L’avenir peut-il être meilleur ?

Problématique

Le sujet, traité sous l’angle de la question du bonheur, conduit à examiner le lieu commun de l’expérience ordinaire (on a raison d’espérer, il faut croire que l’avenir peut être meilleur) et le lieu commun de la philosophie du bonheur, la critique de l’espérance. Le mieux est de partir de l’expérience commune pour introduire le point de vue de la critique philosophique, contenue dans ces deux textes de Pascal qui résument les objections des sagesses antiques à l’encontre de l’expérience commune. Le premier texte souligne l’universalité du désir d’être heureux ainsi que l’universalité de l’expérience du malheur (de l’insatisfaction). Comment expliquer cette contradiction entre l’espérance et l’expérience, sinon par le caractère illusoire de la croyance en un avenir meilleur (la croyance en la possibilité du bonheur) ? « L’expérience instruit peu », écrit Pascal, ce qui signifie que nous avons sous les yeux toutes les preuves de notre erreur, de la vanité de l’espérance, mais que nous ne pouvons pas nous empêcher d’espérer. C’est le caractère de l’illusion, qui est illusion du désir et désir d’illusion. Le deuxième texte souligne la contradiction entre l’espérance et le bonheur, qui est présent ou qui n’est pas. Être heureux consiste à être heureux, à être bien, c’est-à-dire à jouir du simple fait d’être, d’exister, de vivre, ce qui n’est possible qu’au présent puisque seul le présent existe, que le passé n’est plus et l’avenir pas encore. C’est dans la mesure où « le seul avenir est notre fin » que « nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre » : l’espérance, l’attente d’un avenir meilleur, nous sépare du bonheur, la jouissance de l’existence au présent.

Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. Et cependant, depuis un si un si grand nombre d’années, jamais personne, sans la foi, n’est arrivée à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent : princes, sujets ; nobles, roturiers ; vieux, jeunes ; forts, faibles ; savants, ignorants ; sains, malades ; de tous pays, de tous les temps, de tous âges et de toutes conditions. Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme, devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts ; mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable, qu’il n’y ait quelque délicate différence ; et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre. Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous dupe, et, de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

Éléments pour l’introduction

L’idée à discuter suggérée par la question

« L’espoir fait vivre ». Nous vivons avec la conviction que l’avenir peut être meilleur, conviction qui paraît aussi indispensable que l’air que nous respirons. La question invite à examiner une pensée ordinaire associée à l’expérience quotidienne et qu’on n’a pas l’habitude de mettre en question. L’espérance, qui consiste à croire que l’avenir viendra combler nos attentes, accompagne nécessairement toutes nos actions. En dépit de l’adage selon lequel « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre », nul n’agit sans l’espoir de réaliser le but de son action. Nos actions se fondent sur la conviction qu’il est nécessaire et possible d’améliorer par nous-mêmes notre condition. Penser l’avenir meilleur que le présent est donc en un sens inévitable. Cela tient au fait que nous poursuivons un idéal dont nous situons la réalisation dans l’avenir, qu’il s’agisse de notre bonheur ou d’un idéal moral, désintéressé, comme l’idéal de justice. La vie est faite d’échecs et de réussites. Nous savons que la réalisation de nos désirs et de nos projets n’est pas certaine. Il suffit cependant qu’elle soit possible pour justifier l’espérance.

Objection

L’objection est l’objection faite par la philosophie à la l’expérience commune. Les sagesses antiques sont des philosophies du bonheur fondées sur la critique du rapport ordinaire au bonheur, l’espérance, qui place le bonheur dans l’avenir. A-t-on raison de penser que « l’avenir peut être meilleur » ? Il s’agit d’une croyance, puisqu’on ne peut connaître l’avenir, hors le fait certain que la vieillesse, la maladie et la mort nous attendent, et peut-être d’une croyance illusoire. L’illusion est une erreur nécessaire, au sens où on ne peut pas l’éviter parce qu’elle est naturelle (comme l’illusion d’optique), de sorte qu’il s’agit d’une erreur persistante, qui résiste à la critique. Prendre ses désirs pour des réalités est l’illusion la plus ordinaire. De fait nous croyons au bonheur parce que nous désirons être heureux. L’expérience devrait pourtant nous apprendre que le mécontentement est partout. Serait-il possible que notre espérance d’un avenir meilleur ne soit qu’une croyance égocentrique et illusoire qui, de déception en déception, « de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort » (Pascal).

Première partie – Ambition et réussite font partie de la condition humaine : n’est-ce pas la preuve que l’avenir peut-être meilleur ?

Comme on peut le voir au moment des élections, le « pouvoir d’achat » est une préoccupation largement partagée. En admettant qu’un avenir meilleur est un avenir plus heureux, il semble logique de penser que l’argent y contribue, dans la mesure où il constitue le moyen de satisfaire de nombreux désirs. L’économie, c’est-à-dire l’organisation des moyens de la prospérité, est au coeur du débat politique parce que l’augmentation de la richesse produite (« la croissance) apparaît, associée au besoin à une redistribution des fruits de la croissance en direction des plus pauvres, comme la condition de l’amélioration du bien-être de tous. Or l’augmentation du « niveau de vie », au plan individuel comme au plan collectif, dépend pour une bonne part de nous, de notre ambition, de notre travail et de notre ingéniosité. Si nous pouvons pas notre action accroître notre pouvoir d’achat et que le pouvoir d’achat permet d’acheter une part de bonheur toujours plus grande à mesure que celui-ci augmente, alors nous pouvons regarder vers l’avenir avec une confiance et un espoir justifiés.

La pensée selon laquelle l’avenir peut être meilleur est donc un lieu commun conforté par l’expérience. Certes il peut y avoir des échecs, des périodes de récession et de chômage, des entreprises en faillite, des plans de carrière contrariés, mais la réussite économique est possible, pour les individus comme pour les sociétés. Pour donner tort à l’idée qu’il est possible d’améliorer sa condition, il faudrait pouvoir montrer que l’augmentation du niveau de richesse ne s’accompagne pas nécessairement d’un accroissement du niveau de bonheur. Certains économistes ont étudié la corrélation entre richesse et bonheur en définissant celui-ci par le sentiment subjectif du bonheur, ce qui paraît logique, dans la mesure où le bonheur n’est rien d’autre que le contentement de son état, l’état de bien-être, en tant que celui-ci se caractérise par une certaine durée et une certaine stabilité, à la différence du plaisir ou de la joie. Les enquêtes sur le bonheur mesurent le bonheur déclaré et permettent de faire des comparaisons entre les « notes de bonheur ». Un économiste américain, Richard Easterlin, a ainsi fait une observation étonnante, connue depuis sous le nom de « paradoxe d’Easterlin ». D’un côté, l’observation de la situation des ménages ou des pays à une date donnée montre que plus on est riche, plus on est satisfait de la vie; d’un autre côté, il est apparaît que la forte croissance des revenus ne se traduit pas par une évolution significative de la satisfaction de la vie moyenne sur le long terme.

Comment expliquer ce paradoxe ? L’hypothèse d’un seuil de satiété a été avancée. Comme le dit Epicure, le ventre n’est pas insatiable. Au-delà du niveau de revenu permettant de se mettre à l’abri du besoin, l’accroissement de richesse ne serait pas en mesure de générer un surplus de satisfaction. Il serait ainsi possible de définir aussi bien la pauvreté objective que la richesse objective, le niveau de richesse nécessaire pour atteindre le niveau maximum de satisfaction possible. Cette hypothèse a toutefois été invalidée par l’observation : s’il est vrai que le surcroît de satisfaction généré par l’augmentation du revenu est plus important chez les pauvres que chez les riches, il est vrai aussi qu’à tous les niveaux de richesse, son accroissement se traduit pas plus de satisfaction. La contradiction disparaît en revanche si on admet que ce n’est pas le niveau de revenu en lui-même mais le revenu relatif qui explique le bonheur déclaré. Le sentiment de satisfaction dépend de la comparaison, avec soi-même (niveaux de richesses antérieurs, écart entre niveau de vie et aspirations) et avec les autres (l’important pour le niveau de bonheur déclaré étant moins la richesse en soi que le fait de se savoir plus riche ou plus pauvre que les autres). Marx avait déjà reconnu le caractère social et relatifs des désirs : la satisfaction que me procure ma maison dépend moins de la fonction qu’elle remplit objectivement, me fournir un lieu d’habitation correct, mais de la taille et du luxe des maisons voisines. Pour être La reconnaissance du caractère néces, sans délégitimer complètement l’espérance d’un avenir meilleur, relativise toutefois sa portée

Deuxième partie – La méditation sur la mort et le destin ne conduit-elle pas nécessairement à l’idée que l’avenir ne peut être meilleur et qu’il est vain d’espérer ?

Toute vie humaine obéit à la loi d’airain d’un destin naturel, auquel nul n’échappe. La mort est le destin commun, qui met fin aux espoirs. Et la mort intervient au sein même de la vie, avec le passage du temps et l’expérience de la dépossession, de la perte irrémédiable, du « never more ». Jamais plus la jeunesse, jamais plus la présence de l’être aimé, jamais plus la santé. Espérer un avenir meilleur, n’est-ce pas l’erreur suprême, le comble de l’illusion dont le désir d’être est la cause ? La méditation sur la mort et le destin est le point de départ de la philosophie (étymologiquement, l’amour ou le désir de la sasgesse), qui vise à « apprendre à mourir » (Platon), c’est-à-dire à apprendre à bien vivre, mais lucidement, dans la conscience d’être mortel. La partie la plus heureuse de l’existence devrait être la jeunesse, qui précède l’âge des privations. C’est pourtant sans doute, nous dit Schopenhauer, l’époque de la vie la plus malheureuse, en raison de « l’espoir perpétuellement trompé » et de l’insatisfaction qui naissent de la croyance au bonheur : « Ce qui rend malheureuse la première moitié de la vie, qui a tant d’avantages par rapport à la seconde, écrit-il, c’est la chasse au bonheur à partir du ferme présupposé qu’il doit être accessible durant la vie. » Le bonheur que promet la sagesse est fondé sur la critique de cette chasse au bonheur, sur la conscience du tragique de la condition humaine.

Face au tragique, les doctrines antiques de la sagesse ne préconisent en effet pas l’espérance d’un avenir meilleur, qui constitue l’illusion par excellence, mais une médecine de l’âme visant à garantir une vie heureuse par l’exercice de la raison, le bonheur dans la lucidité, sans les vaines craintes ou espérances qui naissent de l’imagination de l’avenir. Epicure propose ainsi un quadruple remède : a) les dieux ne sont pas à craindre car ils ne s’occupent pas de nous; b) la mort n’est pas non plus à craindre car elle n’est rien pour nous : quand elle est là, nous ne sommes plus, et tant que nous sommes vivants, elle n’est pas là; c) le bien-être est facile à obtenir, dès lors que l’on renonce aux désirs superflus qui naissent de la vie en société, car les désirs naturels et nécessaires (ne pas avoir faim, ne pas avoir soif) sont faciles à satisfaire; d) les souffrances sont évitables, si on fait preuve de prudence et de modération, qu’on se garde des excès aux conséquences indésirables, et peuvent être compensées par le souvenir des jours heureux. En s’épargnant la crainte et l’espérance qui naissent de l’illimitation du désir, le sage épicurien peut jouir avec constance du simple bonheur d’exister.

Le remède contre la mort proposé par Epicure souffre d’une carence grave : il n’est d’aucune utilité face à l’épreuve du deuil, sans doute l’épreuve la plus tragique de l’existence. La doctrine stoïcienne préconise une remède de cheval, qui exige une stricte discipline de l’esprit, mais qui est applicable à tous les coups du destins, à toutes les catastrophes qui nous attendent : l’amor fati, l’amour du destin. Plutôt que d’être contrarié par ce qui nous arrive, il faut y consentir, vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive. Et par la pensée, se préparer à la possibilité de la catastrophe pour y consentir par avance : « Pense à la mort toujours pour ne la craindre jamais« , conseille Sénèque; « si tu embrasses ton enfant, ton frère ou ton ami, rappelle-toi que tu aimes un mortel« , suggère Epictète. Il faut se persuader que le sentiment du malheur n’est qu’un trouble de notre imagination fondé sur une erreur de jugement, le refus de la réalité telle qu’elle est qui conduit à une vaine révolte contre le destin. Le remède qui rend le sage invulnérable au malheur consiste à distinguer ce qui dépend de nous (le jugement, le désir) et ce qui ne dépend pas de nous (notre situation, le destin), afin de nous disposer à changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde. Le stoïcisme est une doctrine du bonheur mais une doctrine paradoxale du bonheur, une sagesse du désespoir, qui consiste dans le renoncement volontaire à l’espérance de pouvoir échapper aux malheurs de l’existence. Pour éviter le malheur, il faut consentir au malheur : « le seul malheur auquel est exposé un homme, c’est qu’il existe dans toute la nature quelque chose qui soit pour lui un malheur« , écrit Sénèque.

S’il faut renoncer à l’espérance d’un avenir meilleur, pour les Stoïciens comme pour les épicuriens, ce n’est pas seulement parce que la contemplation lucide de la condition humaine l’exige, mais parce que c’est la clé du bonheur. Espérer, c’est désirer sans jouir : l’espérance est la marque de notre insatisfaction et témoigne de notre incapacité à aimer notre vie, la seule que nous ayons à vivre, telle qu’elle est. L’espérance nous sépare du seul temps dans lequel il nous soit donné de vivre, le seul qui existe vraiment, le présent. Cesser d’espérer un avenir meilleur est donc la condition requise pour vivre heureux le moment présent. Se préparer à accepter les épreuves du destin en méditant sur la précarité de l’existence n’empêche pas de jouir de la vie, bien au contraire, puisque ce sont la crainte du pire et l’espoir du meilleur qui gâchent le bonheur de vivre le présent : « j’attends la prospérité en homme préparé à l’adversité« , précise Sénèque, l’amour du destin permettant d’apprécier d’autant plus intensément ses faveurs que l’on n’a plus à redouter les épreuves que l’avenir nous réserve.

Troisième partie – Doit-on vraiment renoncer à espérer pour mieux vivre au présent ?

Une première objection peut être adressée à cette promesse de bonheur au présent : l’ennui. L’ennui est l’expérience du malheur d’exister, d’un malheur qui ne tient pas à l’insatisfaction du désir, mais qui pointe au contraire au comble de la satisfaction. « La vie oscille comme un pendule de la souffrance à l’ennui« , écrit Schopenhauer : souffrance du désir frustré, souffrance du désir satisfait. Pascal fait de l’ennui l’expérience qui témoigne de l’impossibilité du bonheur des sages. L’absence d’espérance ne conduit pas à la sérénité, à la jouissance tranquille et lucide du bonheur d’exister, mais à l’insupportable conscience du non-sens de la condition humaine, un état qu’il convient de fuir de toute urgence et par tous les moyens possibles : « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre« , écrit Pascal. La sagesse est peut-être une folie, le comble de l’illusion. Nul besoin de sagesse pour être heureux, l’illusion suffit, l’espérance suffit, courir après une balle suffit, le divertissement suffit. Le divertissement est ce qui nous tire de l’ennui, ce qui évite d’avoir à penser à la vanité de tous les biens, à l’absurdité de l’existence; le divertissement, c’est-à-dire n’importe quelle activité, n’importe quel but à poursuivre. Une ambition, l’espérance d’un avenir meilleur, est assurément une illusion, mais c’est aussi, pour cette raison même, la condition du bonheur : « Sans divertissement, il n’y a point de joie; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse. » Ainsi le joueur : si on lui donne le matin l’argent qu’il espère gagner le soir, à la condition qu’il ne joue pas, on le rend malheureux; si on le fait jouer pour rien, il s’ennuie. Il faut qu’il puisse se faire illusion à lui-même, croire son espérance motivée par l’enjeu du gain, alors qu’elle est en réalité déterminée par le besoin d’espérer et de se passionner pour échapper à l’ennui. Quant à l’homme endeuillé, qui a perdu depuis peu son fils unique, accablé par le malheur, il n’est pas difficile de lui redonner le goût de vivre : il suffit de l’emmener à la chasse et de lui faire espérer attraper un sanglier. Le divertissement est un remède plus efficace que la sagesse pour affronter le tragique de l’existence. Pour le bonheur, l’absence de lucidité de l’imbécile heureux qui oublie sa condition de mortel est préférable à la lucidité du sage. L’avenir ne peut pas être meilleur mais le divertissement, l’ambition, la passion, l’illusion de l’espérance sauvent l’homme de la certitude du néant, de la vanité de l’existence, qui le gagnerait s’il pensait à sa condition.

Peut-être y a-t-il un malentendu sur la perspective du « meilleur ». Si la recherche du bonheur est vouée à l’illusion, cela tient peut-être au fait que l’homme n’est pas fait pour le bonheur, mais pour la liberté. « L’homme est condamné à être libre« , affirme Sartre, ce qui signifie qu’il est fondamentalement responsable de l’avenir, lequel avenir se présente à lui comme une diversité de possibles entre lesquels il faut choisir. La liberté, c’est-à-dire le pouvoir de déterminer par soi-même la finalité de son action et le sens de son existence, ne nous laisse pas tranquille. Elle nous interdit l’innocence de l’animal et celle de l’enfant qui, l’un et l’autre, parce que privés de la concience de la liberté, peuvent vivre pleinement le présent sans être troublé par le passé (le regret, la conscience qu’il aurait fallu faire autrement) ou par l’avenir (l’anxiété suscitée par la conscience de la nécessité de choisir).

La liberté condamne l’homme à se projeter en direction de l’avenir et à ne pas se contenter de jouir au présent du bonheur d’exister. D’autant que la conscience de la responsabilité est aussi conscience de la responsabilité morale. Le libre-arbitre permet de donner un but désintéressé, donc un sens moral à son action. Le dévouement pour autrui, proche ou lointain, relativise la quête du bonheur personnel. La révolte contre l’injustice rend purement et simplement absurde l’amor fati, l’amour du destin, la volonté de vivre en harmonie avec l’ordre du monde, l’acceptation de la réalité telle qu’elle. Le souci pour les générations futures et la conscience de la possibilité du pire légitime la peur de l’avenir. La conscience de la possibilité du Bien (le progrès du droit par exemple) légitime l’espérance d’un avenir meilleur.

La liberté n’est pas seulement associée à la responsabilité, mais aussi à la perfectibilité humaine. A la différence de l’animal, note Rousseau, qui est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie et dont l’espèce est au bout de mille ans ce qu’elle était la première année de ces mille ans, l’homme se caractérise par une faculté de se perfectionner presque illimitée. Ce qui se traduit par le fait de la culture, l’histoire de la civilisation et la nécessité de l’éducation : « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation« , écrit Kant. L’histoire est l’histoire de la liberté, qui fait que l’homme est l’oeuvre de l’homme. Ce n’est peut-être pas le bonheur, mais la liberté en acte, notamment le travail par lequel l’homme cultive et développe ses talents, qui donne de la valeur et du sens à la vie humaine. Le travail est souffrance parce qu’il est une contrainte. Le désir d’être heureux est désir de loisir, la paresse avant le travail, le repos après le travail, la réalisation des désirs rendue possible par le salaire du travail. Mais le sens de la vie est dans le travail, qui est « une culture par contrainte » (Kant). Par et dans le travail, contraint par la nécessité, l’homme se cultive, c’est-à-dire développe et perfectionne ses facultés, son savoir et son savoir-faire. « L’homme est le seul animal qui doit travailler« , écrit Kant. Car le travail, pour l’homme, est la liberté en acte, l’activité par laquelle il se modifie lui-même en modifiant le monde, non pas seulement l’activité nécessaire à la conservation de la vie.

Au regard de la philosophie de la liberté, l’homme s’améliore avec le temps, par le travail et par ses engagements. L’avenir peut être meilleur en tant qu’il est l’oeuvre de la liberté. Il se peut que le bonheur soit une illusion, « un idéal de l’imagination » précise Kant. Mais les engagements de la liberté qui font le sens de la vie, une notion à distinguer du simple bien-être, donne peut-être le bonheur par surcroît, ainsi que le suggère le philosophe Alain : « Le bonheur vient en récompense à ceux qui ne l’ont pas cherché« .

La sagesse

Notion mobilisées

Le bonheur, la raison, la liberté, le temps, le travail, la nature, la vérité, la religion, le devoir, l’État, la justice.

Le problème fondamental

Le problème auquel répond toute conception de la sagesse est celui de la contradiction entre l’espérance du bonheur et l’expérience du malheur. Le texte de Pascal ci-dessous souligne l’universalité de la condition humaine : tous ont en partage l’espérance du bonheur et l’expérience du malheur.

Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagnés de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions et de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. Et cependant, depuis un si grand nombre d’années, jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent : princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes; forts, faibles ; savants, ignorants; sains, malades; de tous pays, de tous les temps, de tous âges et de toutes conditions. Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme, devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts; mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable, qu’il n’y ait quelque délicate différence; et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre. Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous dupe, et, de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort.

Abstraction faite du parti-pris de l’auteur, la thèse pascalienne de « la misère de l’homme sans Dieu » (l’idée selon laquelle « il n’y a que la foi qui sauve », que « sans la foi », la condition humaine est nécessairement malheureuse), le texte établit deux constats qui se veulent objectifs : 1) d’une part, quelle que soit la vie choisie, tout choix, même celui de se donner la mort, toute orientation, tout engagement, toute ambition est un pari qui a pour finalité de trouver le bonheur et d’éviter le malheur; on n’échappe pas au désir d’être heureux; 2) d’autre part, quelle que soit leur condition, même la plus enviable, quel que soit leur âge, leur position sociale, leur état de santé, leur culture et leur niveau de connaissance, « tous se plaignent », reconnaissant ainsi qu’il leur manque quelque chose pour être vraiment heureux; on n’échappe pas à l’épreuve de l’insatisfaction et du malheur. Pascal reprend ici un thème biblique célèbre, formulé dans un texte de l’Ancien Testament, l’Écclésiaste : « Vanitas vanitatum, et omnia vanitas » (« Vanité des vanités, tout est vanité »). Le problème de la sagesse est constitué par le défi de surmonter cet échec universel des entreprises humaines en direction du bonheur.

Le bonheur est le nom usuel de ce que les philosophes appellent « le souverain bien », le bien (ou le but, la fin) vers lequel tendent tous nos désirs et toutes nos espérances et par rapport auquel tous les autres biens ne sont que des moyens, des biens relatifs. Il s’agit d’un idéal, dont la définition réelle (le contenu) est en soi un problème, puisqu’il peut aussi bien désigner le bien-être matériel ou une conception spiritualiste du sens de la vie. On peut affirmer que toute ambition humaine, toute religion, toute philosophie, se présente comme une voie vers la « vie bonne », ou la « vie réussie » au sens le plus large et le plus englobant (en ce sens qui fait dire que « réussir sa vie » ne signifie pas nécessairement « réussir dans la vie ». L’ambition identifie vie réussie et réussite sociale, la religion peut ambitionner une réussite qui transcende la vie ici-bas (l’accès à la vie éternelle, par exemple) et un bonheur, baptisé « béatitude » fait d’une joie toute spirituelle.

La philosophie se définit étymologiquement par l’amour de la sagesse. La sagesse est la bonne manière de vivre, celle qui permet d’accéder au « souverain Bien », au maximum de « bien » qu’on puisse espérer en vivant une vie humaine. La philosophie compare et examine les différentes conceptions du bonheur ainsi que les voies d’accès au bonheur; elle évalue les chances de réussite et s’interroge sur le sens même de la recherche. Comme le « salut » des religions, la sagesse se conçoit comme ce qui peut « sauver » l’homme du malheur. La philosophie se distingue de la religion en ce qu’elle est une quête du salut sans Dieu, en recourant exclusivement à la raison. La sagesse désigne indissociablement un savoir et une manière de vivre, un objet de la réflexion et une pratique. En tant qu’elle est « l’amour de la sagesse », la philosophie consiste, comme le souligne avec pertinence André Comte-Sponville, à « penser sa vie et vivre sa pensée. »

Qu’est-ce que le « souverain bien » ?

La notion de « sagesse » est toutefois équivoque, comme celles de « vie bonne », de « bien », de « valeur », de « vertu », etc., qu’on associe à l’éthique : elle peut désigner la doctrine et la pratique de la morale (les devoirs de l’homme) ou bien la doctrine du bonheur et la vie heureuse. Le bien (et la valeur qui lui correspond) peut désigner ce qui rend heureux ou bien ce qu’on doit faire, un idéal moral, ce qui, comme l’écrit Kant, peut rendre « digne d’être heureux », permet d’acquérir la dignité, la valeur humaine qui fait qu’on mérite le bonheur. La vertu désigne toujours la force de l’âme, mais la force de l’âme peut être ce qui rend possible la réussite et le bonheur, ou bien ce qui nous rend capable de désintéressement, d’obéir au devoir quitte à sacrifier sa réussite ou son bonheur. Les théories de la sagesse antique (Aristote, Épicure, les Stoïciens) sont des théories du bonheur et de la vertu qui rend le bonheur possible. Les réflexions modernes sur le bonheur se fondent sur la distinction (héritée du christianisme) entre morale (la question des devoirs de l’homme) et bonheur (la question de l’espérance).

Le « souverain Bien » est le Bien suprême, le Bien qui se suffit à lui-même, qui doit être considéré comme une fin en soi et non comme un moyen pour obtenir autre chose.  Pour les Anciens (les philosophes de l’antiquité), la réponse ne laisse place à aucun doute : il ne peut s’agir que du bonheur. Tout homme désire et espère être heureux, le bonheur étant le but par rapport auquel tout le reste, la vertu y compris, n’est que moyen. Ce constat n’est cependant qu’un préalable : il ne suffit pas de vouloir être heureux, encore faut-il savoir l’être. Le présupposé commun à tous les Anciens est que seul le sage peut être heureux : il n’y a pas d’imbécile heureux ! Le bonheur ne dépend pas exclusivement de la chance mais aussi et surtout de la sagesse, c’est-à-dire à la fois d’un savoir, savoir comment vivre pour vivre heureux, ainsi que de la vertu, ou des vertus, la qualité, ou les qualités, qu’il faut acquérir et posséder pour espérer vivre heureux. Le bonheur est donc l’objet d’une enquête de la raison, une enquête philosophique, qui doit déterminer le bon usage de soi, la bonne manière de régler ses désirs pour mieux les satisfaire ou être épargné par le malheur.

L’imbécile, ou l’insensé, c’est celui qui, parce qu’il ignore le caractère insatiable des désirs humains, pense pouvoir satisfaire tous ses désirs pour atteindre la plénitude du bonheur. Cette illusion permet de comprendre pourquoi l’espérance du bonheur est toujours déçue :  si tous les hommes aspirent au bonheur, en effet, tous se plaignent et semblent plus ou moins malheureux. Socrate, à travers la célèbre métaphore des tonneaux, a fixé l’alternative : ou bien on se lance dans une course effrénée à la satisfaction de tous les désirs, et l’on se condamne ainsi à une vie qui ressemble à un tonneau percé qu’il faut constamment remplir, ou bien on prend conscience de la nécessité de limiter et de hiérarchiser les désirs, et on pourra ainsi espérer vivre la vie sereine du sage qui peut compter sur ses tonneaux constamment remplis de lait et de miel. Épicuriens et Stoïciens s’inscrivent dans cette conception qui oppose le bonheur des sages, fondé sur l’intelligence et la maîtrise du désir, aux folles espérances de l’homme ordinaire, toujours sous l’emprise des ambitions et des passions. 

Ce lieu commun de la philosophie est à la fois repris et soumis à la critique dans l’histoire de la philosophie. Quatre grandes questions, liées entre elles, peuvent lui-être adressées, qui donnent lieu à une diversité de sujets possibles.

1- Peut-on définir le bonheur ?

La raison peut-elle donner un contenu objectif à l’idée de bonheur ou bien faut-il considérer avec Kant que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination, variable selon l’état dans lequel on se trouve, chacun désirant ce qu’il n’a pas (le malade désire la santé, le pauvre, la richesse, etc.) ? Peut-on donner un contenu positif au bonheur (la satisfaction complète et durable de son état) ou faut-il considérer, avec Schopenhauer, que l’expérience du bonheur, purement négative, consiste exclusivement dans l’absence de souffrance ? Le bonheur est-il dans la sobriété tranquille du sage qui sait limiter ses désirs ou dans l’agitation d’une vie consacrée à satisfaire le maximum de désirs et d’ambitions ? Dans le repos de l’homme comblé ou dans l’ambition passionnée qui nous arrache à l’ennui ? Dans l’intensité du désir et de la jouissance ou dans le bien-être durable ? Dans le bien-être du corps ou dans l’expérience spirituelle de la découverte du sens de la vie ? Dans le plaisir des sens, la réalisation d’une ambition, l’exercice d’une activité dans la joie ? Dans la liberté ou dans la sécurité ? Dans l’amour ou dans l’amitié ? Dans le fait de vivre dans l’insouciance, comme si on ne devait jamais mourir, ou bien dans le fait d’apprendre à mourir, en assumant la conscience d’être mortel qui est le propre de l’homme ? Dans l’être ou dans l’avoir ? Dans la satisfaction égoïste ou dans l’expérience de la fraternité, de la générosité, de la solidarité ? Dans la jouissance de soi ou dans la reconnaissance par autrui? Dans l’action ou dans la contemplation ? Dans la multiplication des conquêtes amoureuses ou dans la fidélité conjugale et la vie de famille?

2 – Le bonheur dépend-il de nous ?

Les sagesses antiques, l’épicurisme et le stoïcisme notamment, affirment que la vertu est la clé du bonheur, apportant ainsi un démenti à l’étymologie (« bon heur » signifie « bonne fortune », chance) ainsi qu’à l’idée, antique elle aussi, selon laquelle le bonheur dépend beaucoup des caprices et des faveurs du destin, donc de la chance. Le deuil, la maladie, la pauvreté, l’infidélité de l’être aimé ne résultent pourtant pas nécessairement ni le plus souvent de l’imprudence ou de l’intempérance. N’est-ce pas la preuve que le bonheur dépend de la chance, et non de la vertu ou de la sagesse ? La croyance selon laquelle le bonheur se mérite n’est du reste pas propre aux philosophes : nous ne pouvons faire l’économie de l’espoir que le courage, la persévérance, la prudence, la modération des désirs, la générosité et la justice nous apporteront la réussite, la reconnaissance, l’harmonie, un bonheur durable. Les accidents de la vie, cependant, n’épargnent personne, et il existe, comme l’a bien vu Schopenhauer, une asymétrie entre le bonheur, toujours précaire, qu’on sent à peine, et le malheur, qui nous plonge dans une souffrance durable, laquelle peut aller jusqu’à la destruction de toute possibilité d’être heureux. Seule la religion, par la foi, et le stoïcisme, par la raison, promettent l’invulnérabilité du bonheur à travers les épreuves de la vie. « Le sage, écrit Sénèque, est celui pour qui aucun malheur n’est un malheur. » Ces sagesses exigent cependant rien moins que l’amour du destin (amor fati) en toutes circonstances, y compris lorsque la catastrophe arrive. Le problème posé est celui de leur crédibilité.

3 – Faut-il croire au bonheur ?

Pouvons-nous espérer être heureux ? La question axiale de la problématique de la sagesse est évidemment celle de la possibilité du bonheur. Que nous est-il permis d’espérer ? Si le contenu de l’idée de bonheur ne peut être défini et s’il apparaît que sa réalisation dans la durée ne dépend pas de nous mais des caprices du destin, il est à craindre que l’espérance du bonheur soit en réalité la source principale de nos désillusions, et donc de notre malheur. En ce cas, il y aurait divorce entre savoir et bonheur, la sagesse consisterait à contempler avec lucidité le malheur de la condition humaine, à consentir à l’impossibilité du bonheur. A moins, si on admet la vanité des désirs et des espérances, qu’il ne faille considérer que seul l’imbécile, celui qui ne sait pas que le bonheur est impossible, puisse être heureux. Ou encore qu’il n’y a de bonheur possible que dans l’espérance d’être heureux.

Les Anciens faisaient de la lucidité la condition du bonheur. Ils appelaient « sagesse » la disposition à vivre heureux résultant de la capacité de vivre dans la vérité, en accord avec la nature et les limites objectives de la condition humaine. Pour Pascal, Kant ou Schopenhauer, il faut sans doute choisir entre sagesse et bonheur, et toujours préférer au bonheur la vérité, le regard lucide posé sur la condition humaine. 

4 – Le bonheur est-il le souverain Bien ?

Il y a peut-être une autre manière de ne pas croire au bonheur, celle qui consiste à penser qu’il existe un idéal supérieur au bonheur. Est-il légitime de faire du bonheur un idéal ? Ne faut-il pas mettre en question l’idée même selon laquelle le bonheur constituerait le Bien suprême ? Certes, le bonheur est une fin en soi : je veux être heureux pour être heureux, non en vue d’obtenir un Bien supérieur.  Il existe cependant d’autre candidats au titre de Souverain Bien (idéal suprême de l’homme), qui peuvent faire concurrence au bonheur. Faut-il préférer la liberté au bonheur ? Faut-il préférer la justice au bonheur ? Faut-il préférer la vérité au bonheur (être un homme lucide malheureux plutôt qu’un imbécile heureux) ? Ces questions suggère qu’il est au moins possible de concevoir un idéal supérieur au bonheur, un idéal auquel on pourrait peut-être sacrifier la possibilité d’être heureux. Ou pour le dire autrement : le bonheur pourrait venir par surcroît à l’homme qui, sans se préoccuper de son bonheur, a découvert le sens de sa vie, qu’il s’agisse d’un engagement conjugal et familial ou professionnel (vivre, disait Freud, c’est « aimer et travailler »), d’un engagement au service de la justice, de vie religieuse, d’une vie consacrée à l’art ou à la connaissance, etc. « Quand on possède le ‘pourquoi’ de sa vie, écrit Nietzsche, on s’accommode à peu près de tous ses ‘comment’. L’homme n’aspire pas au bonheur. »

Lexique

Bien. A) Ce qui est utile, bon pour moi, dont la possession satisfait un désir et contribue au bonheur. Le bien est l’objet du désir, donc une fin (but, objectif) pour l’action : tout bien est une fin, toute fin est un bien. B) L’idéal moral (la fin morale), l’objet d’une volonté bonne, désintéressée. La majuscule permet de distinguer le Bien au sens moral du bien nécessaire au bonheur; ou le Mal au sens moral du mal (souffrance) qui est un malheur.

Souverain Bien. L’idéal de l’homme, c’est-à-dire la fin en soi, la fin (l’objectif, le but de l’action) qui n’est pas un moyen pour une autre fin, par rapport à laquelle toutes les autres fins ne sont que des moyens. Ce qui a de la valeur à mes yeux est un bien et une fin (tout bien est une fin, toute fin est un bien). Un simple bien, un bien qui est en même temps moyen pour autre chose, n’a qu’une valeur relative. Le souverain bien possède une valeur absolue: il est ce qui donne sens et valeur à la vie, ce dont la privation ôte à la vie son sens et sa valeur.

Vertu. La force d’âme (force de la volonté guidée par la raison) qui permet la maîtrise du désir (instincts, désirs, passions). A) Dans la philosophie grecque, la vertu est une excellence (perfection), c’est-à-dire une qualité morale (tempérance, courage) ou intellectuelle (prudence), qui constitue le moyen de la réussite de l’action, de la vie bonne (heureuse, réussie, sensée), de l’accomplissement de la nature humaine. B) Dans le cadre de la morale du devoir, qui distingue l’idéal moral de l’idéal personnel du bonheur, la vertu est simple et unique : il s’agit de la bonne volonté (le désintéressement), qui permet d’agir par devoir (par respect pour une loi morale), et non exclusivement en suivant son désir d’être heureux.

Prudence. La faculté de concevoir les meilleurs moyens d’atteindre une fin, l’art de choisir la voie de la réussite. La prudence est la raison pratique (la raison considérée dans son rapport à l’action) en tant que celle-ci délibère sur les moyens de l’action, non sur ses buts : on peut aussi l’appeler raison pragmatique ou raison stratégique. Elle est la vertu politique par excellence, la qualité primordiale du responsable d’une communauté (État, entreprise, armée, famille), auquel on ne demande pas simplement d’être juste, mais de réussir. En tant que le bonheur est considéré comme le souverain bien, la prudence est l’art de déterminer les moyens d’être heureux. C’est la vertu intellectuelle nécessaire à tout homme, l’art de vivre et d’agir avec intelligence, afin d’éviter les dangers et de saisir les chances. L’Antiquité la considèrait comme l’une des quatre vertus cardinales (avec le courage, la tempérance et la justice), les quatre vertus qui font un sage, la plus nécessaire de toutes, puisque sans elle il n’y a pas de réussite ou de bonheur possible.

Tempérance. La modération des désirs comme moyen d’éviter la frustration et l’esclavage qui naissent inévitablement de l’absence de limitation. La tempérance était considérée dans l’Antiquité comme l’une des quatre vertus cardinales du sage (avec le courage, la prudence et la justice). Juste milieu entre l’ascétisme (le renoncement au plaisir) et l’intempérance (la consommation effrénée), la tempérance est une dimension de la maîtrise de soi qui permet d’associer les plaisirs de la vie et l’autarcie (l’autosuffisance, la liberté consistant à ne pas être esclave du désir).