Responsabilité, liberté et déterminisme

La réflexion sur le libre arbitre doit intégrer les notions de conscience et d’inconscient (au programme) ainsi que celle de responsabilité, qui rattacher le débat métaphysique entre liberté et déterminisme à la vie sociale réelle, en évoquant des problèmes relatifs à la morale et surtour au droit. 

Une question qui a contribué à faire l’actualité de ces derniers jours revient de manière régulière dans le débat public: celle de la justification de l’irresponsabilité pénale. Le droit admet le principe selon lequel « on ne juge pas les fous », principe qui sous-tend l’article 122-1 de notre code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. » Les juges  considèrent qu’il y a « abolition du discernement » lorsque l’auteur d’un délit ou d’un crime est privé « au temps de l’action », c’est-à-dire  » au moment des faits «  de la conscience de soi nécessaire à la maîtrise de soi. Ce qui signifie qu’il peut y avoir un préjudice et une victime sans que l’auteur du préjudice puisse être reconnu responsable et donc coupable. Dans un tel cas, la justice rend un non-lieu et il ne peut y avoir de procès. Il peut y avoir internement dans un hôpital psychiatrique mais non punition (la punition est la sanction d’une faute) et condamnation à la prison. Il en résulte généralement un sentiment de révolte chez la victime ou les proches de la victime, ainsi que dans l’opinion. 

Illustrations :

L’affaire qui fait l’actualité est l’affaire Sarah Halimi, du nom d’une dame tuée par l’un de ses voisins, Kobili Traoré, dans la nuit du 3 au 4 avril 2017. Celui-ci s’était introduit chez elle avant de la frapper, puis de la jeter par la fenêtre du troisième étage au cri de « Allahou Akbar ». La justice a déclaré Kobili Traoré irresponsable pénalement après que six des sept experts psychiatres consultés ont estimé qu’il y avait abolition du discernement en raison d’une  » bouffée délirante aiguë » suite à une consommation de cannabis.

L’affaire a pris une dimension politique en raison de la dimension antisémite du crime. Cette dimension politique n’est pas le sujet ici et pourrait d’ailleurs être relativisée en considération d’une autre affaire à laquelle on aurait pu aussi prêter un sens politique. 

Sur le plan du droit, le point qui prête à discussion dans l’affaire Halimi concerne le lien entre la consommation de cannabis et l’acte meurtrier commis sous l’emprise de la bouffée délirante. On a pu comparer, là encore, avec une autre affaire du même type, dans laquelle la consommation de cannabis a été considérée par les juges comme une « circonstance aggravante »

Au regard de la justice pénale, la responsabilité et la culpabilité reposent sur la notion de « faute ». Le droit pénal doit être distingué du droit civil. La justice peut vous condamner au civil à verser une réparation pour un dommage causé involontairement (à l’occasion d’un accident par exemple), sans que vous soyez estimé responsable pénalement et jugé coupable. Il peut autrement dit, y avoir dommage sans faute. La faute suppose la transgression intentionnelle de la loi par une volonté libre. Selon le droit pénal, nous ne sommes responsables que des dommages que nous avons volontairement provoqué en transgressant intentionnellement la loi. L’article 1382 du Code Napoléon énonce la règle simple qui définit la responsabilité juridique : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.» En théorie, je ne devrais donc pas pouvoir être jugé coupable en l’absence d’intention consciente (quand « je ne l’ai pas fait exprès », comme disent les enfants pour se justifier). C’est pourtant ce qui arrive souvent et qui est prévu par la loi. On peut être tenu par la justice pour pénalement responsable d’un homicide involontaire, par exemple, lequel consiste à causer la mort d’une personne par imprudence, sans en avoir eu l’intention délibérée. Dans le cas d’un accident de la route causé par une altération de la conscience [« altération », c’est-à-dire légèrement « autre », mais pas « abolition », c’est-à-dire disparition] due à la consommation d’alcool ou de produits stupéfiants, la responsabilité est engagée. Elle est même considérée comme une circonstance aggravante. Pourquoi ? Parce que cette consommation est estimée être une décision consciente, une imprudence, sans doute, mais une imprudence librement consentie. Le droit considère donc que je suis responsable d’une action que je n’ai pas consciemment voulue, dans la mesure où il est possible de montrer que je suis coupable de négligence, parce que l’action en question constitue une conséquence prévisible de mon comportement dont j’aurais pu prendre conscience

Dans l’affaire Halimi, les juges ont estimé que ce qui s’applique à un homicide involontaire lors d’un accident de la route ne s’applique pas à un meurtrier qui agit sous l’emprise d’une bouffée délirante. Pourquoi ? Parce qu’ils ont considéré que l’état délirant ne pouvait être anticipé au moment de la consommation de cannabis. L’acte criminel ne pouvait donc être rattaché à aucune intention consciente ou choix délibéré. Ni la préméditation de l’acte, ni le pouvoir de s’en abstenir durant le temps de l’action n’ont été reconnus. La consommation illégale de cannabis, volontaire et régulière, n’a pas été reconnue comme une « faute antérieure » justifiant que l’on impute la responsabilité de l’acte à son auteur, parce que les psychiatres et les juges ont estimé que le délire psychotique n’était pas le but de la consommation et que ce délire n’était pas prévisible par le consommateur : « Tout conducteur, écrivent les psychiatres, sait que l’alcool émousse les réflexes, diminue la vigilance et constitue donc un facteur accidentogène. Il peut donc difficilement s’étonner d’être considéré comme responsable lors d’un accident. Le fumeur de cannabis, même s’il n’est pas, comme Kobili Traoré, un délinquant toxicomane, ignore généralement les effets redoutables de ce toxique, dont la banalisation actuelle, dans les médias, dissimule la dangerosité. » Seul l’un des psychiatre a plaidé pour la reconnaissance de la responsabilité pénale au motif que le meurtrier avait personnellement contribué à l’apparition de son trouble mental par sa consommation régulière et délibérée de cannabis : « De même, écrit-il, que « nul n’est censé ignorer la loi », fiction juridique sur laquelle repose l’édifice du code pénal, ne signifie pas que chacun en connaît tous les articles par cœur, « nul n’est censé ignorer les effets du cannabis » ne veut pas dire que tout le monde en maîtrise les données scientifiques. S’il est inéquitable d’imputer à Kobili Traoré l’intention délibérée de tuer, il est faux de prétendre qu’il n’est pour rien dans la perte de contrôle qui a permis le passage à l’acte criminel.  » 

Suite au scandale provoqué par l’affaire, le président de la République, quelques politiques et certains juristes ont proposé de changer la loi afin d’élargir le champ de la responsabilité : il s’agirait de faire en sorte que l’irresponsabilité pénale soit automatiquement exclue lorsque le trouble psychique qui abolit le libre arbitre trouve son origine dans la consommation volontaire de produits toxiques. Aujourd’hui, la loi demande au juge d’examiner si l’auteur de l’acte disposait, au moment des faits, de son « discernement », c’est-à-dire de la conscience de soi et de ses actes. L’état de démence pendant l’acte suffit à établir l’irresponsabilité pénale, quelle que soit la cause de cet état de démence. Faut-il changer la loi pour permettre au juge d’imputer au dément la responsabilité de son acte lorsque celui-ci a lui-même contribué, soit par le refus de soin, soit par la consommation des produits stupéfiants, et sans forcément en avoir conscience, à la production de son état de démence ? C’est l’enjeu du débat actuellement en cours.

L’intérêt philosophique de ces considérations juridiques est de faire apparaître les catégories métaphysiques utilisées dans la vie morale et sociale ordinaire. Les notions de faute, de culpabilité et de responsabilité ne sont pas des évidences incontestables. On l’a vu à propos des procès d’animaux, la notion de responsabilité individuelle fondée sur le libre arbitre n’a pas toujours été au coeur du droit. On trouve par exemple dans un texte de Platon, Les Lois, dans lequel celui-ci propose une réforme réaliste des institutions athéniennes, la trace de la dimension archaïque de ces institutions au regard des critères moderne : « Si une bête de charge ou quelque autre animal tue un homme, les parents du mort le poursuivront en justice, excepté les cas où un pareil accident arriverait dans les jeux publics. Les juges seront choisis parmi les agronomes, à la volonté des parents, et en tel nombre qu’ils leur plaira; si l’animal est reconnu coupable, il sera tué et jeté hors des frontières. Si une chose inanimée (excepté la foudre et les autres traits lancés de la main des dieux) ôte la vie à un homme soit par sa propre chute, soit par celle de l’homme, le plus proche parent du mort prendra pour juge un de ses voisins, afin d’écarter, la souillure de toute sa famille. La chose condamnée sera jetée hors des frontières comme il a été dit des animaux. » On pouvait donc, dans la Grèce antique, considérer des choses inanimée, donc totalement dépourvues de conscience, comme responsables au regard de la justice, c’est-à-dire capables de rendre des comptes devant un tribunal. Cela tient au fait que le droit avait pour fonction non de punir la transgression délibérée d’une loi (conception moderne de la faute et de la culpabilité) mais de réparer un désordre et un dommage, comme on l’a vu aussi à propos des insectes dévoreurs de vignes dans une campagne française du 17e siècle.

La notion de responsabilité individuelle fondée sur le libre arbitre se rencontre dans la philosophie antique et dans la théologie mais c’est l’humanisme moderne qui en a fait la notion la notion centrale de la morale et du droit. Selon la conception moderne de la responsabilité, il ne peut y avoir de responsabilité sans volonté libre, c’est-à-dire sans le pouvoir de se reconnaître libre de consentir ou de résister à la force du désir (ou de la pulsion) en soi. C’est la raison pour laquelle les animaux, les enfants et les fous sont jugés irresponsables. Le libre arbitre désigne le pouvoir de la volonté en tant qu’elle est distincte du désir. La liberté de la volonté suppose la conscience de soi, puisqu’il faut une distance par rapport à soi-même, la conscience de ses propres états de conscience, pour qu’il y ait place pour la délibération intérieure et le choix délibéré. La liberté de la volonté, autrement dit, est indissociable de la réflexion, laquelle est un retour sur soi, une sorte de dédoublement de la conscience, le dédoublement en Moi-sujet (qui pense) et Moi-objet (qui est l’objet de la pensée). C’est cette faculté de réflexion qui fait la volonté responsable. On attribue exclusivement à l’homme la liberté et la responsabilité parce qu’on considère que la subjectivité, le pouvoir de dire « je », « je veux » ou « je pense », est le propre de l’homme. « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur la terre » (Kant).

Sur cette base on peut concevoir les trois grandes argumentations philosophiques possibles sur le libre arbitre et la reponsabilité, les trois argumentations qu’il faudrait pouvoir exposer dans une dissertation sur le problème de la liberté au sens du libre arbitre : 1) l’argumentation qui affirme le caractère absolu et illimité de la responsabilité humaine; 2) l’argumentation selon laquelle tout homme est innocent et irresponsable parce que toute conduite humaine est nécessairement déterminée par des causes inconscientes, indépendantes de la volonté ; 3) la synthèse dite « compatibiliste », c’est-à-dire la thèse selon laquelle il faut affirmer ensemble la liberté humaine et le déterminisme.

La thèse de la liberté absolue et de la responsabilité illimitée peut être illustrée par l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, un philosophe français du 20e siècle. « L’homme est condamné à être libre« , écrit celui-ci dans le texte ci-dessous, tiré d’une conférence de 1945, L’existentialisme est un humanisme. Sartre radicalise la thèse de Rousseau, qui définit comme on l’a vu la nature humaine en opposant l’homme à la nature. L’homme se définit par la liberté, ce qui signifie qu’on ne peut le définir comme un être naturel. L’être de l’homme est ce qu’il fait de lui-même dans son histoire, par sa liberté : il s’auto-détermine, se construit lui-même par son projet, sa manière de se projeter vers son avenir. Cela vaut pour l’espèce ou les sociétés comme pour l’individu. C’est le sens de la formule de l’existentialisme, « l’existence précède l’essence » : une « essence », c’est en quelque sorte une définition dans laquelle un être est enfermé, un destin. Une table ne peut être autre chose qu’une table. Une abeille ne peut être autre chose qu’une abeille. La connaissance scientifique vise à décrire et expliquer l’essence de chaque être dans la nature en dévoilant les mécanismes naturels qui déterminent par avance toute son existence et rendent celle-ci prévisible. Au regard des sciences, donc, pour chaque être, l’essence (l’identité, la définition, la nature) précède l’existence.  Cela s’applique également à l’homme et c’est ce qu’on appelle le déterminisme :  les sciences étudient l’identité naturelle de l’homme, commune à tous les hommes (sa physiologie, son code génétique, etc.) ou bien, s’agissant de l’histoire ou de la sociologie, l’identité culturelle (la tradition) ou la structure sociale qui déterminent la vie sociale et le destin des individus dans une société humaine.

La thèse de la liberté humaine, en affirmant que « l’existence précède l’essence » est que l’homme, parce qu’il est une conscience, une subjectivité, dispose d’une capacité d’auto-détermination telle qu’il peut déterminer par lui-même le sens de son existence, construire son histoire et sa destinée, sans être enfermé dans les limites d’une identité pré-définie (identité d’une nature, d’une culture ou d’une catégorie sociale). L’homme existe d’abord, il se définit ensuite par ses choix, ses projets, ses actions: il doit en conséquence se considérer, sur le plan individuel comme sur le plan politique, comme responsable de ce qu’il est, le produit de ses propres choix, et responsable de son devenir, donc de sa destinée. Dire que l’homme est condamné à être libre signifie que la liberté est son destin, ou que son destin est de ne pas avoir de destin, puisqu’il lui faut admettre que ni Dieu, ni la nature, ni la société ne sont responsables de ce qui lui arrive. Ce qui lui arrive est le produit de sa liberté, de ce qu’il a fait ou de ce qu’il n’a pas fait, parce qu’il a choisi, ou pouvait choisir, de le faire ou de ne pas le faire.

Dans le texte ci-dessous, Sartre, commentant une formule de l’écrivain russe Dostoïevsky, tire les conséquences sur le plan moral de sa thèse sur la liberté humaine. Dire qu’il n’y a pas de déterminisme, que l’homme est condamné à être libre, signifie que nous sommes sans excuses, responsables de tout ce qui nous arrive. Celui qui tue dans un moment de passion doit être considéré comme « responsable de sa passion ». Si on applique cette conception maximaliste de la liberté au cas, évoqué plus haut, de celui qui tue sous l’emprise d’une bouffée délirante déclenchée sous l’effet d’une consommation régulière de cannabis, il faudrait dire que celui-ci est responsable de sa folie, puisque l’abolition de la conscience au moment de l’acte est le produit de ce que l’individu en question a fait de lui-même par ses choix, par la manière dont il a construit sa vie et sa personnalité. Le mécanisme neuropsychique qui explique le trouble mental ne devrait pas dans un tel cas servir d’excuse ou de justification de l’irresponsabilité pénale. C’est un raisonnement de ce type qui motive ceux qui proposent de changer la loi pour abolir automatiquement l’abolition du discernement et l’irresponsabilité pénale en cas de prise de stupéfiant. 

Dans le texte, Sartre, qui défend un humanisme athée, évoque également le rapport à Dieu. Il commente une citation de l’écrivain russe Dostoïevsky, qui exprime l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de responsabilité morale sans Dieu. Dans les Frères Karamazov, Dostoïevsky fait même dire à l’un de ses personnages : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous envers tous et moi plus que tous les autres. » La responsabilité de l’homme devant Dieu est d’un poids plus écrasant que sa responsabilité devant la justice des hommes. Elle est illimitée car l’homme n’est jamais à la hauteur de ce Dieu attend de lui.  Pour Sartre, au contraire, la foi est une « mauvaise foi » par laquelle l’homme pense pouvoir se décharger de sa responsabilité. D’abord, parce que si je suis la créature de Dieu, pour moi « l’essence » précède « l’existence » : je suis dans la main de Dieu comme l’outil fabriqué par l’artisan, qui définit par avance la fonction et le destin de l’être qu’il a créé, de sorte que je ne peux me penser comme responsable de ma destinée. Ensuite, parce que si je crois que Dieu est l’auteur des lois morales, je suis dispensé de la responsabilité d’avoir à définir les valeurs qui peuvent guider et justifier mon existence. Enfin, parce que si je justifie mes décisions et mes actions par les signes que Dieu m’envoie, je suis tenté d’oublier que je suis responsable de la lecture que j’en fais. Ce qui sépare le croyant paisible du « guerrier de Dieu », par exemple, tient à l’interprétation de la volonté et du message de Dieu, dont l’homme est seul responsable. 

Dostoïevsky avait écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. » C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais l’expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitiment notre conduite. Ainsi nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justification et des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. L’existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l’homme est responsable de sa passion. L’existentialiste ne pensera pas non plus que l’homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l’orientera; car il pense que l’homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l’homme, sans appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme. 

Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1945)

La thèse de l’innocence ou de l’irresponsabilité de l’homme se fonde sur la critique de l’idée de libre arbitre au nom du déterminisme. Le texte de Spinoza présenté ci-dessous fournit la matrice de la critique de la croyance au libre arbitre. La conscience de soi n’est pas pour Spinoza ce qui fait la liberté humaine mais la cause de la fausse croyance en celle-ci. La croyance au libre arbitre est une erreur persistante, une illusion de la conscience fondée sur l’ignorance des causes qui la déterminent. L’expérience de pensée proposée par Spinoza dans le texte, celle de la pierre qui pense, permet de comprendre cette idée. Une pierre ne peut être la cause volontaire de son mouvement. Le mouvement ne peut venir que d’une cause extérieure, la force qui propulse la pierre. Imaginons que la pierre en mouvement soit douée de conscience sans avoir conservé la mémoire du jet initial ayant provoqué son mouvement : elle serait alors, du fait de sa conscience d’elle-même et de l’ignorance de la cause de son mouvement, persuadée d’être l’auteur de ce mouvement, de l’avoir décidé et choisi. Elle serait dans l’illusion du libre arbitre. Telle est la situation de l’homme. Doué de conscience, mais ignorant les causes qui le font agir, expliquent sa conduite et déterminent son existence, il croit agir librement. Il s’agit cependant d’une illusion, que la science contribue à dissiper toutes les fois qu’elle dévoile un déterminisme, un processus inconscient, naturel, social ou psychologique, qui permet d’expliquer le comportement ou l’action qu’on croyait volontaire. Comme toutes les choses dans le monde, le mouvement de l’homme (ses actions, sa conduite) s’explique par des causes extérieures. Mes gènes sont hérités de mes ancêtres, ma culture et mes valeurs me viennent de l’éducation que j’ai reçue, etc.

A la différence de la pierre, je suis un organisme vivant, j’ai un cerveau complexe, qui produit ce qu’on appelle la conscience et l’intelligence. Mais la conscience est le bout d’une chaîne causale, le produit d’un déterminisme inconscient : il y a en moi, dans mon corps, dans mon cerveau, des processus dont je n’ai pas conscience, dont je ne suis pas responsable, qui sont des « causes extérieures » à ma conscience et qui vont déterminer l’arrivée de telle pensée, de tel désir dans ma conscience, que je pourrais croire avoir choisi sans jamais avoir été en situation de les choisir. « Une pensée vient quand « elle » veut, écrit Nietzsche, et non pas quand « je » veux » : il serait préférable de dire « ça pense en moi », il y a de la pensée produite par la machine cérébrale qu’est mon cerveau, plutôt que « je pense », qui n’est qu’une manière de parler, un usage de la grammaire, mais pas une réalité. Quand plusieurs désirs s’affrontent dans ma conscience, je pense être en situation de délibérer et de choisir, mais il s’agit là encore d’une illusion : le désir le plus fort l’emporte toujours, raison pour laquelle, rappelle Spinoza, il nous arrive de voir le meilleur et de faire le pire. Le drogué a beau savoir qu’il devrait arrêter, l’addiction est trop forte. Pour Spinoza, « le désir est l’essence de l’homme« : le désir et la volonté se confondent, il n’existe pas en nous de volonté libre qui pourrait choisir de résister à la force du désir.

L’ivrogne, écrit Spinoza, croit dire librement ce que, sans l’ivresse, sans l’effet de la cause extérieure qui a altéré son état de conscience, il ne dirait pas. Nous pensons pouvoir distinguer la responsabilité de l’homme qui possède son libre arbitre et conserve le contrôle de ses actes de l’irresponsabilité du fou dont l’état délirant abolit le discernement et le libre arbitre. Pour Spinoza, c’est une erreur. L’homme sain d’esprit ne possède pas davantage de libre arbitre que le fou. Le délirant est le miroir de ce que nous sommes vraiment : des êtres qui ne peuvent être tenus pour responsables de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils font, car ils n’en sont pas réellement les auteurs. L’homme sain d’esprit n’est pas plus libre ni plus responsable de ce qu’il fait : il est simplement plus conscient, ce qui lui donne l’illusion d’être plus libre. De même que l’expert psychiatre révèle aux hommes qui voudraient tenir le criminel pour responsable la réalité du trouble psychique inconscient qui est la véritable cause du crime, le rôle de la science est, dans tous les domaines de la condition humaine, de dissiper l’illusion de la liberté humaine en produisant la connaissance des mécanismes naturels ou sociaux, neuropsychiques ou psychologiques qui déterminent nos comportements sans qu’on en ait conscience

Descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée. Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits [appétits = désirs] et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter [désirer] le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de la même farine, croient agir par un libre décret de l’âme [décret de l’âme = décision de la conscience] et non se laisser contraindre. Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas aisément. Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que, s’il est une chose dont les hommes soient peu capables, c’est de régler leurs appétits, et bien qu’ils constatent que partagés entre deux affections contraires [affections = les désirs, en tant qu’ils nous affectent et ne sont pas librement choisis], souvent ils voient le meilleur et font le pire, ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maîtrisé par le souvenir fréquemment rappelé de quelque autre chose.

Baruch Spinoza, Lettre à Schuller (1667)

Si le libre arbitre est une illusion, les notions de responsabilité, de faute, le culpabilité, qui n’ont aucun sens sans l’idée du libre arbitre, le sont aussi. Ce qui signifie que la morale elle-même, ainsi que le droit en tant qu’il se fonde sur des notions morales, est une erreur. Friedrich Nietzsche, le critique le plus radical de la morale, conçoit même l’hypothèse que la croyance au libre arbitre a été inventée (par les religions) et introduite dans le monde pour justifier la morale, culpabiliser et punir les hommes : « Si l’on a conçu les hommes libres, écrit-il, c’est à seule fin qu’ils puissent être jugés et condamnés, afin qu’ils puissent devenir coupables ». Admettre que le libre arbitre est une erreur conduit à considérer, si on est cohérent, que tout homme, comme le dément, et même s’il n’y a pas abolition du discernement, est irresponsable, donc au sens propre innocent. Donc aussi les criminels. Ce qui n’implique pas que la société doit cesser de se défendre contre le crime, mais qu’il faut, du point de vue de la philosophie déterministe, adopter un autre regard sur le criminel. On ne juge pas les fous et les animaux, mais on peut bien sûr les enfermer ou les éliminer pour s’en défendre si on les estime dangereux. Débarrassés de l’illusion du libre arbitre, nous disent les philosophes spinozistes, nous ne devrions juger personne. Comme l’écrit Bertrand Russell, nous devrions traiter les hommes comme nous traitons les automobiles. Quand une automobile tombe en panne, nous ne considérons pas qu’elle est responsable de sa panne. Nous ne la jugeons pas, nous essayons de la réparer. Puisque les hommes ne sont pas plus libres que les machines, il faudrait avoir la même attitude avec les hommes : 

Personne ne traite une automobile aussi stupidement qu’on traite un être humain. Quand l’automobile ne veut pas avancer, on n’attribue pas cette panne à quelque péché; on ne dit pas: « tu es une méchante automobile, et je ne te fournirai pas d’essence avant que tu ne démarres. » Au contraire, l’on cherche à découvrir ce qui ne marche pas et à le réparer. Traiter de manière analogue un être humain est cependant considéré comme contraire aux vérités de notre sainte religion…

Bertrand Russell, La religion a-t-elle contribué à la civilisation ? (1957)

Les deux thèses, celle de la liberté humaine et celle du déterminisme sont-elles compatibles ? Elles semblent s’exclure, mais force est de constater que notre droit, en reconnaissant la possibilité de l’irresponsabilité pénale, admet que l’homme peut être considéré de deux points de vue différents : comme un être libre et responsable lorsqu’il est conscient de ce qu’il fait et de ce qu’il est; comme un être irresponsable lorsque, dépossédé de la conscience de soi et du libre arbitre, il est sous l’emprise d’une force inconsciente qui prend possession de sa personne pour agir à sa place. Pour établir l’irresponsabilité pénale, la justice fait appel  à une expertise scientifique. La psychiatrie n’est certes pas une science exacte, c’est un point qui alimente les polémiques au sujet de l’irresponsabilité pénale, mais c’est néanmoins au nom d’un savoir, d’une connaissance des mécanismes psychiques, que les psychiatres sont invités à se prononcer.

Il est donc possible de défendre la thèse selon laquelle on ne peut faire l’économie d’aucun des deux points de vue, celui de la morale qui considère l’homme comme libre et responsable, et celui de la science qui le considère comme le produit d’un déterminisme qui échappe à la conscience des acteurs. Pour la science, le déterminisme est un postulat : tout est déterminé, il n’y a pas d’effet sans cause. En raison de notre ignorance, il est impossible d’écarter l’hypothèse que nous ne sommes pas libres lorsque nous croyons agir librement. La liberté de la volonté est toujours incertaine. L’homme ne se définit pas exclusivement par la liberté. Il est un produit de la nature, de la société et de son histoire. Le progrès de la connaissance dévoile aux hommes la diversité des déterminismes qui pèsent sur eux. 

Comment dès lors, peut-on admettre la compatibilité de la thèse de la liberté avec la science ? Kant apporte à ce problème une réponse en deux temps. D’abord, il faut reconnaître que, de même que nous ne savons pas si nous sommes libres (au sens du libre arbitre), nous ne pouvons non plus être certains que nous ne sommes pas libres, en raison des limites de la connaissance. La limitation du savoir humain est en un sens provisoire (la science progresse) mais en un autre sens définitive : l’esprit humain n’atteindra jamais l’omniscience qu’on prête à Dieu, de sorte qu’il y aura toujours une part d’inconnaissable. Ensuite et surtout, si nous ne pouvons pas être certains que nous sommes libres, il est certain que nous ne pouvons éviter de croire que nous le sommes, et même que nous devons croire que nous le sommes. L’idée de liberté est imposée par la morale, comme sa condition nécessaire, et c’est parce que la morale est certaine (selon Kant), que l’idée de liberté ne peut être niée. La morale dit « Tu dois ! ». Elle dit donc en même temps: « Tu peux ! », « Tu dois, donc tu peux« , « Tu peux le faire (ou t’abstenir de le faire), parce que ta conscience exige que tu le fasses (ou que tu t’abtiennes de le faire) ». Aucune science, aucun dévoilement d’un mécanisme inconscient ne peut réfuter le jugement de la conscience morale, ni la conscience d’être responsable de ce qu’on sait devoir faire (ou ne pas faire). La conscience du Bien et du Mal, du juste et de l’injuste, fonde la responsabilité et prouve non pas la réalité de la liberté mais la nécessité de l’idée de liberté.

C’est cette thèse qu’illustre le texte de Kant ci-dessous, dans lequel celui-ci invite son lecteur à se placer du point de vue d’un homme qui aurait à choisir entre la vie et la pire des injustices. Aucun homme, affirme Kant, ne choisirait de de perdre la vie en échange d’un moment de plaisir suprême (ici, ce qui est suggéré, c’est une nuit de plaisirs avec la femme rêvée). Le renoncement au plaisir ne serait en telle circonstance qu’une apparence de libre choix, le choix étant en réalité déterminé par l’instinct de survie. En revanche, chacun sait qu’il pourrait au moins hésiter, donc avoir conscience de sa liberté, de son pouvoir de choisir, devant la perspective d’avoir à sauver sa vie au prix de la plus grande des injustices, condamner un innocent à une mort certaine. La conscience morale interdit même la justification que constituerait l’excuse d’agir sous la contrainte et une menace de mort. La conscience morale est conscience d’une responsabilité irrécusable, qu’il est impossible de fuir. Elle est donc conscience d’une liberté irréductible.

Le sacrifice de soi ne peut être qu’un libre choix attestant de notre aptitude à résister au plus fort de tous les désirs, celui de rester en vie. Bien entendu, il ne s’agit ici que d’une expérience de pensée. Kant veut dire que seul le désintéressement pourrait prouver la liberté. Le fait de pouvoir soupçonner la présence d’un désir, conscient ou inconscient, donc d’un intérêt caché, derrière chaque action humaine, est une objection contre le libre arbitre, un argument en faveur de la thèse de Spinoza. Or, le désintéressement n’est jamais certain. Mais la conscience de sa possibilité, elle, est certaine. Nous pensons avoir en nous le pouvoir de résister à un désir, le pouvoir de sacrifier un intérêt pour faire le Bien ou éviter de faire le Mal. La conscience de ce pouvoir, la conscience du pouvoir de s’abstenir de commettre un acte injuste, correspond à l’idée de liberté, une idée dont ni le sujet humain ni la société ne peuvent se passer et qui fonde la responsabilité. L’homme ne pourrait selon Kant nier sa liberté et sa responsabilité sans nier non seulement la morale, mais son humanité même. 

Supposez que quelqu’un allègue, à propos de son inclination à la luxure, qu’il lui est absolument impossible d’y résister quand l’objet aimé et l’occasion se présentent à lui : si, devant la maison où cette occasion lui est offerte, un gibet se trouvait dressé pour l’y pendre aussitôt qu’il aurait joui de son plaisir, ne maîtriserait-il pas alors son inclination ? On devinera immédiatement ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince prétendrait le forcer, sous la menace de la même peine de mort immédiate, à porter un faux témoignage contre un homme intégre qu’il voudrait supprimer contre de fallacieux prétextes, il tiendrait alors pour possible, quelque grand que puisse être son amour de la vie, de le vaincre quand même. Il n’osera peut-être pas assurer qu’il le ferait ou non; mais que cela lui soit possible, il lui faut le concéder sans hésitation. Il juge donc qu’il peut quelque chose parce qu’il a pleinement conscience qu’il le doit, et il reconnaît en lui la liberté qui sinon, sans la loi morale, lui serait restée inconnue.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788)

La science et la religion

Notions

Le savoir et la croyance s’excluent mutuellement. La connaissance, c’est le dépassement de la croyance par la preuve, la croyance justifiée par la preuve. Une croyance est une croyance et non une connaissance en raison de l’absence de la preuve de sa vérité. Mais croire peut avoir trois sens différents : la croyance désigne l’opinion (l’hypothèse), le préjugé ou la foi.

Au sens le plus ordinaire, croire signifie avoir une opinion, penser que…, mais sans prétendre savoir avec certitude. Croire, c’est croire savoir en doutant de son savoir. La croyance est en ce sens l’expression de la raison, puisqu’elle s’accompagne du doute méthodique. La science elle-même part de la croyance ainsi définie, baptisée hypothèse ou conjecture.

Dans un deuxième sens, croire peut signifier croire savoir sans savoir et sans savoir qu’on ne sait pas, sans connaître son ignorance. C’est la croyance qui se prend pour une connaissance, mais qui n’est qu’un préjugé, une idée reçue que l’on a jamais mise en question, dont on n’a jamais douté, de sorte qu’il s’agit d’une fausse certitude fondée sur l’ignorance et qui empêche de sortir de l’ignorance. C’est la croyance que combat l’esprit critique (le doute méthodique, le libre examen) qui caractérise le travail de la raison.

Dans un troisième sens, la croyance désigne la foi. Le croyant qui se reconnaît comme croyant sait qu’on peut ne pas croire, car la foi suppose l’impossibilité de présenter une preuve empirique (relative à l’expérience sensible) de l’objet de la croyance. La foi authentique, si elle ne se réduit pas au simple préjugé (croyance au sens 2) est une certitude subjective (et non une simple opinion), mais consciente qu’elle n’est pas une connaissance objective (à la différence du simple préjugé). Croire, en ce sens, ce n’est pas croire savoir, mais croire sans savoir ni pouvoir savoir. La foi est à cet égard une sorte de pari, un engagement fondé sur un acte de confiance (fidès en latin, signifie « confiance »), qui n’est pas nécessairement aveugle ou naïf, qui peut être justifiée par des raisons, mais qui consiste à admettre ce que la raison seule ne peut garantir par des preuves. La foi est en ce sens comparable à l’amour ou à l’amitié, lesquels peuvent du reste se définir par la fidélité, ou par la foi comme pari sur la fidélité. Lorsque Blaise Pascal écrit « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point« , il évoque aussi bien l’amour que la foi : l’un et l’autre sont au-delà de la raison.

Le conflit de la foi et de la raison

Il est possible de défendre la thèse selon laquelle la raison et la foi sont inconciliables. C’est le point de vue développé par Léo Strauss (Texte 1). La foi engage la vie entière. C’est la vie entière que l’on choisit de placer sous la direction de Dieu, par un engagement fondé sur un acte d’obéissance ou d’amour, non sur l’exclusivité donnée à la raison. Par contraste, le rationnaliste est celui qui choisit la vie guidée par la raison seule, refusant de tenir pour vrai ce qu’il ne peut se représenter être tel par lui-même, au moyen de sa raison. C’est davantage vrai pour le philosophe que pour le scientifique, dans la mesure où le rationalisme scientifique se limite à la connaissance de la nature. Dans ce domaine, le scientifique n’admet que les faits observables et les preuves rationnelles. Dans sa vie morale et spirituelle, il peut être croyant.

Le conflit entre la foi et la raison est inévitable si la foi nie les droits de la raison ou si la raison nie les droits de la foi. Le fait incontournable est celui des conflits entre la science et la religion. Le texte de Freud (Texte 2) fait référence à deux célèbres épisodes de l’histoire des sciences. Le procès de Galilée, d’une part, condamné par l’Église pour avoir défendu la thèse de Copernic, l’héliocentrisme (l’idée que le soleil est au centre du système), remettant en cause le géocentrisme, l’ancien système physique selon lequel la sphère céleste tournerait autour de la Terre, centre immobile du monde. La polémique autour de la théorie de l’évolution de Charles Darwin, d’autre part, toujours aujourd’hui contestée, non par des scientifiques, mais par des croyants qui pensent pouvoir critiquer ce que dit la science en défendant la thèse du créationnisme, l’idée selon laquelle les espèces vivantes aujourd’hui ont la même forme fixe depuis la création du monde par Dieu.

Le deuxième exemple est préférable au premier, dans la mesure où, s’agissant de l’origine de l’homme, le récit scientifique contredit effectivement le récit biblique ou coranique, tandis que Galilée et Copernic ne mettaient en cause que la science grecque. A travers Galilée, l’Église censurait la liberté de l’esprit des chercheurs, qui constituait une menace pour son autorité. La théorie de Darwin, en revanche bouscule plusieurs croyances associées au monothéisme, qui sont évoquées dans le texte de Bertrand Russell (Texte 3) : non seulement le récit sur l’origine de la vie et de l’homme, mais aussi l’idée de Providence divine (l’idée selon laquelle tout est bien fait dans la nature, l’adaptation comme preuve d’un Créateur intelligent, d’un plan divin), et peut-être surtout le statut moral et spirituel exceptionnel de l’homme, la créature à l’image de Dieu, bousculée par le le continuisme entre le singe et l’homme, l’ancrage de l’origine de l’homme dans l’animalité, dans l’évolution biologique.

Pour dépasser le conflit entre la foi et la science, le croyant doit admettre le principe de la distinction des ordres établi par Pascal (Texte 4), un penseur qui s’efforce de justifier la foi dans le langage de la philosophie. La séparation des domaine implique que la science et la religion limitent leurs prétentions, l’une au domaine de la connaissance de la nature, où la raison doit avoir le dernier mot, l’autre au domaine qui est le sien, celui de la morale et du salut (l’ordre de la charité et de l’espérance).

Reconnaître les droits de la science, pour le croyant, signifie qu’il lui faut admettre que la connaissance du monde réel (celui des faits observables) doit obéir aux deux grands principes de la science : le naturalisme méthodologique d’une part, selon lequel tout fait naturel doit s’expliquer par une cause naturelle, la falsifiabilité d’autre part, c’est-à-dire l’idée selon laquelle une hypothèse (une opinion) n’a de valeur scientifique que si elle s’expose à la contradiction par l’expérience (par une observation possible). Le paradoxe de la connaissance scientifique est en effet que les vérités ne sont jamais considérer comme des dogmes, mais comme des vérités provisoires. C’est un argument parfois utilisé à tort par les croyants contre la science : si la théorie de l’évolution est une vérité provisoire, on serait en droit de la considérer comme incertaine. En réalité, la science se définit par le progrès méthodique en direction de la vérité. Si ce progrès est possible, c’est d’une part parce qu’il n’y a pas de vérités définitives, mais aussi, d’autre part, parce qu’il est possible de prouver l’erreur avec certitude. L’observation d’un seul cygne noir prouve de manière certaine que la théorie selon laquelle « tous les cygnes sont blancs » est fausse. Dans les sciences, l’erreur est certaine, la vérité incertaine : la découverte des fossiles prouve de manière certaine que la théorie créationniste et fixiste sur l’origine des espèces est fausse. La théorie de l’évolution est considérée comme plus juste, la seule possible faute d’une alternative crédible, mais son contenu n’est pas constitué par des vérités définitives et change à mesure que la science progresse.

Les droits de la raison scientifique peuvent être niés par les croyants au nom de la foi. Mais les droits de la foi peuvent-ils être niés par la raison ? Ils ne devraient pas l’être, explique le philosophe André Comte-Sponville (Texte 5) dans un texte où il analyse les deux sens de l’athéisme et la signification de l’agnosticisme. Le seul point de vue rationnel à propos des dieux (ou de Dieu) a été formulé dès l’origine de l’histoire de la philosophie par un contemporain de Socrate, Protagoras : « Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas« . La véritable raison en est que le divin n’est pas un objet de l’expérience possible, un fait observable, un objet de science. Ni la proposition « Dieu existe », ni la proposition « Dieu n’existe pas » ne sont falsifiables, c’est-à-dire susceptibles d’être contredites par une observation. Ce sont donc des croyance possibles, mais pas des connaissances. Nier la foi au nom de la raison serait donc, de la part du rationaliste, une erreur.

Reconnaître que la foi n’est pas un savoir (au sens de la connaissance scientifique) devrait donc être, pour le rationaliste comme pour le croyant, une condition nécessaire pour concilier la foi et la raison. Pour le croyant, il faut sans doute également consentir au renoncement à la lecture littérale des Écritures. Ce que rend possible la théorie de la non-contradiction de la vérité avec la vérité et la doctrine des deux livres, qui remontent au penseur musulman Averroès, ou Ibn Rushd (Texte 6) . Selon Averroès, le Coran encourage l’étude de la nature, laquelle est l’oeuvre de Dieu, de sorte que les Écritures et la science sont deux sources légitimes de vérités qui ne peuvent se contredire. Le livre sacré et la nature pouvant en quelque sorte être considérés comme les deux livres de Dieu.

Documents

Texte 1L’homme ne peut vivre sans lumière, sans guide, sans connaissance : ce n’est que parce qu’il le connaît qu’il trouve le bien dont il a besoin. La question fondamentale est donc de savoir si les hommes peuvent acquérir cette connaissance du bien, sans laquelle ils ne peuvent guider leur vie individuelle ou leur vie sociale, par les seuls efforts de leurs facultés naturelles, ou s’ils doivent s’en remettre pour cela à la révélation divine. Il n’y a pas d’alternative plus essentielle que celle-ci : direction humaine ou direction divine. La première possibilité apparaît dans la philosophie ou la science au sens premier de ce terme, la seconde se trouve dans les Écritures. On ne peut esquiver le dilemme par un essai de conciliation ou de synthèse. Car toutes deux, la philosophie et les Écritures, proclament qu’une seule chose est nécessaire : une vie de libre recherche pour l’une, une vie d’obéissance et d’amour pour l’autre ; or, l’une est à l’opposé de l’autre. Dans tout essai de conciliation, dans toute synthèse, si remarquable soit-elle, l’un des deux éléments est sacrifié, subtilement peut-être, mais à coup sûr : la philosophie, qui entend être souveraine, doit devenir la servante de la révélation ou vice-versa. Léo Strauss, Droit naturel et histoire (1953)

Texte 2 – Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale. Sigmund FreudIntroduction à la psychanalyse (1916).

Texte 3La théorie de Darwin fut pour la théologie un coup aussi dur que celle de Copernic. Non seulement il devenait nécessaire d’abandonner la fixité des espèces, et les nombreux actes de création distincts que la Genèse paraissait affirmer; non seulement il devenait nécessaire d’admettre, depuis l’origine de la vie, un laps de temps bouleversant pour les tenant de l’orthodoxie; non seulement il devenait nécessaire d’abandonner une foule d’arguments en faveur de la bienveillance de la Providence, reposant sur l’adaptation parfaite des animaux à leur milieu, puisque cette adaptation s’expliquait maintenant par l’effet de la sélection naturelle; mais, pis encore, les évolutionnistes osaient affirmer que l’homme descendait d’animaux inférieurs. Les théologiens et les personnes incultes s’emparèrent de cet aspect de la théorie. Le monde s’écria avec horreur : « Darwin prétend que l’homme descend du singe ! » (…) Les théologiens firent observer que les hommes ont des âmes immortelles, tandis que les singes n’en ont pas ; que le Christ était mort pour sauver les hommes et non les singes ; que les hommes ont un sens du bien et du mal qui leur vient de Dieu, tandis que les singes sont guidés uniquement par l’instinct. Si les singes s’étaient transformés en hommes par degrés imperceptibles, à quel moment avaient-ils acquis subitement ces caractères théologiquement importants ? En 1860 (un an après la parution de l’Origine des Espèces), devant la « British Association », l’évêque Wilberforce tonna contre le darwinisme, s’écriant : « Le principe de la sélection naturelle est absolument incompatible avec la parole de Dieu. » Bertrand Russell, Science et religion (1935)

Texte 4L’athéisme est un objet philosophique singulier. C’est une croyance, mais négative. Une pensée, mais qui ne se nourrit que du vide de son objet. C’est ce qu’indique suffisamment l’étymologie : ce petit a privatif, devant l’immense théos (dieu)… Être athée, c’est être sans dieu, soit parce qu’on se contente de ne croire en aucun, soit parce qu’on affirme l’inexistence de tous. Dans un monde monothéiste, comme est le nôtre, on pourra en conséquence distinguer deux athéismes différents : ne pas croire en Dieu (athéisme négatif) ou croire que Dieu n’existe pas (athéisme affirmatif, voire militant). Absence d’une croyance, ou croyance en une absence. Absence de Dieu, ou négation de Dieu. Entre ces deux athéismes, on évitera de trop marquer la différence. Ce sont deux courants plutôt que deux fleuves : deux pôles, mais dans un même champ. Tout incroyant, entre les deux, peut ordinairement se situer, hésiter, fluctuer… Il n’en est pas moins athée pour autant. On croit en Dieu ou n’y croit pas : est athée toute personne qui choisit le second terme de l’alternative. Et l’agnostique ? C’est celui qui refuse de choisir. Très proche en cela de ce que j’appelais l’athéisme négatif, mais plus ouvert, c’est sa marque propre, à la possibilité de Dieu. C’est comme un centrisme métaphysique, ou un scepticisme religieux. L’agnostique ne prend pas parti. Il ne tranche pas. Il n’est ni croyant ni incroyant : il laisse le problème en suspens. Il coche la case « sans opinion » du grand sondage métaphysique portant sur l’absolu. Il a pour cela d’excellentes raisons. Dès lors qu’on ne sait pas si Dieu existe (si on le savait, la question ne se poserait plus), pourquoi faudrait-il se prononcer sur son existence ? Pourquoi affirmer ou nier ce qu’on ignore ? L’étymologie, ici encore, est éclairante. Agnôstos, en grec, c’est l’inconnu ou l’inconnaissable. L’agnostique, en matière de religion, c’est celui qui ignore si Dieu existe ou non, et qui s’en tient à cette ignorance. Comment le lui reprocher ? L’humilité semble de son côté. La lucidité aussi. Par exemple dans cette belle formule de Protagoras : « Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas. Trop de chose empêchent de le savoir : d’abord l’obscurité de la question, ensuite la brièveté de la vie. » Position respectable, cela va de soi, et qui paraît même de bon sens. Elle renvoie le croyant et l’athée à leur outrance commune : l’un et l’autre en disent plus qu’ils ne savent. Mais cela, qui fait la force de l’agnosticisme, fait aussi sa faiblesse. Si être agnostique, c’était seulement ne pas savoir si Dieu existe, nous devrions tous être agnostiques – puisqu’aucun de nous, sur cette question, ne dispose d’un savoir. L’agnosticisme, en ce sens, serait moins une position philosophique qu’une donnée de la condition humaine. Si vous rencontrez quelqu’un qui vous dit : « Je sais que Dieu n’existe pas », ce n’est pas d’abord un athée ; c’est un imbécile. Disons que c’est un imbécile qui prend son incroyance pour un savoir. Et de même si quelqu’un vous dit : « Je sais que Dieu existe » ; c’est un imbécile qui prend sa foi pour un savoir. La vérité, il faut y insister, c’est que nous ne savons pas. Croyance ou incroyance sont sans preuve, et c’est ce qui les définit : quand on sait, il n’y a plus lieu de croire ou non. André Comte-Sponville , L’esprit de l’athéisme (2006)

Texte 5La distance infinie des corps aux esprits figurent la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans la recherche de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces gens de chair. La grandeur de la sagesse, qui n’est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents de genre. […] Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu’il le fût. Il eût été inutile à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi; mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre. […] Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits; car il connaît tout cela, et soi; et le corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel. Blaise Pascal, Pensées, 793-308 (1670)

Texte 6Nous disons donc : Si l’oeuvre de la philosophie [la science, d’origine grecque, la philosophie à l’époque d’Averroès ne se distingue pas de la science] n’est rien de plus que l’étude réfléchie de l’univers en tant qu’il fait connaître l’Artisan (je veux dire en tant qu’il est oeuvre d’art, car l’univers ne fait connaître l’Artisan que par la connaissance de l’art qu’il révèle, et plus la connaissance de l’art qu’il révèle est parfaite, plus est parfaite la connaissance de l’Artisan), et si la Loi religieuse invite et incite à s’instruire par la considération de l’univers, il est alors évident que l’étude désignée par ce nom, la philosophie, est, de par la Loi religieuse, ou bien obligatoire ou bien méritoire. Averroès (Ibn Rushd), Traité sur l’accord de la religion et de la philosophie (1179).