La sagesse

Notion mobilisées

Le bonheur, la raison, la liberté, le temps, le travail, la nature, la vérité, la religion, le devoir, l’État, la justice.

Le problème fondamental

Le problème auquel répond toute conception de la sagesse est celui de la contradiction entre l’espérance du bonheur et l’expérience du malheur. Le texte de Pascal ci-dessous souligne l’universalité de la condition humaine : tous ont en partage l’espérance du bonheur et l’expérience du malheur.

Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagnés de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions et de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. Et cependant, depuis un si grand nombre d’années, jamais personne, sans la foi, n’est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent : princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes; forts, faibles ; savants, ignorants; sains, malades; de tous pays, de tous les temps, de tous âges et de toutes conditions. Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme, devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts; mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable, qu’il n’y ait quelque délicate différence; et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre. Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous dupe, et, de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort.

Abstraction faite du parti-pris de l’auteur, la thèse pascalienne de « la misère de l’homme sans Dieu » (l’idée selon laquelle « il n’y a que la foi qui sauve », que « sans la foi », la condition humaine est nécessairement malheureuse), le texte établit deux constats qui se veulent objectifs : 1) d’une part, quelle que soit la vie choisie, tout choix, même celui de se donner la mort, toute orientation, tout engagement, toute ambition est un pari qui a pour finalité de trouver le bonheur et d’éviter le malheur; on n’échappe pas au désir d’être heureux; 2) d’autre part, quelle que soit leur condition, même la plus enviable, quel que soit leur âge, leur position sociale, leur état de santé, leur culture et leur niveau de connaissance, « tous se plaignent », reconnaissant ainsi qu’il leur manque quelque chose pour être vraiment heureux; on n’échappe pas à l’épreuve de l’insatisfaction et du malheur. Pascal reprend ici un thème biblique célèbre, formulé dans un texte de l’Ancien Testament, l’Écclésiaste : « Vanitas vanitatum, et omnia vanitas » (« Vanité des vanités, tout est vanité »). Le problème de la sagesse est constitué par le défi de surmonter cet échec universel des entreprises humaines en direction du bonheur.

Le bonheur est le nom usuel de ce que les philosophes appellent « le souverain bien », le bien (ou le but, la fin) vers lequel tendent tous nos désirs et toutes nos espérances et par rapport auquel tous les autres biens ne sont que des moyens, des biens relatifs. Il s’agit d’un idéal, dont la définition réelle (le contenu) est en soi un problème, puisqu’il peut aussi bien désigner le bien-être matériel ou une conception spiritualiste du sens de la vie. On peut affirmer que toute ambition humaine, toute religion, toute philosophie, se présente comme une voie vers la « vie bonne », ou la « vie réussie » au sens le plus large et le plus englobant (en ce sens qui fait dire que « réussir sa vie » ne signifie pas nécessairement « réussir dans la vie ». L’ambition identifie vie réussie et réussite sociale, la religion peut ambitionner une réussite qui transcende la vie ici-bas (l’accès à la vie éternelle, par exemple) et un bonheur, baptisé « béatitude » fait d’une joie toute spirituelle.

La philosophie se définit étymologiquement par l’amour de la sagesse. La sagesse est la bonne manière de vivre, celle qui permet d’accéder au « souverain Bien », au maximum de « bien » qu’on puisse espérer en vivant une vie humaine. La philosophie compare et examine les différentes conceptions du bonheur ainsi que les voies d’accès au bonheur; elle évalue les chances de réussite et s’interroge sur le sens même de la recherche. Comme le « salut » des religions, la sagesse se conçoit comme ce qui peut « sauver » l’homme du malheur. La philosophie se distingue de la religion en ce qu’elle est une quête du salut sans Dieu, en recourant exclusivement à la raison. La sagesse désigne indissociablement un savoir et une manière de vivre, un objet de la réflexion et une pratique. En tant qu’elle est « l’amour de la sagesse », la philosophie consiste, comme le souligne avec pertinence André Comte-Sponville, à « penser sa vie et vivre sa pensée. »

Qu’est-ce que le « souverain bien » ?

La notion de « sagesse » est toutefois équivoque, comme celles de « vie bonne », de « bien », de « valeur », de « vertu », etc., qu’on associe à l’éthique : elle peut désigner la doctrine et la pratique de la morale (les devoirs de l’homme) ou bien la doctrine du bonheur et la vie heureuse. Le bien (et la valeur qui lui correspond) peut désigner ce qui rend heureux ou bien ce qu’on doit faire, un idéal moral, ce qui, comme l’écrit Kant, peut rendre « digne d’être heureux », permet d’acquérir la dignité, la valeur humaine qui fait qu’on mérite le bonheur. La vertu désigne toujours la force de l’âme, mais la force de l’âme peut être ce qui rend possible la réussite et le bonheur, ou bien ce qui nous rend capable de désintéressement, d’obéir au devoir quitte à sacrifier sa réussite ou son bonheur. Les théories de la sagesse antique (Aristote, Épicure, les Stoïciens) sont des théories du bonheur et de la vertu qui rend le bonheur possible. Les réflexions modernes sur le bonheur se fondent sur la distinction (héritée du christianisme) entre morale (la question des devoirs de l’homme) et bonheur (la question de l’espérance).

Le « souverain Bien » est le Bien suprême, le Bien qui se suffit à lui-même, qui doit être considéré comme une fin en soi et non comme un moyen pour obtenir autre chose.  Pour les Anciens (les philosophes de l’antiquité), la réponse ne laisse place à aucun doute : il ne peut s’agir que du bonheur. Tout homme désire et espère être heureux, le bonheur étant le but par rapport auquel tout le reste, la vertu y compris, n’est que moyen. Ce constat n’est cependant qu’un préalable : il ne suffit pas de vouloir être heureux, encore faut-il savoir l’être. Le présupposé commun à tous les Anciens est que seul le sage peut être heureux : il n’y a pas d’imbécile heureux ! Le bonheur ne dépend pas exclusivement de la chance mais aussi et surtout de la sagesse, c’est-à-dire à la fois d’un savoir, savoir comment vivre pour vivre heureux, ainsi que de la vertu, ou des vertus, la qualité, ou les qualités, qu’il faut acquérir et posséder pour espérer vivre heureux. Le bonheur est donc l’objet d’une enquête de la raison, une enquête philosophique, qui doit déterminer le bon usage de soi, la bonne manière de régler ses désirs pour mieux les satisfaire ou être épargné par le malheur.

L’imbécile, ou l’insensé, c’est celui qui, parce qu’il ignore le caractère insatiable des désirs humains, pense pouvoir satisfaire tous ses désirs pour atteindre la plénitude du bonheur. Cette illusion permet de comprendre pourquoi l’espérance du bonheur est toujours déçue :  si tous les hommes aspirent au bonheur, en effet, tous se plaignent et semblent plus ou moins malheureux. Socrate, à travers la célèbre métaphore des tonneaux, a fixé l’alternative : ou bien on se lance dans une course effrénée à la satisfaction de tous les désirs, et l’on se condamne ainsi à une vie qui ressemble à un tonneau percé qu’il faut constamment remplir, ou bien on prend conscience de la nécessité de limiter et de hiérarchiser les désirs, et on pourra ainsi espérer vivre la vie sereine du sage qui peut compter sur ses tonneaux constamment remplis de lait et de miel. Épicuriens et Stoïciens s’inscrivent dans cette conception qui oppose le bonheur des sages, fondé sur l’intelligence et la maîtrise du désir, aux folles espérances de l’homme ordinaire, toujours sous l’emprise des ambitions et des passions. 

Ce lieu commun de la philosophie est à la fois repris et soumis à la critique dans l’histoire de la philosophie. Quatre grandes questions, liées entre elles, peuvent lui-être adressées, qui donnent lieu à une diversité de sujets possibles.

1- Peut-on définir le bonheur ?

La raison peut-elle donner un contenu objectif à l’idée de bonheur ou bien faut-il considérer avec Kant que le bonheur n’est qu’un idéal de l’imagination, variable selon l’état dans lequel on se trouve, chacun désirant ce qu’il n’a pas (le malade désire la santé, le pauvre, la richesse, etc.) ? Peut-on donner un contenu positif au bonheur (la satisfaction complète et durable de son état) ou faut-il considérer, avec Schopenhauer, que l’expérience du bonheur, purement négative, consiste exclusivement dans l’absence de souffrance ? Le bonheur est-il dans la sobriété tranquille du sage qui sait limiter ses désirs ou dans l’agitation d’une vie consacrée à satisfaire le maximum de désirs et d’ambitions ? Dans le repos de l’homme comblé ou dans l’ambition passionnée qui nous arrache à l’ennui ? Dans l’intensité du désir et de la jouissance ou dans le bien-être durable ? Dans le bien-être du corps ou dans l’expérience spirituelle de la découverte du sens de la vie ? Dans le plaisir des sens, la réalisation d’une ambition, l’exercice d’une activité dans la joie ? Dans la liberté ou dans la sécurité ? Dans l’amour ou dans l’amitié ? Dans le fait de vivre dans l’insouciance, comme si on ne devait jamais mourir, ou bien dans le fait d’apprendre à mourir, en assumant la conscience d’être mortel qui est le propre de l’homme ? Dans l’être ou dans l’avoir ? Dans la satisfaction égoïste ou dans l’expérience de la fraternité, de la générosité, de la solidarité ? Dans la jouissance de soi ou dans la reconnaissance par autrui? Dans l’action ou dans la contemplation ? Dans la multiplication des conquêtes amoureuses ou dans la fidélité conjugale et la vie de famille?

2 – Le bonheur dépend-il de nous ?

Les sagesses antiques, l’épicurisme et le stoïcisme notamment, affirment que la vertu est la clé du bonheur, apportant ainsi un démenti à l’étymologie (« bon heur » signifie « bonne fortune », chance) ainsi qu’à l’idée, antique elle aussi, selon laquelle le bonheur dépend beaucoup des caprices et des faveurs du destin, donc de la chance. Le deuil, la maladie, la pauvreté, l’infidélité de l’être aimé ne résultent pourtant pas nécessairement ni le plus souvent de l’imprudence ou de l’intempérance. N’est-ce pas la preuve que le bonheur dépend de la chance, et non de la vertu ou de la sagesse ? La croyance selon laquelle le bonheur se mérite n’est du reste pas propre aux philosophes : nous ne pouvons faire l’économie de l’espoir que le courage, la persévérance, la prudence, la modération des désirs, la générosité et la justice nous apporteront la réussite, la reconnaissance, l’harmonie, un bonheur durable. Les accidents de la vie, cependant, n’épargnent personne, et il existe, comme l’a bien vu Schopenhauer, une asymétrie entre le bonheur, toujours précaire, qu’on sent à peine, et le malheur, qui nous plonge dans une souffrance durable, laquelle peut aller jusqu’à la destruction de toute possibilité d’être heureux. Seule la religion, par la foi, et le stoïcisme, par la raison, promettent l’invulnérabilité du bonheur à travers les épreuves de la vie. « Le sage, écrit Sénèque, est celui pour qui aucun malheur n’est un malheur. » Ces sagesses exigent cependant rien moins que l’amour du destin (amor fati) en toutes circonstances, y compris lorsque la catastrophe arrive. Le problème posé est celui de leur crédibilité.

3 – Faut-il croire au bonheur ?

Pouvons-nous espérer être heureux ? La question axiale de la problématique de la sagesse est évidemment celle de la possibilité du bonheur. Que nous est-il permis d’espérer ? Si le contenu de l’idée de bonheur ne peut être défini et s’il apparaît que sa réalisation dans la durée ne dépend pas de nous mais des caprices du destin, il est à craindre que l’espérance du bonheur soit en réalité la source principale de nos désillusions, et donc de notre malheur. En ce cas, il y aurait divorce entre savoir et bonheur, la sagesse consisterait à contempler avec lucidité le malheur de la condition humaine, à consentir à l’impossibilité du bonheur. A moins, si on admet la vanité des désirs et des espérances, qu’il ne faille considérer que seul l’imbécile, celui qui ne sait pas que le bonheur est impossible, puisse être heureux. Ou encore qu’il n’y a de bonheur possible que dans l’espérance d’être heureux.

Les Anciens faisaient de la lucidité la condition du bonheur. Ils appelaient « sagesse » la disposition à vivre heureux résultant de la capacité de vivre dans la vérité, en accord avec la nature et les limites objectives de la condition humaine. Pour Pascal, Kant ou Schopenhauer, il faut sans doute choisir entre sagesse et bonheur, et toujours préférer au bonheur la vérité, le regard lucide posé sur la condition humaine. 

4 – Le bonheur est-il le souverain Bien ?

Il y a peut-être une autre manière de ne pas croire au bonheur, celle qui consiste à penser qu’il existe un idéal supérieur au bonheur. Est-il légitime de faire du bonheur un idéal ? Ne faut-il pas mettre en question l’idée même selon laquelle le bonheur constituerait le Bien suprême ? Certes, le bonheur est une fin en soi : je veux être heureux pour être heureux, non en vue d’obtenir un Bien supérieur.  Il existe cependant d’autre candidats au titre de Souverain Bien (idéal suprême de l’homme), qui peuvent faire concurrence au bonheur. Faut-il préférer la liberté au bonheur ? Faut-il préférer la justice au bonheur ? Faut-il préférer la vérité au bonheur (être un homme lucide malheureux plutôt qu’un imbécile heureux) ? Ces questions suggère qu’il est au moins possible de concevoir un idéal supérieur au bonheur, un idéal auquel on pourrait peut-être sacrifier la possibilité d’être heureux. Ou pour le dire autrement : le bonheur pourrait venir par surcroît à l’homme qui, sans se préoccuper de son bonheur, a découvert le sens de sa vie, qu’il s’agisse d’un engagement conjugal et familial ou professionnel (vivre, disait Freud, c’est « aimer et travailler »), d’un engagement au service de la justice, de vie religieuse, d’une vie consacrée à l’art ou à la connaissance, etc. « Quand on possède le ‘pourquoi’ de sa vie, écrit Nietzsche, on s’accommode à peu près de tous ses ‘comment’. L’homme n’aspire pas au bonheur. »

Lexique

Bien. A) Ce qui est utile, bon pour moi, dont la possession satisfait un désir et contribue au bonheur. Le bien est l’objet du désir, donc une fin (but, objectif) pour l’action : tout bien est une fin, toute fin est un bien. B) L’idéal moral (la fin morale), l’objet d’une volonté bonne, désintéressée. La majuscule permet de distinguer le Bien au sens moral du bien nécessaire au bonheur; ou le Mal au sens moral du mal (souffrance) qui est un malheur.

Souverain Bien. L’idéal de l’homme, c’est-à-dire la fin en soi, la fin (l’objectif, le but de l’action) qui n’est pas un moyen pour une autre fin, par rapport à laquelle toutes les autres fins ne sont que des moyens. Ce qui a de la valeur à mes yeux est un bien et une fin (tout bien est une fin, toute fin est un bien). Un simple bien, un bien qui est en même temps moyen pour autre chose, n’a qu’une valeur relative. Le souverain bien possède une valeur absolue: il est ce qui donne sens et valeur à la vie, ce dont la privation ôte à la vie son sens et sa valeur.

Vertu. La force d’âme (force de la volonté guidée par la raison) qui permet la maîtrise du désir (instincts, désirs, passions). A) Dans la philosophie grecque, la vertu est une excellence (perfection), c’est-à-dire une qualité morale (tempérance, courage) ou intellectuelle (prudence), qui constitue le moyen de la réussite de l’action, de la vie bonne (heureuse, réussie, sensée), de l’accomplissement de la nature humaine. B) Dans le cadre de la morale du devoir, qui distingue l’idéal moral de l’idéal personnel du bonheur, la vertu est simple et unique : il s’agit de la bonne volonté (le désintéressement), qui permet d’agir par devoir (par respect pour une loi morale), et non exclusivement en suivant son désir d’être heureux.

Prudence. La faculté de concevoir les meilleurs moyens d’atteindre une fin, l’art de choisir la voie de la réussite. La prudence est la raison pratique (la raison considérée dans son rapport à l’action) en tant que celle-ci délibère sur les moyens de l’action, non sur ses buts : on peut aussi l’appeler raison pragmatique ou raison stratégique. Elle est la vertu politique par excellence, la qualité primordiale du responsable d’une communauté (État, entreprise, armée, famille), auquel on ne demande pas simplement d’être juste, mais de réussir. En tant que le bonheur est considéré comme le souverain bien, la prudence est l’art de déterminer les moyens d’être heureux. C’est la vertu intellectuelle nécessaire à tout homme, l’art de vivre et d’agir avec intelligence, afin d’éviter les dangers et de saisir les chances. L’Antiquité la considèrait comme l’une des quatre vertus cardinales (avec le courage, la tempérance et la justice), les quatre vertus qui font un sage, la plus nécessaire de toutes, puisque sans elle il n’y a pas de réussite ou de bonheur possible.

Tempérance. La modération des désirs comme moyen d’éviter la frustration et l’esclavage qui naissent inévitablement de l’absence de limitation. La tempérance était considérée dans l’Antiquité comme l’une des quatre vertus cardinales du sage (avec le courage, la prudence et la justice). Juste milieu entre l’ascétisme (le renoncement au plaisir) et l’intempérance (la consommation effrénée), la tempérance est une dimension de la maîtrise de soi qui permet d’associer les plaisirs de la vie et l’autarcie (l’autosuffisance, la liberté consistant à ne pas être esclave du désir).

L’État est-il l’ennemi de la liberté?

Introduction : l’introduction peut être écrite d’un bloc ou comprendre, si elle est un peu longue (ce qui est nécessaire), deux paragraphes, trois si on ajoute une annonce de plan (ce qui n’est pas indispensable).

« L »homme est né libre, écrit Rousseau, mais partout il est dans les fers. » [Phrase d’accroche : facultatif. Ce peut être une citation ou un exmple. Dans les deux cas, cela appelle un commentaire qui doit être immédiatement en rapport avec la question posée et l’un des termes du sujet] S’il est vrai que la liberté est un droit naturel de l’homme, peut-on justifier l’existence de l’État ? La liberté d’action ne peut être réelle pour quiconque est contraint d’obéir à la volonté d’un maître. [Précisions sur le thème, indiquant l’élément le plus important dans la question : la liberté d’action comme droit de l’homme, c’est-à-dire comme principe ou idéal politique] Or, tout homme, en tant qu’il est un citoyen, est soumis aux lois de l’État dont il est membre. Partout l’homme est contraint par un pouvoir d’obéir à des lois qui définissent pour lui le permis et l’interdit. L’État étant, comme le dit Max Weber, l’organisation qui revendique le monopole de la violence légitime, il s’adresse toujours à l’individu pour lui signifier qu’il doit se soumettre sous peine d’être enfermé ou détruit. [éléments de définition de l’État, introduits afin de poser le problème : la contradiction entre la liberté et la soumission au pouvoir] On peut donc comprendre l’anarchiste qui refuse l’État au nom d’une liberté naturelle qu’il entend préserver. [réponse a priori évidente : défendre la liberté semble impliquer le refus de l’État]

Une telle liberté illimitée n’est-elle pas, cependant, la pire des menaces pour notre liberté ? Sans les lois, chacun disposerait d’un droit illimité sur toutes choses, donc aussi sur les biens, la vie et la liberté d’autrui. [objection : la réponse a priori évidente est contestée par un argument qui justifie l’existence de l’État]. La limitation de la liberté imposée par L’État est sans doute la condition de la vie en société, de sorte qu’il ne peut y avoir pour l’homme d’autre liberté que la liberté civile, la liberté limitée et définie par la loi de l’État. [Deuxième réponse à la question : la défense de la liberté requiert l’État comme sa condition] Même en admettant cette condition cependant, et en écartant la proposition anarchiste d’une société sans État, la question se pose de déterminer la manière dont la liberté peut être à la fois limitée et garantie : comment concilier la liberté et l’obéissance aux lois ? Comment le citoyen peut-il conserver sa liberté dans l’État, alors même qu’il est contraint par un pouvoir dont sa liberté dépend ? A quelles conditions ma liberté peut-elle être protégée de l’État qui me protège des autres ? Ce sont des questions auxquelles nous essaierons de répondre en examinant les différentes conceptions possibles du rapport entre la liberté et la loi. [reformulations de la question qui en précisent le sens et conduit au coeur du débat, du problème à discuter, celui de la théorie de la loi et des principes de la justice politique qui doivent régler la constitution de l’État]

Plan : les trois conceptions de la liberté du citoyen dans l’État. Plan ordonné en trois partie autour de trois citations énonçant chacune une définition possible de la liberté civile:

I – « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XI, 3).

II – « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1, 8)

III – « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

L’État

L’État désigne 1) la communauté politique unie par les lois imposées par un pouvoir; 2) le pouvoir qui, sur une territoire donné, exerce le droit d’utiliser la force pour contraindre le peuple d’obéir aux lois.

Ces deux définitions, très schématiques, sont indissociables l’une de l’autre. Un État est une communauté politique distincte des autres et reconnue comme telle par les autres (la « communauté internationale »). La reconnaissance d’un État suppose qu’on puisse identifier un territoire délimité par des frontières défendues par une puissance militaire ainsi qu’une population considérée comme un peuple en tant qu’elle est soumise à des lois communes, même si celle-ci peut comprendre plusieurs « peuples » ou cultures (langues, religions) issus de traditions différentes. On désigne parfois l’État dans les textes philosophiques en évoquant « la Cité », en référence au terme grec « polis » et à sa traduction latine « civitas », qui désignait la cité-État dans le monde antique (Athènes, Rome, pour évoquer les exemples les plus célèbres). Le terme « polis » est l’origine étymologique de « politique » ou de « police »; le terme « civitas », à l’origine de « citoyen », « citoyenneté », « civil », « civisme », « civique », etc.

Le citoyen est le membre de l’État. Tout être humain est un citoyen en tant qu’il est assujetti aux lois d’un État. En ce sens, on peut considérer que la condition humaine est une condition politique. « L’homme est un animal politique« , écrivait Aristote. Ce qui signifie qu’il est condamné, en tant qu’homme, a vivre au sein d’une communauté politique, une société soumises à des lois imposée par un pouvoir. Il existe d’autres animaux grégaires (qui vivent en groupe). Mais une communauté politique n’est pas une société naturelle (meute, ruche, etc.) : elle ne peut exister sans des lois faites par les hommes et imposées par un pouvoir institué par les hommes. Le paradoxe de la condition politique est qu’elle est naturelle en ce sens que tout homme est destiné à vivre au sein d’un État mais artificielle, au sens ou l’État est une production de l’histoire, un produit de « l’art politique » qui peut revêtir des formes différentes. On appelle « régime politique » ou « constitution » la forme variable de l’État. La constitution est en quelque sorte la loi fondamentale de l’État, qui définit le mode d’acquisition et d’exercice du pouvoir et qui organise les relations entre le pouvoir et les citoyens. Dans la typologie classique des régimes politiques, ceux-ci sont désignés schématiquement en fonction du nombre des gouvernants : la monarchie est le gouvernement d’un seul (le roi, en tant qu’il est par tradition l’héritier légitime du pouvoir; pour le pouvoir solitaire exercé par un homme sans légitimité traditionnelle, l’antiquité a forgé le terme « tyrannie »), l’aristocratie (ou l’oligarchie), le gouvernement d’un petit nombre, la démocratie, le gouvernement du grand nombre (le peuple).

L’État au sens 2 est ce qui rend possible l’État au sens 1. Dès lors qu’il est question du rapport entre l’État et la société, ou du rapport de l’État (ou de la loi) et du citoyen, c’est le sens qu’il faut privilégier : l’État désigne le pouvoir au sein d’une société, c’est-à-dire, plus exactement, l’organisation des pouvoirs publics qui rend possible l’administration et le gouvernement de la société. Pour qu’une communauté politique puisse exister, il faut un pouvoir, un centre de décision et une force armée capable de contraindre. Les sociétés sans État (sociétés de chasseurs-cueilleurs, de taille réduite et nomades) sont considérées comme pré-politiques. Ce sont des sociétés sans pouvoir mais non sans loi : l’individu ne peut y échapper à la force de la loi commune, qui est un héritage ancestral et sacré. Elles se sont raréfiées depuis la révolution néolithique (l’invention de l’agriculture il y a un peu plus de 10 000 ans), de sorte qu’aujourd’hui tous les humains sont citoyens d’un État, y compris les quelques peuples dits « primitifs » qui subsistent. Dans les sociétés étatiques, la loi commune est produite et imposée par un pouvoir, par l’État.

L’État, son action et son devenir, constitue la matière première de l’histoire, qui privilégie l’étude de la vie politique des sociétés, constituée par les luttes pour le pouvoir et les guerres interétatiques. Au regard de la philosophie, l’État est une donnée de la condition humaine, qui signale « l’insociable sociabilité » humaine (Kant), le caractère irréductible de la violence, des rapports de forces, de la domination et de l’inégalité dans les relations humaines. Hors l’utopie anarchiste, qui conçoit la possibilité d’une société sans État, gouvernée par les lois morales (la fraternité humaine) sans pouvoir pour les imposer, l’État est considéré comme une réalité incontournable. Le réalisme commande d’accepter la réalité de la force et des rapports de forces. L’objet de la philosophie politique est de définir « le meilleur régime », de concevoir la constitution idéale ou les principes de justice qui devraient servir de socle à la constitution de l’État, de justifier l’État, c’est-à-dire d’expliciter sa raison d’être, sa finalité, son rôle ou sa fonction. On peut considérer que l’État est vu par les philosophes comme l’instrument de réalisation d’une théorie de la justice, la force qui permet de maîtriser les rapports de forces, la source de violence qui permet de réduire la violence dans les rapports humains, l’inégalité (entre gouvernants et gouvernés) qui permet de lutter contre les inégalités (la domination, l’exploitation de l’homme par l’homme).

La justification moderne de l’État

Le sociologue allemand Max Weber a donné de l’État sa définition moderne la plus fameuse : « l’État, écrit-il, est la communauté qui revendique le monopole de la violence physique légitime sur un territoire donné. » Cette définition se veut descriptive, réaliste, fondée sur la réalité historique. A l’origine de l’État, il y a toujours la violence de la guerre. Si deux communautés revendiquent le droit d’utiliser la force sur un territoire donné, la situation est celle de la guerre civile. La condition de la paix sur un territoire donné est le monopole de la violence (de l’usage de la force en vue de soumettre et de détruire, de soumettre les volontés et de détruire les ennemis). Il n’y a pas de paix sans État ni d’État sans le bras armé de l’État que représentent la police et l’armée. (pour lutter contre ce qui menace l’ordre et la paix à l’intérieur et à l’extérieur d’un territoire donné). L’État est donc un réducteur de violence au moyen de la violence. C’est sa raison d’être universelle au regard des peuples. La définition de Max Weber sert régulièrement d’argument pour justifier l’emploi de la force publique. Le point débattu de cette définition est la question de la légitimité, celle, autrement dit, de la justification du monopole de la violence. L’État revendique le droit exclusif d’utiliser la force mais ce droit ne peut reposer exclusivement sur la force. Il n’y a pas de droit du plus fort et aucun pouvoir n’est assez fort pour conserver son monopole de la violence s’il n’est pas considéré comme légitime au regard du peuple sur lequel il s’exerce. La question philosophique fondamentale à propos de l’État est donc celle de sa justification.

La théorie moderne du fondement de l’État (fondement = principe qui justife) est fournie par la philosophie du droit naturel moderne qui s’est développée au 17e et 18e siècles dans le sillage des guerres civiles provoquées en Europe par la réforme luthérienne. La nouveauté (ou « modernité ») réside dans le caractère laïque (par contraste avec la légitimité traditionnelle) et le caractère individualiste (absente dans le droit naturel antique) de la justification. On la trouve dans la théorie de l’État présentée par le Léviathan de Thomas Hobbes à partir de deux fictions méthodologiques, l’état de nature et le contrat social. Le concept d’état de nature vise à imaginer la situation des hommes en l’absence de lois et de pouvoir : il consiste même à faire abstraction de toute forme de culture pour réfléchir aux raisons d’agir communes à l’humanité parce que fondées sur la nature humaine, caractérisée par le désir de se conserver en vie et par l’intelligence qui permet de concevoir les moyens de se conserver en vie.

Le point de départ du raisonnement consiste donc à faire abstraction de la légitimité traditionnelle du pouvoir (« Tout pouvoir vient de Dieu ») pour se placer du point de vue de l’individu, de son droit « naturel » irréductible de persévérer dans son être, de se conserver en vie. Dans l’état de nature, estime Hobbes, non seulement la liberté (le pouvoir d’agir) est illimitée, mais chacun dispose d’un « droit illimité sur toutes choses » (prolongement du droit de vivre), c’est-à-dire aussi d’un droit sur les biens et la vie d’autrui. « Là où il n’y a pas de loi, écrit Hobbes, rien n’est injuste. » Tous les moyens sont bons pour conserver sa vie. Tout autre constitue une menace potentielle et un ennemi virtuel, comme dans les relations internationales, de sorte que la méfiance est une disposition rationnelle et universelle. Il en résulte nécessairement « une guerre de chacun contre chacun », la guerre étant définie comme une situation dans laquelle il est nécessaire de préparer la guerre, de s’armer et d’accroître sa puissance afin de garantir par soi-même sa propre sécurité. Dans une telle situation, personne, du fait de la course aux armements et des renversements d’alliance, ne peut prétendre être assez fort pour être toujours le plus fort. L’insécurité est donc permanente, de sorte que la prudence, qui dans l’état de nature exige nécessairement l’accroissement de la puissance, suivant le vieil adage « Si vis pacem, para bellum » (« Si tu veux la paix, prépare la guerre »), exige en même temps que l’on sorte de l’état de nature par le moyen du désarmement généralisé, c’est-à-dire par le renoncement à la puissance et à la souveraineté (à la liberté illimitée). La concept de contrat ou de pacte social résulte de l’idée que chacun, s’il est intelligent, doit nécessairement vouloir abandonner sa souveraineté au profit d’un tiers afin d’instituer la « puissance commune » qui détiendra le monopole de l’usage de la force et pourra ainsi maintenir la paix et la sécurité.

Le contrat social, qui est lui aussi une fiction méthodologique, désigne l’idée d’un pacte d’association des individus destiné à créer les conditions de la sortie de l’état de nature et de la coexistence pacifique au sein d’une société. L’originalité forte de cette nouvelle théorie de la justification de l’État consiste à fonder l’autorité politique sur la volonté des individus soumis à cette autorité. C’est ce qui ressort de la clause du pacte de soumission qui fait exister l’État telle que Hobbes la formule : « j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière« . Même s’il s’agit pour Hobbes de justifier la souveraineté absolue et l’obligation d’obéir aux lois de l’État, l’autorisation du droit du souverain à gouverner émane, dans ce raisonnement, de la volonté de l’individu soucieux de garantir la conservation de sa vie.

L’idéal moderne de l’État juste: le gouvernement des lois

L’État, depuis Hobbes, est défini comme une « association politique », une association d’individus libres et égaux qui instituent le pouvoir et les lois nécessaires à la garantie des droits des individus associés. Cette conception de l’État et de sa légitimité n’est remise en cause ni par John Locke ni par Rousseau, les deux grands théoriciens du contrat social après Hobbes, qui sont pourtant tous deux en même temps des critiques de Hobbes, auquel ils reprochent d’avoir sacrifié la liberté pour justifier l’État et d’avoir par là-même justifié le despotisme, le pouvoir absolu. « L’État est une société d’hommes constituée à seule fin de conserver et de promouvoir leurs biens civils« , écrit Locke, qui ajoute : « J’appelle biens civils, la vie, la liberté, l’intégrité du corps et la protection contre la douleur, la propriété. » C’est très exactement cette idée de l’État que l’on retrouve formulée par les révolutionnaires français en 1789 dans l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression« . Les « biens civils » ou « les droits naturels de l’homme » désignent les droits de l’individu qui ne sont pas produits par les lois de l’État mais qui ne peuvent être conservés qu’au moyen de lois imposées par un pouvoir : « Là où il n’y a pas de lois, il n’y a pas non plus de liberté » écrit Locke en paraphrasant Hobbes.

Le libéralisme politique désigne la doctrine, ou l’ensemble des doctrines (il en existe plusieurs variantes), qui fait de la liberté le bien politique suprême que l’État a pour fonction de sauvegarder. Le libéralisme se distingue de l’anarchisme par le fait qu’il entend utiliser l’État, et non pas le détruire, pour conserver la liberté. Il admet donc avec Kant l’idée selon laquelle « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître » du fait de son insociable sociabilité, tout en objectant à Hobbes le problème politique fondamental qui tient au fait que l’homme auquel on confie la souveraineté est nécessairement lui-même un animal qui a besoin d’un maître. Qui sera le maître du maître ?

La solution réside dans la substitution du gouvernement des lois au gouvernement des hommes : nul ne doit être au-dessus des lois. Raymond Aron formule ainsi l’idéal du libéralisme politique : « Le but d’une société libre doit être de limiter le plus possible le gouvernement des hommes par les hommes et d’accroître le gouvernement des hommes par les lois. » Non seulement il ne peut y avoir de liberté sans lois, mais la salut de la liberté est conditionné par le règne des lois, ce qui définit l’idéal républicain : « J’appelle République tout État régi par des lois« , écrit Rousseau, lequel distingue l’obéissance légitime aux lois de la servitude : « Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. » La notion de république (« res publica », la « chose publique ») peut servir à désigner un État dont le souverain n’est plus un roi (La France est une république parce qu’elle a cessé d’être une monarchie) mais au sens philosophique, la république désigne l’idéal d’un État qui assure le gouvernement des lois. L’explicitation de cet idéal requiert une théorie de la loi. Dans Du Contrat social (ou principes du droit politique), Jean-Jacques Rousseau conçoit une théorie de la loi qui est en même temps une théorie de la souveraineté du peuple, de sorte qu’on ne peut dissocier l’idéal républicain de la démocratie : le peuple n’est gouverné par personne lorsqu’il est gouverné par la loi, et il est gouverné par la loi lorsqu’il est l’auteur de la loi.

Qu’est-ce qu’une loi ?

Pour qu’il y ait un État, il faut un pouvoir et des lois. Il y a un pouvoir lorsqu’il y a un monopole de l’exercice de la force. Si ce n’est pas le cas la situation est celle de la guerre civile. Les lois sont les règles du jeu social, connues de tous et identiques pour tous et qui rendent possible une vie sociale paisible. Le pouvoir sans les lois serait purement arbitraire, au seul service des caprices de ceux qui l’exercent. Une telle situation est rare et non durable : tout pouvoir, même le plus despotique ou tyrannique, doit justifier son existence auprès de la population en imposant à la société des lois qui protègent contre le désordre et l’arbitraire. C’est ce qu’on appelle l’État de droit, l’État au service des lois qui définissent le juste et l’injuste dans une société.

C’est la nature des lois, la définition même de ce qu’est la loi, qui permet de distinguer entre les régimes politiques. En un sens, tout État est une république gouvernée par des lois. C’est le point de vue développé par Thomas Hobbes : peu importe que le régime soit monarchique, démocratique ou aristocratique, que le pouvoir soit exercé par un seul, la masse du peuple ou quelques-uns, l’essentiel est qu’il y ait au sein de la communauté une volonté souveraine, un pouvoir supérieur commun capable de s’imposer à tous par le recours à la force. La loi est l’expression de la volonté du souverain. Il faut, autrement dit, pour qu’il y ait des lois, qu’il y ait une volonté capable d’imposer ses décisions aux autres volontés, une volonté qui exprime la volonté de la communauté tout entière.

Dans cette perspective, on ne peut critiquer le despotisme. La liberté naturelle, la liberté illimitée de l’état de nature, n’est pas viable. Pour qu’il y ait une société, il faut que la liberté soit limitée par la loi, et donc l’obéissance à un pouvoir souverain. Les individus qui composent la société doivent renoncer à leur souveraineté, à leur droit illimité sur toutes choses, au profit d’un tiers, celui qui exerce le pouvoir. La loi n’est possible qu’en sacrifiant la liberté individuelle. Ou, plus exactement, il faut considérer que les individus ne peuvent jouir d’une part réelle de liberté qu’en sortant de l’état de nature, qui est un état de guerre. Pas de liberté sans sécurité, sans l’ordre et la paix garantis par un pouvoir souverain qui impose les lois auxquelles chacun doit obéir. La loi est la définition par un pouvoir souverain du permis et de l’interdit qui définissent le juste et l’injuste dans une société. Elle n’est pas contraire à la liberté, puisqu’elle en garantit au contraire l’exercice réel : il n’y a pour l’homme qui vit en société d’autre liberté possible que la liberté civile, la liberté dans l’obéissance aux lois de l’État. Qu’est-ce alors que la liberté ? « La liberté, écrit Hobbes, dépend du silence de la loi« . Tout ce qui n’est pas interdit par le souverain est permis. Le citoyen doit s’en contenter. C’est mieux que rien, comme on dit aux enfants. Faire respecter les lois, les règles du jeu social connues et identiques pour tous les membres de la communauté, qui dispose du monopole de l’exercice de la force pour imposer « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XI, 3).

Le libéralisme politique est né de la critique de la monarchie absolue et, sur le plan philosophique, de la critique de la justification par Thomas Hobbes de l’État absolutiste. De cette critique sont sorties deux théories de la loi, la théorie républicaine (ou démocratique) et la théorie libérale, présentes l’une et l’autre dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

La théorie républicaine est résumée par l’article 6 de la Déclaration : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. » La théorie de la loi comme expression de la volonté générale est développée par Rousseau dans le Contrat social (1762). Rousseau admet avec Hobbes que la souveraineté de la loi doit être absolue. Il reproche à Hobbes d’avoir sacrifier la liberté et pose en conséquence le problème de la conciliation, a priori impossible, entre l’obéissance et la liberté. Il présente ainsi le problème fondamental de la politique dont le Contrat social donne la solution : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » La solution consiste dans l’institution d’une volonté souveraine qui ne soit pas celle d’un particulier, d’un homme ou d’une partie du peuple, mais qui soit générale, c’est-à-dire qui soit la volonté indivisible du peuple considéré comme un Tout. Ainsi, chacun, en obéissant à la loi, n’obéira à personne en particulier. Si le maître est la volonté générale, il n’y a pas de maître. « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. »

Pour être vraiment une loi, c’est-à-dire pour être l’expression de la volonté générale, la loi doit, selon Rousseau, remplir deux conditions : elle doit être produite par tout le peuple et doit s’appliquer à tout le peuple. « Mais qu’est-ce donc enfin qu’une loi ? (…) Quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui-même; et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi. » Quand « le peuple statue sur tout le peuple », Tous participent à la formation de la loi, c’est l’exigence démocratique, et l’ État de droit est parfaitement garanti, puisque nul n’est au-dessus des lois et que la loi ne contient aucune discrimination qui pourrait nuire à une partie du peuple. Ce sont ces deux conditions qui sont reprises par l’article 6 de la Déclaration. Bien entendu, il ne s’agit là que de principes philosophiques. En pratique, il faut une constitution, énonçant les règles du jeu politique que l’État doit respecter, pour concrétiser ces principes. L’exigence de la participation de tous à la formation de la loi s’est historiquement concrétisée par la revendication et l’institution du suffrage universel. L’exigence de l’égalité devant la loi nécessite pour être traduite dans les faits, plusieurs mécanismes institutionnels : la division des pouvoirs, les droits de l’opposition et des minorités, la liberté d’expression, le contrôle de la constitutionnalité des lois (qui, concrètement, sont l’expression d’une volonté majoritaire, et non l’expression de la volonté générale).

Quand la loi est vraiment une loi, quand elle est l’expression de la volonté générale, elle est nécessairement juste, et la désobéissance aux lois toujours injuste. Telle est la doctrine républicaine du gouvernement des lois telle que Rousseau l’a définie. La liberté politique, la liberté du citoyen dans l’État ne se conçoit pas comme une indépendance de l’individu vis-à-vis des lois de l’ État, mais comme une liberté-autonomie consistant à obéir à la loi dont on est soi-même l’auteur : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1, 8) Le problème, qui justifie le scepticisme des libéraux à l’égard de la théorie de Rousseau, est qu’en pratique, c’est l’individu qui obéit et une entité abstraite, le peuple, qui prescrit. La souveraineté de la loi demeure absolue, et cet absolutisme est d’autant plus dangereux pour les libertés individuelles qu’il revendique d’être la volonté du peuple tout entier.

Ce texte de Benjamin Constant qui, critiquant la théorie rousseauiste de la souveraineté absolue de la volonté générale, plaide pour une souveraineté limitée par la reconnaissance des droits des individus, présente ce qui constitue l’argument principal en faveur de la doctrine libérale de la loi :

En un mot, il n’existe au monde que deux pouvoirs, l’un illégitime, c’est la force; l’autre légitime, c’est la volonté générale. Mais en même temps que l’on reconnaît les droits de cette volonté, c’est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d’en bien concevoir la nature et d’en bien déterminer l’étendue. Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application. La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de liberté des individus; et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe [.. ] L’universalité des citoyens est le souverain, dans ce sens que nul individu, nulle faction, nulle association partielle ne peut s’arroger la souveraineté, si elle ne lui a pas été délégué. Mais il ne s’ensuit pas que l’universalité des citoyens, ou ceux qui par elle sont investis de la souveraineté, puissent disposer souverainement de l’existence des individus. Il y a au contraire une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur (…) L’assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner ; lorsqu’une autorité quelconque commet des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il importe peu qu’elle se nomme individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime.

Les libéraux souligne la menace que l’existence même de l’État, même démocratique, fait peser sur la liberté individuelle. En pratique, le pouvoir exercé au nom du peuple est toujours nécessairement l’émanation d’une volonté particulière: non pas la volonté de tout le peuple, mais la volonté de la majorité, voire, comme s’est désormais souvent le cas, la volonté de la majorité des suffrages exprimés à l’occasion d’une élection, majorité qui, compte tenu de l’abstention, peut être minoritaire dans le pays. La liberté de la ou des minorité(s) ne peut donc être garantie si on maintient de principe de la souveraineté absolue, illimitée, de la loi, au motif qu’elle serait toujours juste. La loi n’est pas juste en tant qu’elle exprime la souveraineté du peuple ou de la nation, mais dans la mesure où elle respecte les droits des individus. La souveraineté du peuple doit être limitée par la souveraineté de l’individu. Quand bien même elle serait la voix de la nation entière moins le citoyen qu’elle opprime, tant que les droits d’un seul sont violés, la loi ne peut être considérer comme juste. La fonction de la loi n’est pas d’exprimer la volonté générale mais de garantir à tous les individus la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.

C’est la théorie de la loi présentée dans les articles 4 et 5 de la Déclaration de 1789 qui définissent conjointement la liberté limitée par la loi et la loi qui limite la liberté, justifiées l’une et l’autre par le principe de non-nuisance. L’article 5 énonce le principe qui limite le pouvoir de la loi de limiter la liberté individuelle : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. L’article 4 définit la liberté de l’individu en société, qui est une liberté limitée par le droits des autres à la liberté avant d’être limitée par la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui« . Le point décisif de la doctrine libérale, développé dans le texte de John Stuart Mill ci-dessous, est la démarcation entre le domaine de la loi et le domaine des libertés individuelles, entre le domaine de la souveraineté de l’État et celui de la souveraineté de l’individu. L’État et la loi sont nécessaires pour garantir la coexistence pacifique des libertés, pour empêcher les usages de la liberté qui pourraient nuire à autrui. Mais la loi et la contrainte étatique ont pour fonction exclusive d’empêcher l’individu de porter préjudice à autrui. Leur rôle est strictement limité. La doctrine libérale interdit à l’État d’imposer par la loi aux individus une manière de penser ou de conduire sa vie, une conception du bonheur ou du sens de la vie. Tant qu’il ne nuit pas à autrui, autrement dit, l’individu doit rester souverain et pouvoir décider librement de la conduite de sa propre vie.

La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante. On ne peut pas l’obliger ni à agir ni à s’abstenir d’agir, sous prétexte que cela serait meilleur pour lui ou le rendrait plus heureux; parce que dans l’opinion des autres il serait sage ou même juste d’agir ainsi. Ce sont là de bonnes raisons pour lui faire des remontrances ou le raisonner, ou le persuader, ou le supplier, mais ni pour le contraindre ni pour le punir au cas où il agirait autrement. La contrainte n’est justifiée que si l’on estime que la conduite dont on désire le détourner risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l’aspect qui le concerne simplement lui-même son indépendance est, en droit, absolue. L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. (John Stuart Mill, De la liberté).

La politique

Notions mobilisées

L’État, la justice, la liberté, le devoir, la conscience, le bonheur, le travail, la religion, la raison, la vérité, la nature, la technique, le langage.

Le problème fondamental

Le problème de la politique est celui des rapports entre la force et la justice et, par voie de conséquence, celui des rapports entre l’État et la justice. Il pourrait être formulé, dans son abstraction philosophique qui vise à saisir l’essentiel, à la manière de Blaise Pascal dans ce texte :

Il est juste que ce qui est juste soit suivi; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujète à dispute; la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et la paix fut, qui est le souverain bien.

La justice désigne ici l’idéal moral de la politique, c’est-à-dire les principes d’une bonne organisation sociale, d’une bonne constitution de l’État, de la bonne manière de régler par la loi les relations entre les hommes dans une société ainsi que les rapports entre l’État et les citoyens (les droits et les devoirs de l’État et du citoyen). En raison d’une part de la diversité des cultures (des traditions historiques) et d’autres part des diverses conceptions philosophiques de la justice, on peut considérer avec Pascal que « la justice est sujète à dispute » (elle est matière à débats dirait-on aujourd’hui).

Abstraction faite de l’idée qu’on peut concevoir de la justice, la condition politique de l’homme est une réalité : « l’homme est un animal politique« , disait Aristote. C’est un animal grégaire (il vit en société) mais il est le seul animal qui doit créer, par la parole, les lois qui permettent la vie en société. Une communauté politique est une communauté unie par des lois imposées par un pouvoir. Les régimes politiques peuvent varier mais partout où il y a des hommes il y des lois (du droit) et un pouvoir politique (un État). Partout faire exister la communauté politique consiste donc à « mettre ensemble la justice et la force » à travers l’institution de l’État qui se définit, selon Max Weber, par « le monopole de la violence légitime ».

Pascal souligne cependant que la force est plus certaine que la justice (« la force est très reconnaissable et sans dispute »). La réalité de la politique, c’est d’abord la réalité du pouvoir, qui est par essence une force, un pouvoir de contraindre par la force, c’est-à-dire par la violence, qui est utilisation de la force en vue de soumettre la volonté (contraindre à l’obéissance) ou éventuellement de détruire (les ennemis intérieurs ou extérieurs du pouvoir et de la société). La force est « nécessaire » (caractère de ce qui ne peut être autrement qu’il n’est) en ce qu’elle s’impose à nous. Lorsque celui qui est contraint par la force ne consent pas à l’existence de la force qui le contraint, la force est « tyrannique » : un pouvoir est tyrannique lorsqu’il n’est pas regardé comme juste ou légitime par les sujets, c’est-à-dire par les citoyens assujetis aux lois et aux décisions imposées par ce pouvoir.

La force est une réalité, la justice, une idée. Il ne faudrait pas croire, suggère Pascal, que les hommes ont créé la force pour réaliser la justice. La force existe toujours, elle existe nécessairement. La nature, et spécifiquement la nature humaine, est constituée de forces et de rapports de forces. La violence est la réalité première et inéliminable de la condition naturelle de l’homme. L’histoire humaine n’est pas seulement histoire de la lutte de l’humanité contre les éléments naturels, mais aussi histoire de lexploitation de l’homme par l’homme, de la domination de l’homme par l’homme, de la violence exercée par l’homme contre l’homme. Elle est faite de conflits entre les individus ou les groupes sociaux et de guerres entre les communautés. Posé en termes réalistes, le problème politique de l’homme, celui de la civilisation, est de surmonter la tyrannie, d’instituer une société et des relations entre les sociétés dans lesquelles la violence est surmontée et le pur rapport de forces dépassé. Le problème fondamental, autrement dit, est celui de la guerre et de la paix. Le bien suprême (l’idéal) de la politique, nous dit Pascal, ne peut-être qu’un moindre mal, la paix, c’est-à-dire le dépassement de la guerre, de la violence, dans les rapports humains. Il écrit ailleurs que Platon et Aristote ne se sont intéressés à la politique (et la tradition philosophique après eux) que parce qu’il faut bien tenter de régler la société des hommes, qui est « un hôpital de fous ».

Tout pouvoir prétend être juste. Tout pouvoir prétend « mettre ensemble la justice et la force ». Dans l’histoire réelle, on ne part pas de l’idée de justice pour mettre la force à son service mais de la force pour essayer de la rendre juste. Le pouvoir peut, ce faisant, dire que la justice est injuste et dire que c’est la force qui est juste. Il peut, autrement dit, définir l’idée de justice de manière à ce qu’elle convienne à ses intérêts. Cette contradiction entre la force et la justice qui fait le malheur de la condition politique de l’homme semble indépassable. D’où le soupçon qui accompagne l’État, consistant à ne voir dans le droit (les lois) qu’il instaure et l’idéal de justice dont il se réclame que le masque de la force, le moyen par lequel celle-ci à la fois dissimule et justifie la domination de l’homme par l’homme. Dans sa phrase de conclusion, paradoxale, Pascal valide et renverse en même temps ce soupçon : « Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et la paix fût, qui est le souverain bien ». Les solutions politiques au problème de la violence et de la domination sont sans doute imparfaites, laisse-t-il entendre, mais elles le sont nécessairement, en raison de la nature de la politique et de la nature de l’homme, de sorte qu’il faut, pour avoir la paix, qui est le maximum que l’on puisse espérer de la politique, feindre de croire que l’État est toujours juste comme celui-ci feint d’être toujours juste.

La thèse de Pascal est à la fois pessimiste et conservatrice. En tant qu’elle prendre pour objet de sa réflexion l’idée de justice, l’idée d’une société juste, la philosophie engendre des projets de réforme, voire de révolution. Platon, dans son plus célèbre texte consacré à la justice et à la politique, La République, avait conçu le rêve du règne des philosophes. De philosophe-roi, cependant, il ne peut y avoir, la postérité se fera une raison, le philosophe pouvant tout au plus espérer jouer le rôle de conseiller du Prince. Le vrai politique est un homme d’action, qui consacre l’essentiel de son énergie et de ses pensées à la conquête et à la conservation du pouvoir. En tant qu’il est un véritable « homme d’État », il se consacre essentiellement à la conquête et à la conservation de la puissance de l’État. S’il en allait autrement, l’homme de pouvoir n’aurait pas le pouvoir et l’homme d’État n’aurait pas d’État, de sorte qu’il ne pourrait servir la justice et que la justice, dépourvue du levier de la force, demeurerait ainsi impuissante. La vertu intellectuelle de l’homme d’action est la prudence, la faculté de concevoir les moyens de parvenir à ses fins, les moyens de réussir en s’adaptant aux circonstances. Le philosophe, comme le scientifique, est un homme de réflexion animé par l’idéal de vérité. Lorsqu’il conçoit une théorie de la justice, il vise la cohérence et l’universalité : la philosophie définit des principes de justice universellement valables, c’est-à-dire valables pour tous les hommes, partout et en tout temps. Pour se faire, il lui faut faire abstraction des intérêts particuliers d’une société ou d’un pouvoir, faire abstraction des circonstances particulières et conserver une distance critique à l’égard de l’existant, des camps politiques, du pouvoir, mais aussi des lois (le droit positif) et des institutions telles qu’elles sont.

La raison d’être de la philosophie politique, autrement dit, est de définir l’idéal du droit, les principes de la justice politique qui peuvent « justifier la force » et servir de guide tant à l’homme d’État, au législateur, qu’au citoyen contraint d’obéir aux lois. Le citoyen dispose ainsi d’un critère autre que la loi elle-même pour distinguer le juste et l’injuste, ce qui rend possible la critique de l’État et du droit existant. La distinction devient possible entre la légalité et la légitimité du pouvoir ou entre la servitude et l’obéissance du citoyen.

Qu’est-ce qu’une théorie de la justice ?

Une théorie de la justice présuppose nécessairement que le sens de la justice est inscrit dans la nature humaine, raison pour laquelle, depuis Platon et Aristote aux origines de la philosophie politique, on parle d’un « droit naturel » pour désigner l’idéal du droit et de l’État, en tant que cet idéal n’est pas relatif, subjectif, variable suivant les opinions et les cultures mais au contraire objectif parce qu’ancré dans l’universelle nature humaine. La notion de droit naturel varie bien entendu selon l’idée que l’on se fait de la nature et de l’homme : le droit naturel moderne, issu des théories « contractualiste » (utilisant les concepts d’état de nature et de contrat social) de Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau, aux 17e et 18e siècles, et dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen rédigée par les révolutionnaires français en 1789 est le produit, doit être distingué du droit naturel des Anciens (Grecs et Romains), fondé sur l’idée qu’il existe un ordre naturel qui admet l’inégalité naturelle entre les hommes. Dans tous les cas de figure cependant, la distinction entre droit naturel et droit positif permet de concevoir un critère rationnel pour définir la société juste. C’est le point que souligne ce texte du philosophe Léo Strauss au 20e siècle (Droit naturel et histoire, 1953):

Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or, il est évident qu’il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif. Bien des gens aujourd’hui considèrent que l’étalon en question n’est tout au plus que l’idéal adopté par notre société ou notre « civilisation » tel qu’il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions. Mais, d’après cette même opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées. Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu’ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l’homme policé. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme mauvais purement et simplement. Et puisque tout le monde est d’accord pour reconnaître que l’idéal de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d’accepter en toute tranquillité une évolution vers l’état cannibale. S’il n’y a pas d’étalon plus élevé que l’idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est point totalement asservi à sa société et par conséquent que nous sommes capables, et par là obligés, de rechercher un étalon qui nous permette de juger de l’idéal de notre société comme de toute autre. Cet étalon ne peut être trouvé dans les besoins des différentes sociétés, car elles ont, ainsi que leurs composants, de nombreux besoins qui s’opposent les uns aux autres : la question de priorité se pose aussitôt. Cette question ne peut être tranchée de façon rationnelle si nous ne disposons pas d’un étalon qui nous permette de distinguer entre besoins véritables et besoins imaginaires et de connaître la hiérarchie des différentes sortes de besoins véritables. Le problème soulevé par le conflit des besoins sociaux ne peut être résolu si nous n’avons pas connaissance du droit naturel.

En rappelant la distinction entre droit droit naturel et droit positif, entre l’idéal du droit rationnel tel que la réflexion philosophique tente de théoriser et l’ensemble des lois produite par le législateur au sein d’une société, Léo Strauss est conduit à poser le problème du relativisme et de l’universalisme. L’idéal de justice ne peut-il être autre chose que l’idéal d’une société ou d’une civilisation particulière ? C’est le point de vue du relativisme pour lequel, selon la célèbre formule de Pascal commentant Montaigne, il faut admettre qu’en matière de conception du juste et de l’injuste « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Une théorie philosophique de la justice vise à l’inverse à produire un critère universel (valable pour tous) du jugement politique, permettant de juger à la fois les lois de sa propre société et le droit positif de n’importe quelle époque ou de n’importe quelle société. Concevoir par exemple l’esclavage comme étant contraire au droit naturel de l’homme revient à considérer celui-ci comme injuste en tout temps et en tout lieu. L’argument en faveur du relativisme consiste à faire valoir qu’une théorie de la justice, quelle qu’elle soit, est toujours le produit d’une histoire, donc d’une époque et d’une civilisation particulières. La philosophie des droits de l’homme exprimée dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, par exemple, prétend à l’universalité mais elle est le produit de la philosophie du droit naturel moderne née des guerres de religions au sein de l’Europe chrétienne depuis la réforme luthérienne au 16e siècle.

Afin à la fois d’écarter les ambigüités liées à la notion de droit naturel (qui pose le problème de ce qu’on entend par « naturel » et la question de savoir si on se rèfère à la conception antique ou à la conception moderne du droit naturel) et d’intégrer la question de la justice sociale au socle théorique du libéralisme politique, on parle plus volontiers aujourd’hui de « théorie de la justice » pour désigner la conception idéale et rationnelle de l’organisation politique de la société. L’oeuvre qui fait référence, A Theory of Justice (1971) a l’américain John Rawls pour auteur, le plus commenté au monde au 20e siècle. Sans utiliser les notions d’état de nature et de contrat social, Rawls s’inscrit toutefois dans la logique de la philosophie politique moderne en cherchant à définir les grands principes de justice politique universellement valables sur lesquels des individus libres et égaux pourraient s’accorder pour fonder une société juste.

Les problématiques de la philosophie politique

La philosophie politique est étroitement liée à l’histoire, il ne peut en être autrement. Elle accompagne les problèmes de la condition politique de l’homme, laquelle se transforme dans l’histoire. La Déclaration de 1789, par exemple, est une synthèse de la philosophie politique des 17e et 18e siècles, qui définit la théorie libérale de la justice et qui a donné la formule de la justification moderne de l’État : la formule d’un État laïque dont la finalité est de garantir les droits des individus, ces biens terrestres que sont la liberté, la propriété ou la vie elle-même. Avec la révolution industrielle est apparue au début du 19e siècle, dans le cadre d’un État reconnaissant l’égalité en droits des individus, ce qu’on a appelé « la question sociale », c’est-à-dire le problème de la condition ouvrière et, plus généralement, celui de l’inégalité économique et sociale. Dans cette perspective, ce n’est plus seulement les rapports de L’État et du citoyen qui doivent être étudiées, mais aussi la condition des travailleurs, le rapport à la propriété, l’organisation sociale du travail, les rapports sociaux (la lutte ou la coopération entre les classes sociales) et l’inégalité des chances de réussite sociale. L’opposition entre libéralisme et socialisme au sujet de la question des inégalités et du rôle de l’État a structuré le débat politique dans les sociétés occidentales au cours des 19e et 20e siècles.

Les questions de philosophie politique au Bac, sont pour la plupart relatives au problème des rapports entre l’État et la justice et requierent de pouvoir rendre compte des principes du libéralisme politique (la valorisation de la liberté et de l’égalité en droits) et de la critique socialiste du libéralisme au nom de l’idéal d’une égalité réelle des conditions. Il existe cependant deux autres grandes problématiques possibles : celle du rapport entre les peuples et celle de l’écologie. La première conduit à poser la question de la guerre juste, par exemple, celle du cosmopolitisme (la question de l’unité politique de l’humanité) ou encore celle du relativisme culturel rendue actuelle par ce qu’on appelle parfois « le choc des civilisations ». La dernière grande problématique politique, apparue dans le monde occidental au 20e siècle, est celle de la critique écologique de la transformation de la condition humaine et du rapport de l’homme à la nature résultant du développement technique et industriel. Ce problème sera abordée dans le cadre du cours sur l’anthropologie, qui traitera non seulement de la définition de l’homme mais aussi de la place de l’homme dans la nature ainsi que du rapport de l’homme et de la nature.

Les questions

Peut-il être juste de désobéir aux lois de l’État ?

Peut-il y avoir une société sans État ?

La vengeance peut-elle être juste ?

L’État est-il l’ennemi de la liberté ?

Le peuple peut-il être injuste ?

La vérité est-elle l’affaire de l’État ?

La justice exige-t-elle la fin des inégalités ?

L’État doit-il prendre pour fin le bonheur ?

L’esclavage est-il contre nature ?

Le travail suffit-il à justifier le droit de propriété ?

La division du travail sépare-t-elle les hommes ?

Le capitalisme est-il moral ?

La justice n’est-elle que le masque de la force ?

Le langage peut-il être un instrument de domination ?

La diversité des cultures empêche-t-elle de s’accorder sur ce qui est juste ?

Un État mondial est-il souhaitable ?

La morale est-elle la meilleure des politiques ?

Y a-t-il un devoir de mémoire ?

Les repères

Légalité et légitimité. Les deux termes sont construits étymologiquement à partir de la racine latine leg- (lex, legis : ce qui est établi par la loi). Est légal ce qui est conforme à la loi, ce qui établi par la loi. La légalité renvoie donc au droit positif et désigne le juste et l’injuste selon le droit existant, le droit fabriqué par le législateur au sein de l’État. Est légitime ce qui est conforme à l’idée qu’on se fait de la justice, en conscience (la légitimité se confond alors avec la moralité) ou sur la base d’une théorie énonçant des principes politiques de justice (la légitimité est alors définie par une conception du droit naturel ou une théorie de la justice permettant d’évaluer le droit positif).

Obligation et contrainte. Ma liberté d’action est limitée quand j’agis sous la contrainte ou par obligation. La contrainte est une force extérieure exerçant une pression ou imposant une limite. L’obligation est la conscience d’une règle ou à d’une limite que l’on s’impose à soi-même ou que l’on consent à respecter. La contrainte et l’obligation peuvent exprimer le rapport d’une volonté libre à la loi : il y a contrainte si le respect de la loi est imposé par l’État, lequel a le droit d’user de la force publique pour exercer une pression sur les volontés et, éventuellement, contraindre les corps; il y a obligation (conscience du devoir) si le respect de la loi est commandé par la conscience morale ou civique (la conscience du citoyen de son devoir d’obéir aux lois). La contrainte est une force physique imposée de l’extérieur; l’obligation, une force morale (vertu) que l’on s’impose à soi-même. On « est contraint » mais on « s’oblige ». On peut cependant parler de contrainte morale à propos d’une pression ou d’une violence psychologique extérieure et subie. Cette distinction entre contrainte et obligation permet de concevoir celle entre servitude et obéissance. La servitude est l’acte de soumission à la force, la caractéristique d’une volonté qui obéit à la volonté d’un autre sous l’effet exclusif de la contrainte. L’obéissance consiste à soumettre sa volonté par obligation et caractérise une volonté qui consent à renoncer à sa liberté parce qu’elle juge légitime le pouvoir qui s’exerce sur elle. D’où l’idée formulée par Rousseau que dans l’État juste le citoyen obéit mais ne sert pas, parce qu’il ne soumet pas sa volonté à un maître en obéissant aux lois : « Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. » (Lettres écrites de la montagne – VIII)

L’existence humaine et la culture

Notions : la nature, la liberté, la conscience et l’inconscient, la technique, le travail, le langage, la religion, la raison.

Cette perspective regroupe une série de problèmes qui relèvent de l’anthropologie. L’anthropologie désigne l’étude de l’homme. Elle vise donc à répondre à la question « Qu’est-ce que l’homme ? » qui constitue, selon Kant, l’objet principal de la philosophie.

Du point de vue des sciences humaines, l’anthropologie est la connaissance générale que l’on peut produire sur la condition humaine en comparant les savoirs (historiques, ethnologiques, sociologiques) relatifs à la diversité des sociétés dans l’espace et dans le temps. Du point de vue des sciences naturelles, l’homme est avant tout un être naturel, une partie de la nature, un être vivant parmi les autres vivants, une espèce animale parmi les espèces animales. L’anthropologie naturaliste contemporaine se fonde sur la théorie de l’évolution de Charles Darwin, qu’il faut donc connaître pour évoquer la nature humaine et les rapports de l’homme et de la nature.

La réflexion philosophique peut intégrer les données des sciences humaines et des sciences naturelles, mais a pour objet principal de définir l’essence de l’homme et sa place dans la Nature, dans l’univers ou, plus précisément, au sein du monde vivant. On peut distinguer deux axes du questionnement : 1) Quels sont les grands aspects de la condition humaine et les facultés en l’homme qui permettent de distinguer celui-ci des autres animaux ? 2) Y a-t-il une nature humaine ? Quelle est la part de l’inné (ce qui relève de la nature), de l’acquis (ce qui relève de la culture) et de la liberté dans l’explication de l’existence humaine ?

Le problème fondamental

L’homme fait-il partie de la Nature ? La question peut sembler saugrenue. L’homme est situé dans l’espace et dans le temps, il est constitué de matière. Il est un élément de l’Univers et, sur Terre, un organisme vivant parmi les millions d’autre que l’histoire de la vie a produite. Dans le rapport à l’univers connu, l’homme peut être considéré ou bien comme une parcelle de réalité insignifiante et dérisoire, ou bien comme une être à part, qualitativement distinct de, et infiniment supérieur à tout ce qui existe. L’essentiel est dit dans ce texte de Blaise Pascal :

L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers à sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale.

L’expression « roseau pensant » accuse le contraste entre d’une part le caractère insignifiant et dérisoire de l’homme comme être matériel et d’autre part la puissance de la pensée humaine, capable de penser l’univers et la relativité de sa propre situation dans l’univers. « par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends », ajoute Pascal en jouant sur les deux sens du verbe « comprendre » (englober une partie; saisir de sens, avoir l’intelligence de quelque chose). Ce n’est ni par la puissance, ni par l’occupation de l’espace ou la durée que l’homme est grand et supérieur, mais par la pensée, l’esprit, la conscience, par les dimensions morales, intellectuelles et spirituelles qui définissent le sujet humain. Ce que corrobore ce texte de Kant, qui souligne l’importance du « Je » qui définit la subjectivité, le « Je » du « Je pense » et du « Je veux » qui permet de se consevoir comme l’auteur et le guide de ses pensées et de ses actions. La conquête de ce « Je » qui distingue l’homme des autres être naturels fait basculer l’enfant de l’animalité à l’humanité :

Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison dont on peut disposer à sa guise; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement. Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.); et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler .Auparavant il ne faisait que se sentir; maintenant il se pense. Emmanuel Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798).

Le point de vue contradictoire consiste à souligner la tendance humaine à se prendre pour le centre du monde. L’anthropocentrisme est à l’échelle de l’espèce ce qu’elle l’égocentrisme à celle de l’individu : l’inclination infantile qui consiste, par ignorance, à confondre la la réalité avec l’environnement, c’est-à-dire un monde dont on est le centre (l’écologie la plus radicale critique ainsi logiquement la notion d’environnement comme étant anthopocentrique). Le texte de Freud ci-dessous souligne la vertu éducatrice de la science, qui arrache l’humanité à l’anthropocentrisme en lui infligeant des blessures narcissiques, susceptibles de provoquer en retour des réactions violentes de rejet. Il évoque d’abord la révolution copernicienne qui, aux 16e et 17e siècle a dissipé l’illusion selon laquelle la Terre serait le centre autour duquel le monde tourne, en découvrant aux hommes l’immensité infinie de l’univers et le fait que la Terre n’est qu’un petit astre gravitant autour du soleil. Puis la révolution darwinienne, qui a inscrit l’humanité dans la continuité du vivant, découvrant aux hommes l’origine animale de l’espèce humaine, dont l’évolution obéit, comme celle des autres espèces, à la loi de la sélection naturelle. Enfin, se comparant lui-même à Darwin et à Copernic, Freud évoque la psychanalyse, la science de l’inconscient dont il est le père et qui détruit l’illusion d’une autonomie de la conscience régnant souverainement sur les pulsions de l’instinct animal. « Le Moi n’est pas maître dans sa propre maison »: avec cette proposition qui est au coeur de son oeuvre, Freud attaque l’instrument de la maîtrise de soi et qui est supposé faire la supériorité de l’homme, l’esprit, l’intelligence consciente d’elle-même, pour montrer sa dépendance à l’inconscient, qui est le siège des pulsions animales, du principe de plaisir qui anime l’organisme humain.

Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale. Sigmund FreudIntroduction à la psychanalyse (1916).

Par-delà les critiques de détail (dans la physique antique, la Terre est le centre du Cosmos mais représente un niveau de réalité inférieure à la sphère céleste, qui est divinisée), on pourrait objecter à Freud que son éloge de science démystificatrice rejoint l’idée selon laquelle la pensée fait la grandeur de l’homme en cultivant la conscience qu’il prend de lui-même et de la relativité de sa position au sein du réel. La science fait grandir l’humanité en l’arrachant aux illusions de son enfance et, se faisant, l’élève toujours davantage au-dessus des autres êtres naturels, plongés dans l’inconscience d’eux-mêmes et dans l’ignorance de la réalité dont ils font partie. Il existe peut-être, autrement dit, un anthropocentrisme justifé et lucide, non réductible à l’illusion narcissique.

L’homme et l’animal

L’axe principal de la réflexion philosophique sur l’homme est constitué par la question de la différence entre humanité et animalité : l’homme n’est-il que « l’animal humain » ou bien y a-t-il en lui une propriété distinctive qui le distingue de l’ensemble de autres animaux et le situe à part, voire au-dessus du règne naturel ? L’anthropologie philosophique s’efforce de répondre à cette question en examinant les qualités susceptibles de constituer le propre de l’homme.

Pour qu’on puisse opposer l’homme à tous les autres animaux, il ne suffit pas d’observer la supériorité de l’homme dans l’exercice d’une faculté, il faut pouvoir établir la présence en l’homme d’une qualité totalement absente chez les autres animaux. L’idée selon laquelle l’homme est le plus intelligent des êtres vivants sur Terre est généralement partagée, même si on peut défendre la thèse qu’il existe diverses formes d’intelligence incomparables entre elles. La question, à propos de l’intelligence comme à propos des autres facultés (le langage, la technique, la liberté, la culture et l’éducation, etc.) est de déterminer s’il s’agit d’une qualité possédée exclusivement par l’homme. Autrement dit, la recherche du propre de l’homme est la recherche d’une différence qualitative entre l’homme et les autres animaux, une différence qui permette d’établir une discontinuité entre l’homme et le monde animal. Un différence de degré, du plus au moins, ne suffit pas à justifier qu’on mette l’homme à part : elle ne rompt pas la continuité entre animalité et humanité.

Darwin et la théorie de l’évolution

La théorie de l’évolution, qui est depuis Darwin au fondement de la connaissance du vivant, semble justifier l’approche continuiste, défendue explicitement par Darwin lui-même :

Quelques naturalistes, profondément frappés des aptitudes mentales de l’homme, ont partagé l’ensemble du monde organique en trois règnes : le règne Humain, le règne Animal et le règne végétal, attribuant ainsi à l’homme un règne spécial. Le naturaliste ne peut ni comparer ni classer les aptitudes mentales, mais il peut ainsi que j’ai essayé de le faire, chercher à démontrer que, si les facultés mentales de l’homme diffèrent immensément en degré de celle des animaux qui lui sont inférieurs, elles n’en diffèrent pas quant à leur nature. Une différence en degré, si grande qu’elle soit, ne nous autorise pas à placer l’homme dans un règne à part. Charles Darwin, La descendance de l’homme (1881)

La théorie de l’évolution applique à l’histoire du vivant le principe, dont la formulation remonte à Aristote, selon lequel la nature ne fait pas de sauts. L’idée selon laquelle les espèces telles que nous les voyons ont toujours, depuis la création du monde, été ce qu’elles sont aujourd’hui (la thèse du « fixisme ») a commencé d’être remise en cause au 18e siècle. On datait auparavant à partir de la Bible l’âge de la Terre, estimé à environ 6000 ans. La prise de conscience de l’ancienneté de la Terre (plus se 100 000 ans pensaient les savants du 18e siècle, 4,5 milliards d’années selon ceux d’aujourd’hui) a rendu concevable la thèse du « transformisme », ou « évolutionnisme », selon laquelle les formes de vie actuelles se sont formées progressivement dans la durée, par petites modifications successives. La théorie de l’évolution implique en premier lieu que chaque espèce vivante distincte est le produit d’une longue évolution au cours de laquelle elle est devenue, par degrés, ce qu’elle est aujourd’hui à partir d’un ancêtre différent de ce qu’elle est. Elle implique en second lieu qu’il existe un arbre généalogique du vivant comme il existe un arbre généalogique familial, de sorte que toutes les espèces vivantes sont des cousines plus ou moins éloignées, qu’elles ont toutes un ancêtre commun, plus ou moins éloigné dans le temps. La génétique a ainsi permis d’établir que le chimpanzé est le cousin le plus proche de l’homme, le chimpanzé et l’homme étant les produits d’une évolution à partir d’un ancêtre commun situé 7 millions d’années en arrière. En troisième lieu, cette théorie implique qu’il a existé de nombreuses espèces passées aujourd’hui disparues, notamment des espèces intermédiaires ancêtres des espèces contemporaines : entre Homo Sapiens et l’ancêtre commun au chimpanzé et à l’homme, il a existé de multiples espéces humaines, partageant avec Sapiens la bipédie qui, sur le plan morphologique, distingue les hommes des singes. Ce dernier point est décisif s’agissant de la validation scientifique de la théorie de l’évolution, puisque la découverte et la datation des fossiles permettent de reconstituer l’arbre généalogique de vie.

L’originalité de Darwin n’est pas d’avoir formulé la thèse du transformisme, qui était dans l’air du temps, mais d’avoir conçu la théorie du mécanisme naturel de l’évolution, la théorie de la sélection naturelle, qui sera ensuite complétée après lui, notamment au 20e siècle avec la découverte des lois de la génétique. Comment l’évolution est-elle possible ?La nature, explique Darwin, réalise spontanément ce que font les éleveurs lorsqu’ils sélectionnent les bêtes pour orienter la reproduction. L’objectif est d’utiliser les deux dimensions de la reproduction, l’hérédité (la transmission à l’identique des caractéristiques naturelles) et la variation (qui produit de nouvelles caractéristiques) pour améliorer l’espèce en sélectionnant les caractéristiques qui intéressent les éleveurs. Pour l’évolution, le facteur déterminant, ce sont les variations. On sait aujourd’hui qu’elles s’expliquent par de petites mutations génétiques aléatoires (accidentelles) lors de la reproduction. Ces mutations qui apparaissent au hasard peuvent être favorables ou défavorables à l’adaptation de l’individu porteur à son milieu naturel. Si elles sont neutres, elles sont sans conséquence. Si elles sont nuisibles à la conservation de la vie, elles disparaissent, faute de pouvoir se transmettre. Si au contraire une mutation favorise la survie de l’individu qui la porte, celui-ci aura davantage de chances de se reproduire, et la mutation pourra se transmettre à la descendance. C’est de cette manière qu’apparaissent dans la nature les caractéristiques nouvelles qui modifient une espèce, jusqu’à générer une nouvelle espèce. Le milieu naturel joue le rôle de l’éleveur dans la sélection des variations destinées à intégrer, faire évoluer et définir l’identité génétique d’une espèce.

D’après la théorie de l’évolution, toutes les caractéristiques physique et mentales d’une espèce sont donc le produit de ce mécanisme de la sélection naturelle. Comme on l’a vu, Darwin avait conscience que l’immensité de la différence entre les aptitudes mentales de l’homme et celle des autres animaux pouvait constituer une objection contre l’idée que l’humanité aurait des ancêtres non humains. De telles différences, estimait-il cependant, sont assez ordinaires dans la nature et ne justifient pas qu’on fasse de l’homme un être à part : « l’intervalle qui sépare les facultés intellectuelles de l’un des singes supérieurs de celles du poisson, ou les facultés intellectuelles d’une fourmi de celles d’un insecte parasite est immense. Le développement de ces facultés chez les animaux n’offre pas de difficultés spéciales Il est incontestable que la haute importance de ces facultés pour ces animaux à l’état de nature, constitue une condition favorable pour que la sélection naturelle puisse les perfectionner. La même conclusion peut s’appliquer à l’homme; l’intelligence a dû avoir pour lui, même à une époque fort reculée, une très grande importance, en lui permettant de se servir d’un langage, d’inventer et de fabriquer des armes, des outils, des pièges, etc. Ces moyens, venant s’ajouter à ses habitudes sociales, l’ont mis à même, il y a bien longtemps, de s’assurer la domination sur tous les autres animaux. » L’exceptionnel développement intellectuel de l’homme s’explique, selon Darwin, comme le développement chez les animaux de leurs facultés propres, par le mécanisme de la sélection naturelle.

Le débat sur l’intelligence animale

La théorie de l’évolution « animalise » l’homme : « l’hominisation », le devenir humain dans la nature, s’est opérée selon le mécanisme commun à l’évolution de toutes les espèces. L’apparition des facultés humaines s’expliquerait comme celle des autres animaux par le jeu du hasard (les mutations génétiques) et de la nécessité (l’adaptation au milieu naturel). Du point de vue de la thèse « discontinuiste », une objection s’impose : l’apparition de la conscience et de l’intelligence et du langage n’a-t-elle pas pour conséquence de permettre une capacité d’adaptation consciente, délibérée, et un développement intellectuel autonome par rapport à l’évolution biologique, ce qui ne s’observe pas chez les autres animaux ? Bref, ne faut-il pas admettre le caractère indépassable de la thèse d’Aristote selon laquelle l’homme est le seul l’animal doué de raison ? Les défenseurs de la thèse « continuiste », de Montaigne à l’éthologie contemporaine, entreprennent de réponde à cette objection par l’humanisation de l’animal, s’efforçant de montrer que les toutes les facultés humaines sont présentes chez les autres animaux, sous une forme différente ou à un degré moindre.

Le débat sur l’intelligence des animaux est aussi ancien que la philosophie. La recherche de la vérité doit en la matière tenter d’éviter deux écueils : l’anthropocentrisme, consistant à nier aux animaux les aptitudes mentales qui sont les leur et dont on voudrait faire le privilège de l’homme; l’anthromorphisme, consistant à projeter sur les autres animaux une forme d’esprit qui n’appartient qu’à l’homme. A l’aube de la philosophie moderne, les deux thèses qui s’opposent ont été notamment formulées par Montaigne et Descartes. Commentant les témoignages antiques sur l’habileté des bêtes, Montaigne défend la thèse continuiste selon laquelle la différence entre l’homme et les autres animaux n’est qu’une différence de degré : « Nous vivons et eux et nous, sous un même toit et humons un même air : il y a, sauf le plus et le moins, entre nous une perpétuelle ressemblance » Il relativise même, reprenant une formule de Plutarque, un auteur de l’antiquité, la supériorité de l’homme : « J’enchérirais volontiers sur Plutarque et je dirais qu’il y a plus de distance de tel homme à tel homme qu’il y en a de tel homme à telle bête. Car je ne pense pas qu’il y ait une si grande distance de bête à bête, comme il y a de grand intervalle d’homme à homme, en matière de prudence, de raison, de mémoire. » Dans le texte ci-dessous, Montaigne défend la thèse de l’intelligence des animaux, récuse celle de l’absence de langage animal et dénonce la vaniteuse prétention des hommes, fondée sur l’ignorance, à être les seuls possesseurs de ces facultés.

La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c’est l’homme, et en même temps, la plus orgueilleuse. […] C’est par vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se sélectionne lui-même et se sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons, et leur attribue telle portion de facultés et de force que bon lui semble. Comment connaît-il par l’effort de son intelligence les mouvements internes et secrets des animaux ? Par quelle comparaison d’eux à nous conclue-t-il la bêtise qu’il leur attribue ? […] Ce défaut de communication d’entre elles et nous, pourquoi n’est-il aussi bien à nous qu’à elles ? C’est à deviner, à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons plus qu’elles nous [nous ne les comprenons pas plus qu’elles ne nous comprennent]. Par cette même raison elle nous peuvent estimer bêtes, comme nous les en estimons. […] Les hirondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent-elles sans jugement et choisissent-elles sans discernement, de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et, en cette belle et admirable contexture de leurs bâtiments, les oiseaux peuvent-ils se servir plutôt d’une figure carrée que de la ronde, d’un angle obtus que d’un angle droit, sans en savoir les conditions et les effets ? Prennent-ils tantôt de l’eau, tantôt de l’argile, sans juger que la dureté s’amollit en l’humectant ? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prévoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l’aise ? Se couvrent-ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l’orient, sans connaître les conditions différentes de ces vents et considérer que l’un leur est plus salutaire que l’autre ? Pourquoi épaissit l’araignée sa toile en un endroit et relâche en un autre ? Se sert à cette heure de cette sorte de nœud, tantôt de celle-là, si elle n’a et délibération, et pensée, et conclusion ? Nous reconnaissons assez, en la plupart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au-dessus de nous et combien notre art est faible à les imiter. Michel de Montaigne, Essais, livre 2, chapitre 12. (1588)

Dans le texte suivant, Descartes, répond à Montaigne, niant l’intelligence et le langage des animaux. Descartes est considéré comme le fondateur de l’humanisme philosophique moderne, critiqué pour son anthropocentrisme par les militants de l’écologie ou de la cause animale. Dans ce texte, il considère qu’on en peut attribuer la pensée aux animaux, parce que leurs conduites qui ont l’apparence de l’intelligence relèvent de l’instinct, de intelligence sans conscience d’un automate. On ne peut non plus considérer que les animaux parlent, car la parole ne convient qu’à la pensée, dont l’homme seul est capable. Le langage animal n’exprime que les « passions », c’est-à-dire la souffrance, la joie, l’espérance et la crainte, et non des pensées. Descartes conclue que l’animal n’est qu’une machine dépourvue d’âme ou d’esprit.

Pour ce qui est de l’entendement ou de la pensée que Montaigne et quelques autres attribuent aux bêtes, je ne puis être de leur avis. Ce n’est pas que je m’arrête à ce qu’on dit, que les hommes ont un empire absolu sur tous les autres animaux; car j’avoue qu’il y en a de plus forts que nous, et crois qu’il y en peut aussi avoir qui aient des ruses naturelles, capables de tromper les hommes les plus fins. Mais je considère qu’ils ne nous imitent ou surpassent, qu’en celles de nos actions qui ne sont point conduites par notre pensée ; car il arrive souvent que nous marchons et que nous mangeons, sans penser en aucune façon à ce que nous faisons, et c’est tellement sans user de notre raison que nous repoussons les choses qui nous nuisent, et parons les coups que l’on nous porte, qu’encore que nous voulussions expressément ne point mettre nos mains devant notre tête, lorsqu’il arrive que nous tombons, nous ne pourrions nous en empêcher. Je crois aussi que nous mangerions, comme les bêtes, sans l’avoir appris, si nous n’avions aucune pensée ; et l’on dit que ceux qui marchent en dormant, passent quelquefois des rivières à nage, où ils se noieraient étant éveillés. Pour les mouvements de nos passions bien qu’ils soient accompagnés en nous de pensée, à cause que nous avons la faculté de penser, il est néanmoins très évident qu’ils ne dépendent pas d’elle, parce qu’ils se font souvent malgré nous, et que, par conséquent, ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu’ils ne sont dans les hommes, sans qu’on puisse, pour cela, conclure qu’elles aient des pensées.

Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne et Charon aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions ; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient.

Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est, que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l’ordre que tiennent les grues en volant et celui qu’observent les singes en se battant, s’il est vrai qu’ils en observent quelqu’un, et enfin l’instinct d’ensevelir leurs morts, n’est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu’ils ne les ensevelissent presque jamais : ce qui montre qu’ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu’elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. A quoi je n’ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n’est pas vraisemblable, à cause qu’il n’y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huître, les éponges, etc. René Descartes, Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646.

L’éthologie, la science du comportement animal, qui s’est développée au 20e siècle, recourt à la méthode expérimentale pour tenter de mieux connaître les aptitudes mentales réelles des animaux. Elle fournit donc des arguments empiriques susceptibles d’alimenter le débat. On peut par exemple illustrer la réflexion sur la pensée et le langage des animaux par le cas du perroquet Alex, observé par l’éthologue Irène Peppeberg durant 30 ans. Soumis à des tests d’intelligence et du fait de sa capacité à imiter la parole humaine, Alex a pu rendre visible l’intelligence animale consciente.

Tous ceux qui ont vu Alex agir, comme j’en ai eu l’occasion au début de sa carrière, on été époustouflés. Evidemment, les sceptiques ont tenté de réduire ses compétences à la répétition de mots appris par coeur, mais, puisque les stimulis et les questions changeaient tout le temps, on imagine mal qu’il aurait pu réussir à ce point avec un stock de réponses toutes faites. Pour jongler entre toutes les possibilités, il lui aurait fallu une mémoire gigantesque. Il est donc beaucoup plus simple de supposer, comme l’a fait Irène, qu’il a acquis quelques concepts de base et qu’il est capable de les combiner mentalement. De plus, il n’avait pas besoin de la réponse d’Irène pour répondre, ni même de voir les objets. On pouvait lui demander de quelle couleur est le maïs même s’il n’y avait pas de maïs visible. Il répondait : « Jaune ». Alex était particulièrement doué pour distinguer le « même » et le « différent », ce qui supposait de comparer les objets sous de nombreux aspects. A l’époque où il a commencé son apprentissage, il était admis que toutes ces capacités – nommer, comparer et juger les couleurs, les formes et les matières – nécessitaient le langage. Irène a dû se battre avec acharnement pour convaincre le monde des aptitudes d’Alex, d’autant plus que le scepticisme est bien plus profond à l’égard des oiseaux que de nos proches parents les primates. Néanmoins, après des années de persévérance et de preuves solides, elle a eu la satisfaction de voir Alex accéder à la célébrité. Lorsqu’il est mort, en 2007, il a eu l’honneur de deux nécrologies : l’une dans le New York Times, l’autre dans The Economist. Frans de Waal, Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ? (2016)

Rousseau : liberté et perfectibilité

Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Jean-Jacques Rousseau cherche à définir la nature humaine, ce que tous les hommes ont en commun quand on fait abstraction des variation liées à l’histoire et à la culture. Il identifie deux traits, qui lui paraissent distinguer l’homme de l’animal, « l’amour de soi » (la tendance à persévérer dans son être) et la faculté de compassion. Ce qui distingue l’homme et le sépare du reste de la nature, c’est un troisième trait, la liberté de la volonté, le pouvoir de résister à la force de l’instinct, qui arrache l’homme à la nature animale. Rousseau associe la liberté à la perfectibilité, la faculté « presque illimitée » de se perfectionner, et lui oppose l’intelligence, qui ne permet pas de distinguer l’homme des autres animaux. La thèse de Rousseau fait donc la synthèse des points de vue de Montaigne et de Descartes : comme Montaigne, il reconnaît l’intelligence aux animaux; comme Descartes, il leur refuse la « spiritualité de l’âme ». Rousseau définit l’animal comme une « machine ingénieuse » : l’animal est ingénieux, c’est-à-dire intelligent, mais il est « machine », parce qu’il ne dispose pas de la liberté du vouloir qui lui permettrait de fixer lui-même en conscience le sens de ses actions sans laisser dicter celui-ci par l’instinct, c’est-à-dire par la nature en lui. C’est la liberté, la qualité d’agent libre qui fait pour Rousseau l’esprit, l’humanité de l’homme, la qualité distinctive parmi tous les animaux, et non l’intelligence, une faculté présente chez de nombreuses espèces et par rapport à laquelle l’homme ne diffère des autres animaux que « du plus au moins » [par son degré d’intelligence supérieur.]

Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son préjudice. C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleurs viandes, et un chat sur des tas de fruit, ou de grain, quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était aviser d’en essayer. C’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès qui leur causent la fièvre et la mort; parce que l’esprit déprave les sens , et que la volonté parle encore quand la nature se tait.

Tout animal a des idées puisqu’il a des sens, il combine même ses idées jusqu’à un certain point, et l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu’il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête; ce n’est donc pas tant l’entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l’homme que sa qualité d’agent libre. La nature commande à tout animal, et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer ou de résister; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme; car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formation des idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n’explique rien par les lois de la mécanique.

Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l’homme et de l’animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation, c’est la faculté de se perfectionner, faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans l’individu, au lieu qu’un l’animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l’homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N’est-ce point qu’il retourne ainsi dans son état primitif, et que tandis que la bête, qui n’a rien acquis et qui n’a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l’homme reperdant par la vieillesse et d’autres accidents tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d’être forcé de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents; que c’est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même et de la nature.

Le dernier paragraphe du texte fait de la perfectibilité de l’homme la qualité qui distingue de manière incontestable l’homme de l’animal. Le fait incontestable que souligne Rousseau est la condition historique de l’homme. L’homme n’est pas seulement un être naturel mais aussi un être culturel. Le monde social dans lequel les hommes vivent varie d’une époque à une autre, d’un lieu à l’autre. La condition humaine est diverse et changeante parce qu’elle n’est pas produite par la nature seule, mais aussi par l’histoire de la civilisation. La théorie de l’évolution permet de penser l’origine de l’homme dans la nature, l’hominisation. L’évolution biologique a pour moteur les mutations génétiques et la transmission du patrimoine génétique, des caractéristiques innées en l’homme. L’histoire de la civilisation a pour moteur l’innovation, l’acquisition de nouvelles facultés, et la tradition, la transmission de l’acquis par l’éducation. L’homme a le pouvoir de faire sa propre histoire, de transformer ses conditions d’existence dans le temps, sans qu’on puisse déterminer a priori les limites de ce pouvoir. « Il est impossible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme« , écrit Kant, commentant à son tour le thème de la perfectibilité indéfinie [indéfinie = dont on ne connaît pas a priori les limites, ou dont on ne sait pas si elle peut rencontrer des limites].

La différence entre nature et culture pourrait donc être considérée comme un critère factuel de distinction entre l’homme, l’être historique et les autres animaux, simples êtres naturels. L’éducation, la transmission de l’acquis serait le propre de l’homme : « L’homme est la seule créature qui doive être éduquée« ; « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. » (Kant, Réflexions sur l’éducation). Là encore, l’éthologie apporte des éléments factuels qui peuvent servir d’objections. L’étude des primates a notamment mis en évidence, principalement dans le maniement des outils, des variations géographiques dues à une découverte, qui supposent la non seulement la capacité d’acquérir un nouveau comportement mais aussi celle de le transmettre, la capacité d’apprentissage par imitation. On est donc en droit, au regard des données de l’éthologie contemporaine, de parler de culture animale (quelques illustrations ici pour ceux qui ont le temps). Ces données sont elles-mêmes très intéressantes, mais elles peuvent également être mobilisées pour souligner le contraste entre la culture animale et la culture humaine, la seule dont on puisse dire qu’elle est caractérisée par la perfectibilité indéfinie.

Unité de l’espèce humaine, diversité des cultures

Selon la science naturelle qui étudie aujourd’hui l’homme à partir de la théorie de l’évolution, il n’existe pas de races humaines mais une seule espèce humaine au sein de laquelle il existe des variations génétiques (chaque individu étant unique) sans que l’on puisse distinguer des groupes génétiquement homogènes. En revanche, l’étude de l’hominisation, c’est-à-dire de l’évolution qui a conduit à l’émergence de notre espèce dans la nature, fait apparaître qu’il a existé de multiples espèces humaines et pré-humaines aujourd’hui disparues. La première des caractéristiques physiques qui constitue l’humain est la bipédie intégrale, le fait de pouvoir se tenir debout durablement et de pouvoir marcher. Les australopithèques comme la fameuse Lucy (australopithécus, « singes du Sud », ainsi nommés parce que leur découverte s’est faite en Afrique du Sud), il y a plus de trois millions d’années, n’étaient pas encore des bipèdes exclusifs et n’appartiennent donc pas au genre Homo.

Durant trois millions d’années, l’évolution va s’accélérer du fait de l’apparition de la culture, avant l’arrivée de Sapiens. Les premiers outils en pierre taillée remonteraient même aux australopithèques, avant les premières espèces du genre Homo, il y a 3,3 millions d’années. L’emploi, sinon la domestication du feu, remonte semble-t-il à plus de 700 000 ans, voire à plus d’un million d’années, bien avant l’apparition de Sapiens donc. Cela signifie aussi que la culture a précédé de très loin la naissance des premières grandes civilisations et qu’elle a joué un rôle dans l’évolution naturelle qui a conduit à l’apparition de notre espèce.

Les découvertes dues à la théorie de l’évolution et à la paléontologie brouillent les frontières qui distinguent nature et culture, hominisation et humanisation (histoire de la civilisation), ainsi bien entendu que la frontière entre l’animal et l’homme. Faut-il considérer les australopithèques fabricateurs d’outils comme déjà nos semblables ou comme de simples animaux ? Et les différentes espèces Homo qui se sont succédées jusqu’à l’avènement de Sapiens ? Ce qui est certain, c’est que depuis 30 000 ans il n’y a plus sur Terre d’autre espèce du genre Homo que Sapiens, notre espèce. laquelle a cependant coexisté quelques temps avec d’autres espèces humaines, l’homme de Néanderthal, l’homme de Denisova, l’homme de Florès (une espèce humaine caractérisée par la petite taille, entre 1 m et 1,10 m, qui a disparu il y a environ 50 000 ans et dont on a retrouvé des fossiles sur une île indonésienne).

L’humanité se caractérise par sa perfectibilité (Rousseau), c’est-à-dire par la capacité propre à l’homme de transformer ses conditions d’existence dans le temps. De ce fait la condition humaine n’est pas une condition exclusivement naturelle mais historique, et donc culturelle. On appelle civilisation le processus par lequel les hommes inventent des manières de vivre et de penser qui ne sont pas innées, qu’il s’agisse d’organisation sociale de la production économique, de la fabrication technique d’objets et d’outils, de langage, de cuisine, d’arts et de goûts, d’organisation politique, de connaissances, de croyances métaphysiques (religieuses) et de conception du Bien et du Mal (du permis et de l’interdit, du juste et de l’injuste).

La culture est donc constituée par « les formes acquises du comportement dans les sociétés humaines » (Marcel Mauss). Elle varie dans le temps et dans l’espace, de sorte que l’humanité est divisée en une diversité de cultures et de civilisations. Dans la mesure où l’être de l’homme n’est pas constitué exclusivement par la biologie et que les communautés humaines sont façonnées par l’histoire, les hommes ne se définissent pas par l’appartenance à une nature (la « race » ou l’espèce) mais par l’appartenance à un « peuple », une culture ou à une civilisation. Il existe une espèce humaine mais pas un peuple humain. Un peuple se caractérise par une identité culturelle, principalement déterminée par la langue, la religion et les moeurs (manières de vivre, pratiques, coutumes associées au système de valeurs et de croyances). L’identité culturelle d’un peuple est constituée par sa tradition, ce qui, au sein de la culture, ne varie pas, ou varie peu, d’une génération à l’autre, se transmet par l’éducation et se perpétue ainsi dans le temps. Il arrive cependant que des identités culturelles (langues et surtout religions) transcendent les limites de leur berceau originaire pour devenir les traits d’une aire de civilisation (la Chrétienté et l’Islam, par exemple, désignent des civilisations englobant plusieurs peuples de différentes cultures).

L’ethnologue français Claude Lévi-Strauss a mis en évidence le contraste entre diversité des cultures et unité de la nature humaine : « Il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités : deux cultures élaborées par des hommes appartenant à la même race peuvent différer d’autant, ou davantage, que deux cultures relevant de groupes racialement éloignés. » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952). L’ethnologie, l’étude des peuples et des cultures éloignés de la civilisation moderne (notamment les peuples de chasseurs-cueilleurs) a permis de prendre la mesure de la diversité humaine, du rôle de la diversité des cultures dans le processus de civilisation et, surtout, de relativiser la tendance de chaque culture à se prendre pour le centre du monde et la culture de référence. Lévi-Strauss adresse notamment cette critique à la civilisation occidentale, du fait de la prétention de celle-ci, depuis le siècle des Lumières (18e siècle), à constituer le siège de la civilisation universelle (de la science et des valeurs démocratiques modernes). Il s’inquiète de « la marche du progrès » de la civilisation technique moderne, cause d’une uniformisation culturelle sans précédent au niveau mondial.

La diversité culturelle, expression de la créativité humaine, est un bienfait pour l’humanité. Cette diversité présente en effet un avantage évident dans les domaines scientifiques et techniques. Ce qui est découvert ou inventé par une société peut être emprunté et approprié par d’autres peuples. L’invention de l’écriture par les Phéniciens, du papier et de la boussole par les Chinois, du verre par les Indiens, la culture de la pomme de terre, du cahoutchouc et du tabac par les Amérindiens : tout ceci peut être échangé et partagé, participant de la sorte au progrès général de la civilisation. On peut donc à bon droit évoquer une « collaboration des cultures » à travers laquelle une différence culturelle constitue pour les autres cultures une chance de progrès : « tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire).

Lévi-Strauss met cependant en évidence un paradoxe de l’histoire de la civilisation : le progrès résultant de l’échange contribue à l’uniformisation de la culture, comme en témoigne les deux grandes révolutions économiques de l’histoire de l’humanité, l’invention de l’agriculture, il y a 10 000 ans (la révolution du néolithique) et la révolution industrielle, débutée il y a deux siècles en Europe. Or, si la différence est le moteur du progrès, cette uniformisation peut s’avérer dommageable. Il importe donc à de préserver la diversité culturelle en tant qu’elle représente un potentiel de différenciation bénéfique pour l’humanité. La volonté de protéger la diversité culturelle menacée par l’émergence d’une culture mondialisée, monotone et uniforme, exige de distinguer entre deux aspects de la culture. Une culture peut s’approprier certains apports culturels sans être menacée dans son identité. Que le tabac soit venu d’Amérique, par exemple, est un fait qui ne porte pas atteinte aux racines de la culture européenne. Un Français qui allume une cigarette n’éprouve pas le sentiment de subir l’impérialisme de la culture amérindienne. L’appropriation d’une langue étrangère ou d’une religion d’importation, en revanche, ne peut se faire sans que l’identité culturelle de la communauté disparaisse. Une telle appropriation ne peut être que l’effet d’une domination culturelle, à travers laquelle une culture en vient à détruire une autre, plus ou moins progressivement ou brutalement selon que la domination culturelle s’accompagne ou non d’une domination politique (colonisation).

La dimension essentielle de la culture est celle qui définit l’identité d’un peuple dans le temps, notamment les croyances, les lois et les valeurs qui structurent l’organisation de la société et façonnent ses moeurs. La culture en ce sens constitue un tout cohérent, une identité ou un « style de vie », par rapport auquel des apports extérieurs semblent représenter une menace : « on aperçoit mal comment une civilisation pourrait espérer profiter du style de vie d’une autre, à moins de renoncer à être elle-même. » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire). La nécessité de protéger la diversité culturelle de l’uniformisation du monde paraît donc impliquer la préservation, au sein d’une société, de ce que celle-ci tient pour sacré et qui constitue son identité profonde. Telle est la thèse défendue par Claude Lévi-Strauss, pour lequel il n’y a pas de contradiction entre le progrès de l’humanité et l’affirmation par chaque culture ou civilisation, de son identité propre : « La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité. » (Race et histoire)

L’inné, l’acquis et la liberté humaine

La distinction entre nature et culture apparaît avec la philosophie grecque. Les philosophes de l’antiquité s’efforcent de penser la nature humaine et la place de l’homme dans la nature. La référence à la nature est positive. La nature indique la norme, l’idéal, le modèle à suivre. Penser la nature humaine permet donc de critiquer les traditions, les lois humaines, variant d’une société à l’autre, étant toutes imparfaites. Avec la science moderne, la nature prend cependant un sens nouveau et devient moralement neutre. Au regard de la science, la nature est machine : un ensemble de mécanismes, de processus, dont il faut s’efforcer de comprendre les lois pour éventuellement pouvoir les maîtriser et les mettre au service de l’homme, de son idéal de bien-être ou de liberté.

Le débat nature/culture se situe désormais au niveau de l’explication de la réalité humaine. La connaissance de l’homme relève-t-elle exclusivement des sciences naturelles, spécialement de la science du vivant, ou bien exige-t-elle de se placer d’un autre point de vue, en considérant que l’homme n’est pas un animal comme les autres ? Du fait de l’historicité humaine, tout homme appartient à une culture, une civilisation. Son être n’est pas déterminé exclusivement par son appartenance à l’espèce mais aussi par son appartenance à une communauté humaine qui est le produit d’une histoire particulière. L’histoire de la civilisation (l’humanisation) ne se confond pas avec l’évolution biologique qui a fait advenir l’humanité comme espèce animale (l’hominisation). L’homme est donc l’objet de deux types de sciences : les sciences naturelles et les sciences humaines (ou sciences historiques). L’anthropologie désigne du reste, au sein des sciences humaines, ce qu’on appelle aussi l’ethnologie, l’étude des cultures ou traditions des peuples les plus éloignées de l’histoire des grandes civilisations. L’articulation de l’inné (la nature) et de l’acquis (la culture) constitue le plus grand problème de la connaissance scientifique de l’homme: Sommes-nous  déterminés par l’inné (la nature) ou par l’acquis (la culture) ? Sommes-nous le produit de nos dons naturels ou de ce que l’éducation a fait de nous ? La culture et l’éducation sont-elles indépendantes de la nature ou conditionnées et limitées par celle-ci ?

Si on ajoute l’hypothèse de la liberté humaine (au sens du libre arbitre), il apparaît qu’il existe trois point de vue en concurrence dans l’explication des conduites humaines : l’explication par la liberté (par la finalité consciente des actions), l’explication par l’acquis (l’identité de la personne en tant qu’elle est le produit d’une histoire, la sienne propre et celle de la culture de la communauté à laquelle elle appartient) et l’explication par l’inné (l’hérédité génétique et l’héritage de l’évolution, c’est-à-dire de l’histoire de l’humanité comme espèce biologique). Les explications par l’inné et par l’acquis, vraies ou fausses, sont d’ordre scientifique.

L’explication par la liberté, qu’on nomme pour cette raison « compréhension » ou « interprétation » plutôt qu' »explication », n’est par définition pas scientifique. La liberté est une qualité métaphysique que la science ne peut ni observer ni expliquer. L’explication scientifique de l’homme considéré comme être naturel ou comme être historique fait apparaître celui-ci comme un « produit » : le produit d’un déterminisme (une série causale) qui ne dépend pas de lui et auquel il ne peut échapper. Il est a priori impossible de ne pas être ce que l’on est, de ne pas être autre chose que le produit de son animalité et/ou de sa culture (de son éducation). La liberté se définit à l’inverse par la capacité d’auto-détermination, le pouvoir de déterminer soi-même le sens de son action sans être déterminé par sa nature ou par son histoire. Les sciences naturelles n’ont rien à faire de l’hypothèse de la liberté. Les sciences humaines en débattent, car les acteurs de l’histoire ou les acteurs sociaux sont des hommes, dont on peut éventuellement faire l’hypothèse qu’ils sont des « agents libres ».

Le grand problème métaphysique de la philosophie moderne est celui de la liberté et du déterminisme : sommes-nous des sortes de « machines » sophistiquées, programmées par notre nature et notre histoire ou bien disposons-nous d’une mystérieuse capacité d’auto-détermination, d’une liberté à l’égard de notre nature animale et/ou de notre identité culturelle, de nos instincts et/ou de nos préjugés ? Avons-nous, comme individu ou en tant qu’espèce, le pouvoir de nous arracher à notre condition pour construire librement notre destinée, c’est-à-dire faire notre histoire ?

Ce problème est indissociable de la question du « sujet », l’analyse de ce qui fait la subjectivité humaine, la volonté et le désir (faut-il les distinguer ou les confondre?), la conscience, l’hypothèse de l’inconscient, les relations entre la conscience et l’inconscient. Le libre-arbitre suppose la conscience de soi et la maîtrise de soi, l’autonomie de la conscience par rapport à l’inconscient ainsi que l’autonomie de la volonté par rapport au désir. Mais la liberté a-t-elle un sens ? N’est-elle pas une simple illusion de la conscience plongée dans l’ignorance des véritables causes de l’action ? Les sciences (sciences naturelles et sciences humaines) qui dévoilent les déterminismes (naturels et culturels) qui pèsent sur l’homme peuvent-elles admettre le libre-arbitre ? Ne sommes-nous pas toujours le jouet de notre inconscient (biologique, psychique ou culturel)? Pouvons-nous vouloir autre chose que ce que nous désirons ? Notre comportement n’est-il pas nécessairement réglé comme celui d’une machine par des désirs innés ou acquis? Faut-il considérer avec Jean-Paul Sartre que « l’homme est condamné à être libre », parce que la conscience ne saurait admettre le déterminisme, ou bien que celui-ci est une « machine désirante », comme l’affirme Gilles Deleuze, s’inspirant de la célèbre formule de Spinoza, pour lequel « le désir est l’essence de l’homme » ?