La question de la justice sociale

Le problème de la justice sociale est celui de l’égalité des chances. L’injustice sociale est l’inégalité des chances d’accéder à certains biens sociaux ou à certaines fonctions sociales en raison d’une inégalité des conditions. Les biens sociaux sont les biens qui apparaissent nécessaires au bonheur (d’où le lien entre la question de la justice sociale et celle du bonheur) : le revenu (pouvoir d’achat), l’accès aux soins, l’accès à l’éducation, à la culture, etc. Les fonctions sociales ou positions sociales sont les activités sociales et politiques, les métiers, les positions de pouvoir. L’inégalité de conditions suppose pour être appréciée le choix d’un critère : le critère privilégié est le critère économique (la richesse, la distinction entre riches et pauvres), mais d’autres critères d’appréciation peuvent être choisis (notamment dans les débats contemporains): le sexe (la distinction hommes/femmes), la race, l’oritentation sexuelle, etc.

Il importe de distinguer deux problèmes, celui de la pauvreté et celui de l’inégalité des chances dans la compétition sociale. Le premier problème se rattache principalement à la question du bonheur, le second, à celle de la liberté

L’inégalité des conditions sociales est à la fois inévitable et susceptible d’être justifiée. Si toutefois une partie de la population vit dans le misère, dans la privation de biens essentiels, l’inégalité des richesses peut être dénoncée comme une injustice criante. Est-ce contre l’inégalité sociale qu’il faut lutter, ou bien plus spécifiquement contre la pauvreté ? Et peut-on lutter contre la pauvreté sans lutter contre l’inégalité sociale ? L’injustice sociale réside-t-elle dans l’inégalité des richesses en tant que telle ou bien exclusivement dans la pauvreté, dans l’inégal accès aux biens les plus essentiels ? Ce questionnement constitue la première pomme de discorde entre libéralisme et socialisme. . L’État doit-il se soucier du bonheur du peuple ? Le libéralisme strict exige de l’État qu’il ne s’en soucie point, pour se borner à garantir et à respecter lui-même les libertés fondamentales : « Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux« , écrit Benjamin Constant. Mais un État démocratique peut-il se désintéresser du malheur et de la pauvreté dans la société qu’il gouverne ? Dès lors que le libéralisme consent à l’intervention de l’État contre le malheur (ce qui est historiquement acquis depuis la mise en place de la sécurité sociale, du Welfare State ou État providence), se pose la question des critères et des limites d’une telle intervention.

Le second problème, celui de l’égalité des chances au sens strict, recoupe en partie celui de la pauvreté mais ne s’y réduit pas. La question n’est pas simplement celle de l’accès aux biens essentiels mais celle de la réalité de l’égalité des chances dans la compétition sociale, une promesse majeure du libéralisme politique, pour lequel les deux piliers du progrès social sont la prospérité économique et l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales. Le libéralisme prétend instituer l’égalité des chance par l’égale liberté. Mais celle-ci est-elle suffit-elle à réaliser l’égalité des chances ? L’inégalité des conditions sociales ne constitue-t-elle pas un obstacle à l’égalité des chances, un obstacle insurmontable si l’État n’intervient pas pour réformer et transformer la société, à l’inverse de ce que demande le libéralisme ?

La justification libérale de l’inégalité sociale

Le libéralisme politique a défini la justice par l’égalité stricte, ce qu’Aristote appelait l’égalité arithmétique : chaque individu doit avoir les mêmes droits que tous les autres. Le principe de l’égale liberté implique l’abolition des privilèges et se traduit par l’égalité en droits, l’exigence de l’égalité devant la loi. Le principe de l’égale liberté implique du même coup celui de l’égalité des chances : s’il n’existe pas de privilège de naissance, chacun est libre d’accéder à toutes les positions sociales. S’il n’y a plus de monarchie héréditaire, n’importe qui, quelle que soit son origine sociale, peut devenir chef de l’État. S’il n’y a plus d’aristocratie, n’importe qui, quelle que soit son origine sociale, peut espérer accéder à la fortune et à une position sociale dominante par son travail, son talent et son esprit d’entreprise.

Paradoxalement (mais le paradoxe n’est qu’apparent), l’égalité strite affirmée par le libéralisme politique justifie l’inégalité économique et sociale. On juge qu’il y a inégalité sociale si on met en parallèle les différences de situation sociale avec une hiérarchie des valeurs. Si on juge que la richesse est préférable à la pauvreté, alors la différence entre les riches et les pauvres est une inégalité. Considérant que tous les hommes disposent, du fait de l’égalité en droits, de la même liberté et donc des mêmes chances d’accéder à toutes les fonctions sociales, le libéralisme estime que l’inégalité sociale n’est pas un problème. La métaphore qui permet de comprendre les rapports entre égale liberté et inégalité sociale dans le libéralisme est celle de la compétition sportive : tous les coureurs sont à égalité sur la ligne de départ (égalité en droits, il n’y a pas de privilège); ils sont libres de donner la pleine mesure de leur talent, cultivé par le travail auquel ils ont librement consenti (égale liberté); en conséquence, le résultat de la course, le classement est nécessairement juste, à l’image de l’inégalité économique et sociale qui résulte de la compétition sociale dans la société libérale.

Au premier abord, il n’y a donc pas de problème de justice sociale pour le libéralisme politique, dont la théorie de la justice repose sur deux principes, formulés tous les deux dans l’article 1 de la Déclaration de 1789. Le premier principe, celui de l’égale liberté, est énoncé par la première phrase de l’article : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits« . Le second principe est contenu dans la deuxième phrase : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Ce principe est celui de l’égalité des chances dans la compétition sociale, le principe qui justifie les différences de situation sociale (les « distinctions sociales »), c’est-à-dire l’inégalité sociale. L’utilité commune, c’est-à-dire l’efficacité de l’organisation sociale, justifie la concurrence, la compétition sociale, tandis que l’égale liberté de participer à cette compétition justifie le classement social qui en résulte.

La critique socialiste de l’injustice sociale

La critique socialiste du libéralisme est née au début du 19e siècle de ce qu’on a baptisé « la question sociale », le problème politique posé par la misère ouvrière. Elle part d’un constat : l’inégalité sociale n’est pas juste, puisque l’inégale répartition des richesses s’accompagne d’un accès inégal à des biens sociaux aussi essentiels que pouvoir manger à sa faim, y compris quand on est trop malade ou trop vieux pour travailler, pouvoir accéder à un travail pour gagner sa vie, conserver la santé quand le travail est épuisant ou expose à des risques pour la vie, etc. Pour les socialistes, l’injustice sociale doit être compensée par une intervention de l’État, quitte à porter atteinte à la propriété privée, puisqu’il faut bien prendre aux riches si l’on veut donner aux pauvres.

Le point important sur le plan théorique consiste à souligner l’insuffisance des principes du libéralisme politique Non seulement l’égale liberté n’est pas une protection contre la misère, mais elle la rend possible, puisque la liberté économique autorise la libre exploitation du travail humain, la libre exploitation de l’homme par l’homme. En outre, l’égal respect de la propriété du riche et de celle du pauvre ne profite qu’au riche, empêchant a priori la redistribution des richesses. Le libéralisme est aveugle au fait que l’égalité politique, l’égalité en droits, ne peut suffire à garantir la justice, puisque l’injustice sociale est générée par la société elle-même, et du fait même que les hommes sont laissés libres de conduire leurs affaires comme ils l’entendent.

L’auteur Karl Marx a initié une critique sociale du libéralisme plus radicale. Le socialisme européen, à partir du début du 19e siècle, au début de l’ère industrielle, est une réponse à l’inégalité économique et sociale résultant des libertés économiques au sein de la société capitaliste. L’auteur qui a initié la critique sociale du libéralisme la plus radicale, en ce sens qu’il élabore un diagnostic visant à remonter à la racine de l’injustice sociale, est Karl Marx. Son oeuvre a marqué l’histoire du socialisme européen, à la fois sa composante révolutionnaire (qui conduit, en 1917, à la révolution russe) et sa composante réformiste (le socialisme démocratique de la social-démocratie européenne).

L’injustice sociale selon Marx et la critique socialiste du libéralisme est l’inégalité des chances d’accéder aux biens sociaux en raison du rapport de domination de classe qui structure la société capitaliste. L’inégalité des conditions entre la bourgeoisie et la classe ouvrière n’a pas pour Marx le sens d’une inégalité de richesses qui pourrait s’estomper avec le temps et quelques réformes sociales. L’inégalité des conditions est structurelle et irréductible en raison de la nature même du système économique, qui organise l’exploitation du travail par le capital (c’est ce qui le caractérise). Dans la société capitaliste, en effet, la classe dominante, la bourgeoisie détentrice du capital, mène le jeu économique en vue d’augmenter ce capital ; elle condamne les prolétaires, la masse de ceux qui doivent vendre leur force de travail pour survivre, à accepter les conditions de travail et de salaire qu’elle leur impose. L’écart se creuse ainsi inévitablement entre les riches et les pauvres, de sorte que pour les pauvres les libertés personnelles, notamment les libertés économiques, ne sont que des libertés formelles, c’est-à-dire des libertés de papier, des droits abstraits écrits dans des textes déclaratifs et constitutionnels, qui n’augmentent en rien le sentiment éprouvé de vivre une vie sociale libre et heureuse. Pour celui qui dans son existence sociale concrète, se voit dicter ses conditions de travail et de revenu par le pouvoir économique, la liberté n’est pas réelle et ne peut apparaître telle.

L’analyse critique que fait Marx du système capitaliste s’accompagne d’une critique radicale du libéralisme politique : la liberté n’est rien d’autre que la liberté des propriétaires du capital (l’épargne accumulée) d’exploiter la force de travail des prolétaires (dont la seule propriété est la force de travail), de sorte qu’au sein de cet État libéral qui garantit l’égalité des droits, l’injustice sociale prospère nécessairement. La liberté et l’égalité réelles ne peuvent advenir qu’au moyen d’un changement radical : il faut une révolution qui abolisse la propriété privée des moyens de production et confie à l’État la gestion de l’économie au seul profit du peuple.

Marx reconnaît au capitalisme le mérite d’avoir développé comme jamais auparavant les forces de production de l’humanité, condition nécessaire de la prospérité collective. Cette condition n’est toutefois pas suffisante, du fait de l’inégalité des chances de bénéficier de cette prospérité nouvelle qui résulte mécaniquement du régime de la propriété privée des moyens de production dans le système capitaliste. Il ne pourrait y avoir de justice sociale que dans la société communiste, la société qui, au moyen d’une révolution, réalise l’appropriation collective des moyens de la production économique, mettant ainsi définitivement fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Dans l’utopie communiste, la société sans classe qui succède à la société capitaliste réalise la synthèse idéale de la justice sociale et de la prospérité générée par la production industrielle.

Les réponses du libéralisme à la critique socialiste

Le débat entre libéralisme et socialisme porte sur la crédibilité de cette utopie d’une société à la fois prospère (la « société d’abondance ») et réellement libre, puisque définitivement délivrée de toutes les formes de dominations sociales et l’exploitation de l’homme par l’homme. La liberté réelle, pour Marx comme pour les anarchistes, ne peut exister que dans la coopération sociale et non pas dans la concurrence fondée sur l’intérêt égoïste, dans l’union de l’homme avec l’homme, non dans la séparation instituée par la propriété privée. A la lutte des classes résultant de l’exploitation de l’homme par l’homme, la société communiste substitue « une libre association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (Marx, Le Manifeste du parti communiste). La domination politique elle-même est selon Marx amenée à disparaître (thèse du « dépérissement de l’État » après la révolution communiste) : l’État étant toujours, selon l’interprétation marxiste de l’histoire, l’instrument de domination de la classe dominante, devrait logiquement être privé de raison d’être dans la société sans classe. Communistes et anarchistes ne diffèrent que sur la question des moyens, de la conception de l’action politique, mais ils partagent l’idéal d’une société parfaitement libre et égalitaire fondée sur la coopération sociale, une société sans classe dans laquelle l’auto-organisation du peuple rend inutile la contrainte exercée par un pouvoir politique.

La critique libérale du socialisme s’inspire à la fois de sa critique de l’anarchisme et de sa critique du despotisme. Le libéralisme politique se fonde sur une conception de la nature humaine qui se veut réaliste : l’homme est par nature égoîste, animé par la passion de la domination (au moyen de la richesse, du pouvoir ou de la gloire). En conséquence, les doctrines qui, telles l’anarchisme et le communisme, conçoivent la société juste comme une société dans laquelle l’homme cesserait d’être égoïste et belliqueux, sont jugées utopiques, irréalistes. Le libéralisme milite pour l’Etat de droit, un État respectueux de la liberté humaine, mais il juge l’État nécessaire, en vertu de l’argumentation de Thomas Hobbes, parce que « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître » (Kant).

L’argument de l’efficacité économique

Le débat entre libéralisme et socialisme porte d’abord sur l’économie. A l’idéal socialiste d’une société prospère et juste, qui conserveraient les bienfaits du capitalisme après la collectivisation de l’économie, les libéraux opposent l’objection du réalisme : l’efficacité économique a pour condition la concurrence, dont le moteur est l’intérêt particulier. L’homme, naturellement paresseux, ne travaille que sous l’aiguillon du besoin ou par ambition personnelle, pour s’enrichir, surpasser les autres hommes et triompher de ses concurrents. « L’erreur commune des socialistes est de ne pas tenir compte de la paresse naturelle aux hommes« , écrit John Stuart Mill. Travaillant égoïstement pour lui-même, l’homme travaille en même temps pour les autres, puisque sa production satisfait une demande sociale. Le projet de l’économie politique libérale est ainsi de mettre l’intérêt particulier au service de l’intérêt général, de prendre appui sur l’égoïsme naturel de l’homme, en tant que celui-ci est un agent rationnel cherchant à maximiser ses intérêts, afin de maximiser l’utilité commune, à savoir la création de richesse dans la société (la croissance économique). « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts » écrivait Adam Smith, le premier grand théoricien de l’économie politique libérale.

Le libéralisme défend le principe de la concurrence contre l’idée socialiste de la planification par l’Etat de l’activité économique. La concurrence, bien qu’elle soit la cause des malheurs que l’on regarde comme injustes (faillites, chômage, exploitation des travailleurs), est justifiée à la fois du point de vue de l’efficacité économique et du point de vue moral, puisqu’elle incite l’homme à cultiver ses talents et qu’elle concrétise le principe libéral de l’égalité des chance : « Au lieu de considérer, comme la plupart des socialistes, la concurrence comme un principe funeste et antisocial, je vois que, dans l’état actuel de la société et de l’industrie, tout ce qui la limite est un mal et tout ce qui l’étend, fût-ce même aux dépens du bien-être temporaire d’une classe de travailleurs, est un bien en définitive. La protection contre la concurrence est une protection en faveur de l’oisiveté, de l’inaction intellectuelle ; une dispense de l’obligation d’être aussi intelligent et aussi laborieux que les autres hommes. » (John Stuart Mill)

La critique du despotisme

La critique libérale du socialisme est également politique. Le libéralisme politique se fonde sur la critique du despotisme. Les libéraux ont repris les argument de Thomas Hobbes justifiant l’existence de l’État tout en s’inquiétant du risque qu’une telle justification fait peser sur la liberté : c’est précisément parce que l’État est nécessaire qu’il apparaît en retour nécessaire de limiter son pouvoir. Or aux yeux des libéraux, le socialisme, en confiant à l’État la fonction de s’approprier l’industrie et d’organiser l’économie, contribue à fabriquer un despotisme pire que celui de la monarchie absolue. En plaçant la question sociale au coeur du débat politique, les socialistes oublient la question de la liberté politique, l’exigence de construire un État de droit apte à protéger les libertés personnelles et politiques. Les penseurs libéraux ont interprété la révolution russe de 1917 comme une expérience grandeur nature montrant que l’abolition du capitalisme (l’appropriation de l’économie par l’État) conduisait nécessairement non à la liberté réelle mais au renforcement du pouvoir de l’État aux dépens des libertés personnelles, voire à l’État totalitaire.

La critique du diagnostic critique

Le libéralisme comprend de nombreux courants, plus ou moins favorables ou hostiles au socialisme (à la critique de l’injustice sociale) et plus ou moins enthousiastes ou critiques à l’égard du libéralisme économique. On peut caractériser le libéralisme par deux traits que tous les libéraux ont en commun : 1) le libéralisme consiste à donner la priorité à la défense de la démocratie libérale et des droits-liberté par rapport à toute autre considération, notamment l’exigence de mettre fin à l’injustice sociale; 2) même s’il admet l’existence d’effets indésirables de la liberté économique et du capitalisme, ainsi que la nécessité de réformes sociales et d’une régulation de l’économie par l’État, le libéralisme consiste à juger l’économie de marché fondée sur les libertés économiques comme étant le système économique optimal indépassable. Les libéraux ne peuvent donc admettre la critique radicale du capitalisme formulée par Marx. L’idée d’une correction des inégalités sociales par la redistribution de la richesse produite est acceptables par les libéraux, afin que tous puissent bénéficier de la prospérité, mais il importe à leurs yeux de reconnaître que sans la propriété privée, la concurrence et l’exploitation du travail par le capital, il n’y aurait pas de croissance économique, il n’y aurait pas la création de la richesse nécessaire à la redistribution. Par ailleurs et surtout, les libéraux ne considèrent pas comme purement « formelles », la liberté, l’égalité en droits et l’égalité des chances telles que les conçoit la société libérale. La comparaison entre la domination de l’aristocratie et celle de la bourgeoisie, à leurs yeux, ne tient pas. L’aristocratie est une classe dominante de naissance : on naît aristocrate, on ne le devient pas. Dans la société libérale à l’inverse, dans laquelle les hommes naissent libres et égaux en droits, n’importe quel individu issu de n’importe quelle classe sociale est susceptible, par son travail, son talent et son esprit d’entreprise, d’intégrer la classe dominante, devenant à son tour un « propriétaire du capital ».

La critique libérale de l’injustice sociale

a synthèse entre libéralisme et socialisme est possible, soit du fait de socialistes admettant la nécessité de défendre le libéralisme politique (le socialisme libéral), soit du fait de libéraux reconnaissant l’existence de l’injustice sociale dans la société libérale et la nécessité d’y répondre par une réforme du libéralisme (libéralisme social). Une telle synthèse peut cependant être considérée comme libérale, en ce sens qu’elle implique de donner la priorité à la défense des libertés (libertés politiques et libertés personnelles) dénoncées comme « formelles » par le socialisme révolutionnaire. Une telle synthèse exige également d’admettre l’économie de marché ou système capitaliste, en vertu de deux arguments : 1) le principe de l’égale liberté appliqué à l’économie implique la justification de la concurrence, le droit reconnu à tous de s’enrichir par son travail; 2) l’économie fondée sur le principe de concurrence est plus efficace pour créer des richesses que la planification socialiste, l’efficacité économique étant une condition certes non suffisante mais nécessaire du progrès social.

L’injustice sociale est l’inégalité des chances d’accéder à certains biens ou à certaines positions sociales du fait d’une inégalité de condition. Du point de vue du droit, la condition est dans la société libérale égale pour tous : chacun a les mêmes droits et les mêmes devoirs que tous les autres (principe de l’égalité devant la loi). L’égalité en droits implique l’égalité des chances sociales, chacun dispose du droit de s’enrichir par son travail et d’accéder à toutes les fonctions sociales. Dans la mesure où l’organisation politique de la société est juste, le libéralisme estime que les inégalités sociales sont justifiées. Une société est un système de coopération économique et sociale. Dans la société libérale, la coopération est indissociable de la compétition (concurrence), considérée comme juste (égalité des chances) et efficace. On peut voir dans la compétition sportive une bonne métaphore de la compétition sociale telle que la conçoit le libéralisme : sur la ligne de départ, tous les coureurs ont le même droit de participer et de tenter de gagner la course, ce qui justifie le classement final (nul n’est en droit de se plaindre de sa place dans le classement). En quel sens, si l’inégalité économique et sociale est ainsi justifiée, le libéralisme peut-il juger qu’il existe des injustices sociales ?

L’inachèvement du programme libéral

Historiquement, la mise en place d’un État fondé sur la philosophie des droits de l’homme s’est accompagné de la survivance de dominations sociales contraires au principe de l’égale liberté. L’injustice sociale se conçoit alors comme une inégalité des chances fondée sur une inégalité de condition qui est rendue possible par la non application du principe libéral de l’égalité en droits. On peut donner deux grands exemples de ce type d’injustices sociales : la survivance de l’esclavage au sein de la démocratie américaine et la survivance de la domination masculine dans toutes les sociétés libérales jusqu’à très récemment. Si elle constitue un énorme problème pratique, l’injustice liée à la domination sociale traditionnelle ne pose pas au libéralisme de problème théorique : l’injustice prenant la forme de l’inégalité des droits, la solution réside dans l’application des principes du libéralisme. La difficulté pratique tient au conservatisme social, qui s’explique à la fois par l’intérêt des dominants et par la force des préjugés, notamment, comme l’écrit John Stuart Mill dans un livre consacré à la critique de la domination masculine, L’asservissement des femmes (1869), l’idée selon laquelle la domination est justifiée par la nature.

La solution libérale au problème de l’injustice économique

Un problème théorique se pose en revanche sur le terrain économique et social. L’inégalité des conditions générée par la société capitaliste résulte bien de l’application des principes libéraux. L’égale liberté, chacun peut le constater, a pour effet de générer dans les sociétés libérales d’immenses écarts entre les plus riches et les plus pauvres. Cette inégalité économique peut s’accompagner de deux injustices sociales : la pauvreté d’une part, l’inégal accès aux biens essentiels (ne pas avoir faim, ne pas avoir froid, dirait Épicure); l’absence de réalité de l’égalité des chances d’accéder aux différentes positions sociales, en dépit de l’égalité des chances libérale, que l’on peut alors qualifier de « formelle ». Pour reprendre la métaphore sportive, le droit égal pour tous de participer à la course est une égalité des chances formelle et non pas réelle, en raison du rapport des forces au départ. Dans la société, ce rapport des forces est constitué par la domination des plus riches, des classes sociales favorisées. La sociologie (notamment en France celle de Pierre Bourdieu) souligne les mécanismes de « reproduction sociale » de l’inégalité, en dépit de la démocratisation de l’accès à l’éducation, en dépit, donc, de l’apparente égalité des chances. D’une manière plus générale, l’héritage fait obstacle à la réelle égalité des chances, que l’héritage soit constitué par un capital économique ou par un « capital culturel » (notion introduite par Pierre Bourdieu).

La difficulté théorique pour le libéralisme est de justifier la nécessité d’une intervention de l’État en vue de corriger des inégalités résultant spontanément de la libre activité de chacun dans le cadre de l’égalité en droits, ce qui met a priori le libéralisme en contradiction avec lui-même. Sur le plan pratique, les libéraux sociaux défendent l’idée du « filet de sécurité », de politiques sociales visant à garantir un minimum de sécurité sociale. Le libéralisme contemporain peut aller jusqu’à défendre le principe du Revenu Universel, un revenu minimum (type RSA) qui serait versé automatiquement à tous, tous les mois, sans condition de ressources. L’idée est qu’un revenu minimum de ce type pourrait protéger les plus faibles (handicapés, malades, vaincus de la compétition sociale, chômeurs) de la grande pauvreté. Sur le terrain de l’égalité des chances, les libéraux sociaux sont favorables à l’aide sociale en faveur des plus défavorisés, notamment sur le terrain éducatif, voire à la discrimination positive (dans les universités américaines, par exemple, dont l’entrée est sélective, des « quotas » de places sont réservés aux minorités jugées défavorisées). Les plus audacieux des libéraux sociaux veulent taxer, voire abolir l’héritage, afin que les individus disposent réellement tous, à égalité, des mêmes chances de réussite sociale.

Il existe une diversité de politiques sociales, toutes discutables, visant à compenser les effets injustes de l’inégalité économique et sociale dans le cadre d’une société libérale. Le problème philosophique est celui de leur justification sur le plan des principes de la justice politique. Le grand théoricien contemporain de la justice sociale libérale est le philosophe américain John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice (1974), qui est le livre de philosophie le plus traduit et le plus commenté dans le monde.

La société juste, estime Rawls, est la société dans laquelle chacun pourrait et devrait déclarer vouloir vivre « sous un voile d’ignorance », c’est-à-dire sans connaître à l’avance sa condition (classe sociale, fonction sociale, sexe, intelligence, etc.). Rawls considère que l’organisation sociale préférable est celle fondée sur les deux principes libéraux déjà énoncés par l’article 1 de la Déclaration de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Pour le dire autrement : il est dans l’intérêt de tous de préférer l’efficacité politique et sociale, ce qui implique l’acceptation des hiérarchies et des inégalités sociales, à la condition 1) d’être pleinement libre (de choisir sa vie, son métier, etc.); 2) d’avoir la garantie de l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales.

Il manque toutefois une dimension à la société libérale ainsi définie pour apparaître juste et préférable à toute autre société. « L’injustice est constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. » Il est donc nécessaire, pour que la société libérale soit préférable à toute autre, que dans cette société la condition des plus défavorisés soit, malgré l’inégalité économique et sociale dont on a accepté le principe, préférable à ce qu’elle pourrait être dans une autre société. Cette exigence correspons à ce que Rawls appelle la règle de la maximisation du minimum (ou « maximin »). « Si la répartition des richesses et des revenus n’a pas besoin d’être égale, estime Rawls, elle doit être à l’avantage de chacun« , ce qui implique de prendre comme critère de la société juste le sort qui est fait au plus défavorisé de ses membres. La justice distributive (la justice dans la répartition des richesses) exige donc de trouver un équilibre entre la nécessaire redistribution en faveur des plus défavorisés et l’inégalité économique requise par l’efficacité de la coopération sociale (inégalité liée à la rémunération du capital, à l’inégale contribution des individus à la création de richesse, à l’exigence de l’incitation au travail ou à la prise de responsabilité).

La théorie de la justice formulée par Rawls n’a donc rien de révolutionnaire : elle se borne à reformuler en les précisant les deux grands principes d’organisation de la société libérale, afin de justifier les politiques sociales de visant à lutter contre les injustices sociales (pauvreté, inégalité réelle des chances) reconnues comme telles dans les sociétés libérales. Le premier principe dont, comme tout libéral, Rawls admet la suprématie (la liberté ne peut être limitée qu’un nom de la liberté), est celui du droit pour tous à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres. La question de la justice sociale est l’enjeu de la formulation du second principe, que Rawls nomme « principe de différence », parce qu’il vise à justifier la différence des conditions, l’inégalité sociale.

Le principe de diférence définit les deux conditions qui doivent être réunies pour que l’inégalité économique puisse être considérée comme juste d’un point de vue libéral : « Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’une juste épargne, et b) attachées à des fonctions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. » La mention de « la limite d’une juste épargne » rappelle les droits du capital dans la coopération à l’avantage de tous telle que le libéralisme la conçoit : la redistribution des richesses au bénéfice des plus défavorisés ne doit pas s’opérer au détriment de la prospérité future, dont l’une des conditions est le libre investissement du capital en vue d’obtenir une rémunération (un profit).

Le libéralisme peut ainsi selon Rawls, revendiquer la mise en oeuvre conjointe et optimale du tryptique des valeurs liberté-égalité-fraternité : « la liberté correspond au premier principe, l »égalité à l’idée d’égalité contenue dans le premier principe [l’égale liberté, c’est-à-dire l’égalité en droits] et à celle d’une juste égalité des chances, et la fraternité correspond au principe de différence. » La fraternité libérale consiste dans le souci du plus désavantagé, à l’image de ce qu’il se passe dans la famille « Le principe de différence semble bien correspondre à une signification naturelle de la fraternité : à savoir à l’idée qu’il faut refuser des avantages plus grands s’ils ne profitent pas aussi à d’autres moins fortunés. la famille, dans sa conception idéale et souvent en pratique, est un lieu où le principe de la maximisation du total des avantages est rejeté. Les membres d’une famille, généralement, ne souhaitent pas un profit qui ne servirait pas en même temps les intérêts des autres. Or, vouloir agir selon le principe de différence conduit précisément à ce résultat. Ceux qui sont mieux lotis désirent une augmentation de leurs avantages seulement dans un système tel que cela profite aux moins favorisés. »

La mise en oeuvre du principe de différence tel que reformulé par Rawls conduit à rejeter comme insuffisante la conception méritocratique de la justice sur le modèle de la compétition sportive, ou sur le modèle darwinien (ou pseudo-darwinien) de la sélection naturelle. Selon cette conception : « L’égalité des chances signifie une chance égale de laisser en arrière les plus défavorisés dans la quête personnelle de l’influence et de la position sociale. » C’est précisément cette conception de l’égalité des chances libérale, qui sert ordinairement de repoussoir aux critiques de la société libérale, que la théorie de la justice de Rawls entend dépasser.

Le point essentiel qu’il faut souligner est que la souci du plus défavorisé, la règle de maximisation du minimum promue par cette théorie, est conciliable avec l’accroissement de l’inégalité économique. Peu importe que les riches soient toujours plus riches : la justice sociale libérale n’exige pas que les riches soient moins riches; elle exige que la société, par son organisation juste et efficace, garantisse aux plus pauvres une pauvreté moindre et une égalité des chances plus grande que dans toute autre société.

Le libéralisme politique

Le régime politique moderne, la démocratie libérale, est né de la philosophie politique des 17e et 18e siècles, qui a eu trois grandes traductions historiques immédiates : l’apparition du premier régime parlementaire en Angleterre (1689), puis, à la fin du siècle des Lumières, l’avènement de la démocratie américaine et la Révolution française (1789). On appelle libéralisme politique la philosophie politique des Lumières qui établit les principes de la politique moderne, parce qu’elle promeut l’idéal de la liberté contre le despotisme (tout régime politique dans lequel la liberté n’existe pas). Le libéralisme politique est la théorie de la justice selon laquelle l’État doit avoir pour but de promouvoir l’égale liberté, c’est-à-dire de garantir le droit de chacun à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.

Les révolutionnaires français, à la fois pour justifier leur action et formuler leur programme de refondation de l’État, ont produit en 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui constitue une synthèse de la philosophie politique des Lumières. L’article 1 énonce le principe de l’égale liberté « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». La justice, c’est l’égalité, et l’égalité, c’est l’égale liberté pour tous, ce qui implique l’égalité en droits, l’abolition de l’esclavage, des privilèges, le refus de l’idée selon laquelle certains hommes (les maîtres, les seigneurs, les aristocrates, les rois) sont par nature supérieurs et destinés à commander, tandis que d’autres (les esclaves, le peuple, les femmes) seraient destinés à obéir. Cette théorie libérale de la justice est celle sur laquelle se fondent les démocraties modernes, qu’on appelle « démocraties libérales », pour souligner le fait qu’elles sont indissociablement « démocratiques » (instituant le pouvoir du peuple) et « libérales » (instituant pour chacun la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres).

La justification de l’État

Le libéralisme n’est pas l’anarchisme en ce qu’il juge l’État nécessaire. L’anarchisme est la théorie selon laquelle l’État est l’ennemi de la liberté, de sorte que la réalisation de l’idéal de la liberté exige la suppression de l’État, le refus de tous les pouvoirs, puisque le pouvoir est par définition une domination de l’homme sur l’homme. L’État se définit en effet par l’exercice du monopole du droit de contraindre ou, selon la célèbre formule du sociologue allemand Max Weber, par « le monopole de violence physique légitime » sur un un territoire donné. Les bras armés de l’État, qui témoignent de l’existence de ce monopole de la violence, sont la police et l’armée, les forces qui permettent à L’État qui administre un territoire et gouverne une population de s’opposer par la violence à la violence, soit à la violence venue de l’extérieur (invasion), soit à la violence venue de l’intérieur (rebellion). Affirmer la nécessité de L’État revient donc à justifier l’existence d’un rapport de domination de l’homme sur l’homme, ainsi que le suggère cette autre formule de Max Weber : « L’État est un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). »

La définition de Max Weber est puremet descriptive : il constate qu’un État ne peut exister sur un territoire donné 1) sans disposer du monopole de l’usage de la violence (s’il est concurrencé par d’autres forces, la situation est celle de la guerre civile), 2) sans être accepté par la population qui vit sur ce territoire (si la population n’accepte pas le pouvoir politique qui s’exerce sur elle, la situation est révolutionnaire). La légitimité politique est la justification du pouvoir politique au regard de ceux qui sont soumis à ce pouvoir et qui subissent la violence par laquelle ce pouvoir peut les contraindre d’obéir aux lois. La question philosophique est celle de la justification et de la critique de cet état de fait. Faut-il consentir à l’existence de État ou au contraire, comme le pensent les anarchistes, la refuser ? Et si l’État est nécessaire, faut-il toujours l’accepter tel qu’il est, quelle que soit sa forme, ou bien faut-il l’accepter ou le contester (pour le réformer) en fonction de sa conformité à un idéal de justice ?

Pour que règne l’égale liberté, il ne doit plus y avoir ni maître ni esclave, ni aucune relation d’obéissance. L’anarchisme est une utopie (ce qui n’a lieu nulle part) fondée sur l’idée qu’une société sans l’État est à la fois possible et souhaitable. Non pas une société sans loi, mais une société où la plus grande liberté de chacun serait compatible avec la coopération de tous grâce à des règles communes que chacun respecterait librement et spontanément, sans contrainte. Le modèle est celui de l’amitié, une relation morale dans laquelle le respect et la bienveillance réciproques n’ont pas pour condition la contrainte exercé par un pouvoir. L’idéal anarchiste est fondé sur un parti pris optimiste sur la nature humaine : une société sans État est possible parce qu’il existe en l’homme une disposition naturelle à coopérer avec les autres, parce que la sociabilité, l’aptitude à vivre en société, est naturelle à l’homme.

La justification de l’État, à l’inverse, est la justification du droit de contraindre, du droit reconnu à un pouvoir d’utiliser la violence pour imposer la loi commune. Le libéralisme politique s’appuie sur la justification rationnelle de l’État donnée par Thomas Hobbes dans son Léviathan : l’argument principal est que l’homme est par nature insociable, incapable de vivre en société. Un « état de nature » (situation dans laquelle l’État n’éxiste pas) serait nécessairement « un état de guerre de chacun contre chacun », une situation caractérisée, comme dans les relations internationales, par la course aux armements, dans laquelle personne ne pourrait être assez puissant pour espérer pouvoir disposer d’une sécurité permanente. Du fait de son « insociable sociabilité », l’homme ne peut vivre dans la liberté naturelle, la liberté illimitée. Ce diagnostic, qui réfute l’anarchisme, est ainsi résumé par Emmanuel Kant, le plus grand penseur du siècle des Lumières : « L’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître.« 

Thomas Hobbes justifie l’absolutisme : la souveraineté (le pouvoir suprême de décision, c’est-à-dire le pouvoir d’une volonté de décider sans être soumise à la décision d’une autre volonté) est absolue ou elle n’est pas. L’existence d’une volonté souveraine est nécessaire à celle de l’État (à la sortie de l’état de nature) et elle implique de la part de tous les hommes qui deviendront ses sujets (les citoyens soumis au pouvoir de l’État) qu’ils renoncent à leur propre souveraineté (au pouvoir de décider de ce qui est bon pour soi sans avoir de comptes à rendre à personne). Chacun doit comprendre qu’il ne peut conserver sa vie, jouir de ses biens et vivre sous une loi commune garantissant la justice que s’il existe « un pouvoir supérieur commun » qui décide et agisse à sa place et auquel il lui faut obéir. Avec réalisme, Hobbes souligne le fait que la liberté dans l’État (la liberté civile) consiste uniquement, puisque l’obéissance à la loi doit être sans réserve, dans le pouvoir de faire ce que la loi n’interdit pas : « la liberté des sujets dépend du silence de la loi » écrit-il.

Tout en acceptant ce raisonnement, le libéralisme veut la plus grande liberté possible dans le cadre de la soumission à la loi que l’État exige du citoyen. Il dénonce le despotisme, l’exercice du pouvoir qui opprime la liberté. Le problème théorique et pratique que pose le libéralisme est donc celui de la conciliation entre la liberté et l’obéissance. L’homme est un animal qui a besoin d’un maître, écrit Kant, mais il ajoute immédiatement : « ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d’un maître« . Comment maîtriser le pouvoir, donner un maître aux hommes qui dirigent l’État ? Telle est le problème politique de la liberté dès lors qu’on écarte l’hypothèse de l’anarchisme. La solution théorique est l’idée selon laquelle le bon régime politique est celui qui établit le règne de la loi, qui soumet le pouvoir au pouvoir de la loi, ce qu’on appelle « l’État de droit ». L’État de droit est l’État dans lequel le citoyen, en obéissant à la loi, n’obéit qu’à la loi, et non pas à la volonté d’un autre homme.

Théorie démocratique et théorie libérale de la liberté

Comme ce sont toujours des hommes qui font les lois, on peut légitimement se demander comment il est possible d’obéir aux lois sans obéir aux hommes qui font les lois. Le libéralisme politique répond à cette question à travers deux théories de l’État de droit et de la liberté politique: la théorie démocratique de la liberté et la théorie libérale de la liberté (le libéralisme au sens strict). Ces deux versions du libéralisme politique qui coexistent dans les constitutions des démocraties libérales modernes peuvent se compléter, mais aussi s’opposer.

Selon la théorie démocratique, celle de Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social, le citoyen n’obéit qu’aux lois lorsque le peuple est souverain : en obéissant à la volonté générale, à la volonté de tout le peuple, le citoyen n’obéit pas à la volonté arbitraire d’un homme. Selon la théorie libérale, celle que défend par exemple Benjamin Constant contre Rousseau, le citoyen n’obéit qu’à la loi lorsque celle-ci est contrainte par une constitution à respecter les libertés fondamentales (les droits de l’homme) ; ces libertés fondamentales doivent être garanties à tout individu, y compris contre la volonté du souverain, y compris lorsque le souverain est le peuple (théorie de la souveraineté limitée opposée à la souveraineté absolue).

La conception démocratique de la liberté

« Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas, écrit Rousseau ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Comment concilier liberté et obéissance ? Comment peut-on obéir sans servir, c’est-à-dire sans être soumis à la volonté d’un maître ? La réponse est dans la formule de la liberté que donne Rousseau, la formule de la liberté-autonomie : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté« . Si je suis l’auteur de la loi à laquelle j’obéis, je suis pleinement libre dans l’obéissance.

Le problème politique tient au fait que la liberté de l’individu dans l’État, la liberté de l’homme comme citoyen, est une liberté limitée par une loi extérieure qui le contraint, la loi de la communauté politique. Comment peut-on se considérer pleinement libre en obéissant à la loi de État ? Il faut pour cela que le citoyen (l’homme comme membre de l’État) ne soit pas seulement « sujet » (soumis à la loi) mais « souverain », ou, plus exactement, « membre du souverain ». « Le Peuple soumis aux lois doit en être l’auteur« , écrit Rousseau. La théorie de la souveraineté du peuple offre à chacun des citoyens, en tant qu’il est un membre du peuple souverain, le pouvoir de faire la loi à laquelle il obéit.

Pour que l’homme soit pleinement libre dans l’État, il faut que la loi soit l’expression de la volonté générale, et non pas celle d’un volonté particulière, qu’il s’agisse de la volonté d’un homme, d’une minorité, ou même de la majorité. Ce point constitue la difficulté de la théorie de Rousseau dans le Contrat social (1662). La volonté du peuple ne doit pas être la tyrannie de la majorité, la volonté d’une majorité qui dicte sa loi aux dépens d’une minorité. Il faut que chacun des citoyens puisse reconnaître la loi comme étant l’expression de la volonté générale, en dépit du fait qu’il n’y a pas d’unanimité et que l’on recourt au principe majoritaire pour voter la loi. Comment est-ce possible ? La réponse de Rousseau tient en une formule : la volonté est générale, écrit-il, « quand tout le peuple statue sur tout le peuple« .

Deux conditions doivent être remplie pour la volonté soit générale, clairement formulées dans l’article 6 de la Déclaration de 1789, un article qui résume la pensée de Rousseau : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous. » La première condition pour que la loi soit l’expression de la volonté générale est que « tout le peuple » participe à la formation de la loi, que ce soit par la participation au débat public (d’où l’importance de la liberté d’expression, justifiée comme liberté de participer à la vie politique) ou par le vote (d’où l’importance de la revendication du suffrage universel dans l’histoire). La seconde condition est que la loi s’applique à « tout le peuple », sans discrimination. Le principe de l’égalité devant la loi est une garantie contre la tyrannie, puisque la condition qu’on impose aux autres par le moyen de la loi, on se l’impose aussi à soi-même.

La conception libérale de la liberté

Le libéralisme est la doctrine qui défend le droit de l’individu à la liberté. « Il n’y a qu’un seul et unique droit naturel, la liberté. » (Kant) La philosophie des « droits de l’homme » est individualiste en ce qu’elle exige de l’État qu’il respecte un ensemble de libertés personnelles (liberté de circulation, libertés économiques, liberté d’opinion et de religion, droit à la vie privée, etc.) qui définissent le domaine de l’indépendance individuelle. Le droit à la liberté est l’affirmation d’une souveraineté de l’individu sur lui-même, le droit à une libre disposition de soi-même. « L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit« , écrit John Stuart Mill, l’un des grands penseurs libéraux du 19e siècle.

La critère strictement libéral de la liberté politique (de la liberté du citoyen dans l’État) est la liberté individuelle. La liberté de l’individu dans l’État doit être la plus grande possible, ce qui implique que le pouvoir de l’État de limiter par la loi la liberté individuelle doit être le plus limité possible. Le libéralisme exprime la volonté de limiter le pouvoir de limiter la liberté, de limiter donc le pouvoir de la loi. Dans n’importe quel État, libéral ou pas, « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu). Puisque la liberté civile est toujours par définition la liberté limitée par la loi, l’extension de la liberté dépend, comme l’avait bien vu Hobbes, de ce que dit ou ne dit pas la loi. Le libéralisme propose d’inverser le raisonnement : il faut d’abord définir la liberté indépendamment de la loi, puis définir la loi par rapport à la liberté.

C’est ce que fait la Déclaration de 1789 dans ses articles 4 et 5, lesquels font système. L’article 4 définit la liberté sans référence à la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Cette définition contient le principe de non-nuisance, un principe que le philosophe libéral John Stuart Mill explicitera. La seule limite concevable pour la liberté individuelle est le respect de la liberté et des intérêts des autres hommes. Le rôle de la loi est de poser les limites qui garantissent la coexistence pacifique des libertés; elle est au service de la liberté, ce que stipule la Déclaration de 1789 dans son article 5 : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. » Autrement dit : selon ce principe, la loi a interdiction de poser une interdiction qui n’augmente pas la liberté, la liberté de chacun et de tous (l’égale liberté). Le principe est simple mais abstrait. Le point de vue démocratique peut objecter le fait qu’il faut toujours interpréter concrètement ce qu’on juge utile ou nuisible d’interdire, que seul le peuple est légitime pour le faire, et qu’il peut légitimement s’interdire ce qu’il veut s’interdire.

Ce qui importe dans la perspective strictement libérale est moins la souveraineté du peuple que la limitation de la souveraineté de la loi et des pouvoirs de l’État. L’État de droit est l’État dans lequel le droit protège l’individu contre l’État. Le domaine des droits de l’homme est le domaine des libertés personnelles inviolables (« inaliénables », « imprescriptibles ») que le législateur (l’auteur de la loi), fut-il le peuple lui-même, doit respecter inconditionnellement, en toutes circonstances. C’est la raison pour laquelle Benjamin Constant, contemporain de la Révolution française, partisan de celle-ci et du libéralisme politique mais spectateur horrifié de l’épisode de la Terreur, critique la théorie démocratique de Rousseau. La volonté générale est l’unique source possible de justification de la souveraineté de la loi, c’est entendu, l’important est cependant que cette souveraineté ne soit pas absolue mais limitée (théorie de la souveraineté limitée).

Constant caractérise ainsi le libéralisme au sens strict par opposition à la théorie démocratique de la liberté, en opposant la liberté des Modernes à la liberté des Anciens : au sein de la démocratie athénienne, la liberté politique était une liberté-participation, une liberté de participer aux activités politiques, mais la liberté personnelle n’était pas protégée (il n’y avait pas, notamment, de liberté de religion); la liberté promue par le libéralisme politique moderne est à l’inverse une liberté-indépendance, une protection de l’indépendance individuelle et de la vie privée contre la tyrannie de l’État ou celle de la majorité. Dans les grandes sociétés modernes, la participation politique présente peu d’intérêt, car le poids de chacun ne peut être que faible : le système représentatif dans lequel les affaires publiques sont confiées à des professionnels de la politique (la classe politique) est non seulement nécessaire mais préférable, car chacun dispose ainsi du pouvoir de jouir d’une vie privée rendue intéressante par les libertés personnelles et les progrès de la civilisation.

La priorité donnée à la défense de la liberté individuelle par le libéralisme au sens restreint s’accompagne d’une théorie politique de la limitation et du contrôle du pouvoir : la constitution doit 1) organiser la séparation des pouvoirs (les trois pouvoirs de l’État sont le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire), afin que le pouvoir arrête le pouvoir, 2) prévoir un contrôle de constitutionnalité des lois (pouvoir donné à des juges non élus de censurer, au nom des libertés constitutionnelles, la loi exprimant la volonté du souverain, même si le souverain est le peuple), 3) soumettre les gouvernants à des élections régulières, afin qu’ils ne puissent s’approprier le pouvoir (c’est la justification « libérale » de la démocratie); 4) garantir la liberté d’expression et le pluralisme (la diversité des opinions), afin que la critique du pouvoir soit possible et que les droits de l’homme puissent être publiquement défendus.

Le principe de séparation de l’Etat et de la religion

Parmi les libertés personnelles promues par le libéralisme politique, il en est une qui est à part les autres pour des raisons historiques : la liberté de religion. La liberté de religion est la liberté de croyance et de culte (de pratique extérieure ou publique de sa religion, comme la construction et la fréquentation d’un temple, la prière, la cérémonie, la fête, etc.) reconnue à l’individu. Il n’y a pas pour l’individu de liberté de religion possible dans une société où la religion (le rapport au sacré) est la source de la loi (du permis et de l’interdit) de la communauté politique. La communauté ne peut alors admettre qu’une seule religion, suivant le principe « un roi, une foi ».

Historiquement, la liberté de religion n’a existé que sous la forme d’une « tolérance » accordée aux religions minoritaires par l’État. La tolérance n’est pas la reconnaissance de l’égale légitimité, mais l’acceptation, au nom de la pacification des relations, de ce qu’on devrait combattre au nom de la vérité et de la justice. La tolérance religieuse a été principalement pratiquée par les États impériaux qui, comme l’empire romain, se devaient, pour s’assurer de leur loyauté, de tolérer la religion des peuples dont il avait fait la conquête. Une telle tolérance ne pouvait être qu’une liberté relative, dans la mesure où elle ne reposait pas sur le principe de l’égale liberté entre les religions. La religion étant originairement l’expression d’une communauté humaine, la tradition d’un peuple, la source sacrée qui lui donne sa loi en même temps que ses croyances et ses rites, il y avait partout une religion d’État (une religion de l’État), même lorsqu’il existait plusieurs religions dans l’État protégées par l’État.

La liberté de religion n’existe pleinement que dans l’égale liberté de toutes les religions, plus largement dans l’égalité de toutes les croyances philosophiques, en incluant l’athéisme. Elle a pour condition la neutralité religieuse de l’État, ce qu’on appelle en France « laïcité ». Mais qu’on baptise ou non ce principe par le terme de laïcité, la condition politique de la liberté de religion est la reconnaissance par la constitution de l’État du principe de séparation entre politique et religion, le principe de la séparation entre l’État et l’Église (la communauté religieuse).

Ce principe de séparation entre l’État et de la religion est une création du libéralisme politique dont on peut situer l’origine dans la pensée de John Locke, le père du libéralisme politique moderne. Les écrits dans lesquels il énonce ce principe (l’Essai sur la tolérance de 1667 et la Lettre sur la tolérance de 1689) reprennent dans un sens nouveau l’ancienne notion de tolérance. Locke utilise cette notion de tolérance pour désigner le principe de justice politique qui correspond à ce que la République française baptisera « laïcité » au 19e siècle. Locke défend l’idée selon laquelle l’égale liberté de religion (la liberté de croyance et de culte) a pour condition la séparation de l’État et de la religion, c’est-à-dire la neutralité de l’État en matière de religion et la dépolitisation de la religion.

Locke justifie ce principe de la séparation de l’État et de la religion par trois grands arguments, qui établissent en même temps les conditions de la séparation : 1) la reconnaissance du fait de la liberté de conscience ; 2) la redéfinition de l’État ; 3) la redéfinition de la religion.

La reconnaissance du fait de la liberté de conscience.

L’argument le plus fort en faveur de la séparation est celui de la liberté de conscience. La première condition de la séparation de l’État et de la religion est la reconnaissance par l’État du fait de la liberté de conscience. Avant d’être un droit, la liberté de conscience est d’abord un fait, une réalité irréductible que l’on ne peut nier sans absurdité. Le pouvoir politique peut nier les droits de l’homme, notamment la liberté d’exprimer sa croyance ou de pratiquer sa religion. Il ne peut cependant pas supprimer la liberté de conscience, parce qu’il ne dispose pas du pouvor de pénétrer l’intérieur de la conscience pour y dicter les pensées. La contrainte, qui est l’instrument de l’action de l’État, est sans pouvoir sur la vie de l’esprit. On ne peut espérer modifier les opinions par la force. La croyance de chacun ne peut être transformée que par l’influence des idées et la force des arguments, non par la violence et la contrainte extérieure.

L’État pourrait exterminer le groupe d’hommes porteurs de l’opinion qu’il voudrait détruire, il pourrait empêcher l’expression publique de cette opinion, voire contraindre les hommes à exprimer l’opinion contraire à celle dont ils sont convaincus, mais il ne dispose d’aucun moyen d’agir sur le jugement d’une conscience, de changer réellement une conviction. Raison pour laquelle Locke écrit : « La liberté de conscience est le grand privilège des sujets [les citoyens en tant qu’ils sont assujettis aux lois et soumis au pouvoir politique], comme le droit de contraindre est la grande prérogative des magistrats » [les dirigeants de l’État ] » (Essai sur la tolérance). Le pouvoir se définit par le monopole du droit de contraindre, mais aucun pouvoir n’est en mesure de priver ses sujets de leur liberté de conscience. Par nature, l’activité de la pensée, qui appartient au domaine intérieur de la vie de l’esprit, est hors d’atteinte du pouvoir. Il est possible d’opposer la violence à la violence, la force extérieure à la force extérieure, mais il n’est pas possible d’opposer la force et la violence à une idée ou une croyance :

Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil parce que tout son pouvoir consiste dans la contrainte. Mais comme la religion vraie et salutaire consiste dans la foi intérieure de l’âme, sans quoi rien ne vaut devant Dieu, telle est la nature de l’entendement humain qu’il ne peut être contraint par aucune force extérieure [L’entendement humain, c’est-à-dire l’esprit humain, la faculté de se représenter la vérité]; que l’on confisque les biens, que l’on accable le corps par la prison et la torture, ce sera en vain, si l’on veut par ces supplices changer le jugement sur l’esprit des choses. (…) Voici ce que je veux dire : le pouvoir civil ne doit pas prescrire des articles de foi par la loi civile, qu’il s’agisse de dogmes ou de formes du culte divin. Si, en effet, aucune peine ne leur est jointe, la force des lois périt ; si des peines sont prévues, elles sont évidemment vaines et fort peu aptes à persuader. Si quelqu’un veut, pour le salut de son âme, adopter quelque dogme ou pratiquer quelque culte, il faut qu’il croie du fond de l’âme que ce dogme est vrai et que ce culte sera accepté par Dieu et qu’il lui sera agréable ; mais aucune peine ne peut le moins du monde instiller dans les âmes une conviction de ce genre. Il faut, pour changer un sentiment dans les âmes, une lumière que ne peut en aucun façon produire le supplice des corps. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

La redéfinition de l’État

La séparation de l’État et de la religion a pour condition la redéfinition du rôle de l’État. L’argumentation de Locke prend appui sur la justification de la souveraineté de l’État dont Thomas Hobbes a fait la théorie dans son Léviathan (1651). Le monopole de l’usage de la force et du droit de contraindre qui constitue l’État se justifie par la nécessité de mettre fin à « l’état de guerre de chacun contre chacun » pour garantir la permanence de la paix et la sécurité. L’État apparaît ainsi comme une association volontaire, le produit d’un « pacte », dont la finalité est de protéger un droit naturel que tous les hommes, quelles que soient leurs croyances, ont en commun : la conservation de la vie. Locke généralise le principe et l’applique à tous les biens du corps ou « bien temporels » : tous les biens que l’on désigne comme droits naturels de l’homme sont des biens du corps et correspondent aux intérêts de l’individu qui ne concernent pas la vie de l’esprit. Ces intérêts sont les mêmes pour tous, de sorte que l’État, conformément à la doctrine du « transfert de souveraineté » par un « pacte social », devrait être considéré comme le produit de l’association volontaire des individus en vue de les satisfaire :

L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil [le chef de l’État] d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. (John Locke, Lettre sur la tolérance)

Pour que la séparation de l’État et de la religion soit possible, il faut limiter l’action de l’État à la défense des intérêts que tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances, ont en commun. Ces intérêts que Locke baptise « intérêt civils » [intérêts du citoyen, du membre de l’État] correspondent à ce qu’on appelle depuis 1789 les « droits de l’homme » : ce sont les intérêts qui concernent exclusivement la vie matérielle ou la vie extérieure de l’homme (protection de la vie, de la santé, de la propriété, de la liberté d’action). « Tout le pouvoir du gouvernement civil [de l’État] ne se rapporte qu’à l’intérêt temporel des hommes. » (John Locke, Lettre sur la tolérance). L’État doit être défini comme l’instrument dont se servent les hommes rassemblés en société pour protéger leurs intérêts matériels (sécurité des biens et des personnes, éventuellement sécurité sociale) et leur liberté d’agir (liberté d’aller et venir, de travailler, d’échanger, de pratiquer sa religion). Une telle définition de l’État définit donc par là-même la limite de sa compétence : l’État n’a pas vocation a s’occuper de la vie de l’esprit de ses sujets.

L’État doit reconnaître que la vérité n’appartient pas à son domaine de compétence. Il n’a pas à établir le critère de l’erreur et de la vérité ni à dicter aux citoyens ce qu’ils doivent croire ou penser, y compris dans le domaine moral et religieux. Il ne s’occupe pas du bien de l’âme : ni la vérité, ni la vie éternelle ne font partie des droits naturels que l’État a pour fonction de protéger. Conformément à ce qu’avait établi l’argumentation de Hobbes, ce n’est pas ce qui justifie l’État, lequel n’a pas à prendre parti dans les querelles religieuses, si ce n’est pour empêcher que ces querelles viennent troubler l’ordre public (la paix civile) et dégénérer en violences susceptibles de nuire à la sécurité et aux biens des citoyens qu’il doit protéger.

La redéfinition de la religion

La séparation de l’État et de la religion implique non seulement la redéfinition de l’État,’mais aussi celle de la religion et celle de l’Église (la communauté des croyants). En effet, la séparation présuppose la limitation de chacun des deux domaines, une limitation réciproque nécessaire pour que l’empiètement de chacun de ces deux domaines par l’autre soit rendu définitivement impossible. La religion doit admettre elle aussi le fait de la liberté de conscience et reconnaître que la vérité ne peut être imposée par la contrainte. Il faut en conséquence définir la communauté des croyants non comme une communauté à laquelle on appartient à la naissance, à l’image de la famille, mais une libre association à laquelle on puisse adhérer librement en raison de sa foi, et dont on puisse sortir librement si l’on a cessé de croire.

La religion ne doit donc plus se définir comme la tradition d’un peuple mais comme la foi d’un individu. La croyance religieuse doit cesser de se concevoir comme un préjugé, un héritage communautaire, pour se concevoir comme une conviction personnelle, fruit d’une décision de la conscience individuelle. Elle ne doit plus se concevoir comme loi d’une communauté mais comme foi, expression d’une adhésion intime et personnelle.

Par analogie avec l’État, défini comme une société produite par la volonté des individus de protéger les droits naturels du corps, Locke définit donc l’Église (la communauté religieuse), comme une société d’hommes produite par la volonté des individus de se réunir pour rendre un culte à Dieu et obtenir ainsi le salut de leur âme (c’est-à-dire gagner la vie éternelle) :

Examinons à présent ce qu’on doit entendre par le mot d’Église. Par ce terme, j’entends une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire, puiqu’il n’y a personne qui soit membre né d’aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu’il jouit de ses terres; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici comme il faut concevoir la chose. Il n’y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu’à une autre; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l’espérance du salut a été la seule cause qui l’a fait entrer dans cette communion, c’est aussi par ce seul motif qu’il continue d’y demeurer. Car s’il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d’irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d’en sortir qu’il l’a été d’y entrer ? Les membres d’une société religieuse ne sauraient y être attachés par d’autres liens que ceux qui naissent de l’attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’analogie entre l’État et l’Église, deux associations volontaires, l’une au service du corps, des biens temporels, l’autre au service de l’âme, des biens spirituels, n’a de sens que si on souligne toutes les implications de la différence de nature entre l’État et l’Église. La caractéristique qui définit l’État, le monopole du droit de contraindre sur un territoire donné, qui fait la souveraineté de l’État, découle de sa fonction, protéger les corps par la loi. De même la liberté d’entrer et de sortir de la communauté religieuse découle de sa fonction, qui est de réunir les personnes partageant la même conviction concernant le sens de la vie et de la mort. De la conception claire des fins et des moyens appropriés à chacun des deux domaines découle une conception claire des droits et des devoirs de l’État et de l’Église. Il résulte en effet de l’affirmation du principe de séparation deux grandes conséquences : 1) l’obligation pour l’État de respecter l’égale liberté de toutes les religions en matière de croyance et de culte ; 2) l’obligation pour les différentes religions de se soumettre à la loi de l’État.

Le droit absolu et universel à la tolérance

C’est l’expression qu’utilise Locke pour caractériser l’obligation faite à l’État de respecter les droits de toutes les communautés de croyants, sans exclusive, sans aucune discrimination fondée sur l’idée de la valeur de vérité des dogmes auxquels elles adhèrent : « Le magistrat n’a nul droit d’empêcher qu’une l’Église croie ou enseigne des dogmes de spéculation [les vérités de religion], parce que cela ne regarde point les intérêts civils des sujets. (…) Les lois n’ont pas à décider de la vérité des dogmes; elles n’ont en vue que le bien et la conservation de l’État et des particuliers qui le composent. »

La liberté de religion n’est pas reconnu à la communauté religieuse en tant qu’elle est porteuse d’une vérité mais à l’individu, lequel doit pouvoir bénéficier à égalité avec tous les autres, quelle que soit sa croyance, de tous les droits naturels de l’homme: « Tout consiste à accorder les mêmes droits à tous les citoyens d’un État. (…) On ne doit exclure des droits de la société civile ni les païens, ni les mahométans, ni les juifs, à cause de la religion qu’ils professent. »

La dépolitisation de la religion

La contrepartie du respect par l’État de l’égale liberté de religion est la dépolitisation de la religion. L’État, qui par ses lois règne souverainement sur les corps, est impuissant par nature à pénétrer les consciences. Il doit en conséquence renoncer à les régler, et renoncer à se mêler de religion, et se borner à exiger de tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, le respect de ses lois. Réciproquement, les communautés religieuses, que Locke appelle les Églises, doivent quant à elles être dépossédées de tout usage de la contrainte, dont l’État a le monopole, pour se consacrer à la vie de l’esprit avec les moyens qui conviennent à la vie de l’esprit. Il peut y avoir plusieurs communautés de croyants et plusieurs cultes sur un territoire donné, mais il ne peut y avoir qu’un seul État. L’État, qui n’a pas d’intérêt spirituel, n’est pas assujetti aux lois d’une Église, tandis les Églises sont assujettis aux lois de l’État, lesquelles sont communes à tous, parce que tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, partagent les mêmes « intérêts civils », les mêmes droits à la liberté et à la sécurité.

Chacune des religions doit renoncer à dicter le droit de l’État au nom des droits de Dieu et des dogmes qui lui sont propres. Renonçant au droit de contraindre, dont l’État a le monopole, chaque Église doit en conséquence renoncer à l’usage de la contrainte pour éliminer les religions concurrentes ou pour imposer à ses propres membres le respect des dogmes et les pratiques du culte. L’État est l’unique garant du respect de la liberté de religion, laquelle, comme toute liberté, est encadrée par la loi, en vertu du principe libéral de non nuisance : la liberté est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

Cette limitation de la liberté de religion par la loi de l’État n’affecte pas les croyances et les dogmes, qui appartiennent à la vie de l’esprit, mais les pratiques extérieures, lesquelles peuvent avoir des implications sur les droits d’autrui ou sur la paix civile. C’est ainsi que Locke justifie en son temps les mesures contre les catholiques par les droits politiques de l’État : ce ne sont pas les croyances et les dogmes spécifiques de l’Église catholique qui posent problème, mais le fait que les catholiques reconnaissent pour chef politique le pape, dont l’autorité vient concurrencer celle de l’État. Au 19e siècle, lorsque la IIIe République entreprendra en France la conquête de l’indépendance de l’État l’Etat en l’arrachant à l’emprise de l’Église catholique, Jules Ferry usera du même argument : ce n’est pas le catholicisme que nous combattons, disait-il, mais le catholicisme politique.

Le travail (synthèse)

Voir également la rubrique Le travail.

Le travail est l’activité économique de l’homme, l’activité qui a pour but de vaincre le besoin en produisant les biens nécessaires à la vie. L’économie est l’organisation sociale du travail. Du point de vue de l’individu, le travail est l’activité qui permet de « gagner sa vie ».

L’activité économique, celle de la société et celle de l’individu, est imposée par la nécessité naturelle : le besoin est originairement celui de notre nature animale, laquelle nous contraint au travail. Au travail, on oppose donc le loisir ou l’oisiveté (skholè en grec, otium en latin), c’est-à-dire le temps libre, le temps libéré du travail, durant lequel il est possible de livrer à des activités qui ne sont pas imposées par la nécessité du besoin.

Le débat sur le travail porte donc à la fois sur le travail et sur le loisir, sur le sens de cette opposition entre travail et loisir. L’homme est-il destiné au travail ou au loisir ? Faut-il considérer le travail comme une valeur, ou bien comme une contrainte dont il importe de pouvoir se libérer dans la mesure du possible ?

« Le travail éloigne de nous trois maux, écrit Voltaire, l’ennui, le vice et le besoin. » Dans cette perspective qui donne au travail une valeur morale, celui-ci n’est pas seulement la source de la création de richesses qui nous met à l’abri du besoin, comme l’affirment les économistes, mais aussi ce qui permet d’éviter les inconvénients de l’oisiveté, l’ennui (le désoeuvrement) et la paresse (la tendance naturelle à ne rien faire) : sans la contrainte du travail, l’homme n’aurait ni l’envie ni la volonté de faire quelque chose. Les critiques de la valeur du travail soulignent le fait que pour tout homme et depuis toujours le travail est un moyen et non un but. Le travail se définit par la contrainte, imposée à la fois par la nature et par la société. Le travail est souffrance et esclavage («Celui qui ne dispose pas des deux-tiers de sa journée est un esclave» écrit Nietzsche), de sorte qu’il ne peut y avoir de bonheur et de liberté que dans le loisir. Dans cette perspective, l’idéal est le loisir, la réduction du temps de travail et la conquête du temps libre.

Les arguments contre le travail
Le travail est une contrainte imposée par la nature

Le travail est une fin (un but) imposée par la nature. On travaille pour gagner sa vie, on perd sa vie à la gagner. L’un des slogans de Mai 68, « Métro-boulot-dodo », exprime l’absurdité d’une existence vouée au travail. C’est le besoin, c’est-à-dire la nécessité naturelle, qui contraint l’homme à travailler. Le travail (l’activité économique) symbolise donc la condition animale de l’homme : il faut produire les biens nécessaires à la vie ; toute l’activité animale se résume à ça. L’homme accède à une vie authentique, une vie libre et heureuse, dans la mesure où il échappe au travail. Raison pour laquelle l’aristocrate, dans les sociétés aristocratiques, a pour devoir et pour privilège de ne pas travailler, pouvant ainsi se consacrer à des activités supérieures, des activités « nobles ».

Le travail soumet l’individu à la contrainte sociale

Pour gagner sa vie, l’individu doit s’insérer dans l’organisation sociale du travail telle qu’elle existe dans la société où il vit, à l’époque dans laquelle il vit. Le système de production le considère comme un instrument de production, une ressource disponible. Il doit se plier à une discipline collective, se soumettre à une hiérarchie, consentir à ce que l’organisation lui impose son emploi du temps et l’usage de sa force de travail. L’individu au travail doit consentir à devenir un rouage de la machine de production. A cet égard, le travail peut apparaître comme une forme de contrôle social destiné à empêcher l’individu de penser par lui-même, de vivre pour lui-même, d’épanouir librement ses facultés créatrices. L’esprit libre, l’individu authentique, l’artiste par exemple, est celui qui refuse de conformer sa vie et sa pensée aux exigences du système de production. Pour être vraiment libre, l’homme doit chercher l’oisiveté et fuir le travail.

Les arguments pour le travail
Travailler, c’est gagner son indépendance

« Qui ne travaille pas ne mange pas », dit Saint-Paul. La formule ne signifie pas seulement que le besoin impose à l’homme de travailler, mais aussi qu’il y a un mérite moral à travailler. Celui qui travaille ne compte pas sur les autres pour vivre, il ne vit pas en passager clandestin aux dépens des autres. Par là même, il ne dépend pas des autres, il gagne non seulement son pain mais aussi sa liberté. L’indépendance économique est une condition de la liberté d’action. La volonté n’est souveraine que si l’on ne dépend pas des autres pour décider. Raison pour laquelle l’émancipation de l’enfant dans la famille, l’émancipation des femmes dans la société, passe par l’accès au monde du travail, lequel permet d’accéder à l’indépendance économique.

Travailleur, c’est œuvrer (le travail est le propre de l’homme)

Le travail ne consiste pas seulement à produire des biens pour la consommation. Travailler, c’est œuvrer, c’est-à dire réaliser une œuvre, donner une forme concrète à un projet, une idée élaborée par l’esprit humain. Il n’y a pas d’activité industrielle sans ingénieurs, mais dans le plus humble travail manuel, la main est guidée par l’intelligence de l’esprit, laquelle s’applique à la matière et conçoit chacune des opérations du travailleur comme étant au service de la fin que celui-ci se donne, l’œuvre à réaliser. Il y a donc une morale propre au travail, l’amour du travail bien fait, qui donne une valeur au travail en lui-même.

Le travail est le moteur de la civilisation

A travers le travail que lui impose la nature, l’homme œuvre, en cultivant ses facultés. Le développement scientifique et technique, œuvre de l’esprit humain, résulte de l’aiguillon du besoin, du travail auquel la nature contraint l’homme. C’est la thèse de Karl Marx : le travail est l’application de la force de l’homme (force du corps et de l’esprit) appliquée à la nature, une activité par laquelle l’homme transforme la nature et se transforme lui-même, transforme sa condition dans l’histoire. Les libéraux disent cependant la même chose : si la concurrence est une vertu à leurs yeux, c’est qu’elle contraint les hommes à donner le meilleur d’eux-mêmes, à se cultiver (c’est-à-dire à cultiver leurs compétences) par intérêt. Sans cette stimulation, la paresse l’emporterait et l’humanité ne pourrait développer toutes ses potentialités.

Le travail est la source de la création de richesse.

La théorie de la valeur-travail, introduite par le libéralisme moderne, fait du travail la source de la création de richesse et le fondement du droit de propriété. Il en résulte une réévaluation de la place du travail et de l’économie dans la société. Les acteurs de la production économique, paysans, entrepreneurs, ouvriers, sont valorisés en tant qu’ils représentent la source de la prospérité, condition à la fois du progrès social et de la puissance politique. Adam Smith distingue entre activités productives (créatrices de richesse) et activités improductives (consommatrices de richesses) : toutes les activités considérées dans la société aristocratique comme nobles, qualitativement supérieures au travail, appartiennent à la catégorie des activités improductives.

La critique du travail aliéné. Les interprétations du travail aliéné.

Une théorie peut valoriser le travail et critiquer le travail aliéné. C’est notamment ce qui caractérise le marxisme. Marx adhère à la théorie de la valeur travail et il considère que le travail est le moteur de la civilisation. Il considère néanmoins que dans l’histoire, l’organisation sociale du travail (ce qu’il appelle le mode de production) a toujours été fondée sur un rapport de propriété instituant un rapport social de domination, le rapport entre maîtres et esclaves par exemple. Dans toute société, il existe une classe dominante, qui possède les moyens de la production économique, et des dominés, contraints pour survivre de travailler pour la classe dominante. Dans le cadre d’un tel rapport de domination de classe, le travail ne peut être qu’aliéné.

Aliénation signifie dépossession. Pour Marx, le système de domination fondé sur la propriété privée des moyens de production fait subir aux travailleurs une double dépossession : 1) une part de richesse produite par son travail, la plus importante, revient au propriétaire qui l’exploite ; 2) le propriétaire dicte les conditions de travail afin de maximiser l’exploitation de la force de travail, privant ainsi le travailleur de libre maîtrise de son travail. Dans le système capitaliste, où la propriété qui compte est non plus la propriété de la terre mais celle du capital, la dépossession de la richesse s’opère à travers le partage inégal salaire/profit, tandis que l’organisation et la discipline du travail (ce qu’on appelle aujourd’hui le «management des ressources humaines») sont imposées aux salariés du capital dans et par les entreprises.

Le travail aliéné est le travail effectué dans des conditions qui privent l’homme de bien-être, de liberté, de la possibilité de cultiver ses talents (son intelligence et sa créativité). C’est cette dimension qualitative du travail aliéné, qui affecte le bien-être et la liberté du travailleur, qui est généralement mis en avant quand on critique le travail aliéné. Pour la théorie critique de la valeur du travail, tout travail est plus ou moins aliénant, de sorte qu’il ne peut y avoir de liberté et de bonheur pour l’homme que dans le loisir (le temps libre). Pour les théories qui valorisent le travail, celui-ci devrait être pour l’homme une source d’épanouissement, en tant qu’il permet d’œuvrer, de mettre son esprit en activité, de se reconnaître dans l’œuvre accomplie à la manière de l’artiste. Le travail, dans cette perspective, n’est pas aliénant en lui-même. S’il l’est, c’est en raison de la manière dont est organisée l’activité économique, de sorte que subsiste l’espérance qu’une réforme ou qu’une révolution puisse transformer le travail afin de le rendre conforme à son essence.

Résumé texte Constant (Liberté des anciens et des modernes)

Les trois paragraphes correspondent aux trois thèmes abordés par le texte : 1) la distinction de la liberté des modernes et de la liberté des anciens accompagnée de leurs définitions; 2) le bonheur des anciens comparé à celui des modernes; 3) la justification et la définition du système représentatif.

Dans les sociétés modernes, la liberté politique désigne le règne de la loi qui protège de l’arbitraire du pouvoir, la somme des libertés qui garantissent l’indépendance individuelle, liberté de dire son opinion, de s’associer avec d’autres, de pratiquer librement sa religion, de choisir son travail et l’organisation de ses loisirs. À cette liberté des modernes, on peut opposer l’idéal de liberté hérité de l’antiquité. Les anciens appelaient liberté l’égalité dans l’exercice des droits politiques, le partage du pouvoir de participer aux affaires publiques. La démocratie antique avait cependant pour contrepartie de ne rien accorder à l’indépendance individuelle, notamment dans le domaine religieux.

Dans les Cités antiques, la volonté de chacun avait une influence réelle, de sorte que le citoyen pouvait éprouver avec bonheur son importance dans la participation à l’action collective. Par contraste, l’homme contemporain vit dans des sociétés plus vastes où il n’est plus en mesure d’exercer une influence politique ; grâce au progrès de la civilisation, il bénéficie en revanche de meilleures conditions de vie personnelle. Les modernes sont en conséquence enclins à vouloir maximiser et garantir l’indépendance individuelle, tandis que les anciens étaient disposés à sacrifier celle-ci à la participation politique.

La liberté des modernes commande une organisation politique différente de celle qui convenait à la liberté antique. Il fallait aux anciens une démocratie offrant à tous les citoyens le droit de participation politique. Les modernes privilégient le système représentatif, dans lequel les affaires publiques sont confiées à des représentant élus, afin que chacun ait le loisir de se consacrer pleinement à son bonheur privé.



Résumé texte Russell (Eloge de l’oisiveté)

Le troisième paragraphe regroupe les troisième et quatrième parties du textes, lesquelles ont pour thème commun la réponse aux objections formulées contre la proposition de réduire le temps de travail.

La technique moderne permet de produire autant ou plus en travaillant moins. Une innovation permettant de doubler la production d’épingles, par exemple, devrait conduire à diviser par deux le temps de travail nécessaire à satisfaire la demande d’épingles dans le monde, si toutefois la consommation reste constante. Dans l’économie réelle, la somme de loisir générée par les gains de productivité ne bénéficie pas également à tous : les uns continuent de travailler huit heures par jour, tandis que les autres sont condamnés au chômage.

Le travail n’est pas le but de la vie. Deux facteurs ont conduit à masquer cette vérité et à faire passer le travail pour une valeur : en tout temps, les riches ont eu intérêt à prêcher la morale du travail pour s’arroger le privilège du loisir ; la modernité a ajouté le culte de la maîtrise de la nature grâce au progrès scientifique et technique. En dépit des efforts pour valoriser le travail, les ouvriers continuent néanmoins de penser que le travail sert à gagner sa vie et que c’est du loisir que nous tirons notre bonheur.

L’idéal serait de travailler quatre heures par jour. L’objection selon laquelle les hommes ne sauraient quoi faire du temps restant ne tient pas. Elle procède du refus de reconnaître la valeur et le sens du loisir. Il faudrait, d’une part, valoriser le simple plaisir de la consommation, qui est la véritable finalité sociale du travail, alors que la recherche du profit qui motive l’industrie conduit à faire de la production une fin en soi. D’autre part, il faudrait que l’éducation permettent à tous de faire un usage intelligent du loisir. Si le travail ne les épuise pas, les gens ne se seront plus condamnés à consacrer leur loisir au repos et au divertissement, de sorte que la réduction du temps de travail pourrait favoriser la création culturelle et les activités d’intérêt public, contribuant ainsi au progrès de la société.

Sujets bacs blanc

Il y aura au bac blanc trois sujets. Le sujet 1 portera sur la question du mensonge. Le sujet 3 portera sur la problématique du préjugé, traité en cours par l’étude des textes de Kant et de Tocqueville.

Le sujet 2, relatif au problème de la connaissance, se rattache à l’ensemble du cours sur la vérité, notamment la partie relative à la science. Ci-dessous, des éléments pour les sujets 1 et 2.

La question du mensonge

La problématique se rapporte à la philosophie morale. Un mensonge est un propos contraire à la vérité tenu dans l’intention de tromper autrui. L’erreur est une pensée contraire à la vérité mais involontaire. Celui qui est dans l’erreur se trompe sans le vouloir. Dans le cas du mensonge, ce n’est pas la pensée mais la parole qui est contraire à la vérité: le menteur ne se trompe pas involontairement, il cherche volontairement, dans la communication, à tromper autrui.

Le mensonge doit être considéré comme une action : le mensonge est un moyen d’atteindre un but en exploitant la confiance et la crédulité d’autrui. L’interdit du mensonge est une règle morale. Une règle morale a pour fonction d’établir le caractère juste ou injuste des actions par lesquelles nous cherchons à satisfaire nos intérêts. Une morale, quelle que soit la doctrine sur laquelle est se fonde, religion ou philosophie, définit des règles que tout le monde doit appliquer en toutes circonstances ; ce qu’on appelle des principes. Affirmer qu’il ne faut pas mentir ou qu’il faut toujours dire la vérité, signifie qu’il faut s’interdire d’utiliser le mensonge comme moyen d’action en toutes circonstances, quelle que soit la situation dans laquelle on se trouve, quel que soit l’objectif poursuivi. Mais un tel principe peut-il être justifié ?

La réflexion philosophique à propos d’une règle morale consiste en effet à retrouver les raisons qui justifie l’existence de cette règle, ou à découvrir au contraire des raisons de la mettre en question. Il existe à l’évidence des raisons de condamner le mensonge, qui est une ruse, un moyen de tromper autrui pour parvenir à ses fins. Mais on peut se demander si le mensonge est toujours injuste, ou s’il n’existe pas des situations où mentir apparaît moralement justifié. Si de telles situations existent, le doute est permis : faut-il vraiment considérer que le mensonge est toujours injuste ? ne serait-il pas préférable de considérer le mensonge comme n’étant en lui-même ni juste ni injuste, puisqu’il n’est qu’un moyen au service d’une fin ? Mentir est assurément injuste si je cherche à tromper autrui aux dépens de ses intérêts. Mais si je trompe autrui pour son bien, n’est-il pas de ce fait même justifié ? Auquel cas, il ne faudrait peut-être mettre en question l’interdit du mensonge comme principe moral, comme règle qu’il faudrait appliquer en toutes circonstances.

L’argumentation justifiant l’interdit du mensonge comme principe moral.

Le mensonge est une trahison de la confiance, un abus de confiance dans la communication avec autrui. Tel est l’argument mis en avant pour interdire le mensonge en toutes circonstances, quelles que soient les motivations du menteur.

Le philosophe Kant approfondit l’argument en le rattachant à une conception plus générale de la morale. La morale définit les règles, les « lois universelles » qui rendent possible la communauté humaine. La communauté humaine est en effet toujours une communauté morale, une communauté unie par des lois que chacun des membres de la communauté s’oblige à respecter. La conscience morale consiste à se représenter les lois universelles qu’il faut vouloir respecter en toutes circonstances pour que la communauté avec les autres hommes soit possible. L’interdit du mensonge fait partie de ces lois universelles, car sans la règle par laquelle chacun s’oblige à dire ce qu’il pense dans la communication avec autrui, il n’y aurait tout simplement pas de communication possible, donc pas de communauté humaine possible. Raison pour laquelle le menteur est en contradiction avec lui-même : il veut être cru, donc il veut la loi morale qui exige la véracité dans la communication (et qui constitue la condition de la communication sans laquelle il n’y aurait pas de mensonge possible); mais il en veut en même temps une exception pour lui-même, de sorte qu’il veut et qu’il ne veut pas en même temps la règle morale qui oblige à ne pas mentir dans la communication avec autrui.

Cette argumentation repose sur une idée simple : l’usage de la parole pour communiquer ses pensées est une condition de la condition de la communauté humaine quelle qu’elle soit (famille, couple, amitié, société, humanité), de sorte que le menteur contribue à détruire une condition fondamentale de la communauté humaine, se mettant ainsi au ban de l’humanité.

L’argumentation justifiant la neutralité morale du mensonge

Le mensonge n’est ni juste ni injuste, il est bon ou mauvais moralement selon qu’il est utile ou nuisible à autrui. Tel est l’argument qui permet d’affirmer que le mensonge n’est pas condamnable en lui-même, mais que l’interdit moral du mensonge dépend des circonstances et des motivations du menteur.

Une philosophie morale, l’utilitarisme, développe les principes généraux justifiant ce parti pris. L’argumentation morale doit être fondée sur deux grandes idées. D’abord la conception de la nature humaine selon laquelle la nature sensible en l’homme détermine le but de toutes les actions : chercher le bonheur (le bien-être), fuir le malheur (la souffrance). La faculté de penser, dans son rapport à l’action n’est que l’instrument qui nous permet de concevoir l’utilité, c’est-à-dire le moyen de satisfaire nos intérêts. La deuxième grande idée est que la morale consiste dans l’altruisme, le souci des autres. Toute la morale est en effet résumée dans la « règle d’or » selon laquelle il faut traiter les autres comme on voudrait être soi-même traité. Il résulte de la combinaison de ces deux idées le commandement moral de vouloir pour les autres ce qu’on veut pour soi-même: le bonheur et l’absence de souffrance. L’unique principe de toute la morale est le principe du plus grand bonheur du plus grand nombre. Il n’y a qu’une règle morale : la règle qui commande de respecter le principe de l’égalité des intérêts, d’agir en vue de satisfaire les intérêts du plus grand nombre ou d’éviter de nuire aux intérêts des autres êtres sensibles (animaux compris). Le caractère juste ou injuste d’une action se juge au résultat : une action est juste si elle est utile au bonheur des autres, elle est injuste si elle est nuisible, c’est-à-dire si elle fait leur malheur.

Appliquée à la question du mensonge, cette conception permet de comprendre que celui-ci doit être évalué moralement non pas en lui-même, mais en fonction de sa conséquence sur le bonheur des autres. Si mon mensonge favorise le bien-être d’autrui (celui que je trompe) ou du plus grand nombre, il est justifié sans aucune réserve. Si à l’inverse je mens pour satisfaire mon intérêt aux dépens des autres, il est moralement condamnable, au nom du principe utilitariste qui commande de vouloir le plus grand bonheur du plus grand nombre.

L’argumentation utilitariste permet de résoudre facilement les dilemmes moraux, car il n’existe pas dans cette perspective de contradictions entre les principes, puisqu’il n’existe qu’une seule règle morale applicable en toutes circonstances, être utile au bonheur des autres. Toutes les autres règles morales sont justifiées en tant qu’elles sont utiles au bien-être d’autrui ou au bonheur du plus grand nombre, mais elles peuvent être abandonnées si leur transgression peut être utile aux bonheur d’autre ou au bonheur général.

Les dilemmes moraux

En pratique, la conscience morale est confrontée à des dilemmes moraux. Il y a « dilemme » quand il est nécessaire de choisir entre deux options qui paraissent également justifiées. Il y a « dilemme moral » lorsque la conscience est confrontée à la nécessité de choisir entre deux injustices, entre deux actions que la morale réprouve. Si donc on considère que l’interdit du mensonge est un principe moral, une règle morale qu’il faut appliquer en toutes circonstances, l’intention de mentir pour la bonne cause, pour réaliser une bonne action, confronte la conscience au dilemme moral suivant : d’un côté le mensonge apparaît comme le moyen de faire le bien ; d’un autre côté, il ne faut par principe jamais mentir.

Quelques exemples de situations où le mensonge semble justifié permettent d’illustrer le problème.

Le débat Kant/Constant sur le droit de mentir par humanité.

Il existe un exemple fameux dans l’histoire de la philosophie, tiré d’un texte de Benjamin Constant, un penseur et homme politique français, contemporain de la Révolution française et du philosophe Emmanuel Kant. Dans un texte politique, il s’interroge sur les moyens d’appliquer le principe de la souveraineté du peuple. Le gouvernement du peuple par le peuple étant impossible dans un grand pays, il faut considère-t-il, concevoir un principe intermédiaire (entre le principe et la réalité), à savoir le principe de la représentation politique (le peuple gouvernera par l’intermédiaire des représentants qu’il aura choisi). Développant sa théorie des principes, il illustre celle-ci par la question morale du mensonge. Faisant allusion à Kant, « un philosophe allemand », il admet le principe moral de l’interdit du mensonge mais critique l’idée selon laquelle il faudrait appliquer ce principe aveuglément, sans tenir compte des circonstances dans lesquelles on agit : « Le principe moral, par exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. » Si l’on devait appliquer le principe de manière absolue, en toutes circonstances, il faudrait pour ne pas mentir dénoncer l’innocent poursuivi par des assassins : « Nous en avons la preuve dans les conséquences très directes qu’a tirée de ce principe un philosophe allemand, qui va prétendre qu’envers les assassins qui demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. »

Le dilemme moral suggéré par Constant est le suivant : si un ami persécuté se réfugie chez moi (une situation réaliste au moment où Constant écrit ce texte, pendant la Révolution française), je peux me trouver dans une circonstance particulière où il me faut choisir entre mentir pour sauver mon ami ou dénoncer mon ami pour ne pas mentir. Les principes abstraits de la morale ne permettent pas de trancher le dilemme, affirme Constant, et il apparaîtrait inhumain, en la circonstance, de choisir par principe de ne pas mentir.

Comment résoudre le dilemme ?

La philosophie utilitariste fournit la solution théorique la plus simple : nous devons évaluer dans chaque situation la valeur morale de notre action en obéissant à un seul et unique principe : choisir l’action la plus utile au plus grand bonheur du plus grand nombre. Ne pas mentir n’est pas un principe moral. Dans la situation évoquée par Constant, il est évident que la nuisance la plus importante serait de livrer le persécuté à ses assassins et que le mensonge est donc un moyen d’action moralement justifié.

La solution proposée par Constant n’est pas celle de l’utilitarisme. Il admet l’interdit du mensonge comme principe abstrait de la morale. Il pose le problème en vue de justifier sa distinction entre principe fondamental et principe intermédiaire. Nous savons comment appliquer les principes abstraits de la morale, dit-il en substance, parce que nous les complétons spontanément par les principes d’application à la réalité. En la circonstance, le principe intermédiaire est le principe selon lequel nous ne devons la vérité qu’aux hommes qui en sont dignes. Nous n’avons donc pas l’obligation morale de dire la vérité à des assassins.

Kant a répondu à Constant dans un texte intitulé ; « D’un prétendu droit de mentir par humanité ». Il donne la raison pour laquelle la solution de Constant n’est pas satisfaisante sur le plan théorique: il est incohérent d’admettre un principe et de nier en même temps les propriétés objectives de ce qu’on appelle un principe. Un principe est par définition universel, il s’applique à tous en toutes circonstances. Un principe moral est une règle qui en toutes circonstances est une condition de possibilité de la communauté humaine, en tant que celle-ci est une communauté morale, une communauté unie par des lois que chacun s’oblige à respecter. Il n’y aurait par exemple pas de contrats possibles si l’on pouvait considérer qu’il est juste de ne pas respecter son engagement vis-à-vis des personnes que l’on juge indignes de respect.

Kant rappelle à Constant ce qu’est un principe moral, mais il n’apporte pas de solution au dilemme moral présenté par celui-ci. Si on refuse l’utilitarisme et qu’on admet la certitude objective des principes que sont les grandes lois morales universelles, telles que la loi selon laquelle « il ne faut pas tuer », ou celle selon laquelle « il ne faut pas mentir », il apparaît néanmoins concevable qu’il puisse exister des conflits de principes. Pour surmonter ces conflits, la réflexion morale doit les hiérarchiser. La seule manière de justifier le mensonge dans la circonstance évoquée par Constant, si on admet le principe selon lequel il faut toujours dire la vérité, consiste à considérer que l’impératif moral de sauver une vie humaine doit avoir la priorité sur l’interdit du mensonge. En pratique, la décision qui consiste à arbitrer entre des principes qui se contredisent est peut-être d’ailleurs plus simple que le calcul d’utilité qui consiste à réfléchir aux conséquences de l’action pour savoir ce qu’on doit faire. Car les conséquences de l’action sont le plus souvent incertaines, en raison des multiples facteurs qui interfèrent avec la volonté.

La politesse

Les règles de politesse sont des conventions sociales, c’est-à-dire des règles qui relèvent de l’habitude imposée par le conformisme social. A cet égard, elles peuvent apparaître dépourvues de sens et sans valeur morale. Il est même possible, au regard de l’impératif moral de véracité (de sincérité), de considérer la politesse comme une forme d’hypocrisie à laquelle on pourrait opposer l’exigence de la franchise. L’hypocrisie est en effet une forme atténuée du mensonge : on dissimule des pensées qui pourraient générer des conflits et on utilise des formules toutes faites qu’on ne pense pas vraiment.

Le dilemme moral se présente ainsi : d’un côté il ne faut pas mentir, chacun attend de l’autre la franchise dans la communication ; d’un autre côté, dire exclusivement ce qu’on pense et tout ce qu’on pense être vrai pourrait blesser l’amour-propre d’autrui, détruire le lien social ou le lien d’amitié. « Si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, écrit Blaise Pascal, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde« ; l’amitié elle-même exige davantage d’hypocrisie que de franchise.

Comment résoudre le dilemme ?

La philosophie utilitariste fournit la solution théorique la plus simple : nous devons évaluer dans chaque situation la valeur morale de notre action en obéissant à un seul et unique principe : choisir l’action la plus utile au plus grand bonheur du plus grand nombre. Ne pas mentir n’est pas un principe moral. Les règles de politesses, qu’on appelle aussi règles de civilité, sont utiles en ce qu’elles harmonisent les relations humaines pour le bien-être de tous. L’hypocrisie qu’elles impliquent est moralement validée par ses conséquences : elle est dans ce cas un bon moyen de contribuer au bonheur général.

Kant donne de la politesse une interprétation qui paraît conciliable avec l’impératif de véracité (l’exigence de toujours dire la vérité). Les règles et les formules de politesse sont connues de tous comme étant des règles et des formules nécessaires à la vie commune. Une formule de politesse n’est donc jamais prise au mot, comme s’il s’agissait de l’expression de la pensée. Chacun sait qu’il s’agit d’un rituel dont la fonction n’est pas de communiquer sa pensée et dont l’absence pourrait être interprétée comme un signe d’hostilité. Par conséquent, puisque la formule ne trompe personne, qu’elle se conçoit comme une règle de vie en société que chacun connaît, admet et utilise, il ne s’agit pas d’un mensonge.

Il existe un dilemme analogue relatif au Père Noël et à la question : est-il moral de faire croire à l’enfant à l’existence du Père noël ? Dans ce cas de figure, il y a mensonge, puisque les adultes trompent l’enfant en lui présentant délibérément comme vrai ce qu’ils savent être faux. L’utilitariste pourrait considérer que le mensonge, ni juste ni injuste en lui-même, est ici justifié par le bonheur de l’enfant qui ouvre ses cadeaux. L’argumentation fondée sur la reconnaissance du principe qui interdit de mentir en toutes circonstances est plus acrobatique : l’argument serait que le mythe du Père Noël s’apparente à une fiction. Une fiction n’est pas un mensonge parce qu’elle ne trompe personne, puisque chacun sait qu’il s’agit d’une fiction. Un récit qui ne correspond à aucune réalité n’est un mensonge que s’il est destiné à tromper celui qui croit en la vérité de l’histoire qu’on lui raconte. Au cinéma, on ne nous ment pas. Mais on ment à l’enfant auquel on parle du Père Noël, pourrait-on objecter. La subtilité et la force de l’argumentation qui entend concilier ici le droit de tromper et l’interdit de la tromperie consiste à affirmer que l’enfant, dans le moment même où il découvrira qu’il a été trompé, comprendra que le discours sur le Père Noël n’était pas un mensonge mais une fiction, un mythe que la société reconnaît comme tel et dont la fonction n’est pas de tromper mais d’enchanter le réel.

Morale et politique : le mensonge politique.

La maxime du machiavélisme politique est « la fin justifie les moyens ». Nicolas Machiavel est célèbre pour être l’auteur d’un petit traité de réalisme politique, Le Prince, dans lequel il formule des conseils pour le « prince », c’est-à-dire pour l’homme d’Etat. La conquête et l’exercice du pouvoir s’exercent par le recours à la force et à la ruse. Certes l’impératif d’efficacité commande au chef politique d’être juste pour faire accepter son pouvoir. En réalité, souligne Machiavel, le « Prince » (le chef d’État) a davantage intérêt à paraître juste qu’à être juste. Il donne notamment ce « conseil » au Prince : pour mater une révolte tout en préservant « l’image » du chef de l’État, il faut déléguer le pouvoir de conduire la répression à un homme que l’on fera ensuite exécuter en place publique, de manière à montrer que le Prince est juste et sait punir l’injustice faite au peuple. Dans cette perspective, le mensonge apparaît comme un bon moyen de dissimuler, en la niant, l’injustice commise, ou bien de « communiquer », comme on dit aujourd’hui, pour mettre en valeur de fausses bonnes actions. De ce jeu du pouvoir dont il dévoile les règles, Machiavel nous aide à ne pas être dupe. La méfiance à l’égard du pouvoir et de la politique est alimentée par le spectacle de l’injustice du pouvoir, et notamment par le recours à la tromperie, qui peut aller jusqu’au mensonge d’État, le mensonge organisé et assumé par tout un gouvernement ou toute une administration. Le mensonge d’État est notamment utilisé pour justifier des guerres offensives : ce qu’illustrent dans l’histoire récente, le mensonge sur les armes de destruction massive possédées par Saddam Hussein, qui a permis aux États-Unis de justifier la seconde Guerre du Golfe, ou encore le mensonge de Poutine justifiant l’invasion de l’Ukraine par la lutte contre le nazisme.

La réflexion sur la politique fait toutefois surgir un dilemme moral spécifique. D’un côté, si on admet que mentir est toujours mal et que le mensonge est un moyen de la politique, il semble impossible de concilier morale et politique : rien n’est pire que de mentir à tout un peuple, voire au monde entier, de sorte que si, comme le pense Machiavel, le mensonge est un instrument indispensable du pouvoir, il faudrait pour être juste s’abstenir de faire de la politique. D’un autre côté, on peut considérer qu’il est juste de faire de la politique : la communauté doit être gouverné et tout pouvoir est au service du Bien de la communauté dont il est le pouvoir. Bien entendu, les gouvernants ne sont pas désintéressés, mais la question n’est pas là : dans la durée, ils sont jugés par le peuple non sur leur moralité mais sur l’efficacité de leur action : ont-ils préservés la paix, la prospérité, la sécurité de l’État dont ils ont la charge ? Si donc, comme l’affirme Machiavel, l’efficacité politique exige de prendre des libertés avec la morale, commande le recours à la force et à la ruse, ne faut-il pas justifier l’immoralité du Prince au nom du principe de la prudence, le principe selon lequel « la fin justifie les moyens » ? Ne faut-il pas justifier, notamment, le recours au mensonge politique ?

Dans la politique française, le dernier « grand homme d’État » reconnu comme tel sans trop de contestations, est le général de Gaulle. Or de Gaulle a notamment marqué l’Histoire par deux fameux mensonges politiques qui peuvent être considérés comme de « bons mensonges ». Le premier prend la forme du récit. Un récit qui n’est pas une pure fiction raconte une histoire qui s’est réellement produite, de manière plus ou moins fidèle à la réalité des événements. Le rôle des journalistes et des historiens est de construire des récits historiques objectifs, même s’ils sont conduits ce faisant à déformer involontairement la réalité. Si la déformation des faits est volontaire, il est permis de parler de mensonge. En 1940, de Gaulle a choisi d’agir comme si la France n’avait pas perdu la guerre, décidant, alors qu’il ne représentait que lui-même et l’idée qu’il se faisait de la France, que l’armistice signée par le gouvernement français avec les Allemands n’avait aucune valeur. Après la guerre, de Gaulle imposera logiquement le récit selon lequel la France se situe dans le camp des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, un récit considéré comme un mythe par les historiens. Ce mythe a constitué pour de Gaulle un moyen d’action, dans l’organisation de la Résistance d’abord, dans le rétablissement de l’influence de la France ensuite.

Le mensonge du général de Gaulle le plus machiavélien et le plus significatif, s’agissant des rapports entre morale et politique, est son mensonge relatif à la Guerre d’Algérie. Le général de Gaulle est revenu au pouvoir en 1958, profitant de l’incapacité des gouvernements successifs à mettre un terme à la guerre en accordant à l’Algérie son indépendance. Le général de Gaulle a été porté au pouvoir par les partisans de l’Algérie française puis, une fois au pouvoir, il a organisé un referendum sur l’indépendance de l’Algérie, trahissant ainsi ses soutiens. Appliquant les conseils de Machiavel, de Gaulle a organisé le mensonge, encourageant ses partisans à laisser croire qu’il était favorable à l’Algérie française, sans toutefois rien promettre explicitement. L’art politique de mentir consiste à organiser le mensonge sans se compromettre, afin de conserver l’apparence de la vertu. On pouvait reprocher directement à de Gaulle un mensonge par omission (la dissimulation des intentions), non un pur mensonge clairement identifié. Rétrospectivement, ce mensonge politique organisé par le général de Gaulle, apparaît comme ayant constitué pour lui le moyen de conquérir le pouvoir, de donner une nouvelle constitution à la France et de reconnaître l’indépendance de l’Algérie pour mettre fin à la guerre. Le mensonge apparaît donc justifié par ses conséquences, l’œuvre politique accomplie, alors que la volonté de toujours dire la vérité sans dissimuler ses intentions l’aurait condamné à l’impuissance.

Comment interpréter le rapport entre morale et politique dans les situations de ce type, où il faut mentir pour être un politique efficace ?

Trois interprétations philosophiques entre morale et politique sont possibles, entre lesquelles il faut choisir.

Selon la première interprétation, il peut y avoir contradiction entre la morale et la politique, mais il ne peut pas y avoir de contradiction entre la morale et la bonne politique, car l’action politique n’est pas une exception : elle doit se conformer aux principes de la morale. La pensée morale, en religion comme en philosophie, consiste à exiger le respect inconditionnel des règles morales, les principes, qu’il faut appliquer en toutes circonstances. L’homme d’action peut certes être conduit à transgresser ces règles mais la transgression ne peut en aucun cas moralement justifiée. L’homme vraiment moral est celui qui applique l’adage « Fiat justiciae, pereat mundus » (« Que la justice soit, le monde devrait-il en périr »), ce qui signifie qu’il faut appliquer en toutes circonstances les principes de la morale sans se soucier des conséquences. Pour être vraiment moral ou juste dans l’action politique, il faut toujours suivre sa conscience, respecter les principes (il ne faut pas tuer, il ne faut pas mentir, etc.) sans se soucier des conséquences, pour soi ou pour la communauté. C’est par exemple l’argumentation qui justifie le pacifisme, le refus de prendre les armes quelle que soit la situation.

Selon la deuxième interprétation, il ne peut pas y avoir de contradiction entre morale et politique, dans mesure où la pensée morale authentique consiste prendre en considération les conséquences de l’action pour évaluer son caractère utile ou nuisible au bonheur du plus grand nombre. C’est le point de vue de l’utilitarisme, une philosophie morale pour laquelle tous les moyens peuvent être jugés moralement bons ou mauvais en fonction du résultat de l’action. Le propre de l’action politique étant de viser le bien-être de la communauté, la satisfaction des intérêts du peuple (une paix durable par exemple) suffit à justifier moralement le moyen utilisé (comme la guerre ou le mensonge politique), lequel devrait en revanche être considéré comme immoral s’il avait pour conséquence de nuire aux intérêts de la communauté.

Le sociologue allemand Max Weber a proposé une troisième interprétation, fondée sur la distinction entre « l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité ». L’idée, en partie inspirée par Machiavel, est qu’il existe une morale propre à la politique qu’il faut distinguer de la morale. Il existe une contradiction irréductible entre la morale, qui affirme des principes sans souci des conséquences, et la politique, qui exige du responsable en charge d’une communauté la réussite de son action, donc le souci des conséquences (« gouverner, c’est prévoir »). Tout responsable a un impératif de résultat (pas seulement le chef d’État du reste, c’est vrai aussi pour un chef d’entreprise, le dirigeant d’un parti politique, d’une association ou d’un syndicat, ou des parents dans la famille). L’éthique de la conviction correspond donc à la morale au sens strict, à la conviction morale qu’il faut agir en respectant certains principes en toutes circonstances sans se soucier des conséquences. L’éthique de la responsabilité correspond à l’exigence propre au responsable, qui doit tenir compte de la réalité d’une situation en vue d’être efficace. Cette exigence peut être dite « morale » dans la mesure où le résultat recherché est le bien de la communauté que le responsable dirige, et non seulement la réussite personnelle. Cette interprétation des rapports entre morale et politique n’annule pas la contradiction. Le responsable politique est soumis à une double exigence morale : celle des purs principes de la morale, laquelle commande d’être une bonne personne (droite et honnête), un Juste, et celle de la morale de la responsabilité, qui commande parfois, voire souvent, d’employer des moyens que la morale réprouve pour le bien de la communauté. L’homme d’action, estime Weber, doit arbitrer seul, en conscience, ces exigences contradictoires, sans pouvoir prendre appui sur une réponse toute faite que lui apporterait la religion ou de la philosophie, afin de décider jusqu’où il peut aller dans la transgression des règles morales pour le bien de la communauté.

Qu »est-ce que la science ?
La distinction entre croire et savoir

Les deux notions expriment notre rapport à la vérité. Croire et savoir, c’est tenir pour vrai, affirmer la vérité d’une proposition. C’est la preuve qui fait la différence entre croire et savoir : croire consiste à penser qu’une proposition est vraie sans pouvoir le prouver, savoir consiste à pouvoir prouver la valeur de vérité d’une proposition. « Savoir, c’est savoir qu’on sait » (Alain), alors que croire, c’est croire savoir sans savoir.

Les trois types de croyances : le préjugé, l’hypothèse et la foi.

Le préjugé est la croyance confondue avec le savoir (la croyance au sens le plus péjoratif, croire savoir sans savoir), qui se caractérise par la certitude, l’absence de doute (les préjugés sont des croyances dogmatiques, c’est-à-dire soustraites à l’esprit critique, au doute méthodique). Les préjugés ont pour cause la prévention ou la précipitation du jugement. Prévention du jugement : les préjugés sont des idées reçues, des idées admises sans examen en raison de l’influence exercée par une autorité sur notre esprit (influence de l’éducation, de la tradition, de l’opinion publique). Précipitation du jugement : le préjugé, sans être un préjugé au sens strict (sans être une idée reçue), est la croyance adoptée du simple fait qu’on a jugé trop vite, sans prendre le temps d’examiner la source et la preuve de la proposition à laquelle on donne son assentiment. Qu’il s’agisse d’idées reçues ou de jugements précipités, le remède contre les préjugés est le doute méthodique, la suspension du jugement, qui consiste à mettre en question la croyance pour examiner sa valeur de vérité, à renoncer à tenir pour vraie une proposition en l’absence de preuve.

L’hypothèse est la croyance dont on a conscience qu’elle n’est qu’une croyance et qui ne s’accompagne donc pas de certitude. C’est l’opinion incertaine et provisoire. L’hypothèse joue un rôle essentiel dans la démarche scientifique, dans la mesure où il est impossible de parvenir au savoir sans commencer par croire, c’est-à-dire par croire savoir sans savoir, tenir pour vrai sans pouvoir prouver. « Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue« , écrit le biologiste Claude Bernard. L’hypothèse est une croyance rationnelle, légitime au regard de l’esprit critique, mais qui demeure incertaine et provisoire pour l’esprit qui la pense. Elle se fonde sur la sagesse socratique, la conscience d’ignorance, le doute méthodique qui permet de distinguer croire et savoir, la certitude du préjugé et la certitude objective du savoir fondé sur la preuve.

La foi signifie la confiance. « Je crois en toi », signifie « j’ai foi en toi » ou « j’ai confiance en toi ». La foi consiste à admettre une vérité de confiance, sans examen rationnel ni recherche de la preuve. Avoir foi en la science, signifie faire confiance aux scientifiques en matière de production de la vérité. La notion a toutefois un usage plus spécifique : la foi signifie la croyance religieuse, une croyance qui se distingue par son objet, le divin, qui n’est pas un objet de science. On ne peut savoir si Dieu existe ou s’il n’existe pas, raison pour laquelle croire ou ne pas croire en Dieu est une question de foi, de confiance. La foi est une certitude sans preuve. La foi peut toutefois être distinguée du simple préjugé si, au lieu de croire savoir, le croyant croit en ayant conscience de la différence entre croire et savoir, en ayant conscience du fait que sa croyance est une croyance et non pas une connaissance. La foi qui se fonde sur la conscience de la différence entre croire et savoir se distingue de l’hypothèse, parce que la confiance s’accompagne d’un sentiment de certitude subjective alors que l’hypothèse s’accompagne d’un sentiment d’incertitude. Le « je crois » de l’hypothèse ou de l’opinion signifie « je ne sais pas mais je crois savoir, sans preuve, donc sans certitude » ; celui de la foi signifie « je ne sais pas mais j’ai confiance, ce qui me donne la certitude en dépit de l’absence de preuve ». La foi, comme l’hypothèse, peut être considérée comme une croyance rationnelle si, en dépit de l’absence de preuve, elle peut être justifiée par des raisons de croire.

Les types de savoir : l’érudition et l’expérience et la connaissance rationnelle.

La notion de savoir a un sens fort et un sens faible.

Au sens faible, Le savoir désigne l’ensemble des connaissances acquises par l’étude et par l’expérience. Le savoir que mesure un examen ou un concours est un savoir livresque, la mémorisation de ce qu’on peut connaître par les livres. Savoir, en ce sens, signifie érudition ou culture. Le juriste qui a mémorisé tous les textes de loi est un savant, c’est-à-dire un érudit. Le savoir du paysan traditionnel qui n’a jamais lu un livre ni étudié l’agronomie est fondée sur la longue habitude de la pratique de l’agriculture, la sienne et celle de ses ancêtres. Le savoir signifie, en ce sens, l’expérience, la connaissance accumulée au cours du temps, à travers la succession des expériences vécues, de l’épreuve des événements qui conduisent à conserver ou à rectifier les jugements de réalité et les pratiques. Ces usages de la notion de savoir sont corrects, mais ils ne correspondent pas à ce qu’on entend par « science ».

Au sens fort, privilégié par la philosophie, le savoir désigne la connaissance rationnelle, le sens spécifique de la notion de science. La connaissance rationnelle est la connaissance produite par la raison et validée par une preuve rationnelle. La connaissance acquise par l’étude des livres est une connaissance rationnelle si et seulement si elle peut être actuellement validée par une preuve que tout être rationnel pourrait penser, produire et reproduire par lui-même. Le savoir au sens de la connaissance rationnelle est donc indissociable de l’argumentation ou de la démonstration qui constitue la preuve de sa vérité. Pour toute connaissance rationnelle, « vérité » signifie en premier lieu « cohérence » de l’argumentation ou de la démonstration qui valide le savoir. En ce sens les mathématiques et la philosophie, voire la théologie en tant qu’elle est théologie rationnelle (le discours sur Dieu fondé sur la raison et non sur les « Écritures », les textes sacrés), sont des sciences, des connaissances rationnelles. Kant définit la philosophie, par exemple, comme étant « la science des fins dernières de la raison humaine« 

Qu’est-ce que la science ? Objet et enjeu de la question

Ce qu’on appelle « la science » aujourd’hui, désigne dans un sens plus restreint l’ensemble des connaissances scientifiques. La science est l’étude de la nature, la physique, qui constituait dans la philosophie antique une partie de la philosophie. La physique antique ne disposait cependant pas de la méthode expérimentale qui constitue depuis le 16e siècle la clef du progrès de la connaissance de la nature.

La logique de la division du travail et de la spécialisation qui accompagne le progrès de la connaissance conduit à la démultiplication des domaines de la science. Ce qu’on appelle « la science », ce sont donc « les sciences » qui étudient la nature, la science unifiée de la nature constituant un idéal sans doute inaccessible. Parmi les sciences, on distingue ordinairement les sciences de la nature (SVT, physique) et les sciences humaines (histoire, économie, sociologie, psychologie, etc.). Le projet d’une connaissance scientifique de l’homme est apparu au 19e siècle et consiste dans l’application aux réalités humaines de la méthode des sciences de la nature, selon la célèbre formule d’Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie : « Il faut considérer les faits sociaux comme des choses ». Cette transposition à l’homme de la méthode scientifique est une source de difficultés théoriques, puisqu’elle se fonde à la fois sur l’idée que la science de la nature ne suffit pas à rendre compte des réalités humaines et sur l’idée qu’il serait possible d’étudier l’homme comme n’importe quelle autre partie de la nature, selon les méthodes des sciences de la nature.

Au-delà de la simple définition nominale de la science, l’étude rationnelle de la nature, il faut, pour comprendre ce qu’est la science, caractériser celle-ci par l’ensemble des traits communs aux différentes disciplines scientifiques. L’objet de la philosophie des sciences (l’épistémologie) est de pouvoir dire en quoi une science est une science, préciser la nature de la différence entre science et non-science (ou pseudo-science), afin de justifier la prétention de la science à la vérité.

En pratique, bien entendu, la science n’a pas besoin d’être justifiée. De même que l’on prouve la marche en marchant, la preuve de la vérité de la connaissance scientifique est apportée par l’efficacité de la science, en tant qu’elle permet aux hommes de résoudre les problèmes qui se posent à eux et d’améliorer leur condition dans la nature. La science moderne de la nature s’accompagne d’une partie pratique, la science appliquée, la technique comme technoscience, dont la réalité est indiscutable. La connaissance des lois de nature rend possible leur exploitation par l’homme. Par la science, écrit Descartes, l’homme devient « comme maître et possesseur de la nature ». La vérité scientifique se prouve donc par ses effets pratiques. Elle est validée toutes les fois que nous utilisons un objet technique qui n’existerait pas sans la science.

En dépit de cette preuve pratique, la prétention de la science à la vérité peut faire l’objet de contestations. C’est ce qu’on appelle le négationnisme, la négation délibérée de la vérité scientifique. Comprendre la démarche scientifique permet de comprendre les fondements de la prétention de la science à la vérité. Dans sa démarche de compréhension de la démarche scientifique, la théorie de la connaissance peut cependant aussi rencontrer des arguments qui vont dans le sens du scepticisme, la doctrine selon laquelle il est impossible de sortir du doute du fait de l’impuissance de la raison à prouver la vérité, voire du relativisme, la doctrine selon laquelle tout se vaut car tout est affaire de perspective, doctrine selon laquelle tous les discours qui prétendent à la vérité sont également valables dans la mesure où ils dépendent d’une perspective (d’un point de vue) irréductible aux autres perspectives possibles.

La théorie de la connaissance, sur la base de la connaissance de la raison en général et du rationalisme scientifique en particulier, conduit donc à plusieurs partis pris philosophiques possibles : scepticisme, relativisme, rationalisme (justification de la prétention de la raison à la vérité) et positivisme (la doctrine selon laquelle il n’y a de vérités que scientifiques).

La science est une connaissance rationnelle et empirique

Le point de départ de toute réflexion sur la science est la distinction entre connaissance empirique et connaissance purement rationnelle. La science est la connaissance rationnelle qui a pour objet la réalité empirique. La science au sens strict fait partie de la connaissance rationnelle, de la science au sens large. Les mathématiques font partie de la science au sens large mais pas de la science au sens restreint. Les mathématiques représentent pour la science une connaissance purement rationnelle qui constituent un outil de la connaissance scientifique. La réalité empirique est la réalité dont on prend directement connaissance par l’intermédiaire des sens. C’est ce qu’on appelle « réalité », si on entend par là la réalité du monde extérieur dont nous percevons l’existence au moyen de nos cinq sens (Dieu, en ce sens, ne fait pas partie de la réalité).

Les notions « empirique » et « expérience » sont relatives à la notion d’expérience, laquelle, dans le contexte de la philosophie de la connaissance, désigne le rapport à la réalité par l’intermédiaire des sens. Il existe une ambiguïté de la notion d’expérience, puisque celle-ci peut aussi désigner l’expérience vécue et le savoir acquis par l’accumulation des expériences vécues. Ce n’est pas en ce sens là que la science est une connaissance empirique. La différence entre la connaissance de l’agronome qui n’a jamais cultivé la terre et celle du paysan traditionnel tient au fait que la connaissance du premier est scientifique, rationnelle, tandis que celle du second est purement empirique, fondée sur l’accumulation des expériences vécues. La connaissance scientifique est dite « empirique », à la différence des mathématiques ou de la théologie rationnelle, du fait qu’elle à pour objet la réalité empirique, la réalité que nous appréhendons d’abord et nécessairement par l’intermédiaire des sens.

La théorie de la connaissance distingue parmi les connaissances rationnelles, les connaissances a priori, les connaissances qui, comme les mathématiques, ne dépendent absolument pas des sens, et les connaissances a posteriori, les connaissances qui, bien qu’établies par la raison, dépendent des données fournies par les sens, c’est-à-dire principalement des données de l’observation. Les sciences ne peuvent se passer ni de la raison, qui construit les hypothèses et les théories, ni des sens, qui fournissent les données à partir desquelles ces hypothèses et ces théories sont construites. Dire que la science est une connaissance empirique signifie que toute connaissance scientifique commence nécessairement par l’expérience, c’est-à-dire par l’observation de la réalité du monde extérieur. La recherche scientifique, comme le soulignait Descartes, consiste à étudier non les livres, mais le grand livre de la nature.

La science se définit d’abord par son objet, la réalité empirique, la réalité du monde extérieur qu’on appelle « la nature ». Les différentes sciences empiriques sont baptisées en fonction de la partie ou de l’aspect de la réalité empirique qu’elles étudient, la science de la vie, la science de l’histoire, de la société, etc. La philosophie n’est pas une science, car sa démarche est celle de la réflexion, la connaissance de l’esprit par lui-même. La logique, par exemple, est une connaissance rationnelle rigoureuse mais qui n’a pas pour objet la réalité empirique. Objection possible : la psychologie, qui signifie littéralement l’étude de l’âme. Précisément, le problème épistémologique de la psychologie scientifique est de définir la méthode pour observer et expliquer scientifiquement ce qu’on ne peut observer directement, à savoir la dimension d’intériorité de la conscience. Cela pose plus généralement le problème des limites de la connaissance scientifique de l’homme. L’homme est certes une réalité empirique mais il est impossible de connaître l’homme sans comprendre le sens de ses actions, lequel dépend de la vie de l’esprit.

Connaissance empirique et vérités de fait

Lorsque l’objet de la connaissance est la réalité du monde extérieur, « vérité » signifie adéquation (de la proposition ou de la théorie) au réel, et non plus exclusivement cohérence de l’argumentation ou de la démonstration qui prouve la proposition ou la théorie. Dans les sciences comme dans le journalisme, l’objectivité consiste à présenter la réalité telle qu’elle est. On appelle vérités de fait ou vérités empiriques les vérités qui ne sont pas de pures connaissances rationnelles mais qui font connaître la réalité telle qu’elle est, ce qui arrive (ou de ce qui est arrivé) dans le monde. Une proposition est vraie si elle correspond à la réalité telle qu’elle est ; elle est fausse si elle ne correspond pas à la réalité.

Le postulat du déterminisme scientifique

La science ne peut pas être définie exclusivement par son objet. Elle se caractérise par une démarche, le caractère rationnel de l’étude du réel. La démarche scientifique consiste à décrire et à expliquer la réalité étudiée.

Décrire consiste à dire ce qu’on voit. L’enquête scientifique consiste d’abord à observer les « phénomènes » de la nature (les choses telles que nous les percevons spontanément, la réalité telle qu’elle se présente à nos sens). Cette partie description est essentielle. La science de la vie, par exemple, est dépendante de la diversité des formes de vie découvertes. L’accumulation des faits observés constitue la base de données à partir de laquelle l’esprit scientifique peut concevoir des hypothèses et des théories.

Néanmoins, comme l’écrit le mathématicien et physicien français Henri Poincaré, « une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. ». Décrire la réalité, établir les faits, est l’élément commun à l’enquête journalistique et à l’enquête scientifique. L’enquêteur témoigne pour nous d’une réalité que nous ne pouvons pas observer directement par nous-mêmes. Sur la base de ses observations, il construit le récit par lequel nous accédons à cette réalité. A la différence du journaliste cependant, le scientifique n’étudie pas la réalité pour la décrire mais pour l’expliquer. Il applique à la réalité observée le principe de raison, principe selon lequel « rien n’est sans raison ». Pourquoi les phénomènes se produisent-ils ? Pourquoi apparaissent-ils, se conservent-ils et disparaissent-ils ? La recherche scientifique est une recherche des causes qui expliquent ce que nous voyons. Plus exactement, la recherche scientifique telle que la conçoit la science moderne se fonde sur une théorie de la causalité qui n’est pas elle-même une connaissance scientifique mais qui est la condition qui rend possible la recherche et la connaissance scientifiques : ce qu’on appelle le postulat du déterminisme scientifique.

Un postulat est une proposition qu’il faut admettre sans pouvoir la démontrer. Le postulat du déterminisme scientifique consiste à admettre comme fondement de la recherche l’idée selon laquelle tout ce qui arrive dans la nature (les phénomènes ou faits observés) est déterminé (causé) par un mécanisme naturel (des causes à la fois naturelles et mécaniques). Ce postulat qui commande l’explication scientifique vise à exclure deux conceptions de la causalité et de l’explication qui sont le plus souvent associées : l’explication par des causes surnaturelles et l’explication par des finales. Pour le dire autrement, la recherche scientifique exige l’interdiction de l’explication des phénomènes par le surnaturel et par le finalisme, explication qui, à la lumière du postulat du déterminisme scientifique, apparaît comme une explication irrationnelle, une explication qui relève de ce qu’on appelle « la superstition ». L’archétype de l’explication irrationnelle est la croyance aux miracles : croire en la possibilité du miracle consiste à postuler qu’un phénomène (une guérison par exemple) puisse avoir une cause surnaturelle, en l’occurrence l’intervention providentielle de la volonté de Dieu dans la nature. La science n’exclut pas la foi, mais elle exclut par principe qu’un événement du monde puisse s’expliquer par une cause qui ne fasse pas elle-même partie de la nature. Le scientifique peut dire qu’une guérison demeure inexpliquée, non qu’elle est inexplicable. En tant que scientifique, il lui faut penser qu’il n’y a pas de guérison miraculeuse mais seulement des guérisons naturelles que la science n’est pas encore en mesure d’expliquer.  

La science repose donc sur une croyance rationnelle, sur l’idée indémontrable que tout ce qui dans la nature n’est pas encore expliqué est explicable par les lois de la nature (des lois causales naturelles que la science a pour fonction de découvrir).

Point essentiel : le postulat du déterminisme scientifique exclut a priori ce qu’on appelle le finalisme, l’explication des phénomènes par les causes finales. Le finalisme a notamment été caractérisé et critiqué au nom du déterminisme scientifique par Spinoza.

La question « Pourquoi les phénomènes naturels se produisent-ils ? » signifie en réalité pour le scientifique : « Comment (par quels mécanismes) les phénomènes naturels se produisent-ils ? » Il existe en effet deux types d’explications, l’explication par les causes finales et l’explication par les causes mécaniques. L’explication qui nous est la plus familière est l’explication par les causes finales, parce qu’elle correspond à l’explication que nous donnons de nos propres actions et de celles des autres hommes. Poser la question « Pourquoi ? » à propos d’une conduite humaine, consiste à se demander : « Quelle est la finalité de cette action ? Quelle est la fin (le but) poursuivie ? » Expliquer une action par la finalité revient à en indiquer le sens. Expliquer, en ce sens, c’est comprendre, ou interpréter, le sens de ce qui arrive. Une telle explication n’a cependant rien de scientifique. Elle met en œuvre le principe de raison (« rien n’est sans raison ») mais non pas le postulat du déterminisme scientifique. Postuler le déterminisme scientifique signifie interpréter la question « Pourquoi ? » comme l’équivalent de la question « Comment ? » : « Quel mécanisme (quelle cause mécanique) a produit ce qui arrive ? » Cela induit une explication qui commande de faire abstraction de la finalité. Expliquer, chercher le mécanisme naturel qui est la cause de ce qui arrive, ce n’est pas la même opération intellectuelle que comprendre, chercher le sens, la finalité de ce qui arrive.

Pour produire l’explication d’un phénomène, il faut éliminer l’explication par la finalité, une explication qui n’explique rien. La question « Pourquoi le tremblement de terre s’est-il produit ? » ne doit pas être interprétée comme signifiant : « Quel est le sens du tremblement de terre ? » Elle signifie : « Quel est le mécanisme invisible qui a provoqué le tremblement de terre ? »

On appelle « finalisme » la démarche qui consiste à expliquer les phénomènes naturels par la finalité, comme si leur existence était le produit d’un projet, d’une fin conçue par une intelligence et réalisée par une volonté. L’esprit humain incline au finalisme pour la raison qu’a précisément identifiée Spinoza : « Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin ».  Le finalisme est associé à l’explication par le surnaturel. Les phénomènes naturels ont un sens s’ils sont l’œuvre d’esprits invisibles agissant dans la nature. Concevoir Dieu comme le Créateur de la nature peut conduire à expliquer tout ce qui arrive dans la nature comme l’œuvre de la Volonté de Dieu, lequel réalise ainsi son projet pour le monde (la Providence, le plan de Dieu). Cela conduit à interpréter les événements comme des signes au lieu d’en chercher les causes. Spinoza fait apparaître le finalisme, la conception selon laquelle les événements du monde ont un sens, comme une démarche irrationnelle de l’esprit humain dont celui-ci doit se défaire pour adopter l’esprit scientifique, seul à même de produire une connaissance authentique, la connaissance rationnelle des mécanismes naturels qui expliquent les faits observés.

Le problème de la connaissance

La démarche scientifique a été présentée par Einstein sous la forme d’une métaphore. Le scientifique cherchant les lois causales des phénomènes est comme un homme placé devant une montre dont le boitier est fermé et dont il faudrait connaître le mécanisme caché (à l’intérieur du boitier) à partir de l’observation directe et immédiate du mouvement des aiguilles de la montre sur le cadran. Le mécanisme de la montre illustre les lois de la nature invisibles que le scientifique doit dévoiler (par exemple le mécanisme de la tectonique des plaques qui est la cause du tremblement de terre), le mouvement visible des aiguilles sur le cadran illustre les phénomènes que l’on peut décrire, les données de l’observation. La description est nécessaire mais non suffisante : la finalité de la démarche scientifique est l’explication des phénomènes par les lois de la nature. La description ne fournit pas l’explication. Il faut ajouter aux données de l’observation l’imagination scientifique, l’activité de l’esprit qui conçoit les hypothèses et les théories permettant d’expliquer ce qu’on observe. Le problème de la connaissance tient au fait que le mécanisme dont on fait la théorie n’est pas lui-même une donnée de l’observation. Comment prouver la vérité d’une théorie du mécanisme caché ? Comment prouver que la théorie de la réalité produite par l’esprit du scientifique à partir des données de l’observation correspond à la réalité telle qu’elle est ?

La méthode scientifique : la critique du vérificationnisme

La science peut se définir par sa méthode, la méthode qui administre la preuve de la vérité d’une hypothèse ou d’une théorie scientifique. Seule une théorie de la méthode, ou théorie de la preuve, permet de distinguer ce qui est de la science de ce qui n’en est pas, une théorie scientifique d’une théorie non scientifique ou pseudo-scientifique. Pour comprendre la science et la valeur de la science, pour comprendre pourquoi une vérité scientifique doit être considérée comme telle, il faut comprendre la méthode scientifique. Cette méthode est la méthode expérimentale.

L’épistémologue Karl Popper a proposé une théorie de la méthode scientifique fondée notamment sur l’observation de la pratique scientifique du physicien Albert Einstein. La thèse de Popper, en apparence paradoxale, est que la méthode scientifique ne prouve pas la vérité mais l’erreur. La méthode expérimentale est la méthode qui utilise l’observation comme preuve de l’erreur. Les expressions « vérification par l’expérience », « hypothèse ou théorie vérifiée par l’expérience », pourtant usuelles chez les scientifiques, sont à la fois inexactes et trompeuses.

Popper critique ce qu’il appelle le « vérificationnisme », la théorie spontanée de la méthode selon laquelle l’observation servirait à prouver la vérité d’une idée. Cette théorie spontanée de la connaissance est la racine de ce qu’on appelle aujourd’hui « le biais de confirmation », source de l’enracinement de nos préjugés. Le biais de confirmation est une sorte de filtre ou de lunette déformante de la pensée qui nous conduit à chercher dans la réalité les faits qui viennent « vérifier » ou « confirmer » ce qu’on pense déjà.

Cette théorie fausse de la méthode trouve une formulation philosophique dans ce qu’on appelle l’empirisme, la théorie de la connaissance selon laquelle toutes nos idées viennent des sens, toute la connaissance découle de l’observation. Selon l’empirisme, l’observation, fondement de la démarche scientifique, génère par « induction » la théorie : ce qui signifie que la théorie, générale par définition, est produite par généralisation sur la base des observations particulières. Une fois la théorie obtenue, toute nouvelle observation qui confirme la théorie peut être considérée comme une « preuve » de sa vérité. Pour montrer la fausseté de cette théorie de la connaissance (l’induction n’est pas un bon raisonnement et la confirmation par l’expérience n’est pas une preuve de vérité), Popper prend l’exemple simple de la proposition « Tous les cygnes sont blancs ». Cette proposition générale (« Tous les… ») semble obtenue par généralisation des observations particulières (la plupart des cygnes sont blancs), et toute nouvelle observation d’un cygne blanc pourrait être considérée comme une nouvelle preuve de vérité. Or cette proposition est fausse : il existe des cygnes noirs. L’observation d’un seul cygne noir prouve avec certitude l’erreur de la proposition « Tous les cygnes sont blanc », tandis que l’accumulation des observations de cygnes blancs ne peut absolument pas prouver la vérité de cette proposition. D’où l’affirmation de Popper : « Les théories ne sont jamais vérifiables empiriquement » (c’est-à-dire par le recours à l’observation).

La démarche scientifique ne consiste pas à accumuler les faits pour en tirer des généralités selon la méthode de l’induction. Elle prend certes comme point de départ les données de l’observation. Mais l’esprit scientifique ne généralise pas, il crée. On parle de « l’imagination scientifique » pour désigner la créativité d’un esprit qui conçoit des hypothèses ou des théories auxquelles nul n’avait pensé avant lui. La théorie est une « vue de l’esprit » non le résultat mécanique et contraint d’une opération de généralisation à partir de l’accumulation des faits.

La méthode expérimentale, l’expérimentation, est la méthode qui permet de tester la valeur de vérité de cette vue de l’esprit que constitue l’idée qui a germé dans l’esprit du scientifique. Tester une théorie signifie l’exposer à la contradiction par l’expérience : cela consiste à chercher non pas l’observation qui vérifie mais celle qui contredit (qui réfute, qui falsifie, c’est-à-dire qui prouve la fausseté.) D’où l’idée selon laquelle une théorie est scientifique si et seulement si elle est falsifiable par l’expérience. Une théorie est scientifique si n’importe quel scientifique peut la tester au moyen de la méthode expérimentale, méthode qui soumet la théorie à la recherche systématique de l’observation qui la réfute.

Cette théorie de la science, qui fait du caractère falsifiable d’une théorie le critère de démarcation entre science et non science, Popper la nomme « faillibilisme ». Elle implique en effet qu’une théorie scientifique ne peut jamais prétendre avec certitude à la vérité, puisqu’elle reste constamment exposée à la réfutation par une nouvelle observation qui viendrait la réfuter. Cette idée, toutes nos connaissances sont faillibles, semble proche du scepticisme. La thèse de l’asymétrie entre l’erreur et la vérité interdit cependant d’être sceptique : la preuve de l’erreur est certaine, de sorte que si on ne peut prouver avec certitude qu’une théorie est vraie, on peut prouver avec certitude qu’elle est fausse. Quand on affirme qu’une théorie scientifique est une vérité, on veut dire en réalité qu’elle est la seule théorie qui possède une valeur de vérité, dans la mesure où il est prouvé que les théories concurrentes sont fausses. Ce qui signifie qu’elle est la théorie qui présente l’image la plus exacte (que l’esprit scientifique puisse concevoir) du « mécanisme caché » qui explique les phénomènes que nous observons.

Qu’est-ce que la méthode expérimentale ?

Pour bien comprendre cette théorie selon laquelle tester la valeur de vérité d’une hypothèse ou d’une théorie consiste à chercher à prouver qu’elle est fausse, il faut décrire la nature de la méthode expérimentale. Le biologiste Claude Bernard en a fourni une description, relative bien entendu à sa propre pratique scientifique. Il faut distinguer, précise-t-il, trois étapes dans la méthode expérimentale. La première étape est celle de l’observation. Elle est bien entendu indispensable, mais l’accumulation des données de l’observation ne fournit en elle-même ni théorie explicative, ni a fortiori la preuve d’une théorie quelle qu’elle soit. La deuxième étape est celle de la conception de l’hypothèse par le scientifique. Le scientifique dispose alors d’une idée d’explication mais il n’a aucune garantie qu’il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit. Le doute méthodique impose la conception d’un test, le test expérimental. La troisième étape est donc celle de l’expérimentation, qui est recherche méthodique d’une observation qui falsifie l’hypothèse. L’expérimentation est construite à partir de la théorie et l’observation recherchée s’en déduit : c’est ce qu’on appelle la méthode hypothético-déductive, qui consiste à déduire une observation possible d’une hypothèse théorique.

Pour le dire simplement, la déduction d’une observation possible de la théorie correspond à ce qu’on appelle « prévision scientifique ». La prévision scientifique consiste à anticiper un événement futur non par « divination » ou « voyance », comme dans la prédiction ou dans la prophétie, mais sur la base de la connaissance théorique d’une loi causale : l’identification d’un mécanisme par la théorie (l’hypothèse explicative) permet de déduire un effet attendu de ce mécanisme susceptible d’être observé. Lorsqu’une prévision scientifique ne se réalise pas, l’observation de l’absence de l’effet attendu par la théorie prouve avec certitude que celle-ci est au moins partiellement erronée. C’est ce mode d’administration de la preuve qu’utilise la méthode expérimentale. Concevoir un test consiste à anticiper un effet attendu par la théorie et observable au moyen d’une expérience. L’observation de la réalisation de l’effet attendu (la prévision confirmée) ne prouve pas avec certitude la vérité de la théorie, mais l’observation d’un fait non conforme à l’effet attendu prouve avec certitude que la théorie (la loi causale identifiée par le scientifique) est fausse.

Un exemple. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865)

Claude Bernard relate les tests expérimentaux qui l’ont mis sur la voie de l’une des ses découverte, la fonction glycogénique du foie (l’une des fonctions du foie est de libérer du glucose dans l’organisme de sorte que nous avons constamment du sucre dans notre sang). Étudiant la nutrition et la transformation des aliments à partir de la digestion, il a d’abord focalisé son attention sur le sucre. Il est parti de l’hypothèse selon laquelle la présence du sucre dans le sang devait avoir pour origine le sucre ingéré avant la nutrition. Il présente son hypothèse comme une « idée préconçue » Le doute méthodique exige de la tester expérimentalement. L’expérience consiste à donner à un chien une soupe au lait sucré. « L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée », écrit Claude Bernard. L’hypothèse expérimentale est que le sucre ingéré est la cause de la présence du sucre dans le sang, de sorte que l’expérimentation a le sens d’une prévision. La prévision déduite de l’idée préconçue est que le sucre devrait être retrouvé dans le sang après digestion.

L’effet attendu est observé, de sorte que l’hypothèse paraît vérifiée par l’expérience. Claude Bernard écrit : « Il était tout naturel et, comme on dit, logique, de penser que ce sucre trouvé dans les veines sus-hépatiques était celui que j’avais donné à l’animal dans sa soupe ». Et pourtant, il prend la décision de douter de cette confirmation qui le conforte dans son hypothèse. Il ne tient pas la vérification expérimentale comme une preuve de la vérité de son idée. Il conçoit alors une « expérience comparative » : il prend un autre chien auquel il donne de la nourriture non sucrée afin d’en examiner le sang après digestion. D’après son idée du mécanisme naturel à l’œuvre, l’effet attendu est cette fois l’absence de sucre dans le sang. Mais le résultat observé n’est pas conforme à cette prévision : « mon étonnement fut grand quand je constatai que ce sang contenait également du sucre chez l’animal qui n’en avait pas mangé ». Ce nouveau fait observé, qui dément la prévision déduite de l’hypothèse initiale est considéré par Claude Bernard comme une preuve définitive de son erreur. La confirmation par l’expérience n’était pas une preuve, la réfutation par l’expérience en est une. La conséquence est l’abandon de l’hypothèse : « j’abandonnai toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre pour suivre ce fait nouveau et inattendu. »

Méthode scientifique et esprit critique

Cet exemple illustre la théorie de Karl Popper, selon laquelle le scientifique cherche à travers l’expérimentation à exposer sa croyance (son hypothèse, son « idée préconçue ») à la contradiction par l’expérience. La méthode expérimentale fait de l’esprit critique le moteur du progrès de la connaissance scientifique. « je suis convaincu qu’en physiologie il faut toujours douter, écrit Claude Bernard, même dans les cas où le doute semble le moins permis ». Le scientifique illustre ainsi le propos du philosophe Alain : « Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. » Le bon scientifique estime Claude Bernard doit douter non seulement pour bien penser, mais aussi pour bien observer : « Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. »

L’expérimentation consiste pour le chercheur à contester ses propres idées : elle est l’expression du doute méthodique. S’il ne fait pas lui-même ce travail critique, ses collègues et concurrents s’en chargeront, construisant les tests expérimentaux destinés à réfuter ses idées. La réfutation expérimentale des hypothèses et des théories constitue ainsi le moteur de la science, qui progresse, affirme Popper, par essais et erreurs. La preuve de l’erreur étant certaine et définitive, les théories fausses sont abandonnées, permettant à la recherche de se réorienter, d’essayer de nouvelles théories. En l’absence de possibilité de recourir à la méthode expérimentale, en revanche, les erreurs de jugement ne peuvent être dévoilées, de sorte qu’il n’y a pas de progrès possible dans la connaissance. L’esprit humain peut alors suivre sa pente naturelle, qui n’est pas la pratique de l’esprit critique mais le vérificationnisme.

Qu’est-ce que la vérité scientifique ?

S’il n’y a dans les sciences de preuve que de l’erreur, et non de la vérité, faut-il encore parler de « vérité scientifique » ? Ce qui fait la valeur de la science, c’est la découverte des lois causales ou mécanismes qui permettent d’expliquer la réalité telle qu’elle nous apparaît. Les théories valent pour la richesse de l’information qu’elles donnent sur le monde. Plus une théorie est explicative, plus elle est prédictive (apte à fournir des prévisions), et plus elle est falsifiable, c’est-à-dire exposée à la contradiction par l’expérience. Ce n’est pas la certitude définitive de la vérité qui fait la valeur scientifique d’une théorie. Une théorie dont on peut tirer des prévisions a cependant une plus grande valeur de vérité, elle est davantage en adéquation avec la réalité telle qu’elle est, qu’une théorie qui ne permet pas de faire des prévisions précises, ce qui veut dire qu’elle n’a pas de prise sur la réalité. Le concept privilégié par la science est celui d’exactitude. La théorie considérée comme vraie est celle qui fournit l’image la plus exacte de la réalité telle qu’elle est (qu’on ne pourra jamais connaître). A mesure qu’elle élimine ses erreurs grâce à la méthode expérimentale, la science construit une image toujours plus exacte de la réalité. Mais la vérité définitive, l’adéquation parfaite de la théorie avec la réalité telle qu’elle est, demeure un idéal à jamais inaccessible. Du point de vue de la science, c’est moins la certitude de la vérité qui importe que la perspective du progrès de la connaissance.

« Toutes nos connaissances sont conjecturales«  (hypothétiques), affirme Popper. Ce qui signifie qu’elles sont incertaines et provisoires. Il est paradoxal d’affirmer que la vérité puisse être incertaine et provisoire. N’est-ce pas donner raison au scepticisme, pour lequel il n’y a pas de vérités mais des croyances plus ou moins vraisemblables et toujours douteuses ? N’est-ce pas donner raison au relativisme, à l’idée selon laquelle il est impossible de trancher, en l’absence de certitude, entre le discours de la science et le discours qui conteste la science ? La science ne reconnaît-elle pas elle-même le caractère provisoire de ses théories ?

La réponse à ces objections contre la science réside dans la juste compréhension du rôle de la méthode expérimentale. Elle prouve l’erreur avec certitude. La certitude négative à laquelle parvient la science permet de faire le ménage dans la pensée en balayant définitivement les croyances fausses. La vérité est approximative et provisoire mais l’erreur est certaine et définitive, de sorte que l’histoire des sciences revêt l’aspect d’un cimetière de théories définitivement mortes. On ne reviendra jamais à la physique d’Aristote, qui pensait que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers, ni à la conception de l’âge de la Terre estimée d’après la Bible à 6000 ans. A cet égard le doute n’est pas permis, ce qui réfute le scepticisme et le relativisme.

Bac blanc TG

Pour les sujets 2 et 3, il faut revoir le cours sur la vérité et les textes vus. Ci-dessous le cours sur la science.

Qu »est-ce que la science ?
La distinction entre croire et savoir

Les deux notions expriment notre rapport à la vérité. Croire et savoir, c’est tenir pour vrai, affirmer la vérité d’une proposition. C’est la preuve qui fait la différence entre croire et savoir : croire consiste à penser qu’une proposition est vraie sans pouvoir le prouver, savoir consiste à pouvoir prouver la valeur de vérité d’une proposition. « Savoir, c’est savoir qu’on sait » (Alain), alors que croire, c’est croire savoir sans savoir.

Les trois types de croyances : le préjugé, l’hypothèse et la foi.

Le préjugé est la croyance confondue avec le savoir (la croyance au sens le plus péjoratif, croire savoir sans savoir), qui se caractérise par la certitude, l’absence de doute (les préjugés sont des croyances dogmatiques, c’est-à-dire soustraites à l’esprit critique, au doute méthodique). Les préjugés ont pour cause la prévention ou la précipitation du jugement. Prévention du jugement : les préjugés sont des idées reçues, des idées admises sans examen en raison de l’influence exercée par une autorité sur notre esprit (influence de l’éducation, de la tradition, de l’opinion publique). Précipitation du jugement : le préjugé, sans être un préjugé au sens strict (sans être une idée reçue), est la croyance adoptée du simple fait qu’on a jugé trop vite, sans prendre le temps d’examiner la source et la preuve de la proposition à laquelle on donne son assentiment. Qu’il s’agisse d’idées reçues ou de jugements précipités, le remède contre les préjugés est le doute méthodique, la suspension du jugement, qui consiste à mettre en question la croyance pour examiner sa valeur de vérité, à renoncer à tenir pour vraie une proposition en l’absence de preuve.

L’hypothèse est la croyance dont on a conscience qu’elle n’est qu’une croyance et qui ne s’accompagne donc pas de certitude. C’est l’opinion incertaine et provisoire. L’hypothèse joue un rôle essentiel dans la démarche scientifique, dans la mesure où il est impossible de parvenir au savoir sans commencer par croire, c’est-à-dire par croire savoir sans savoir, tenir pour vrai sans pouvoir prouver. « Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue« , écrit le biologiste Claude Bernard. L’hypothèse est une croyance rationnelle, légitime au regard de l’esprit critique, mais qui demeure incertaine et provisoire pour l’esprit qui la pense. Elle se fonde sur la sagesse socratique, la conscience d’ignorance, le doute méthodique qui permet de distinguer croire et savoir, la certitude du préjugé et la certitude objective du savoir fondé sur la preuve.

La foi signifie la confiance. « Je crois en toi », signifie « j’ai foi en toi » ou « j’ai confiance en toi ». La foi consiste à admettre une vérité de confiance, sans examen rationnel ni recherche de la preuve. Avoir foi en la science, signifie faire confiance aux scientifiques en matière de production de la vérité. La notion a toutefois un usage plus spécifique : la foi signifie la croyance religieuse, une croyance qui se distingue par son objet, le divin, qui n’est pas un objet de science. On ne peut savoir si Dieu existe ou s’il n’existe pas, raison pour laquelle croire ou ne pas croire en Dieu est une question de foi, de confiance. La foi est une certitude sans preuve. La foi peut toutefois être distinguée du simple préjugé si, au lieu de croire savoir, le croyant croit en ayant conscience de la différence entre croire et savoir, en ayant conscience du fait que sa croyance est une croyance et non pas une connaissance. La foi qui se fonde sur la conscience de la différence entre croire et savoir se distingue de l’hypothèse, parce que la confiance s’accompagne d’un sentiment de certitude subjective alors que l’hypothèse s’accompagne d’un sentiment d’incertitude. Le « je crois » de l’hypothèse ou de l’opinion signifie « je ne sais pas mais je crois savoir, sans preuve, donc sans certitude » ; celui de la foi signifie « je ne sais pas mais j’ai confiance, ce qui me donne la certitude en dépit de l’absence de preuve ». La foi, comme l’hypothèse, peut être considérée comme une croyance rationnelle si, en dépit de l’absence de preuve, elle peut être justifiée par des raisons de croire.

Les types de savoir : l’érudition et l’expérience et la connaissance rationnelle.

La notion de savoir a un sens fort et un sens faible.

Au sens faible, Le savoir désigne l’ensemble des connaissances acquises par l’étude et par l’expérience. Le savoir que mesure un examen ou un concours est un savoir livresque, la mémorisation de ce qu’on peut connaître par les livres. Savoir, en ce sens, signifie érudition ou culture. Le juriste qui a mémorisé tous les textes de loi est un savant, c’est-à-dire un érudit. Le savoir du paysan traditionnel qui n’a jamais lu un livre ni étudié l’agronomie est fondée sur la longue habitude de la pratique de l’agriculture, la sienne et celle de ses ancêtres. Le savoir signifie, en ce sens, l’expérience, la connaissance accumulée au cours du temps, à travers la succession des expériences vécues, de l’épreuve des événements qui conduisent à conserver ou à rectifier les jugements de réalité et les pratiques. Ces usages de la notion de savoir sont corrects, mais ils ne correspondent pas à ce qu’on entend par « science ».

Au sens fort, privilégié par la philosophie, le savoir désigne la connaissance rationnelle, le sens spécifique de la notion de science. La connaissance rationnelle est la connaissance produite par la raison et validée par une preuve rationnelle. La connaissance acquise par l’étude des livres est une connaissance rationnelle si et seulement si elle peut être actuellement validée par une preuve que tout être rationnel pourrait penser, produire et reproduire par lui-même. Le savoir au sens de la connaissance rationnelle est donc indissociable de l’argumentation ou de la démonstration qui constitue la preuve de sa vérité. Pour toute connaissance rationnelle, « vérité » signifie en premier lieu « cohérence » de l’argumentation ou de la démonstration qui valide le savoir. En ce sens les mathématiques et la philosophie, voire la théologie en tant qu’elle est théologie rationnelle (le discours sur Dieu fondé sur la raison et non sur les « Écritures », les textes sacrés), sont des sciences, des connaissances rationnelles. Kant définit la philosophie, par exemple, comme étant « la science des fins dernières de la raison humaine« 

Qu’est-ce que la science ? Objet et enjeu de la question

Ce qu’on appelle « la science » aujourd’hui, désigne dans un sens plus restreint l’ensemble des connaissances scientifiques. La science est l’étude de la nature, la physique, qui constituait dans la philosophie antique une partie de la philosophie. La physique antique ne disposait cependant pas de la méthode expérimentale qui constitue depuis le 16e siècle la clef du progrès de la connaissance de la nature.

La logique de la division du travail et de la spécialisation qui accompagne le progrès de la connaissance conduit à la démultiplication des domaines de la science. Ce qu’on appelle « la science », ce sont donc « les sciences » qui étudient la nature, la science unifiée de la nature constituant un idéal sans doute inaccessible. Parmi les sciences, on distingue ordinairement les sciences de la nature (SVT, physique) et les sciences humaines (histoire, économie, sociologie, psychologie, etc.). Le projet d’une connaissance scientifique de l’homme est apparu au 19e siècle et consiste dans l’application aux réalités humaines de la méthode des sciences de la nature, selon la célèbre formule d’Émile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie : « Il faut considérer les faits sociaux comme des choses ». Cette transposition à l’homme de la méthode scientifique est une source de difficultés théoriques, puisqu’elle se fonde à la fois sur l’idée que la science de la nature ne suffit pas à rendre compte des réalités humaines et sur l’idée qu’il serait possible d’étudier l’homme comme n’importe quelle autre partie de la nature, selon les méthodes des sciences de la nature.

Au-delà de la simple définition nominale de la science, l’étude rationnelle de la nature, il faut, pour comprendre ce qu’est la science, caractériser celle-ci par l’ensemble des traits communs aux différentes disciplines scientifiques. L’objet de la philosophie des sciences (l’épistémologie) est de pouvoir dire en quoi une science est une science, préciser la nature de la différence entre science et non-science (ou pseudo-science), afin de justifier la prétention de la science à la vérité.

En pratique, bien entendu, la science n’a pas besoin d’être justifiée. De même que l’on prouve la marche en marchant, la preuve de la vérité de la connaissance scientifique est apportée par l’efficacité de la science, en tant qu’elle permet aux hommes de résoudre les problèmes qui se posent à eux et d’améliorer leur condition dans la nature. La science moderne de la nature s’accompagne d’une partie pratique, la science appliquée, la technique comme technoscience, dont la réalité est indiscutable. La connaissance des lois de nature rend possible leur exploitation par l’homme. Par la science, écrit Descartes, l’homme devient « comme maître et possesseur de la nature ». La vérité scientifique se prouve donc par ses effets pratiques. Elle est validée toutes les fois que nous utilisons un objet technique qui n’existerait pas sans la science.

En dépit de cette preuve pratique, la prétention de la science à la vérité peut faire l’objet de contestations. C’est ce qu’on appelle le négationnisme, la négation délibérée de la vérité scientifique. Comprendre la démarche scientifique permet de comprendre les fondements de la prétention de la science à la vérité. Dans sa démarche de compréhension de la démarche scientifique, la théorie de la connaissance peut cependant aussi rencontrer des arguments qui vont dans le sens du scepticisme, la doctrine selon laquelle il est impossible de sortir du doute du fait de l’impuissance de la raison à prouver la vérité, voire du relativisme, la doctrine selon laquelle tout se vaut car tout est affaire de perspective, doctrine selon laquelle tous les discours qui prétendent à la vérité sont également valables dans la mesure où ils dépendent d’une perspective (d’un point de vue) irréductible aux autres perspectives possibles.

La théorie de la connaissance, sur la base de la connaissance de la raison en général et du rationalisme scientifique en particulier, conduit donc à plusieurs partis pris philosophiques possibles : scepticisme, relativisme, rationalisme (justification de la prétention de la raison à la vérité) et positivisme (la doctrine selon laquelle il n’y a de vérités que scientifiques).

La science est une connaissance rationnelle et empirique

Le point de départ de toute réflexion sur la science est la distinction entre connaissance empirique et connaissance purement rationnelle. La science est la connaissance rationnelle qui a pour objet la réalité empirique. La science au sens strict fait partie de la connaissance rationnelle, de la science au sens large. Les mathématiques font partie de la science au sens large mais pas de la science au sens restreint. Les mathématiques représentent pour la science une connaissance purement rationnelle qui constituent un outil de la connaissance scientifique. La réalité empirique est la réalité dont on prend directement connaissance par l’intermédiaire des sens. C’est ce qu’on appelle « réalité », si on entend par là la réalité du monde extérieur dont nous percevons l’existence au moyen de nos cinq sens (Dieu, en ce sens, ne fait pas partie de la réalité).

Les notions « empirique » et « expérience » sont relatives à la notion d’expérience, laquelle, dans le contexte de la philosophie de la connaissance, désigne le rapport à la réalité par l’intermédiaire des sens. Il existe une ambiguïté de la notion d’expérience, puisque celle-ci peut aussi désigner l’expérience vécue et le savoir acquis par l’accumulation des expériences vécues. Ce n’est pas en ce sens là que la science est une connaissance empirique. La différence entre la connaissance de l’agronome qui n’a jamais cultivé la terre et celle du paysan traditionnel tient au fait que la connaissance du premier est scientifique, rationnelle, tandis que celle du second est purement empirique, fondée sur l’accumulation des expériences vécues. La connaissance scientifique est dite « empirique », à la différence des mathématiques ou de la théologie rationnelle, du fait qu’elle à pour objet la réalité empirique, la réalité que nous appréhendons d’abord et nécessairement par l’intermédiaire des sens.

La théorie de la connaissance distingue parmi les connaissances rationnelles, les connaissances a priori, les connaissances qui, comme les mathématiques, ne dépendent absolument pas des sens, et les connaissances a posteriori, les connaissances qui, bien qu’établies par la raison, dépendent des données fournies par les sens, c’est-à-dire principalement des données de l’observation. Les sciences ne peuvent se passer ni de la raison, qui construit les hypothèses et les théories, ni des sens, qui fournissent les données à partir desquelles ces hypothèses et ces théories sont construites. Dire que la science est une connaissance empirique signifie que toute connaissance scientifique commence nécessairement par l’expérience, c’est-à-dire par l’observation de la réalité du monde extérieur. La recherche scientifique, comme le soulignait Descartes, consiste à étudier non les livres, mais le grand livre de la nature.

La science se définit d’abord par son objet, la réalité empirique, la réalité du monde extérieur qu’on appelle « la nature ». Les différentes sciences empiriques sont baptisées en fonction de la partie ou de l’aspect de la réalité empirique qu’elles étudient, la science de la vie, la science de l’histoire, de la société, etc. La philosophie n’est pas une science, car sa démarche est celle de la réflexion, la connaissance de l’esprit par lui-même. La logique, par exemple, est une connaissance rationnelle rigoureuse mais qui n’a pas pour objet la réalité empirique. Objection possible : la psychologie, qui signifie littéralement l’étude de l’âme. Précisément, le problème épistémologique de la psychologie scientifique est de définir la méthode pour observer et expliquer scientifiquement ce qu’on ne peut observer directement, à savoir la dimension d’intériorité de la conscience. Cela pose plus généralement le problème des limites de la connaissance scientifique de l’homme. L’homme est certes une réalité empirique mais il est impossible de connaître l’homme sans comprendre le sens de ses actions, lequel dépend de la vie de l’esprit.

Connaissance empirique et vérités de fait

Lorsque l’objet de la connaissance est la réalité du monde extérieur, « vérité » signifie adéquation (de la proposition ou de la théorie) au réel, et non plus exclusivement cohérence de l’argumentation ou de la démonstration qui prouve la proposition ou la théorie. Dans les sciences comme dans le journalisme, l’objectivité consiste à présenter la réalité telle qu’elle est. On appelle vérités de fait ou vérités empiriques les vérités qui ne sont pas de pures connaissances rationnelles mais qui font connaître la réalité telle qu’elle est, ce qui arrive (ou de ce qui est arrivé) dans le monde. Une proposition est vraie si elle correspond à la réalité telle qu’elle est ; elle est fausse si elle ne correspond pas à la réalité.

Le postulat du déterminisme scientifique

La science ne peut pas être définie exclusivement par son objet. Elle se caractérise par une démarche, le caractère rationnel de l’étude du réel. La démarche scientifique consiste à décrire et à expliquer la réalité étudiée.

Décrire consiste à dire ce qu’on voit. L’enquête scientifique consiste d’abord à observer les « phénomènes » de la nature (les choses telles que nous les percevons spontanément, la réalité telle qu’elle se présente à nos sens). Cette partie description est essentielle. La science de la vie, par exemple, est dépendante de la diversité des formes de vie découvertes. L’accumulation des faits observés constitue la base de données à partir de laquelle l’esprit scientifique peut concevoir des hypothèses et des théories.

Néanmoins, comme l’écrit le mathématicien et physicien français Henri Poincaré, « une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. ». Décrire la réalité, établir les faits, est l’élément commun à l’enquête journalistique et à l’enquête scientifique. L’enquêteur témoigne pour nous d’une réalité que nous ne pouvons pas observer directement par nous-mêmes. Sur la base de ses observations, il construit le récit par lequel nous accédons à cette réalité. A la différence du journaliste cependant, le scientifique n’étudie pas la réalité pour la décrire mais pour l’expliquer. Il applique à la réalité observée le principe de raison, principe selon lequel « rien n’est sans raison ». Pourquoi les phénomènes se produisent-ils ? Pourquoi apparaissent-ils, se conservent-ils et disparaissent-ils ? La recherche scientifique est une recherche des causes qui expliquent ce que nous voyons. Plus exactement, la recherche scientifique telle que la conçoit la science moderne se fonde sur une théorie de la causalité qui n’est pas elle-même une connaissance scientifique mais qui est la condition qui rend possible la recherche et la connaissance scientifiques : ce qu’on appelle le postulat du déterminisme scientifique.

Un postulat est une proposition qu’il faut admettre sans pouvoir la démontrer. Le postulat du déterminisme scientifique consiste à admettre comme fondement de la recherche l’idée selon laquelle tout ce qui arrive dans la nature (les phénomènes ou faits observés) est déterminé (causé) par un mécanisme naturel (des causes à la fois naturelles et mécaniques). Ce postulat qui commande l’explication scientifique vise à exclure deux conceptions de la causalité et de l’explication qui sont le plus souvent associées : l’explication par des causes surnaturelles et l’explication par des finales. Pour le dire autrement, la recherche scientifique exige l’interdiction de l’explication des phénomènes par le surnaturel et par le finalisme, explication qui, à la lumière du postulat du déterminisme scientifique, apparaît comme une explication irrationnelle, une explication qui relève de ce qu’on appelle « la superstition ». L’archétype de l’explication irrationnelle est la croyance aux miracles : croire en la possibilité du miracle consiste à postuler qu’un phénomène (une guérison par exemple) puisse avoir une cause surnaturelle, en l’occurrence l’intervention providentielle de la volonté de Dieu dans la nature. La science n’exclut pas la foi, mais elle exclut par principe qu’un événement du monde puisse s’expliquer par une cause qui ne fasse pas elle-même partie de la nature. Le scientifique peut dire qu’une guérison demeure inexpliquée, non qu’elle est inexplicable. En tant que scientifique, il lui faut penser qu’il n’y a pas de guérison miraculeuse mais seulement des guérisons naturelles que la science n’est pas encore en mesure d’expliquer.  

La science repose donc sur une croyance rationnelle, sur l’idée indémontrable que tout ce qui dans la nature n’est pas encore expliqué est explicable par les lois de la nature (des lois causales naturelles que la science a pour fonction de découvrir).

Point essentiel : le postulat du déterminisme scientifique exclut a priori ce qu’on appelle le finalisme, l’explication des phénomènes par les causes finales. Le finalisme a notamment été caractérisé et critiqué au nom du déterminisme scientifique par Spinoza.

La question « Pourquoi les phénomènes naturels se produisent-ils ? » signifie en réalité pour le scientifique : « Comment (par quels mécanismes) les phénomènes naturels se produisent-ils ? » Il existe en effet deux types d’explications, l’explication par les causes finales et l’explication par les causes mécaniques. L’explication qui nous est la plus familière est l’explication par les causes finales, parce qu’elle correspond à l’explication que nous donnons de nos propres actions et de celles des autres hommes. Poser la question « Pourquoi ? » à propos d’une conduite humaine, consiste à se demander : « Quelle est la finalité de cette action ? Quelle est la fin (le but) poursuivie ? » Expliquer une action par la finalité revient à en indiquer le sens. Expliquer, en ce sens, c’est comprendre, ou interpréter, le sens de ce qui arrive. Une telle explication n’a cependant rien de scientifique. Elle met en œuvre le principe de raison (« rien n’est sans raison ») mais non pas le postulat du déterminisme scientifique. Postuler le déterminisme scientifique signifie interpréter la question « Pourquoi ? » comme l’équivalent de la question « Comment ? » : « Quel mécanisme (quelle cause mécanique) a produit ce qui arrive ? » Cela induit une explication qui commande de faire abstraction de la finalité. Expliquer, chercher le mécanisme naturel qui est la cause de ce qui arrive, ce n’est pas la même opération intellectuelle que comprendre, chercher le sens, la finalité de ce qui arrive.

Pour produire l’explication d’un phénomène, il faut éliminer l’explication par la finalité, une explication qui n’explique rien. La question « Pourquoi le tremblement de terre s’est-il produit ? » ne doit pas être interprétée comme signifiant : « Quel est le sens du tremblement de terre ? » Elle signifie : « Quel est le mécanisme invisible qui a provoqué le tremblement de terre ? »

On appelle « finalisme » la démarche qui consiste à expliquer les phénomènes naturels par la finalité, comme si leur existence était le produit d’un projet, d’une fin conçue par une intelligence et réalisée par une volonté. L’esprit humain incline au finalisme pour la raison qu’a précisément identifiée Spinoza : « Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin ».  Le finalisme est associé à l’explication par le surnaturel. Les phénomènes naturels ont un sens s’ils sont l’œuvre d’esprits invisibles agissant dans la nature. Concevoir Dieu comme le Créateur de la nature peut conduire à expliquer tout ce qui arrive dans la nature comme l’œuvre de la Volonté de Dieu, lequel réalise ainsi son projet pour le monde (la Providence, le plan de Dieu). Cela conduit à interpréter les événements comme des signes au lieu d’en chercher les causes. Spinoza fait apparaître le finalisme, la conception selon laquelle les événements du monde ont un sens, comme une démarche irrationnelle de l’esprit humain dont celui-ci doit se défaire pour adopter l’esprit scientifique, seul à même de produire une connaissance authentique, la connaissance rationnelle des mécanismes naturels qui expliquent les faits observés.

Le problème de la connaissance

La démarche scientifique a été présentée par Einstein sous la forme d’une métaphore. Le scientifique cherchant les lois causales des phénomènes est comme un homme placé devant une montre dont le boitier est fermé et dont il faudrait connaître le mécanisme caché (à l’intérieur du boitier) à partir de l’observation directe et immédiate du mouvement des aiguilles de la montre sur le cadran. Le mécanisme de la montre illustre les lois de la nature invisibles que le scientifique doit dévoiler (par exemple le mécanisme de la tectonique des plaques qui est la cause du tremblement de terre), le mouvement visible des aiguilles sur le cadran illustre les phénomènes que l’on peut décrire, les données de l’observation. La description est nécessaire mais non suffisante : la finalité de la démarche scientifique est l’explication des phénomènes par les lois de la nature. La description ne fournit pas l’explication. Il faut ajouter aux données de l’observation l’imagination scientifique, l’activité de l’esprit qui conçoit les hypothèses et les théories permettant d’expliquer ce qu’on observe. Le problème de la connaissance tient au fait que le mécanisme dont on fait la théorie n’est pas lui-même une donnée de l’observation. Comment prouver la vérité d’une théorie du mécanisme caché ? Comment prouver que la théorie de la réalité produite par l’esprit du scientifique à partir des données de l’observation correspond à la réalité telle qu’elle est ?

La méthode scientifique : la critique du vérificationnisme

La science peut se définir par sa méthode, la méthode qui administre la preuve de la vérité d’une hypothèse ou d’une théorie scientifique. Seule une théorie de la méthode, ou théorie de la preuve, permet de distinguer ce qui est de la science de ce qui n’en est pas, une théorie scientifique d’une théorie non scientifique ou pseudo-scientifique. Pour comprendre la science et la valeur de la science, pour comprendre pourquoi une vérité scientifique doit être considérée comme telle, il faut comprendre la méthode scientifique. Cette méthode est la méthode expérimentale.

L’épistémologue Karl Popper a proposé une théorie de la méthode scientifique fondée notamment sur l’observation de la pratique scientifique du physicien Albert Einstein. La thèse de Popper, en apparence paradoxale, est que la méthode scientifique ne prouve pas la vérité mais l’erreur. La méthode expérimentale est la méthode qui utilise l’observation comme preuve de l’erreur. Les expressions « vérification par l’expérience », « hypothèse ou théorie vérifiée par l’expérience », pourtant usuelles chez les scientifiques, sont à la fois inexactes et trompeuses.

Popper critique ce qu’il appelle le « vérificationnisme », la théorie spontanée de la méthode selon laquelle l’observation servirait à prouver la vérité d’une idée. Cette théorie spontanée de la connaissance est la racine de ce qu’on appelle aujourd’hui « le biais de confirmation », source de l’enracinement de nos préjugés. Le biais de confirmation est une sorte de filtre ou de lunette déformante de la pensée qui nous conduit à chercher dans la réalité les faits qui viennent « vérifier » ou « confirmer » ce qu’on pense déjà.

Cette théorie fausse de la méthode trouve une formulation philosophique dans ce qu’on appelle l’empirisme, la théorie de la connaissance selon laquelle toutes nos idées viennent des sens, toute la connaissance découle de l’observation. Selon l’empirisme, l’observation, fondement de la démarche scientifique, génère par « induction » la théorie : ce qui signifie que la théorie, générale par définition, est produite par généralisation sur la base des observations particulières. Une fois la théorie obtenue, toute nouvelle observation qui confirme la théorie peut être considérée comme une « preuve » de sa vérité. Pour montrer la fausseté de cette théorie de la connaissance (l’induction n’est pas un bon raisonnement et la confirmation par l’expérience n’est pas une preuve de vérité), Popper prend l’exemple simple de la proposition « Tous les cygnes sont blancs ». Cette proposition générale (« Tous les… ») semble obtenue par généralisation des observations particulières (la plupart des cygnes sont blancs), et toute nouvelle observation d’un cygne blanc pourrait être considérée comme une nouvelle preuve de vérité. Or cette proposition est fausse : il existe des cygnes noirs. L’observation d’un seul cygne noir prouve avec certitude l’erreur de la proposition « Tous les cygnes sont blanc », tandis que l’accumulation des observations de cygnes blancs ne peut absolument pas prouver la vérité de cette proposition. D’où l’affirmation de Popper : « Les théories ne sont jamais vérifiables empiriquement » (c’est-à-dire par le recours à l’observation).

La démarche scientifique ne consiste pas à accumuler les faits pour en tirer des généralités selon la méthode de l’induction. Elle prend certes comme point de départ les données de l’observation. Mais l’esprit scientifique ne généralise pas, il crée. On parle de « l’imagination scientifique » pour désigner la créativité d’un esprit qui conçoit des hypothèses ou des théories auxquelles nul n’avait pensé avant lui. La théorie est une « vue de l’esprit » non le résultat mécanique et contraint d’une opération de généralisation à partir de l’accumulation des faits.

La méthode expérimentale, l’expérimentation, est la méthode qui permet de tester la valeur de vérité de cette vue de l’esprit que constitue l’idée qui a germé dans l’esprit du scientifique. Tester une théorie signifie l’exposer à la contradiction par l’expérience : cela consiste à chercher non pas l’observation qui vérifie mais celle qui contredit (qui réfute, qui falsifie, c’est-à-dire qui prouve la fausseté.) D’où l’idée selon laquelle une théorie est scientifique si et seulement si elle est falsifiable par l’expérience. Une théorie est scientifique si n’importe quel scientifique peut la tester au moyen de la méthode expérimentale, méthode qui soumet la théorie à la recherche systématique de l’observation qui la réfute.

Cette théorie de la science, qui fait du caractère falsifiable d’une théorie le critère de démarcation entre science et non science, Popper la nomme « faillibilisme ». Elle implique en effet qu’une théorie scientifique ne peut jamais prétendre avec certitude à la vérité, puisqu’elle reste constamment exposée à la réfutation par une nouvelle observation qui viendrait la réfuter. Cette idée, toutes nos connaissances sont faillibles, semble proche du scepticisme. La thèse de l’asymétrie entre l’erreur et la vérité interdit cependant d’être sceptique : la preuve de l’erreur est certaine, de sorte que si on ne peut prouver avec certitude qu’une théorie est vraie, on peut prouver avec certitude qu’elle est fausse. Quand on affirme qu’une théorie scientifique est une vérité, on veut dire en réalité qu’elle est la seule théorie qui possède une valeur de vérité, dans la mesure où il est prouvé que les théories concurrentes sont fausses. Ce qui signifie qu’elle est la théorie qui présente l’image la plus exacte (que l’esprit scientifique puisse concevoir) du « mécanisme caché » qui explique les phénomènes que nous observons.

Qu’est-ce que la méthode expérimentale ?

Pour bien comprendre cette théorie selon laquelle tester la valeur de vérité d’une hypothèse ou d’une théorie consiste à chercher à prouver qu’elle est fausse, il faut décrire la nature de la méthode expérimentale. Le biologiste Claude Bernard en a fourni une description, relative bien entendu à sa propre pratique scientifique. Il faut distinguer, précise-t-il, trois étapes dans la méthode expérimentale. La première étape est celle de l’observation. Elle est bien entendu indispensable, mais l’accumulation des données de l’observation ne fournit en elle-même ni théorie explicative, ni a fortiori la preuve d’une théorie quelle qu’elle soit. La deuxième étape est celle de la conception de l’hypothèse par le scientifique. Le scientifique dispose alors d’une idée d’explication mais il n’a aucune garantie qu’il ne s’agit pas d’une vue de l’esprit. Le doute méthodique impose la conception d’un test, le test expérimental. La troisième étape est donc celle de l’expérimentation, qui est recherche méthodique d’une observation qui falsifie l’hypothèse. L’expérimentation est construite à partir de la théorie et l’observation recherchée s’en déduit : c’est ce qu’on appelle la méthode hypothético-déductive, qui consiste à déduire une observation possible d’une hypothèse théorique.

Pour le dire simplement, la déduction d’une observation possible de la théorie correspond à ce qu’on appelle « prévision scientifique ». La prévision scientifique consiste à anticiper un événement futur non par « divination » ou « voyance », comme dans la prédiction ou dans la prophétie, mais sur la base de la connaissance théorique d’une loi causale : l’identification d’un mécanisme par la théorie (l’hypothèse explicative) permet de déduire un effet attendu de ce mécanisme susceptible d’être observé. Lorsqu’une prévision scientifique ne se réalise pas, l’observation de l’absence de l’effet attendu par la théorie prouve avec certitude que celle-ci est au moins partiellement erronée. C’est ce mode d’administration de la preuve qu’utilise la méthode expérimentale. Concevoir un test consiste à anticiper un effet attendu par la théorie et observable au moyen d’une expérience. L’observation de la réalisation de l’effet attendu (la prévision confirmée) ne prouve pas avec certitude la vérité de la théorie, mais l’observation d’un fait non conforme à l’effet attendu prouve avec certitude que la théorie (la loi causale identifiée par le scientifique) est fausse.

Un exemple. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865)

Claude Bernard relate les tests expérimentaux qui l’ont mis sur la voie de l’une des ses découverte, la fonction glycogénique du foie (l’une des fonctions du foie est de libérer du glucose dans l’organisme de sorte que nous avons constamment du sucre dans notre sang). Étudiant la nutrition et la transformation des aliments à partir de la digestion, il a d’abord focalisé son attention sur le sucre. Il est parti de l’hypothèse selon laquelle la présence du sucre dans le sang devait avoir pour origine le sucre ingéré avant la nutrition. Il présente son hypothèse comme une « idée préconçue » Le doute méthodique exige de la tester expérimentalement. L’expérience consiste à donner à un chien une soupe au lait sucré. « L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée », écrit Claude Bernard. L’hypothèse expérimentale est que le sucre ingéré est la cause de la présence du sucre dans le sang, de sorte que l’expérimentation a le sens d’une prévision. La prévision déduite de l’idée préconçue est que le sucre devrait être retrouvé dans le sang après digestion.

L’effet attendu est observé, de sorte que l’hypothèse paraît vérifiée par l’expérience. Claude Bernard écrit : « Il était tout naturel et, comme on dit, logique, de penser que ce sucre trouvé dans les veines sus-hépatiques était celui que j’avais donné à l’animal dans sa soupe ». Et pourtant, il prend la décision de douter de cette confirmation qui le conforte dans son hypothèse. Il ne tient pas la vérification expérimentale comme une preuve de la vérité de son idée. Il conçoit alors une « expérience comparative » : il prend un autre chien auquel il donne de la nourriture non sucrée afin d’en examiner le sang après digestion. D’après son idée du mécanisme naturel à l’œuvre, l’effet attendu est cette fois l’absence de sucre dans le sang. Mais le résultat observé n’est pas conforme à cette prévision : « mon étonnement fut grand quand je constatai que ce sang contenait également du sucre chez l’animal qui n’en avait pas mangé ». Ce nouveau fait observé, qui dément la prévision déduite de l’hypothèse initiale est considéré par Claude Bernard comme une preuve définitive de son erreur. La confirmation par l’expérience n’était pas une preuve, la réfutation par l’expérience en est une. La conséquence est l’abandon de l’hypothèse : « j’abandonnai toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre pour suivre ce fait nouveau et inattendu. »

Méthode scientifique et esprit critique

Cet exemple illustre la théorie de Karl Popper, selon laquelle le scientifique cherche à travers l’expérimentation à exposer sa croyance (son hypothèse, son « idée préconçue ») à la contradiction par l’expérience. La méthode expérimentale fait de l’esprit critique le moteur du progrès de la connaissance scientifique. « je suis convaincu qu’en physiologie il faut toujours douter, écrit Claude Bernard, même dans les cas où le doute semble le moins permis ». Le scientifique illustre ainsi le propos du philosophe Alain : « Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. » Le bon scientifique estime Claude Bernard doit douter non seulement pour bien penser, mais aussi pour bien observer : « Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. »

L’expérimentation consiste pour le chercheur à contester ses propres idées : elle est l’expression du doute méthodique. S’il ne fait pas lui-même ce travail critique, ses collègues et concurrents s’en chargeront, construisant les tests expérimentaux destinés à réfuter ses idées. La réfutation expérimentale des hypothèses et des théories constitue ainsi le moteur de la science, qui progresse, affirme Popper, par essais et erreurs. La preuve de l’erreur étant certaine et définitive, les théories fausses sont abandonnées, permettant à la recherche de se réorienter, d’essayer de nouvelles théories. En l’absence de possibilité de recourir à la méthode expérimentale, en revanche, les erreurs de jugement ne peuvent être dévoilées, de sorte qu’il n’y a pas de progrès possible dans la connaissance. L’esprit humain peut alors suivre sa pente naturelle, qui n’est pas la pratique de l’esprit critique mais le vérificationnisme.

Qu’est-ce que la vérité scientifique ?

S’il n’y a dans les sciences de preuve que de l’erreur, et non de la vérité, faut-il encore parler de « vérité scientifique » ? Ce qui fait la valeur de la science, c’est la découverte des lois causales ou mécanismes qui permettent d’expliquer la réalité telle qu’elle nous apparaît. Les théories valent pour la richesse de l’information qu’elles donnent sur le monde. Plus une théorie est explicative, plus elle est prédictive (apte à fournir des prévisions), et plus elle est falsifiable, c’est-à-dire exposée à la contradiction par l’expérience. Ce n’est pas la certitude définitive de la vérité qui fait la valeur scientifique d’une théorie. Une théorie dont on peut tirer des prévisions a cependant une plus grande valeur de vérité, elle est davantage en adéquation avec la réalité telle qu’elle est, qu’une théorie qui ne permet pas de faire des prévisions précises, ce qui veut dire qu’elle n’a pas de prise sur la réalité. Le concept privilégié par la science est celui d’exactitude. La théorie considérée comme vraie est celle qui fournit l’image la plus exacte de la réalité telle qu’elle est (qu’on ne pourra jamais connaître). A mesure qu’elle élimine ses erreurs grâce à la méthode expérimentale, la science construit une image toujours plus exacte de la réalité. Mais la vérité définitive, l’adéquation parfaite de la théorie avec la réalité telle qu’elle est, demeure un idéal à jamais inaccessible. Du point de vue de la science, c’est moins la certitude de la vérité qui importe que la perspective du progrès de la connaissance.

« Toutes nos connaissances sont conjecturales«  (hypothétiques), affirme Popper. Ce qui signifie qu’elles sont incertaines et provisoires. Il est paradoxal d’affirmer que la vérité puisse être incertaine et provisoire. N’est-ce pas donner raison au scepticisme, pour lequel il n’y a pas de vérités mais des croyances plus ou moins vraisemblables et toujours douteuses ? N’est-ce pas donner raison au relativisme, à l’idée selon laquelle il est impossible de trancher, en l’absence de certitude, entre le discours de la science et le discours qui conteste la science ? La science ne reconnaît-elle pas elle-même le caractère provisoire de ses théories ?

La réponse à ces objections contre la science réside dans la juste compréhension du rôle de la méthode expérimentale. Elle prouve l’erreur avec certitude. La certitude négative à laquelle parvient la science permet de faire le ménage dans la pensée en balayant définitivement les croyances fausses. La vérité est approximative et provisoire mais l’erreur est certaine et définitive, de sorte que l’histoire des sciences revêt l’aspect d’un cimetière de théories définitivement mortes. On ne reviendra jamais à la physique d’Aristote, qui pensait que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers, ni à la conception de l’âge de la Terre estimée d’après la Bible à 6000 ans. A cet égard le doute n’est pas permis, ce qui réfute le scepticisme et le relativisme.

Méthode de la dissertation.

Les règles fondamentale pour la rédaction d’une dissertation :

1) La rédaction ne doit comporter aucun titre ni aucune numérotation.

2) Il faut distinguer l’introduction (la présentation du problème) du développement (la réponse argumentée) en sautant une ou deux lignes, éventuellement en consacrant un petit paragraphe à l’annonce du plan.

3) L’introduction doit présenter le thème (de quoi va-t-on parler ?), à l’aide d’une définition; puis montrer que le sens de la question a été compris, au moyen d’une reformulation, voire en formulant plusieurs questions pour bien cerner le sujet; enfin et surtout, il est indispensable de montrer que le problème vient de la possibilité d’apporter à la question posée des réponses contradictoires (qu’il faut annoncer). Ces trois étapes peuvent suffire, mais il est possible d’ajouter une phrase pour indiquer l’enjeu, c’est-à-dire pour souligner l’importance du sujet ainsi qu’une annonce de plan en bonne et due forme.

4) Le plan classique du développement est un plan en trois parties. Dans un premier temps, il faut annoncer, présenter et justifier la thèse, c’est-à-dire le parti pris choisi. Puis il faut soumettre cette thèse à un examen critique, en développant des objections, les raisons de douter: c’est le moment de l’antithèse. Enfin, il faut une synthèse, une réponse aux objections qui intègre leur part de vérité et permette une reformulation nuancée de la thèse.

6) Les parties du développement doivent être séparées par une ou deux phrases de transition. La transition est un petit paragraphe qui prend appui sur la partie qui précède et annonce celle qui suit. Elle a pour fonction de mettre en question (par la formulation d’une question ou/et d’une objection) ce qui vient d’être présenté comme une vérité. La transition est indispensable : elle montre qu’il y a un fil conducteur dans la réflexion (que la problématique n’est pas oubliée en cours de route); elle permet de mettre en scène le doute méthodique, l’esprit critique qui s’interroge, et de présenter des idées contradictoires sans se contredire.

7) Chacune des trois parties, idéalement, doit comprendre trois paragraphes. Le paragraphe conclusif formule une réponse à la question justifiée par les arguments présentés dans les deux premiers paragraphes. Une partie est un raisonnement qui comprend, comme tout raisonnement, des prémisses (ce qui prépare la conclusion) et une conclusion (l’idée forte, la thèse, que l’on tire des prémisses). Les prémisses sont les données solides, indiscutables (ce que tout le monde devrait admettre), qui servent de point d’appui pour tirer la conclusion et donner à celle-ci toutes les apparences de la vérité. Les données sur lesquelles on peut s’appuyer sont soit factuelles (les faits que tout le monde peut observer, constater), soit théoriques (les notions philosophiques élémentaires sur lesquelles toute réflexion peut s’appuyer). Idéalement, il est préférable de partir du fait pour introduire les idées permettant d’éclairer ce fait et de formuler une conclusion.

8) Une conclusion générale est possible, mais facultative. Elle consiste à récapituler le parcours, c’est-à-dire les trois étapes du développement.