libre et responsable lorsqu’il est conscient de ce qu’il fait et de ce qu’il est; comme un être irresponsable lorsque, dépossédé de la conscience de soi et du libre arbitre, il est sous l’emprise d’une force inconsciente qui prend possession de sa personne pour agir à sa place. Pour établir l’irresponsabilité pénale, la justice fait appel  à une expertise scientifique. La psychiatrie n’est certes pas une science exacte, c’est un point qui alimente les polémiques au sujet de l’irresponsabilité pénale, mais c’est néanmoins au nom d’un savoir, d’une connaissance des mécanismes psychiques, que les psychiatres sont invités à se prononcer.

Il est donc possible de défendre la thèse selon laquelle on ne peut faire l’économie d’aucun des deux points de vue, celui de la morale qui considère l’homme comme libre et responsable, et celui de la science qui le considère comme le produit d’un déterminisme qui échappe à la conscience des acteurs. Pour la science, le déterminisme est un postulat : tout est déterminé, il n’y a pas d’effet sans cause. En raison de notre ignorance, il est impossible d’écarter l’hypothèse que nous ne sommes pas libres lorsque nous croyons agir librement. La liberté de la volonté est toujours incertaine. L’homme ne se définit pas exclusivement par la liberté. Il est un produit de la nature, de la société et de son histoire. Le progrès de la connaissance dévoile aux hommes la diversité des déterminismes qui pèsent sur eux. 

Comment dès lors, peut-on admettre la compatibilité de la thèse de la liberté avec la science ? Kant apporte à ce problème une réponse en deux temps. D’abord, il faut reconnaître que, de même que nous ne savons pas si nous sommes libres (au sens du libre arbitre), nous ne pouvons non plus être certains que nous ne sommes pas libres, en raison des limites de la connaissance. La limitation du savoir humain est en un sens provisoire (la science progresse) mais en un autre sens définitive : l’esprit humain n’atteindra jamais l’omniscience qu’on prête à Dieu, de sorte qu’il y aura toujours une part d’inconnaissable. Ensuite et surtout, si nous ne pouvons pas être certains que nous sommes libres, il est certain que nous ne pouvons éviter de croire que nous le sommes, et même que nous devons croire que nous le sommes. L’idée de liberté est imposée par la morale, comme sa condition nécessaire, et c’est parce que la morale est certaine (selon Kant), que l’idée de liberté ne peut être niée. La morale dit « Tu dois ! ». Elle dit donc en même temps: « Tu peux ! », « Tu dois, donc tu peux« , « Tu peux le faire (ou t’abstenir de le faire), parce que ta conscience exige que tu le fasses (ou que tu t’abtiennes de le faire) ». Aucune science, aucun dévoilement d’un mécanisme inconscient ne peut réfuter le jugement de la conscience morale, ni la conscience d’être responsable de ce qu’on sait devoir faire (ou ne pas faire). La conscience du Bien et du Mal, du juste et de l’injuste, fonde la responsabilité et prouve non pas la réalité de la liberté mais la nécessité de l’idée de liberté.

C’est cette thèse qu’illustre le texte de Kant ci-dessous, dans lequel celui-ci invite son lecteur à se placer du point de vue d’un homme qui aurait à choisir entre la vie et la pire des injustices. Aucun homme, affirme Kant, ne choisirait de de perdre la vie en échange d’un moment de plaisir suprême (ici, ce qui est suggéré, c’est une nuit de plaisirs avec la femme rêvée). Le renoncement au plaisir ne serait en telle circonstance qu’une apparence de libre choix, le choix étant en réalité déterminé par l’instinct de survie. En revanche, chacun sait qu’il pourrait au moins hésiter, donc avoir conscience de sa liberté, de son pouvoir de choisir, devant la perspective d’avoir à sauver sa vie au prix de la plus grande des injustices, condamner un innocent à une mort certaine. La conscience morale interdit même la justification que constituerait l’excuse d’agir sous la contrainte et une menace de mort. La conscience morale est conscience d’une responsabilité irrécusable, qu’il est impossible de fuir. Elle est donc conscience d’une liberté irréductible.

Le sacrifice de soi ne peut être qu’un libre choix attestant de notre aptitude à résister au plus fort de tous les désirs, celui de rester en vie. Bien entendu, il ne s’agit ici que d’une expérience de pensée. Kant veut dire que seul le désintéressement pourrait prouver la liberté. Le fait de pouvoir soupçonner la présence d’un désir, conscient ou inconscient, donc d’un intérêt caché, derrière chaque action humaine, est une objection contre le libre arbitre, un argument en faveur de la thèse de Spinoza. Or, le désintéressement n’est jamais certain. Mais la conscience de sa possibilité, elle, est certaine. Nous pensons avoir en nous le pouvoir de résister à un désir, le pouvoir de sacrifier un intérêt pour faire le Bien ou éviter de faire le Mal. La conscience de ce pouvoir, la conscience du pouvoir de s’abstenir de commettre un acte injuste, correspond à l’idée de liberté, une idée dont ni le sujet humain ni la société ne peuvent se passer et qui fonde la responsabilité. L’homme ne pourrait selon Kant nier sa liberté et sa responsabilité sans nier non seulement la morale, mais son humanité même. 

Supposez que quelqu’un allègue, à propos de son inclination à la luxure, qu’il lui est absolument impossible d’y résister quand l’objet aimé et l’occasion se présentent à lui : si, devant la maison où cette occasion lui est offerte, un gibet se trouvait dressé pour l’y pendre aussitôt qu’il aurait joui de son plaisir, ne maîtriserait-il pas alors son inclination ? On devinera immédiatement ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince prétendrait le forcer, sous la menace de la même peine de mort immédiate, à porter un faux témoignage contre un homme intégre qu’il voudrait supprimer contre de fallacieux prétextes, il tiendrait alors pour possible, quelque grand que puisse être son amour de la vie, de le vaincre quand même. Il n’osera peut-être pas assurer qu’il le ferait ou non; mais que cela lui soit possible, il lui faut le concéder sans hésitation. Il juge donc qu’il peut quelque chose parce qu’il a pleinement conscience qu’il le doit, et il reconnaît en lui la liberté qui sinon, sans la loi morale, lui serait restée inconnue.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788)

Humanisme et utilitarisme

L’humanisme et l’utilitarisme sont les deux courants principaux de la philosophie morale moderne. L’objet de la philosophie morale est de définir le critère de la moralité, c’est-à-dire de la valeur morale des actions. La conscience morale est la faculté de se représenter le Bien et le Mal, de juger la valeur morale de ses intentions et de ses actions, ou bien des intentions et des actions d’autrui. L’indignation, la colère que provoque le spectacle de l’injustice ou de l’indignité, constitue sans doute la meilleure preuve de l’aptitude de l’homme au jugement moral.

Si la philosophie morale est nécessaire, c’est afin d’identifier précisément le principe ou la règle universellement valable permettant non seulement de juger, mais aussi d’argumenter, dans le débat public, lorsqu’il s’agit de trancher une question morale au niveau de la communauté. Une doctrine morale, philosophique ou religieuse, répond à cinq questions

1) D’où vient l’autorité de la loi morale ? Quel est le fondement de la morale ? Dans le monothéisme, il s’agit de Dieu, de sa volonté et de sa loi. La philosophie n’admet pas de dogmes, de vérités incontestables, donc pas non plus de loi morale à laquelle il faudrait obéir sans examen critique. La philosophie est laïque par principe. Le critère moral universel recherché doit se fonder sur la nature humaine (raison et/ou sensibilité), qui est la même qu’on soit croyant ou non-croyant.

2) Quel est le principe moral universel (valable pour toutes les consciences) qui permet à la fois de fonder une obligation morale (le devoir) et de définir le critère du jugement moral, la distinction entre le Bien et le Mal ?

3) Que dois-je faire ? Quel est le contenu des obligations morales ? Quels sont les devoirs de l’homme, les fins morales [fins = objectifs, orientations]? Une morale définit des règles pour la volonté et pour l’action.

4) De quoi et de qui sommes-nous responsables ? Envers quels êtres avons-nous des devoirs ? Qui est « mon prochain » ou « mon semblable » envers lequel j’ai des obligations ? Qui est cet « autrui » ou ces « autres » dont parle la règle d’or qui commande de traiter autrui ou les autres comme soi-même ?

5) Comment la moralité est-elle possible ? C’est-à-dire : comment le désintéressement (l’arrachement à l’égoïsme naturel, à la logique de l’intérêt personnel), ou ce qui nous paraît être tel, est-il possible ?

A côté des morales théologiques (ou de la théologie morale), la philosophie morale s’efforce depuis le siècle des Lumières (le 18e siècle) de penser la morale d’un point de vue rationnel et universaliste (la raison est la même pour tous les hommes, en tout temps et en tout lieu), sans référence directe à une religion particulière. Deux grands courants se sont imposés, que l’on peut confronter, pour souligner les points d’accord, les divergences et les contradictions : l’humanisme kantien et l’utilitarisme de Jéremy Bentham. Emmanuel Kant (1724-1804) est un allemand et il est considéré comme le plus important des philosophes du siècle des Lumières. Sa philosophie morale, inspirée notamment de sa lecture de Jean-Jacques Rousseau, est une justification de la philosophie des droits de l’homme, de l’idéal du droit auquel se réfère la Révolution française en 1789. Pour Kant, la loi morale n’est pas la loi de Dieu mais une loi de la raison. L’homme peut donc connaître ses devoirs sans référence à Dieu. Sa philosophie morale définit une morale qu’on peut qualifier d’humaniste, parce qu’il s’en déduit que « l’homme n’a de devoirs qu’envers l’homme »: l’homme n’a pas d’obligation morale directe envers Dieu, la Nature ou les animaux. Jéremy Bentham (1748-1832) est un philosophe anglais. Il est le fondateur du courant de pensée morale et politique qu’on appelle l’utilitarisme, dont l’autre grande référence est John Stuart Mill (1806-1873). On va voir que, sur la base des présupposés qui sont les siens, la morale utilitariste est conduite à critiquer le préjugé anthropocentriste de la morale humaniste, ce qui permet de nourrir débats et controverses sur les questions morales.

Le principe moral : deux interprétations de la règle d’or

Kant et Bentham définissent l’un et l’autre le critère du jugement moral, une règle morale rationnelle et universellement valable. Pour Bentham, il s’agit du principe du plus grand bonheur du plus grand nombre sur la base du principe de l’égale considération de tous les intérêts. Une action est bonne si elle a pour effet d’augmenter le bonheur dans le monde, mauvaise si elle cause davantage de souffrances. Kant appelle « impératif catégorique » la règle morale universelle que nous dicte notre raison et qui doit nous servir de guide. Il en donne deux grandes formulations différentes mais dont on va voir qu’elles ont essentiellement la même signification : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »; « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen.» La loi morale selon Kant et la morale humaniste commande le respect inconditionnel de la liberté, en soi et en autrui, et de vouloir les lois universelles qui garantissent l’égale liberté de tous, l’égalité en droits de tous les être libres.

Pour comprendre la divergence de ces deux philosophies morales, il faut remonter à l’origine du problème auquel elles répondent. Les deux philosophies sont comparables en ce qu’elles ont toutes deux pour ambition de fonder une morale indépendante de la religion (valable pour les croyants et pour les non-croyants) sur la base d’une sécularisation de la morale chrétienne. Le christianisme a imposé l’idée que le coeur de la morale est constitué par la fameuse « règle d’or », interprétée par le siècle des Lumières comme une loi naturelle commune à l’humanité. Une citation de Voltaire illustre cette nouvelle interprétation qu’on pourrait dire « laïque »: « La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : « Traite les autres comme tu voudrais être traité ». C’est que cette loi est la nature même : elle ne peut être arrachée du coeur humain

Ni Kant ni Bentham, cependant, ne se satisfont de cette formulation de la « loi naturelle », laquelle laisse trop de questions dans l’ombre : d’où vient cette loi ? En quel sens est-elle naturelle ? S’agit-il d’un conseil avisé fondé sur l’intérêt bien compris ou bien d’un véritable impératif moral qu’il faudrait mettre en oeuvre inconditionnellement, même à ses dépens ? Quelles orientations morales valables pour tous peut-on en déduire ? Que faut-il vouloir pour soi-même qu’il faudrait aussi vouloir pour autrui ? Pour le dire autrement: qu’est-ce qui, dans ce qu’on veut pour soi-même, est universalisable, susceptible d’avoir une valeur pour tout autre que soi ? Et qui est cet « autre » (ou qui sont ces autres) que je dois traiter comme un autre moi-même ? De quoi ou de qui sommes-nous moralement responsables ?

Les philosophies morales de Bentham et de Kant répondent à toutes ses questions sur la base d’un clivage fondamental concernant le rapport entre morale et bonheur. Selon Bentham, c’est notre nature animale, la nature sensible, qui fixe le but de toutes nos actions : « La nature a placé l’homme sous le gouvernement de deux maîtres souverains : la douleur et le plaisir. C’est à eux seuls qu’il appartient de signifier ce que nous devrions faire, comme de déterminer ce que nous ferons. » La finalité naturelle de l’action est l’évitement de la souffrance et la recherche du bien-être. La raison intervient pour déterminer les moyens d’atteindre ce but. Elle procède un calcul d’utilité. Nous agissons pour parvenir au bonheur ou sortir du malheur. Une action est utile si elle contribue au bonheur, nuisible, si elle génère de la souffrance. Le terme utilitarisme est cependant une source de malentendu. L’utilitarisme est une doctrine qui justifie à la fois la théorie de l’agent économique rationnel (l’homo oeconomicus qui maximise ses intérêts) et, sur le plan politique, une théorie du « Welfare State » (l’État au service du bien-être), elle-même fondée sur une théorie morale définie par l’altruisme. L’action morale est l’action utile non pas au bien-être personnel exclusivement mais au plus grand bonheur du plus grand nombre.

La morale utilitariste n’est pas une morale de l’intérêt bien compris. L’action morale est une action désintéressée. La règle d’or commande de vouloir pour les autres ce que l’on veut pour soi-même, donc de vouloir pour les autres le maximum de bien-être et le minimum de souffrance. La morale commande de rechercher le plus grand bonheur du plus grand nombre. La morale utilitariste est définie par l’altruisme, le souci du bonheur des autres, de tous les autres, c’est-à-dire de tous les êtres sensibles qui ont intérêt au bien-être. L’agent économique maximise la satisfaction de ses intérêts propres, l’agent moral maximise le bonheur du plus grand nombre. La règle morale commande d’agir en vue de contribuer à maximiser la quantité de bien-être et à minimiser la quantité de souffrance dans le monde, en essayant d’harmoniser et de donner satisfaction à tous les intérêts.

Pour Kant à l’inverse, « la loi morale en moi » est l’expression de « la raison pure pratique », c’est-à-dire de la raison en tant qu’elle détermine un but indépendamment de tout mobile sensible, donc de la recherche du bonheur. La loi morale commande de vouloir la loi, pourrait-on dire, c’est-à-dire de limiter la recherche de la satisfaction de ses intérêts propres par la considération d’une loi universelle garantissant la coexistence des libertés. La règle d’or n’est pas satisfaisante parce qu’elle semble commander de faire référence à la matière de la volonté, constituée par des désirs ou des intérêts, ce qui conduit inéluctablement à subordonner la loi morale à la recherche du bonheur. Ce qui est juste dans la règle d’or, c’est l’exigence de considérer autrui comme mon semblable, un autre moi-même; mais il faut y ajouter l’exigence symétrique de se considérer soi-même comme un autre, un parmi les autres. On atteint alors le point de vue véritablement moral, le point de vue de la loi, qui pose une règle universelle devant laquelle moi et autrui sommes égaux. Agir moralement consiste à agir d’après une règle que je me représente à la fois comme universellement valable et comme une condition de possibilité de la communauté des « êtres raisonnables », c’est-à-dire des êtres capables d’agir d’après la représentation d’une loi universelle.

Comment la moralité est-il possible ?

Le point de divergence le plus significatif sur le plan théorique concerne la question du fondement de la morale. La philosophie morale a pour objet de rendre compte de la possibilité du désintéressement qui définit la moralité. Dans le cadre chrétien, elle se conçoit aisément. Toute la Loi, dit Jésus, est contenue dans la formule : « Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même ». Aimer Dieu est la condition qui rend possible l’amour du prochain, lequel amour (agapè, en grec, la charité, un pur amour de bienveillance, un pur « donner » qui n’attend pas de réciprocité) est un amour en quelque sorte « non humain », « surnaturel », à l’image de l’amour divin.

L’utilitarisme distingue clairement entre l’égoïsme et l’altruisme, récuse sans ambiguïté la doctrine de l’intérêt bien entendu qui rabattrait la moralité sur la prudence. Il postule le caractère désintéressé de l’intention morale, mais il se trouve embarrassé pour concevoir la possibilité de ce désintéressement: comment vouloir le bonheur de tous si la nature sensible fixe le but de l’action ? Si je prends comme critère ma sensibilité, la souffrance que je veux éviter est nécessairement ma souffrance, et le bien-être que je recherche est mon bien-être. Comment l’altruisme peut-il être possible ? Il faut faire référence à l’idée de « sentiments moraux » qui témoignent d’une disposition naturelle (innée) à la coopération et aux conduites altruistes. Cette doctrine, qui remonte à Adam Smith et se retrouve chez Darwin (l’évolutionnisme contemporain voit dans les comportements dit « moraux » un effet de la sélection naturelle) a aujourd’hui le vent en poupe car elle convient à l’athéisme matérialiste ainsi qu’à l’animalisme qui relativise la différence entre l’homme et l’animal. L’utilitarisme fait procéder de notre nature sensible (ou de notre être biologique) l’égoïsme comme l’altruisme, mais sans faire du second une expression subtile du premier.

Dans sa recherche d’une « fondation de la métaphysique des moeurs », Kant présente en revanche une métaphysique de la liberté: il est conduit à faire de la liberté de la volonté le fondement de la morale, en tant qu’elle permet à la volonté de se libérer du déterminisme sensible et donc de la préoccupation du bonheur comme mobile exclusif de l’action. En tant que je cherche le bonheur, le monde entier, tous les autres et moi-même ne sont pour ma volonté que des moyens, des ressources naturelles, humaines et personnelles à exploiter. La prudence commande sans doute de ménager ces ressources, mais elle ne commande pas un respect inconditionnel. Le paysan prend soin de ses bêtes, mais en vue de les transformer en produits de consommation. Le patron peut se soucier du bien-être de ses employés, mais en espérant qu’ainsi ils seront davantage productifs. D’une autre nature est la reconnaissance d’un « droit » qui doit être inconditionnellement respecté et qui soustrait les êtres qui en sont porteurs à l’emprise de l’exploitation illimitée. Le droit transforme l’être qu’il protège en « fin en soi », en une « personne » qui ne peut être traitée comme un simple moyen, une simple chose ou ressource disponible.

La conscience de l’obligation morale, consiste dans la reconnaissance de la différence entre les personnes et les choses, la reconnaissance de la dignité qui fonde le droit de la personne, et ce, même en l’absence de lois extérieures contraignantes. La responsabilité morale, qui est le propre de l’homme, a trois conditions : 1) la capacité, indépendamment des lois de l’État, de se représenter une loi universelle qui oblige au respect du droit de chaque personne; 2) la reconnaissance et le respect de la « personne » (l’être moral qui doit être traité comme un fin, non comme un simple moyen), en soi d’une part (la conscience morale, qui est conscience de sa liberté), en autrui (mon semblable) d’autre part; 3) la capacité de la volonté de se proposer librement une autre fin que le bonheur, une fin morale (qui ne peut être, selon Kant que « ma perfection propre », d’une part, le devoir de cultiver mes talents et la moralité en moi, ainsi, d’autre part, que « le bonheur d’autrui », point commun avec l’utilitarisme). Je ne peux vouloir traiter l’humanité dans ma personne comme dans celle de tout autre comme une fin, et non comme un simple moyen, sans la liberté du vouloir: l’être moral et l’être libre en l’homme se confondent; il n’y a pas de désintéressement possible, pas de responsabilité morale possible, sans la liberté.

De qui sommes-nous responsables ?

Toute loi morale exige de l’homme qu’il se soucie d’autre chose que de sa survie et de son propre bien-être. Pour cela, la nature suffit : l’amour de soi et le désir d’être heureux sont naturels. La règle d’or commande de soucier d’autrui comme de soi-même. Mais qui est autrui ? De quels êtres sommes-nous moralement responsables ?

Du point de vue de la morale humaniste, la distinction fondamentale est la distinction entre les choses (exploitables comme simples moyens au service des fins humaines) et les personnes, qui sont l’objet d’un respect inconditionnel justifiant qu’on leur attribue des droits. Le modèle à partir duquel Kant pense la morale est le droit, lequel constitue réciproquement le « débouché » réaliste et politique de la morale. Pour Kant, « l’homme n’a de devoir qu’envers l’homme »; seul l’être capable d’obligation et de responsabilité morales (la « raison pratique » est le nom de la faculté proprement humaine de légiférer universellement) peut avoir des droits, de sorte que le droit naturel à l’égale liberté ne concerne que les hommes. Raison pour laquelle la question de l’esclavage (comme dans le roman de Vercors) peut illustrer la morale humaniste. L’esclavage représente le degré maximum de l’exploitation de l’homme par l’homme, la réduction de l’homme au statut de chose, de simple moyen, d’instrument au service de la volonté du maître. En devenant la propriété d’autrui, l’esclave ne perd pas seulement sa liberté d’action : il est dépossédé de ce qui fait son humanité, la qualité d’agent libre, puisqu’il perd le droit d’avoir une volonté autonome, le pouvoir de déterminer par lui-même le sens de ses actions. Comme l’écrit Rousseau, la liberté d’un homme n’a pas de prix, elle est non négociable, car « c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. » Réduit au statut de simple moyen au service des fins humaines, l’animal ne perd quant à lui que sa liberté d’action. Dépourvu de la qualité d’agent libre ou d’agent moral, il n’a rien à perdre sur le plan moral et n’a donc pas non plus un droit moral à la liberté. Il existe toutefois du point de vue de la morale humaniste, des devoirs envers la nature (la beauté de la nature) et les animaux, mais il s’agit de devoirs indirects qui sont en réalité des devoirs de l’homme envers lui-même, fondés sur le principe du respect de soi-même, de la dignité de la personne humaine.

La question des devoirs envers soi-même est l’une des divergences entre les deux philosophies morales. Pour les utilitaristes, il n’y a pas de devoir envers soi-même, car chacun veut nécessairement son propre bonheur. Il n’y a aucun mérite à travailler à satisfaire ses propres intérêts. Le devoir (l’obligation morale), source du mérite (de la valeur morale), ne peut avoir pour objet qu’un but qu’on ne se propose pas spontanément, en l’occurrence le bonheur d’autrui ou celui du plus grand nombre. On retrouve la même idée chez Kant. Mais mon devoir envers moi, selon Kant, ne concerne pas mon bonheur mais « ma perfection propre« : je dois travailler à élargir le champ de mes intérêts au-delà des mes intérêts particuliers pour contribuer au progrès de l’humanité. J’ai donc pour devoir de cultiver mes talents mais aussi de respecter et cultiver la moralité en moi, ma capacité de désintéressement. En respectant en soi la capacité d’admirer le spectacle de la beauté naturelle ou la capacité d’empathie envers la souffrance animale, c’est l’humanité de l’homme que, selon Kant, on respecte. Nos devoirs envers la Nature et envers les animaux ont pour véritable objet la dignité de la personne humaine, la « dignité », notion réservée à l’homme, signifiant valeur morale absolue.

Pour Bentham et les utilitaristes, il n’y a pas de droits naturels, seulement des intérêts, la morale exigeant l’égale considération de tous les intérêts. Si le critère est la souffrance et le bien-être, il faut convenir que tous les êtres sensibles ont des intérêts qui doivent être pris en compte par l’obligation de maximiser le bonheur dans le monde. L’utilitarisme est donc, depuis Bentham, un « animalisme », qui inclut tous les êtres capables de souffrir dans la sphère des « patients moraux », des « autres » envers lesquels nous avons une responsabilité morale. Bentham conçoit qu’on fasse une différence entre l’homme et les autres animaux, qu’on puisse tuer et manger les animaux, mais il ne s’agit que d’une différence de degré, qui tient au fait que l’homme ayant la conscience d’être mortel, il peut souffrir à l’idée qu’il va mourir, tandis que les autres animaux n’ont pas la capacité d’anticiper leur propre mort.

Les textes de Peter Singer et de Luc Ferry témoignent de l’actualité du débat entre humanisme et utilitarisme sur la question des droits des animaux ou des devoirs envers eux. L’utilitarisme s’associe au darwinisme pour relativiser la différence entre l’homme et l’animal, dénonçant l’humanisme comme étant à la fois un anthropocentrisme et un « spécisme », c’est-à-dire l’équivalent d’un racisme de l’espèce humaine à l’égard des autres espèces. L’humanisme, en revanche, fondé sur la définition de l’homme par la liberté qui le distingue qualitativement des autres animaux, peut concevoir qu’il existe des devoirs envers les animaux, mais uniquement à la condition de maintenir l’idée que seul l’homme a des droits ainsi que la hiérarchie morale entre l’homme et l’animal. Les deux philosophies admettent cependant la nécessité de faire abstraction de l’inégalité des intelligences (entre les individus ou entre le espèces) pour affirmer un principe moral d’égalité, l’égalité de considération des intérêts de tous les êtres sensibles pour l’utilitarisme, l’égalité en droits de tous les êtres libres pour l’humanisme. Le principe d’égalité exige dans les deux cas de faire abstraction de toutes les différences, à l’exception, pour l’utilitarisme, du critère de la sensibilité, et pour l’humanisme, de celui de la liberté (la qualité d’agent libre qui fonde la responsabilité).

Textes

Jéremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789)

Quels sont les agents qui, placés dans la sphère d’influence de l’homme sont susceptibles de bonheur  ? Ils sont de deux sortes  : d’autres êtres humains, autrement dit des personnes, et d’autres animaux, dont d’anciens juristes négligèrent les intérêts par insensibilité, et qui de ce fait ont été rabaissés au rang d’objet. Les religions indoues et musulmane semblent leur avoir témoigné une certaine attention. Pourquoi n’a-t-on pas tenu compte universellement de leur différence de sensibilité  ? Parce que les lois, qui sont le fruit d’une crainte mutuelle, ont tiré part du sentiment que les animaux sont doués de moins de raison [argument philosophique] et qu’ils ne disposent pas des mêmes ressources vitales que l’homme [argument biblique]. Pour quelles raisons ne les auraient-ils pas  ? On ne peut en donner aucune explication. Si le fait de manger était tout, nous aurions un bon motif pour dévorer certains d’entre eux de la manière que nous aimons : nous nous en trouverions mieux et eux pas plus mal, puisqu’ils n’ont pas la capacité d’anticiper comme nous les souffrances à venir. La mort qu’ils connaissent en général entre nos mains est par ce moyen toujours plus rapide et moins douloureuse que celle qui les attendait dans l’ordre fatal de la nature. Si le fait de tuer était tout, nous aurions un bon motif pour détruire ceux qui nous importunent: nous ne nous sentirions pas plus mal, et ils ne se porteraient pas moins bien d’être morts. Mais y a-t-il une seule raison pour que nous tolérions de les torturer ? Je n’en vois aucune.

Emmanuel Kant, Doctrine de la vertu – Les devoirs à l’égard des animaux (et du beau) considérés comme des devoirs envers soi-même.

A travers toute notre expérience, nous ne connaissons aucun être qui soit capable d’obligation (active ou passive), si ce n’est, uniquement, l’homme. L’homme ne peut donc avoir de devoir envers un être quelconque, si ce n’est, uniquement, envers l’homme, et s’il se représente cependant avoir un tel devoir, cela ne se produit que par une amphibolie des concepts de la réflexion [amphibolie = confusion] et son prétendu devoir envers d’autres êtres n’est qu’un devoir envers lui-même; il est amené à cette méprise par le fait de confondre son devoir en considération d’autres êtres avec un devoir envers ces êtres.

Concernant le beau, même inanimé, dans la nature, un penchant à la pure et simple destruction est contraire au devoir de l’homme envers lui-même : la raison en est qu’il affaiblit ou anéantit en l’homme ce qui, certes, n’est pas déjà en soi seul moral, mais du moins prépare pourtant cette disposition de la sensibilité qui favorise fortement la moralité, à savoir le sentiment qui consiste à aimer quelque chose sans nul dessein de l’utiliser (par exemple, les belles cristallisations, l’indescriptible beauté du règne vététal).

Concernant la partie des créatures qui est vivante, bien que dépourvue de raison, un traitement violent et en même temps cruel des animaux est de loin plus intimement opposé au devoir de l’homme envers lui-même, parce qu’ainsi la sympathie à l’égard de leurs souffrances se trouve émoussée en l’homme et que cela affaiblit et peu à peu anéantit une disposition naturelle très profitable à la moralité dans la relation avec les autres hommes – quand bien même, dans ce qui est permis à l’homme, s’inscrit le fait de tuer rapidement (d’une manière qui évite de les torturer) les animaux, ou encore de les astreindre à un travail (…). Même la reconnaissance pour les services longtemps rendus par un vieux cheval ou un vieux chien (comme s’ils étaient des personnes de la maison) appartient indirectement aux devoirs de l’homme, à savoir au devoir conçu en considération de ces animaux, mais cette reconnaissance, envisagée directement, n’est jamais qu’un devoir de l’homme envers lui-même.

Peter Singer, L’égalité animale expliquée aux humains (1985). Critique utilitariste du « spécisme ».

Si un être souffre, il ne peut y avoir de justification morale pour refuser de tenir compte de cette souffrance. Quelle que soit la nature de l’être qui souffre, le principe d’égalité exige que que sa souffrance soit prise en compte autant qu’une souffrance similaire – pour autant que des comparaisons grossières soient possibles – de tout autre être. Dans le cas où un être n’est pas capable de souffrir, ou de ressentir de la joie ou du bonheur, il n’y a rien à prendre en compte. C’est pourquoi c’est la sensibilité (pour employer cette expression courte, mais légèrement inexacte, pour parler de la capacité à souffrir et/ou à ressentir du plaisir) qui seule est capable de fournir un critère défendable pour déterminer où doit s’arrêter la prise en compte des intérêts des autres. Limiter cette prise en compte selon tout autre critère, comme l’intelligence ou la rationalité, serait la limiter de façon arbitraire – pourquoi choisir tel critère plutôt qu’un autre, comme la couleur de la peau ? Les racistes violent le principe d’égalité en accordant plus de poids aux intérêts des membres de leur propre race, quand ces intérêts sont en conflit avec ceux des membres d’une autre race. De même, les spécistes, permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de l’emporter face aux intérêts supérieurs des membres d’autres espèces.

Si la thèse de l’égalité animale est fondée, quelles en sont les conséquences ? Cette thèse n’implique pas, bien évidemment, qu’il faille accorder aux animaux tous les droits que nous devons accorder aux humains – par exemple, le droit de vote. La thèse de l’égalité animale défend l’égalité de considération des intérêts, et non l’égalité des droits. […] Les humains adultes normaux ont des capacités mentales qui, dans certaines circonstances, les amèneront à souffrir plus que ne souffriraient des animaux placés dans les mêmes circonstances. Si, par exemple, nous décidons d’effectuer des expériences scientifiques extrêmement douloureuses ou mortelles sur des adultes humains normaux, kidnappés à cette fin au hasard dans les jardins publics, alors tout adulte entrant dans un jardin public ressentirait la peur d’être kidnappé. Cette terreur représenterait une souffrance supplémentaire s’ajoutant à la douleur de l’expérience. La même expérience effectuée sur des animaux non humains causerait moins de souffrance, puisqu’eux ne ressentiraient pas la peur due à l’anticipation de la capture et de l’expérience à subir. Cela ne justifie pas, bien entendu, le fait lui-même d’effectuer l’expérience sur des animaux, mais implique seulement qu’il existe une raison non spéciste pour préférer utiliser des animaux plutôt que des adultes humains normaux, si tant est au départ que l’expérience soit à faire. Il faut remarquer, néanmoins, que ce même argument nous donne aussi une raison de préférer, pour faire des expériences, à l’emploi d’humains adultes normaux l’emploi de nourrissons – orphelins, par exemple – ou d’humains mentalement retardés, puisqu’eux non plus n’auraient aucune idée de ce qui les attend. Pour tout ce qui dépend de cet argument, les animaux non humains, les nourrissons humains et les débiles mentaux humains sont dans la même catégorie; et si cet argument nous sert à justifier l’expérimentation sur des animaux non humains, nous devons nous demander si nous sommes aussi prêts à permettre l’expérimentation sur des nourrissons humains et sur des adultes handicapés mentaux. Et si nous distinguons ces derniers des animaux, sur quelle base pouvons-nous justifier cette discrimination, si ce n’est par une préférence cynique, et moralement indéfendable, en faveur des membres de notre propre espèce ?

Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique (L’arbre, l’animal et l’homme)

Comment répondre à la question sans cesse mise en avant par Singer : au nom de quel critère rationnel, ou même seulement raisonnable, pourrait-on prétendre dans tous les cas de figure devoir respecter davantage les humains que les animaux ? Pourquoi sacrifier un chimpanzé en bonne santé plutôt qu’un être humain réduit à l’état de légume? Si l’on adoptait un critère selon lequel il y a continuité entre les hommes et les bêtes, Singer aurait peut-être raison de considérer comme « spéciste » la préférence accordée au légume humain. Si nous prenons en revanche le critère de la liberté, il n’est pas déraisonnable d’admettre qu’il nous faille respecter l’humanité, même en ceux qui n’en manifestent plus que les signes résiduels. C’est ainsi que l’on continue de traiter avec égard un grand homme pour ce qu’il a été dans le passé lors même que les atteintes de l’âge lui ont ôté depuis longtemps les qualités qui avaient pu en faire un artiste, un intellectuel ou un politique de génie. Pour les mêmes raisons, nous devrions mettre la protection des oeuvres de culture au-dessus de celle des modes de vie naturels des animaux bien que, heureuse évidence, les deux ne s’excluent pas mutuellement. Car la préférence éthique accordée au règne de l’anti-nature sur celui de la nature ne nous dispense pas de réfléchir, et si possible de faire droit à la spécificité équivoque de l’animalité.

On connaît la position de Kant lui-même : les bêtes, certes, n’ont pas de droits, mais en revanche, nous avons certains devoirs – indirects – envers elles, ou à tout le moins « à leur propos » (in Ansehung von », dit Kant). La façon dont cet « à propos » est justifié peut être jugée insuffisante. Pourquoi y aurait-il des devoirs « à propos » des animaux s’il n’y avait en eux quelque particularité intrinsèquement digne de respect ? Kant suggère toutefois une voie pour la réflexion lorsqu’il écrit ceci : « Parce que les animaux sont un analogon de l’humanité, nous observons des devoirs envers l’humanité lorsque nous les regardons comme analogues de cette dernière et par là nous satisfaisons à nos devoirs envers l’humanité. » Pourquoi ? Tout simplement parce que, à l’encontre de ce que pensaient Descartes et ses fabriquants d’automates, le vivant n’est pas une chose, l’animal n’est ni une pierre, ni même une plante. Et alors, demandera-t-on peut-être ? Alors la vie, définie comme « faculté d’agir d’après la représentation d’une fin », est analogon de la liberté. Comme telle (c’est-à-dire sous ses formes les plus élevées) et parce qu’elle entretient un rapport d’analogie avec ce qui nous constitue comme humains, elle fait (ou devrait faire) l’objet d’un certain respect, celui qu’à travers les animaux nous nous témoignons aussi à nous-mêmes.