Les animaux dénaturés

Enjeu philosophique du roman

La lecture de ce roman a pour but d’illustrer une question de philosophie, peut-être la plus importante de toutes, la question « Qu’est-ce que l’homme ?« . La philosophie est une anthropologie (l’étude de l’homme, anthropos signifie « homme » en grec ancien), mais elle n’étudie pas la « nature humaine » à la manière des sciences naturelles. La science naturelle est « réductionniste » : elle étudie l’homme en tant qu’objet matériel parmi les autres dans la nature, plus précisément encore, en tant qu’il appartient à cette catégorie particulière d’objets matériels, le monde de la vie. En considérant l’homme comme un animal parmi les autres produit par l’histoire naturelle, la science peut ainsi tenter d’expliquer tous les aspects de la condition humaine.

Dans sa prétention à connaître l’homme, la science du vivant rencontre la concurrence des sciences humaines (ou sciences historiques), dont la raison d’être est de connaître ce que l’homme fait de lui-même dans l’histoire : elles ont pour objet l’histoire de la civilisation, la diversité des cultures, des formes d’organisation sociale, des manières de vivre, de penser et de sentir, en tant qu’elles ne sont pas un donné naturel mais une « construction » historique ou sociale. L’approche philosophique de l’homme est différente : elle cherche à identifier le propre de l’homme, la qualité spécifique qui définit essentiellement l’homme et le distingue de tous les autres êtres dans la nature. La philosophie a principalement pour objet la vie de l’esprit, la vie intellectuelle, spirituelle et morale des hommes. L’interprétation philosophique de la « nature humaine » est indissociable d’une certaine conception des rapports de la matière (du corps vivant) et de l’esprit.

Le roman fait intervenir plusieurs personnages qui incarnent différents parti-pris métaphysiques (non scientifiques) relatifs à la question « Qu’est-ce que l’homme? ». Le père Dillighan, dit « Pop », représente le point de vue de la théologie, selon lequel l’homme se distingue des autres animaux en ceci qu’il est la créature à l’image de Dieu, la seule qui soit pourvue d’une « âme », la seule donc qui soit capable d’une spiritualité authentique et à laquelle il faille reconnaître inconditionnellement une valeur absolue (dignité). Le personnage de Sybil, à l’inverse, incarne un athéisme radicalement affranchi des préjugés religieux. Pour elle, l’homme n’est rien d’autre que ce que la science peut en dire : un objet matériel, un être vivant parmi les autres, dont les caractéristiques sont les caractéristiques d’un animal, certes différent des autres, mais non pas qualitativement ou moralement différent dans sa différence, puisque rien ne justifie qu’on le mette à part, puisqu’il appartient comme les autres au monde naturel, au monde de la vie. Le parti-pris philosophique implicite de Sybil est celui du matérialisme philosophique, le point de vue selon lequel tout est matière, il n’y a que des corps, aucune autre réalité que la réalité physique qu’étudie la science, la réalité, s’agissant du vivant, des corps qui naissent, se reproduisent et meurent. Ce parti-pris ne nie pas bien entendu l’esprit ou la conscience, mais il conçoit l’esprit comme n’étant rien d’autre que l’expression du fonctionnement cérébral, de sorte que l’esprit s’explique par le corps et meurt avec lui.

A travers son roman, l’auteur entend illustrer un troisième parti-pris, qui se sépare à la fois de la théologie et du matérialisme philosophique. Ce parti-pris est celui de l’humanisme philosophique. Il caractérise le questionnement du journaliste, Douglas Templemore, et du juge Sir Arthur Draper, qui représentent l’un et l’autre le point de vue philosophique de l’auteur dans le récit. L’humanisme philosophique ne désigne pas exclusivement ni essentiellement l’humanisme moral. Au sens moral, l’humanisme affirme l’unité de l’humanité et l’égalité entre les hommes; il milite en conséquence pour une bienveillance universelle. Un tel humanisme moral peut toutefois être justifié aussi bien par la théologie (tous les hommes sont égaux devant Dieu) ou par le matérialisme philosophique (tous les hommes appartiennent à la même espèce humaine, par-delà leurs différences de culture et de religion) que par l’humanisme philosophique. L’humanisme philosophique se caractérise par la thèse selon laquelle il est rationnel d’admettre (sans qu’il soit nécessaire de se référer à une croyance religieuse) l’existence d’une qualité spirituelle qui distingue radicalement l’homme de l’animal, qualité qui justifie la valeur morale absolue qu’il faut reconnaître à la personne humaine, ce qu’on appelle la dignité de la personne humaine.

Paléontologie et théorie de l’évolution

L’intrigue du roman est construite en vue d’introduire la question « Qu’est-ce que l’homme ? » en liant celle-ci à la question « Qu’est-ce qui fait la valeur de l’homme ? » L’auteur a choisi de partir de l’approche scientifique de l’homme en élaborant un récit de paléontologie-fiction. La paléontologie est la discipline scientifique qui enquête sur les formes de vies passées à travers la recherche et l’observation des fossiles. Son cadre théorique est celui de la théorie de l’évolution, qu’on associe au nom de Charles Darwin (L’origine des espèces, 1859) mais qui aujourd’hui s’appuie surtout sur les données de la génétique, que Darwin ne pouvait connaître.

L’idée nouvelle de la théorie de l’évolution, qui bouleverse la représentation classique de la nature, est l’idée selon laquelle la Nature, et en particulier la vie, a une histoire. L’idée de Nature était auparavant associée à l’idée d’un ordre naturel permanent, éternel dans la conception antique du Cosmos, inchangé depuis la Création et conforme à la volonté de Dieu dans la conception théologique. On concevait bien sûr que du changement se produisait dans la Nature, mais suivant le modèle du cycle (cycle des saisons, cycle de la vie), c’est-à-dire sous la forme du perpétuel retour du même. Au 20e siècle, la physique a imposé la représentation d’un univers en expansion depuis une explosion originaire qui se serait produite il y a plus de 13 milliards d’années, le « Big bang ». Depuis Darwin, les sciences du vivant admettent que les espèces vivantes que nous pouvons observer n’ont pas toujours existé et sont le produit de la longue histoire de la vie sur Terre.

Pour que l’idée d’une histoire de la vie devienne crédible, il fallait une révolution dans la conception de l’ancienneté de la Terre. Jusqu’au 18e siècle, l’âge de la Terre était estimé, en référence à la Bible, à 6000 ans. L’incompatibilité entre cette estimation et les nouvelles données scientifiques est apparue dès le 18e siècle. Aujourd’hui, l’âge de la Terre est estimé à plus de 4,5 milliards d’années; l’apparition de la vie sur Terre, plus incertaine, remonterait à environ 3,5 milliards d’années. La transformation des formes de vie, des plus élémentaires jusqu’aux plus complexes, s’est donc opérée sur une échelle temporelle sans commune mesure avec celle de l’Histoire proprement dite, l’histoire de la civilisation humaine, que l’on fait débuter avec la révolution néolithique (apparition de l’agriculture, de l’élevage et de la vie sédentaire), il y a environ 12 000 ans.

La théorie de l’évolution va donner du crédit à une idée classique, déjà formulée par Leibniz au 17e siècle : « La nature ne fait pas de sauts« . Selon cette idée, il est rationnel de considérer que la Nature produit toute la diversité possible, de sorte qu’entre deux formes de vie distinctes, on peut toujours supposer qu’il existe une forme intermédiaire présentant des petites différences entre l’une et l’autre. Darwin s’est emparé de cette idée pour l’appliquer à l’histoire de la vie : une espèce se crée par petites mutations successives, de sorte qu’entre une espèce actuelle et un ancêtre de cette espèce, on peut toujours supposer qu’il existe une espèce intermédiaire. Tel est le schéma théorique qui donne son sens à la recherche paléontologique : on essaie de reconstituer l’histoire de la vie en cherchant les maillons intermédiaires de la chaîne continue qui relie les fossiles que l’on a découvert aux espèces actuelles. Appliquée à l’homme, une telle recherche consiste à mettre au jour les « chaînons manquants » entre l’ancêtre commun à l’homme et au chimpanzé dans l’arbre généalogique de la vie, qui vivait il y a plus de 7 millions d’années, et l’émergence d’Homo Sapiens (de homo, « homme » en latin, et sapiens, sage), notre espèce, il y a 200 000 ou 300 000 ans. Aujourd’hui, les scientifiques parlent plus volontiers d’une « évolution buissonnante », pour signifier que le schéma est encore plus complexe qu’on pensait, avec des myriades de bifurcations aboutissant à des impasses, des myriades de variations, de formes de vie semblables et légèrement différentes ne laissant le plus souvent aucune descendance (et ne pouvant donc être appelées « maillons intermédiaires »).

L’étude de l’hominisation, c’est-à-dire de l’évolution qui a conduit à l’émergence de notre espèce dans la nature, fait ainsi apparaître qu’il a existé de multiples espèces humaines et pré-humaines aujourd’hui disparues. La première des caractéristiques physiques qui constitue l’humain est la bipédie intégrale, le fait de pouvoir se tenir debout durablement et de pouvoir marcher. Les australopithèques comme la fameuse Lucy (australopithécus, « singes du Sud », ainsi nommés parce que leur découverte s’est faite en Afrique du Sud), il y a plus de trois millions d’années, n’étaient pas encore des bipèdes exclusifs et n’appartiennent donc pas au genre Homo. Durant trois millions d’années, l’évolution va s’accélérer du fait de l’apparition de la culture, avant l’arrivée de Sapiens. Les premiers outils en pierre taillée remonteraient même aux australopithèques, avant les premières espèces du genre Homo, il y a 3,3 millions d’années. L’emploi, sinon la domestication du feu, remonte semble-t-il à plus de 700 000 ans, voire à plus d’un million d’années, bien avant l’apparition de Sapiens donc. Cela signifie aussi que la culture a précédé de très loin la naissance des premières grandes civilisations et qu’elle a joué un rôle dans l’évolution naturelle qui a conduit à l’apparition de notre espèce. Les découvertes dues à la théorie de l’évolution et à la paléontologie brouillent les frontières qui distinguent nature et culture, hominisation et humanisation (histoire de la civilisation), ainsi bien entendu que la frontière entre l’animal et l’homme. Faut-il considérerer les australopithèques fabricateurs d’outils comme déjà nos semblables ou comme de simples animaux ? Et les différentes espèces Homo qui se sont succédées jusqu’à l’avènement de Sapiens ?

Depuis 30 000 ans, il n’y a plus sur Terre d’autre espèce du genre Homo que Sapiens qui a coexisté quelques temps avec d’autres espèces humaines, l’homme de Néanderthal, l’homme de Denisova, l’homme de Florès (une espèce humaine caractérisée par la petite taille, entre 1 m et 1,10 m, qui a disparu il y a environ 50 000 ans et dont on a retrouvé des fossiles sur une île indonésienne). Nos plus proches parents sont aujourd’hui les primates de la famille des hominidés, le Chimpanzé, le Bonobo, le Gorille et l’Orang-Outang. Ce sont néanmoins des cousins très éloignés par rapport aux australopithèques et aux diverses espèces Homo aujourd’hui disparues. Vercors, au milieu du 20e siècle, ne disposait pas des nombreuses informations scientifiques sur l’origine de l’homme acquises au cours des denières décennies. Il pourrait écrire aujourd’hui un récit beaucoup plus réaliste sur la base de l’hypothèse de paléontologie-fiction qu’il a conçu : si l’une de ces espèces pré-humaines aujourd’hui disparues avait survécu, comment la percevrions-nous ? La classerions-nous parmi les espèces animales ou la reconnaitrions-nous comme pleinement humaine? Le roman pose cette question : dans le contexte scientifique qui brouille la frontière entre l’homme et l’animal, est-il encore possible d’identifier un « propre de l’homme », un critère qui permettent de justifier la distinction de l’homme et de l’animal et le privilège moral que l’on accorde à l’homme ? A quoi reconnaît-on ce qui, dans la nature, à l’état de nature, c’est-à-dire avant les acquis de l’histoire de la civilisation, fait de l’homme un être à part digne qu’on fasse de lui l’objet d’un respect inconditionnel ?