Foi et liberté

Peut-on concilier foi et liberté ?

La foi désigne la croyance en Dieu comme croyance personnelle, la dimension intime du rapport à Dieu qui constitue la « spiritualité » (la vie de l’esprit) du croyant. La foi se définit donc par la relation personnelle à Dieu, une relation personnelle qui est une relation de confiance et de libre obéissance à Dieu. En tant que la foi est un engagement personnel, elle est une expression de la liberté humaine, au sens du libre arbitre, de la liberté du vouloir, qui est le pouvoir de déterminer par soi-même le but (la finalité, le sens) de ses actions et de sa vie. En tant cependant que le croyant se pense comme une créature de Dieu, il refuse l’autonomie totale de l’homme, le pouvoir de l’homme de définir seul, par lui-même, son idéal, le sens de son existence. La source du sens, des valeurs qui guident l’action et la vie humaines, pour le croyant, ne se trouve pas en l’homme, dans la subjectivité humaine, mais en Dieu.

Deux partis-pris sont possibles pour répondre à la question :

  1. La liberté humaine est incompatible avec la foi;
  2. La foi et la liberté sont indissociables.

Le premier point de vue peut être illustré par la philosophie de Jean-Paul Sartre, le second correspond à celui de la théologie.

Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme.

La philosophie de Jean-Paul Sartre permet est une expression de l’humanisme au sens philosophique. L’humanisme philosophique se caractérise par deux idées : 1) il y a un propre de l’homme, une qualité qui distingue l’homme de l’animal; 2) l’homme se suffit à lui-même, il est autonome, indépendant de Dieu ou des dieux.

L’existentialisme (la philosophie de Sartre) illustre ces deux idées. Le propre de l’homme est la liberté, qui signifie de le pouvoir de se définir, de se choisir, de définir par lui-même le sens de son existence. Ce qui implique que l’homme n’est pas défini par ce qui l’a créé (la nature, la société). La définition de l’homme par la liberté implique aussi l’athéisme, puisque, si l’homme est la créature de Dieu, il est au service de la volonté de Dieu et n’a donc pas vraiment le pouvoir de définir le sens de sa vie.

Si l’homme est la créature de Dieu, il est vis-à-vis de Dieu dans la position qui est celle de l’objet fabriqué par rapport à l’artisan ou l’industriel. L’objet fabriqué est la réalisation d’un concept : pour l’objet, l’essence (le concept, la raison d’être de l’objet, sa définition) précède donc son existence. La thèse de la liberté humaine consiste à l’inverse à admettre que pour l’homme, l’existence précède l’existence, ce qui veut dire que l’homme est sans définition, qu’il n’y a pas de Dieu créateur pour le définir et définir sa raison d’être; ce qui veut dire aussi que l’homme doit se définir par lui-même par ses choix et ses actes, qu’il est totalement responsable de lui-même, de ce qu’il fait et même de ce qu’il est.

La question de la morale permet d’illustrer cette idée de la liberté humaine. Du point de vue de la religion, la Loi morale vient de Dieu, de sorte que « si Dieu n’existait pas, tout serait permis ». Sartre considère au contraire que si Dieu n’existe pas, l’homme est totalement responsable. La liberté humaine signifie que l’homme est responsable, sans excuse ni recours. S’il n’y a pas de Dieu pour définir les valeurs, pour définir ce que l’homme doit faire et ce qu’il doit être, alors « l’homme est condamné à être libre » : sans définition, n’ayant pas de valeurs fixes auxquelles s’accrocher, l’homme n’en est que plus responsable, puisqu’il lui faut, à travers ses propres engagements, inventer, créer lui-même les valeurs, l’idéal de l’humanité. La liberté humaine n’est pas simplement le pouvoir de choisir entre le Bien et le Mal, c’est le pouvoir de concevoir le Bien, de définir le contenu de la morale. La foi, qui consiste de la part du croyant à croire qu’il n’est pas l’auteur des valeurs qui guident son existence, constitue donc aux yeux de Sartre une forme de mauvaise foi, de mensonge vis-à-vis de soi-même, une manière de se dissimuler sa propre liberté. La liberté humaine est incompatible avec la foi car la liberté authentique est définie par l’autonomie : être autonome signifie être l’auteur de la loi à laquelle on obéit. C’est parce que l’homme est législateur, qu’il est l’auteur de la loi morale, le créateur de la morale, qu’il se définit par la liberté. Si Dieu était l’auteur de la loi, l’homme ne serait pas libre.

Foi et liberté dans la théologie

La Loi de Dieu peut se présenter à l’homme comme une loi extérieure, la loi que la communauté impose à l’individu. En ce cas, la relation à la Loi de Dieu est une relation de stricte obéissance. Mais dans la foi, la relation à Dieu est une relation personnelle, à travers laquelle la conscience du croyant est en relation avec Dieu. La loi de Dieu se conçoit alors non essentiellement comme une loi imposée de l’extérieur par la communauté mais comme une loi de la conscience à laquelle le croyant choisit librement d’obéir. Le texte de Jean-Paul II explique que, selon l’enseignement moral de l’Eglise, le croyant est libre et autonome lorsqu’il obéit à la Loi de Dieu. La liberté authentique ne consiste pas dans le pouvoir de la conscience de définir la conception du Bien qui constitue le critère du jugement moral ; elle consiste dans le choix d’acceuillir en soi la loi morale qui vient de Dieu. L’homme ne peut pas prétendre inventer la conception du Bien, il en prend connaissance. La conception du Bien est une vérité universelle en tant qu’elle émane de la volonté du Dieu unique. C’est ce qui permet d’avoir une morale commune, objective, partagée. Sans Dieu, chacun aurait sa vérité, la morale serait subjective et on ne pourrait pas sortir de l’invidualisme. Cela ne signifie pas que la conscience n’est pas autonome : elle se définit par le pouvoir de connaître la Loi de Dieu et d’interpréter la connaissance du Bien pour l’appliquer aux situations particulières. L’homme n’obéit pas à la loi de Dieu comme l’enfant obéit à ses parents : il obéit en adulte réfléchi et responsable.

Ci-dessous, deux textes qui concernent la question des rapports entre foi et liberté dans l’Islam. Il n’existe pas au sein d’Eglise, au sein de l’Islam, pour trancher les querelles théologiques, mais une pluralité d’écoles. Les deux textes soulignent l’écart qui peut exister entre les interprétations théologiques du rapport à Dieu, s’agissant notamment de la conception de la liberté du croyant. Adrien Candiard est un théologien catholique qui étudie au Caire la théologie islamique. Il évoque ici le texte d’un théologien du XIVe siècle, Ibn Taymiyya, dont la conception de la transcendance de Dieu ne laisse aucune place à l’interprétation subjective du rapport à Dieu, donc à la dimension d’intériorité qui caractérise la foi. L’imam Tareq Oubrou plaide pour une autre théologie, qui déduit de la transcendance de Dieu la part irréductible de la liberté d’interprétation, la nécessité pour le musulman d’interpréter la Parole de Dieu (il va même jusqu’à évoquer une dimension « existentialiste » de l’Islam), et qui affirme le primat de la foi sur la pratique.

I- Adrien Candiard – Du fanatisme. Quand la religion est malade.

Ibn Taymiyya est interrogé sur le point suivant : que convient-il de penser des musulmans qui participent, avec les chrétiens, aux réjouissances qui entourent le jour de Pâques ? Il ne s’agissait pas d’aller à la messe ou de participer à d’autres temps de prière, mais, comme on le fait encore dans certains pays, d’échanger des œufs colorés ou d’inviter ses voisins à dîner, à l’occasion de célébrations très vivantes qui n’ont pas tout à fait disparu en Orient – toutes choses apparemment bien innocentes. A cette question portant somme toute sur des relations de bon voisinage, la réponse d’Ibn Taymiyya est sans appel : les musulmans qui s’y prêtent, estime-t-il, doivent être rappelés à l’ordre, et s’ils persévèrent ou récidivent, ils méritent la mort.  […]

Que nous enseigne donc ce petit texte, cet avis juridique d’Ibn Taymiyya qui juge nécessaire de condamner à mort les musulmans qui, malgré un premier avertissement, continueraient à échanger des œufs de Pâques avec leurs voisins chrétiens, ou à les inviter à dîner à cette occasion ? (…) La conclusion d’Ibn Taymiyya, cette condamnation à mort, est une opinion juridique ; mais ce point de droit se fonde sur une théologie, c’est-à-dire un discours raisonné sur Dieu, en l’occurrence la théologie de l’école hanbalite, à laquelle Ibn Taymiyya appartient. Cette école, qui porte le nom de sa figure fondatrice, l’imam irakien du IXe siècle Ibn Hanbal, met au centre de son approche l’absolue transcendance de Dieu. « Rien n’est semblable à Lui », proclame le Coran (42, 11). Puisque Dieu est radicalement différent du monde créé, le seul monde que nous connaissions, alors notre langage et notre pensée sont incapables de rien dire de vrai sur Dieu : nous sommes condamnés à ne pas le connaître. Ou plus précisément, nous y serions condamnés s’il n’avait pris la peine de nous révéler quelque chose de lui, pour la foi musulmane, à travers le Coran. Mais ce qu’il a révélé, ce n’est pas sa nature, qui nous est nécessairement inconnaissable du fait de sa transcendance, estime la théologie hanbalite : ce qu’il a révélé, c’est sa volonté. On ne sait pas qui est Dieu, mais on sait ce qu’il veut.

On a pu qualifier cette théologie de « pieux agnosticisme », une expression paradoxale – car cet agnosticisme-là est bien loin de ce que nous appelons d’ordinaire agnosticisme – mais fort juste. C’est une théologie qui pense sa propre inutilité, sa propre impossibilité : le langage humain ne peut espérer être adéquat quand il prétend parler de Dieu. Mais affirmer cela, c’est évidemment tenir un discours théologique, d’ailleurs puissant et cohérent.

Pour les tenants de ce pieux agnosticisme, être religieux, avoir la foi, ça n’a pas du tout le même sens que dans un Occident informé par des siècles de christianisme. Ce dernier est, même inconsciemment, familier de la distinction posée par saint Paul, à la naissance du christianisme, entre la foi et les œuvres : la foi, c’est la relation personnelle avec Dieu, une relation d’amour et de confiance qui seule compte ; les œuvres n’en sont que la conséquence, et apparaissent comme secondaires. Je suis chrétien à cause de ma relation à Dieu, et pas d’abord parce que je vais à la messe. Du reste, c’est cette distinction paulinienne de la foi et des œuvres qui donnent sens à l’affirmation courante : « Je suis croyant, mais non pratiquant. » On peut juger cela insuffisant tant qu’on voudra, mais grâce à saint Paul, nous comprenons évidemment ce que cela veut dire. Pour un hanbalite, en revanche, cette phrase n’a absolument aucun sens. Pour un pieux agnostique, en effet, avoir la foi ne peut signifier entretenir une relation personnelle avec Dieu, puisque nous n’en connaissons pas la nature, mais c’est tout simplement faire ce qu’il nous demande de faire. Plus précisément : l’aimer, ce n’est pas autre chose que de faire sa volonté, exprimée dans sa révélation. Il n’est pas question d’intériorité mais d’action. Ce pieux agnosticisme sur la nature de Dieu s’accompagne d’un amour zélé pour sa Loi.

Nous voilà partis bien loin de nos œufs de Pâques ? Pas vraiment, car les conséquences d’une telle théologie pour la question posée à Ibn Taymiyya, sur la participation de musulmans aux festivités qui entourent Pâques, sont considérables. Puisque de Dieu, on ne connaît que la volonté et non point la nature, alors être musulman, c’est agir comme un musulman : c’est faire ce qu’un musulman est tenu de faire. Parallèlement, être chrétien, c’est agir comme un chrétien et, par réciprocité, agir comme un chrétien, c’est être chrétien. Du fait des présupposés théologiques de cette école, faire, c’est être. Par conséquent, faire comme les chrétiens, fût-ce dans des pratiques tout à fait secondaires (un repas de fête, des œufs colorés), c’est être chrétien. Pour un musulman, c’est donc cesser d’être musulman. C’est devenir un apostat – et ce indépendamment des convictions intérieures, qu’Ibn Taymiyya ne discute jamais. Or l’apostasie, dans la tradition juridique islamique classique, est punie de mort. La sentence de mort qu’Ibn Taymiyya réserve à l’imprudent musulman qui a cru courtois d’échanger des œufs de Pâques avec ses voisins chrétiens n’est que l’extension maximale de la peine qui frappe l’apostat, et cette compréhension extensive de l’apostasie a son fondement dans une théologie particulière.

II – Tareq Oubrou – Quelle place pour l’islam dans la République ?

1 – Jamais les musulmans n’ont été guidés religieusement directement par le Coran et la Sunna. Tout simplement parce que les textes ne parlent pas d’eux-mêmes. Ils ne proposent ni doctrine théologique, ni juridique encore moins politique. Ils contiennent simplement des informations révélées qui ne sont organisées ni par thématique ni par chronologie. Ils demandent à être (ré)appropriés et (ré)interprétés par les musulmans, puis (re)mis en cohérence avec leur condition historique.

Les Écritures restent muettes tant que les Hommes ne les lisent pas, ne leur donnent pas leur propre souffle, ne les commentent pas, ne les mettent pas en pratique intelligemment et avec sagesse. Au fil de l’histoire musulmane, de génération en génération, les musulmans ont choisi de suivre des écoles et des doctrines (madh-hah) théologiques et canoniques élaborées pour les Hommes par des Hommes qu’on qualifie d’oulémas (savants).

Je me souviens d’un jeune homme qui me posa une question après une conférence. Quand je lui ai donné mon avis, il me rétorqua agacé que mon avis ne l’intéressait pas et qu’il voulait savoir ce que Dieu en dit. Je n’ai pu m’empêcher de lui dire : « Montez chez Dieu et posez-lui la question ! » Une autre personne, à l’occasion d’une autre conférence, qui m’interrogeait également, me fit remarquer que sa question était sur ce que l’Islam en disait et pas sur mon avis propre. Instinctivement, je lui ai répondu d’aller poser la question à Monsieur Islam. Elle fut désappointée par la réponse car elle savait bien que Monsieur Islam n’existe pas ! Il n’y a que des femmes et des hommes par leur charisme, leur moralité et leur spiritualité jouissant d’une certaine envergure intellectuelle qui pensent et qui donnent leur avis en interprétant les textes dans le langage de leurs contemporains. A cet égard, le commentateur ou l’interprète n’est pas un simple relais, un passeur passif comme une sorte d’être diaphane qui se laisse traverser par les lumières du texte sacré sans lui donner sa propre teinte et sans s’y impliquer. Non. Le commentateur est un acteur et donc un créateur du sens religieux. Il est la dimension humaine, humaniste et existentialiste de l’Islam, puisqu’initialement cette religion est faite pour le musulman et en partie par lui.

2 – La foi musulmane est définie comme un acte du cœur et de l’esprit, une perception et une pratique intérieure. Elle est plus importante et plus prioritaire que la pratique de la sharia. Son propre est d’être confiante, mais sans certitude absolue puisque personne n’a vu Dieu, ni ne l’a rencontré personnellement. Il s’agit d’une foi interrogative progressant grâce à une sorte de doute qui en est le moteur. Car toute foi aveugle, qui ne s’interroge pas, est un danger pour le croyant et pour les autres.

Le plus souvent, lorsqu’on évoque l’Islam en tant que religion, on pense systématiquement à ses cinq piliers. Peu connaissent son credo : les six piliers de la foi. Celui qui y adhère même vaguement est musulman, sans baptême puisqu’il n’y en a pas en islam. Ainsi il est musulman même sans pratiquer les rites. En tout cas, il est établi dans l’orthodoxie sunnite que les pratiques ne valident pas la foi. Le minimum à ce niveau de croyance est de consentir par son cœur que Dieu est unique selon un hadith du Prophète (Muslim). Il n’introduit pas les pratiques dans la définition de la foi. A savoir un assentiment du cœur (at-tasdîq). Cette doctrine sunnite – que nous défendons – s’interdit d’excommunier le musulman qui néglige les obligations religieuses y compris les cardinales, et même s’il se trompe de doctrine et tombe dans l’hétérodoxie, c’est-à-dire non sunnite.

En résumé, ce n’est pas parce qu’une personne a une certaine pratique de l’islam qu’elle est musulmane, mais parce qu’elle a la foi. Et c’est parce quelle a la foi qu’elle pratique. Les pratiques ne valident pas la foi car c’est elle qui les valide et leur donne sens. Il ne faudrait donc pas que les musulmans inversent les choses en ce domaine. On peut même dire que la foi est la plus grande pratique de l’islam, car elle est celle de l’esprit et du cœur.

IIIll peut être intéressant de comparer l’exemple donné par Oubrou du jeune homme qui exige de savoir ce que Dieu dit avec cet autre exemple présenté par Jean-Paul Sartre dans sa conférence L’existentialisme est un humanisme.

Pour vous donner un exemple qui permette de mieux comprendre le délaissement, je citerai le cas d’un de mes élèves qui est venu me trouver dans les circonstances suivantes : son père était brouillé avec sa mère, et d’ailleurs inclinait à collaborer, son frère aîné avait été tué dans l’offensive allemande de 1940, et ce jeune homme, avec des sentiments un peu primitifs, mais généreux, désirait le venger. Sa mère vivait seule avec lui, très affligée par la demi-trahison de son père et par la mort de son fils aîné, et ne trouvait de consolation qu’en lui. Ce jeune homme avait le choix, à ce moment-là, entre partir pour l’Angleterre et s’engager dans les Forces Françaises Libres – c’est-à-dire, abandonner sa mère – ou demeurer auprès de sa mère, et l’aider à vivre. Il se rendait bien compte que cette femme ne vivait que par lui et que sa disparition – et peut-être sa mort – la plongerait dans le désespoir. Il se rendait aussi compte qu’au fond, concrètement, chaque acte qu’il faisait à l’égard de sa mère avait son répondant, dans ce sens qu’il l’aidait à vivre, au lieu que chaque acte qu’il ferait pour partir et combattre était un acte ambigu qui pouvait se perdre dans les sables, ne servir à rien : par exemple, partant pour l’Angleterre, il pouvait rester indéfiniment dans un camp espagnol, en passant par l’Espagne ; il pouvait arriver en Angleterre ou à Alger et être mis dans un bureau pour faire des écritures. Par conséquent, il se trouvait en face de deux types d’action très différents : une concrète, immédiate, mais ne s’adressant qu’à un individu ; ou bien une action qui s’adressait à un ensemble infiniment plus vaste, une collectivité nationale, mais qui était par là même ambiguë, et qui pouvait être interrompue en route. Et, en même temps, il hésitait entre deux types de morale. D’une part, une morale de la sympathie, du dévouement individuel ; et d’autre part, une morale plus large, mais d’une efficacité plus contestable. Il fallait choisir entre les deux. Qui pouvait l’aider à choisir ? La doctrine chrétienne ? Non. La doctrine chrétienne dit : soyez charitable, aimez votre prochain, sacrifiez-vous pour autrui, choisissez la voie la plus rude, etc. etc… Mais quelle est la voie la plus rude ? Qui doit-on aimer comme son frère, le combattant ou la mère ? Quelle est l’utilité la plus grande, celle, vague, de combattre dans un ensemble, ou celle, précise, d’aider un être précis à vivre ? Qui peut en décider a priori ? Personne. Aucune morale inscrite ne peut le dire. […]

Au moins, direz-vous, est-il allé voir un professeur pour lui demander conseil. Mais, si vous cherchez conseil, auprès d’un prêtre, par exemple, vous avez choisi ce prêtre, vous saviez déjà au fond, plus ou moins, ce qu’il allait vous conseiller. Autrement dit, choisir le conseilleur, c’est encore s’engager soi-même. La preuve en est que, si vous êtes chrétien, vous direz : consultez un prêtre. Mais il y a des prêtres collaborationnistes, des prêtres attentistes, des prêtres résistants. Lequel choisir ? Et si le jeune homme choisit un prêtre résistant, ou un prêtre collaborationniste, il a déjà décidé du genre de conseil qu’il recevra. Ainsi, en venant me trouver, il savait la réponse que j’allais lui faire, et je n’avais qu’une réponse à faire : vous êtes libre, choisissez, c’est-à-dire inventez.  Aucune morale générale ne peut vous indiquer ce qu’il y a à faire ; il n’y a pas de signe dans le monde.

L’humanité peut-elle se passer de religion?

Début de la dissertation (modèle)

[Introduction]

La religion est un fait de civilisation universel. Toutes les sociétés humaines passées et la majorité écrasantes des hommes d’aujourd’hui vivent en se référant au divin et au sacré, avec des croyances métaphysiques, c’est-à-dire relatives à une réalité surnaturelle, des croyances qui ne sont pas étayées sur des faits observables dans la nature.[éléments de définition] Comment expliquer l’importance du fait religieux pour l’humanité ? [reformulation de la question] Faut-il attribuer les croyances religieuses à une « pensée magique », irrationnelle, vouée à disparaître à mesure que l’humanité grandit, sort de l’enfance, pour, grâce au progrès de la civilisation, atteindre son stade adulte ? Dans cette perspective, l’humanité paraît destinée à sortir de la religion pour entrer dans l’âge de la démocratie et de la science, où elle se gouverne elle-même de manière autonome sans référence aux dieux. Ou bien faut-il considérer que la religion remplit des fonctions essentielles à la condition humaine, et qu’elle demeure pour cette raison l’horizon indépassable de l’humanité ? [la contradiction qui fait le problème = les termes du débat = les deux options ou deux branches d’une alternative]

[Première partie]

Lorsqu’on compare les sociétés modernes sécularisées aux sociétés traditionnelles, il apparaît que la religion est avant tout un phénomène politique : les croyances relatives au sacré ou au divin ont eu hitoriquement pour fonction de constituer le ciment des communautés humaines. Ces croyances étaient des croyances collectives associées à des pratiques non moins collectives, rites et cérémonies structurant la vie d’une communauté. Dans une société gouvernée par la religion, il est impossible pour l’individu de se démarquer de la communauté : la religion garantit l’unité du groupe par l’unité des pensées et des pratiques. Ce n’est que dans les sociétés où la religion a cessé d’être la source de la loi commune que les croyances peuvent être l’affaire de l’individu, des croyances personnelles. Ce qui n’implique pas nécessairement la diparition des croyances et des communautés religieuses.

Cette transformation est rendue possible par par la séparation du politique et du religieux, dont John Locke, notamment, a formulé le principe : pour que des croyances personnelles diverses puissent coexister au sein d’une société, il faut que l’État ne se soucie pas de garantir les vérités nécessaires à la moralité et au salut des hommes. Il faut qu’il se borne à protéger les biens civils qui intéressent également tous les hommes, quelle que soit leur conception du divin ou du sacré, qu’ils soient croyants ou non croyants : la vie, la santé, la propriété, et bien entendu la liberté, en particulier la liberté pour l’individu de chercher son bonheur ou son salut comme il l’entend. L’État, autrement dit, doit protéger les droits de l’individu par des lois communes en restant neutre sur le plan religieux. Réciproquement, les communautés religieuses doivent renoncer à utiliser le pouvoir de l’État pour imposer leur conception de la vérité et pour contraindre les hommes à se soumettre à la loi de Dieu.

La séparation de l’État et des Églises garantit en principe la libre recherche de la vérité, donc également la recherche scientifique. L’essor de la science moderne paraît conduire irrésistiblement au dépassement des récits religieux qui rendaient compte de l’ordre du monde et de l’origine de l’homme. La science se fonde sur le naturalisme méthodologique, qui consiste à expliquer la nature par la nature, en excluant Dieu des causes des phénomènes naturels, sauf à le considérer simplement comme le créateur de l’univers dont les scientifiques étudient et découvrent les lois. La théorie darwinienne de l’évolution, par exemple, donne de l’origine des espèces, notamment de l’espèce humaine, une explication scientifique par le mécanisme des mutations génétiques et de la sélection naturelle qui renvoie le récit d’Adam et Eve au statut de fiction mythologique. Au regard de certains rationalistes, pour lesquels il n’existe de vérités que scientifiques, les croyances religieuses sont de l’ordre de la superstition, des croyances irrationnelles destinées à disparaître grâce au progrès des Lumières, au progrès des sciences et de l’éducation.

Peut-on toutefois réellement considérer que l’explication du monde constituait la fonction essentielle de la religion ? Peut-être que la religion séparée de la politique et renonçant à prétendre produire une connaissance de la nature se trouverait davantage en mesure d’accomplir ses véritables fonctions, d’ordre moral et spirituel. C’est ce que nous allons à présent examiner. [transition]


Plan

Première partie

Thème : religion et politique, ou bien religion et science (il est possible de traiter les deux thèmes). Le thème imposé répond à une logique. La religion peut être en conflit avec la modernité politique (L’État laïque et démocratique) et scientifique. Du point de vue de la rationalité philosophique et scientifique, les aspects de la religion qui entrent en contradiction avec la démocratie et la science ne peuvent être évoqués que pour être critiqués. Le parti-pris inverse, théoriquement possible, consiste à fonder le refus de la rationalité philosophique et scientifique sur l’intégrisme religieux, qui oppose la lecture littérale des textes sacrés (interprétés comme non interprétables) à la raison. La première partie doit traiter ce qui porte le moins au débat contradictoire, sur lequel l’accord est le plus large. En l’occurrence, l’idée selon laquelle la science (pour produire la connaissance de la réalité du monde) et l’État (pour produire les lois de la société) peuvent et même doivent se passer de religion est une idée largement acceptée y compris de point de vue religieux (pour lequel l’humanité ne peut se passer de religion).

Interprétation de la question : Peut-on séparer l’État de la religion ? ou bien Peut-on séparer connaissance et religion ? La distinction des différents aspects du fait religieux permet d’isoler les thèmes (la fonction politique et la fonction de connaissance de la religion) qui peuvent conduire à justifier l’idée que oui, l’humanité peut se passer de religion (sur la plan politique et scientifique) sans remettre en question la raison d’être de la religion. Il faut donc construire une argumentation qui confronte la religion soit à la science, soit à la théorie de la séparation de la religion et de l’État (principe de laïcité), soit qui intègre les deux thèmes.

Deuxième partie

Thème : religion et morale. La distinction des ordres permet de circonscrire un domaine propre à la religion que ne lui conteste ni l’État, ni la science : celui de la connaissance du Bien et du Mal, des lois morales qui doivent régler les conduites humaines. On peut s’appuyer sur cette définition de la religion comme doctrine morale : « La religion est la connaissance de tous nos devoirs comme commandements divins » (Kant).

Interprétation de la question : Peut-on séparer la morale de la religion ? On peut lui associer une série de questions qui permettent d’en préciser le sens : un athée peut-il est être vertueux (capable de moralité) ? Si Dieu n’existait pas, tout serait-il permis ? La conscience peut-elle est morale sans la foi ? Peut-elle être la source des valeurs ? Peut-on concevoir une morale objective indépendante de la religion ou un tel projet conduit-il nécessairement au relativisme (« à chacun sa vérité ») et à l’individualisme, chacun appelant « bon » ce qui est bon pour lui ? Deux partis-pris sont possibles, suivant que l’on pense ou non que la nature humaine comprend un élément moral, la possibilité d’une conduite morale sans référence à une métaphysique religieuse. Quel que soit le parti-pris, il faut bien entendu argumenter.

Troisième partie

Thème : religion et bonheur. La religion n’apporte pas seulement une réponse à la question : que dois-je faire ? mais aussi une réponse à la question : que m’est-il permis d’espérer ? Tout homme désire être heureux et se pose nécessairement pour lui le problème de la valeur ou du sens de la vie, du bonheur qu’il est permis d’espérer, de ce qu’on est en droit d’attendre de la vie. La religion comme doctrine du salut considère que seule la foi « sauve », permet d’être heureux en dépit des épreuves de la vie et de la certitude de la mort. La religion, sous cet aspect, n’est pas une morale mais une espérance, une doctrine du bonheur.

Interprétation de la question: Le bonheur est-il possible sans la dimension de l’espérance qu’apporte la foi ? Trois partis-pris sont possibles : a) on peut estimer qu’il n’y a ni morale ni bonheur possibles sans la religion, qui permet en outre de concilier les deux par la croyance en un Dieu de justice, juge suprême et gouverneur du monde; b) on peut estimer qu’une morale indépendante de la religion est possible, mais que seule la religion permet de surmonter la contradiction entre morale et bonheur, ou bien (thème plus facile à développer) entre la certitude de la mort et l’espérance du bonheur; c) on peut estimer, enfin, qu’une morale indépendante est possible, ou que la morale est inutile, et que la religion n’est pas la condition du bonheur, mais, au contraire, ce qui lui fait obstacle. Les deux premiers partis-pris justifient la religion et la foi du point de vue de l’espérance du bonheur; le dernier est le parti-pris de l’athéisme, pour lequel une critique radicale de la religion est nécessaire pour que l’humanité puisse espérer (individuellement ou collectivement) parvenir au bonheur. Il faut adopter un parti-pris et l’argumenter, en tenant compte des objections possibles.

Documents
Première partie

RELIGION ET POLITIQUE

Elie Barnavie, Les religions meurtrières (2006) – Toute religion est politique. L’historien sait que l’orthodoxie et l’orthopraxie religieuses ont, toujours et partout, structuré la vie sociale, l’anthropologue sait que, sauf dans nos sociétés dûment sécularisées, cela est encore le cas aujourd’hui. Il est grand temps que le citoyen s’en souvienne, lui aussi : toute religion est politique. Sauf dans nos sociétés dûment sécularisées, précisément. Qu’est-ce que cela veut dire ? D’abord que, sauf dans nos sociétés dûment sécularisées, cette orthodoxie et cette orthopraxie, il est de l’obligation du groupe de l’imposer à l’individu, pour son propre salut comme pour le salut de la communauté, s’il le faut contre sa propre volonté. Dans les sociétés traditionnelles, où « religion », société et autorité se confondent, cela ne pose point problème : toute « sortie de la religion » y équivaudrait à une sortie de la société et à une mise au ban de l’individu, et est donc proprement impensable. Aussi la coercition religieuse n’a-t-elle de sens que là où la religion est un champ social plus ou moins autonome, et où l’individu dispose d’une certaine capacité de choix (c’est, rappelons-le, la signification étymologique d' »hérésie »). Le système religieux dominant cherchera alors à remettre l’individu dans le droit chemin. Majoritaire, il aura à sa disposition pour ce faire la force de l’État, comme dans l’Europe des guerres de la Réforme et de la Contre-réforme, ou, aujourd’hui, dans les États où l’islam est religion d’État. Minoritaires, comme les juifs et les protestants, il comptera sur la formidable cohésion de groupe des religions persécutées.

John Locke, Lettre sur la tolérance (1689)

J’estime qu’il faut avant tout distinguer entre les affaires de la cité et celles de la religion et que de justes limites doivent être définies entre l’Église et l’État. Faute de quoi, on ne pourra apporter aucune solution aux conflits soulevés entre ceux qui ont véritablement à coeur, et ceux qui font semblant d’avoir à coeur, ou bien le salut des âmes, ou bien le salut de l’État. Il me semble que l’État est une société d’hommes constituée à seule fin de conserver et de promouvoir leurs biens civils. J’appelle biens civils la vie, la liberté, l’intégrité du corps et sa protection contre la douleur, la possession de biens extérieurs tel que sont les terres, l’argent, les meubles, etc. Il est du devoir du magistrat civil d’assurer au peuple tout entier et à chaque sujet en particulier, par des lois imposées également à tous, la bonne conservation et la possession de toutes les choses qui concernent cette vie. Si quelqu’un voulait violer ces lois en dépit de ce qui est permis et licite, son audace devrait être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à le priver en tout ou en partie de ces biens dont il aurait pu et même dû jouir sans cela. Mais comme personne ne souffre volontiers d’être privé d’une partie de ses biens et encore moins de la liberté ou de la vie, le magistrat, pour punir ceux qui violent le droit d’autrui, est armé d’une force faite de la vigueur réunie de tous les sujets. (…) Voici ce que je veux dire : le pouvoir civil ne doit pas prescrire des articles de foi par la loi civile, qu’il s’agisse de dogmes ou de formes du culte divin. Si, en effet, aucune peine ne leur est jointe, la force des lois périt; si des peines sont prévues, elles sont évidemment vaines et fort peu aptes à persuader. Si quelqu’un veut, pour le salut de son âme, adopter quelque dogme ou pratiquer quelque culte, il faut qu’il croie du fond de l’âme que ce dogme est vrai et que ce culte sera accepté par Dieu et qu’il lui sera agréable; mais aucune peine ne peut le moins du monde instiller dans les âmes une conviction de ce genre. Il faut, pour changer un sentiment dans les âmes, une lumière que ne peut en aucun façon produire le supplice des corps.

[…]

Considérons maintenant ce qu’est l’Église. L’Église me semble être une société libre d’hommes volontairement réunis pour adorer publiquement Dieu de la façon qu’ils jugent lui être agréable et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire. Nul ne naît membre d’une Église quelconque, sinon la religion du père et des grands-parents passerait aux enfants par droit héréditaire, en même temps que les terres, et chacun devrait sa foi à sa naissance : on ne peut rien penser de plus absurde. Voici donc comment il faut concevoir les choses. L’homme n’est pas par nature astreint à faire partie d’une Église, à être lié à une secte; il se joint spontanément à la société au sein de laquelle il croit que l’on pratique la vraie religion et un culte agréable à Dieu. L’espérance du salut qu’il y trouve ayant été la seule cause de son entrée dans l’Église, elle sera de même la seule raison d’y demeurer. Que s’il découvre ensuite quelque erreur dans la doctrine ou quelque incongruité dans le culte, il est nécessaire que la même liberté avec laquelle il est entré, lui ouvre toujours la sortie; aucun lien, en effet, ne peut être indissociable, sinon ceux qui sont attachés à l’attente certaine de la vie éternelle. Une Église rassemble des membres spontanément unis en elle, en vue de cette fin. (…) La fin de la société religieuse, comme on l’a dit, c’est le culte public de Dieu et par là, l’obtention de la vie éternelle; c’est là que doit donc tendre toute la discipline; ce sont là les limites qui circonscrivent toutes les lois ecclésiastiques. Dans cette société, il ne s’agit pas et il ne peut s’agir de biens civils, ni de possessions terrestres; il ne peut être ici, pour aucun motif, fait appel à la force, qui relève tout entière du magistrat civil; c’est du pouvoir de celui-ci que dépend la possession et l’usage des biens extérieurs.

[…]

En conclusion, nous réclamons que l’on accorde les mêmes droits à tous les citoyens. Est-il permis d’adorer Dieu à la façon de Rome ? Que cela soit permis, aussi bien qu’à la façon de Genève. Est-il permis de parler latin en public ? Que cela soit aussi permis dans les temples. Il est permis, chez soi, de fléchir le genou, de se tenir debout, de s’asseoir, de faire tel ou tel geste, de revêtir des vêtements blancs ou noirs, courts ou longs ? Qu’il ne soit pas interdit à l’Église de manger du pain, de boire du vin, de s’asperger d’eau. Et que tout ce que l’on est libre de faire dans la vie commune conformément à la loi, que chacun, à quelque Église qu’il appartienne, demeure libre de le faire dans le culte divin. Les réunions ecclésiastiques et les prêches sont, on l’a montré, conformes à l’usage public : si on les autorise pour les citoyens d’une seule Église ou d’une seule secte, pourquoi pas pour tous ? Si quelque agitation se produit dans une assemblée religieuse contre la paix publique, elle doit être réprimée, non pas autrement, mais de la même façon que si cela s’était produit dans une foire. Si au cours d’un prêche, il est dit ou fait quelque chose de séditieux, cela doit être puni comme si cela était arrivé sur la place publique. Les manifestations religieuses ne doivent pas servir de refuge aux rebelles et aux criminels : mais, en revanche, une réunion au temple n’est pas plus illicite qu’une réunion dans un autre édifice public et n’est pas plus blâmable ici que là ; on doit appeler sur quelqu’un la haine et la suspicion d’autrui, pour ses propres crimes seulement et non pas pour les vices des autres. […] Ceux dont la doctrine est pacifique, ceux dont les mœurs sont pures et sans fautes, qu’ils soient dans la même situation que le reste des citoyens. Si les réunions, les assemblées solennelles, la célébration des jours de fête, les discours et les cultes publics sont permis aux autres ; alors qu’ils soient permis, à égalité de droit, aux remontrants, aux anti-remontrants, aux luthériens, aux anabaptistes, aux sociniens. Et même, s’il est permis de dire ce qui est vrai et ce que les hommes se doivent les uns aux autres, que le païen, ou le mahométan ou le juif ne soit pas exclu de l’État pour cause de religion.

Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, article « laïcité » (1887) – La laïcité de l’école à tous les degrés n’est autre chose que l’application à l’école du régime qui a prévalu dans toutes nos institutions sociales. Nous sommes partis, comme la plupart des peuples, d’un état de choses qui consistait essentiellement dans la confusion de tous les pouvoirs et de tous les domaines, dans la subordination de toutes les autorités a une autorité unique, celle de la religion. […] Toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure est bientôt obligée de constituer comme forces distinctes de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. […] La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les citoyens, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l’œuvre de sécularisation. Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir.

RELIGION ET SCIENCE

Baruch Spinoza, Ethique (1677) – Contre le finalisme. Tous les préjugés que j’entreprends de signaler ici dépendent d’ailleurs d’un seul, consistant en ce que les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin; ils disent, en effet, que Dieu a tout fait en vue de l’homme et qu’il a fait l’homme pour que l’homme lui rendit un culte. […] Et, il ne faut pas oublier ici que les sectateurs de cette doctrine, qui ont voulu faire montre de leur talent en assignant les fins des choses, ont, pour soutenir leur doctrine, introduit une nouvelle façon d’argumenter : la réduction non à l’impossible mais à l’ignorance; ce qui montre qu’il n’y avait pour eux aucun moyen d’argumenter. Si, par exemple, une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué, ils démontreront de la manière suivante que la pierre est tombée pour tuer cet homme. Si elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (et en effet, il y en a souvent un grand concours) ont-elles pu se trouver par chance réunies ? Peut-être direz-vous : cela est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais, insisteront-ils, pourquoi le vent soufflait-il à ce moment? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même instant ? Si vous répondez alors : le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, par un temps encore calme, avait commencer à s’agiter; l’homme avait été invité par un ami; ils insisteront de nouveau, car ils n’en finissent pas de poser des questions : pourquoi la mer était-elle agitée ? pourquoi l’homme a-t-il été invité pour un tel moment ? Et il continueront ainsi de vous interroger sans relâche sur les causes des événements, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. De même quand ils voient la structure du corps humain, ils sont frappés d’un étonnement imbécile et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un si bel arrangement, concluent qu’il n’est point formé mécaniquement mais par un art divin ou surnaturel, et en telle façon qu’aucune partie ne nuise à l’autre. Et ainsi arrive-t-il que quiconque cherche les vraies causes des prodiges et s’applique à connaître en savant les choses de la nature, au lieu de s’en émerveiller comme on un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme des interprètes de la Nature et des Dieux. Ils savent bien que détruire l’ignorance, c’est détruire l’étonnement imbécile, c’est-à-dire leur unique moyen de raisonner et de sauvegarder leur autorité.

Bertrand Russell, Science et religion (1935) La théorie de Darwin fut pour la théologie un coup aussi dur que celle de Copernic. Non seulement il devenait nécessaire d’abandonner la fixité des espèces, et les nombreux actes de création distincts que la Genèse paraissait affirmer; non seulement il devenait nécessaire d’admettre, depuis l’origine de la vie, un laps de temps bouleversant pour les tenant de l’orthodoxie; non seulement il devenait nécessaire d’abandonner une foule d’arguments en faveur de la bienveillance de la Providence, reposant sur l’adaptation parfaite des animaux à leur milieu, puisque cette adaptation s’expliquait maintenant par l’effet de la sélection naturelle; mais, pis encore, les évolutionnistes osaient affirmer que l’homme descendait d’animaux inférieurs. Les théologiens et les personnes incultes s’emparèrent de cet aspect de la théorie. Le monde s’écria avec horreur : « Darwin prétend que l’homme descend du singe ! » (…) Les théologiens firent observer que les hommes ont des âmes immortelles, tandis que les singes n’en ont pas ; que le Christ était mort pour sauver les hommes et non les singes ; que les hommes ont un sens du bien et du mal qui leur vient de Dieu, tandis que les singes sont guidés uniquement par l’instinct. Si les singes s’étaient transformés en hommes par degrés imperceptibles, à quel moment avaient-ils acquis subitement ces caractères théologiquement importants ? En 1860 (un an après la parution de l’Origine des Espèces), devant la « British Association », l’évêque Wilberforce tonna contre le darwinisme, s’écriant : « Le principe de la sélection naturelle est absolument incompatible avec la parole de Dieu. »

Deuxième partie : Religion et morale

Blaise Pascal, Pensées, 793-308 (1670). La distinction des trois ordres de la valeur.La distance infinie des corps aux esprits figurent la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans la recherche de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces gens de chair. La grandeur de la sagesse, qui n’est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents de genre. […] Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu’il le fût. Il eût été inutile à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi; mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre. […] Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits; car il connaît tout cela, et soi; et le corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel.

Jean-Paul II – La splendeur de la vérité, « L’enseignement moral de l’Église »(1993). Critique du relativisme et de l’individualisme modernes. Dans certains courants de la pensée moderne, on en est arrivé à exalter la liberté au point d’en faire un absolu, qui serait la source des valeurs. C’est dans cette direction que vont les doctrines qui perdent le sens de la transcendance ou celles qui sont explicitement athées. On a attribué à la conscience individuelle des prérogatives d’instance suprême du jugement moral, qui détermine d’une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. A l’affirmation du devoir de suivre sa conscience, on a indûment ajouté que le jugement moral est vrai par le fait qu’il vient de la conscience. Mais de cette façon, la nécessaire exigence de la vérité a disparu au profit d’un critère de sincérité, d’authenticité, d' »accord avec soi-même », au point que l’on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement moral. Comme on peut le saisir d’emblée, la crise au sujet de la vérité n’est pas étrangère à cette évolution. Une fois perdue l’idée d’une vérité universelle quant au Bien connaissable par la raison humaine, la conscience n’est plus considérée dans sa réalité originelle, c’est-à-dire comme un acte de l’intelligence de la personne, qui a pour rôle d’appliquer la connaissance universelle du bien dans une situation déterminée et d’exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite à choisir ici et maintenant; on a tendance à attribuer à la conscience individuelle le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de manière autonome, et d’agir en conséquence. Cette vision ne fait qu’un avec une éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve confronté à sa vérité, différente de la vérité des autres. Poussé dans ses conséquences extrêmes, l’individualisme débouche sur la négation de l’idée même de nature humaine. […] L’autonomie morale authentique de l’homme ne signifie nullement qu’il refuse, mais bien qu’il accueille la loi morale, le commandement de Dieu : « Le Seigneur Dieu fit à l’homme ce commandement… » (Génèse 2, 16). La liberté de l’homme et la Loi de Dieu se rejoignent et sont appelées à s’interpénétrer, c’est-à-dire qu’il s’agit de l’obéissance libre de l’homme à Dieu et de la bienveillance gratuite de Dieu envers l’homme. Par conséquent, l’obéissance de Dieu n’est pas, comme le croient certains, une hétéronomie, comme si la vie morale était soumise à la volonté d’une toute-puissance abolue, extérieure à l’homme, et contraire à l’affirmation de sa liberté. Cette hétéronomie ne serait qu’une forme d’aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la personne humaine.

Jean-Jacques Rousseau, Émile (1762). Profession de foi du vicaire savoyard – Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun l’a fait parler à sa mode et lui a fait dire ce qu’il a voulu. Si l’on eût écouté que ce que Dieu dit au coeur de l’homme, il n’y aurait jamais eut qu’une religion sur la terre. Ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du coeur; et celui-là, quand il est sincère, est toujours uniforme. C’est avoir une vanité bien folle de s’imaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme de l’habit du prêtre, à l’ordre des mots qu’il prononce, aux gestes qu’il fait à l’autel, et à toutes les génuflexions. […] Je regarde toutes les religions particulières comme autant d’institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière uniforme d’honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie du peuple, et dans quelque cause locale qui rend l’une préférable à l’autre, selon les temps et les lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du coeur. […] Mon fils, tenez votre âme en état de désirer qu’il y ait un Dieu, et vous n’en douterez jamais. Au surplus, quelque parti que vous puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de la religion sont indépendants des institutions des hommes; qu’un coeur juste est le vrai temple de la Divinité; qu’en tout pays et en toute secte, aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même est le sommaire de la loi; qu’il n’y a point de religion qui dispense des devoirs de la morale; qu’il n’y a de vraiment essentiels que ceux-là; que le culte intérieur est le premier de ces devoirs, et que sans la foi nulle véritable vertu n’existe.

Troisième partie : religion et bonheur

Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentationSans la mort, il n’y aurait sans doute pas de philosophie. Cette réflexion, source de l’idée de la mort, nous élève à des opinions métaphysiques, à des vues consolantes, dont le besoin comme la possibilité sont également inconnus de l’animal. C’est avant toute chose vers ce but que sont dirigés tous les systèmes religieux et tous les systèmes philosophiques. Ils sont ainsi d’abord et avant tout comme le contrepoison que la raison, par la force de ses seules méditations, fournit contre la certitude de la mort. Ce qui diffère, c’est la mesure dans laquelle ils atteignent ce but, et sans doute telle religion, telle philosophie, rendra l’homme bien plus capable que tel autre de regarder la mort en face, d’un oeil tranquille. C’est la connaissance des choses de la mort et la considération de la douleur et de la misère de la vie qui donnent la plus forte impulsion à la pensée philosophique et à l’explication métaphysique du monde. Si notre vie était infinie et sans douleur, il n’arriverait peut-être à personne de se demander pourquoi le monde existe, et pourquoi il a précisément cette nature particulière.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratiqueLa morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons devenir digne du bonheur. C’est seulement lorsque la religion s’y ajoute que se déclare aussi l’espérance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous avons eu soin de n’en pas être indignes. Quelqu’un est digne de posséder une chose ou un état quand le fait d’être dans cette possession s’accorde avec le Souverain Bien. On peut maintenant comprendre aisément que tout mérite dépend de la conduite morale, parce que celle-ci constitue dans le concept du souverain Bien la condition du reste (de ce qui se rapporte à l’état de la personne), à savoir la participation au bonheur. Or, il suit de là que l’on ne doit jamais traiter la morale comme une doctrine du bonheur, c’est-à-dire comme un enseignement portant sur la manière d’obtenir le bonheur, car elle n’a trait qu’à la condition rationnelle (conditio sine qua non) du bonheur, non au moyen de l’acquérir. Mais lorsque la morale (qui impose uniquement des devoirs et ne fournit point de règles à des désirs intéressés) a été exposée complètement, alors seulement, après que s’est éveillé le désir moral, fondé sur une loi, de réaliser le souverain Bien (d’amener le règne de Dieu), désir qui auparavant n’a pu venir à aucune âme intéressée, et après que, pour conforter ce désir, le pas vers la religion a été franchi, alors seulement la doctrine morale peut être appelée aussi une doctrine du bonheur, parce que l’espoir d’obtenir le bonheur ne commence qu’avec la religion. On peut voir par là que si l’on demande quel est le dernier but de Dieu dans la création du monde, on ne doit pas nommer le bonheur des êtres raisonnables en ce monde, mais le souverain Bien qui, au désir de ces êtres, ajoute encore une condition, celle qu’ils soient dignes du bonheur, c’est-à-dire ajoute la moralité de ces mêmes êtres raisonnables, qui seule renferme la mesure d’après laquelle ils peuvent espérer, par la main d’un sage auteur du monde, avoir part au bonheur.

Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion – Les idées religieuses, qui professent d’être des dogmes, ne sont pas le résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, c’est-à-dire la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité; le secret de leur force est la force de ces désirs. Nous le savons déjà : l’impression terrifiante de la détresse infantile avait éveillé le besoin d’être protégé – protégé en étant aimé-, besoin auquel le père a satisfait; la reconnaissance du fait que cette détresse dure toute la vie a fait que l’homme s’est cramponné à un autre père, à un père cette fois plus puissant.

Karl Marx, Critique de la philosophie du droit de HegelL’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. La critique a arraché des chaînes les fleurs imaginaires qui les recouvraient, non pour que l’homme porte des chaînes sans fantaisie, désespérantes, mais pour qu’il rejette les chaînes et cueille les fleurs vivantes. La critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l’âge de raison, pour qu’il gravite autour de lui-même, c’est-à-dire de son soleil réel. La religion n’est que le soleil illusoire qui gravite autour de l’homme tant que l’homme ne gravite pas autour de lui-même.