La question de la justice sociale

Le problème de la justice sociale est celui de l’égalité des chances. L’injustice sociale est l’inégalité des chances d’accéder à certains biens sociaux ou à certaines fonctions sociales en raison d’une inégalité des conditions. Les biens sociaux sont les biens qui apparaissent nécessaires au bonheur (d’où le lien entre la question de la justice sociale et celle du bonheur) : le revenu (pouvoir d’achat), l’accès aux soins, l’accès à l’éducation, à la culture, etc. Les fonctions sociales ou positions sociales sont les activités sociales et politiques, les métiers, les positions de pouvoir. L’inégalité de conditions suppose pour être appréciée le choix d’un critère : le critère privilégié est le critère économique (la richesse, la distinction entre riches et pauvres), mais d’autres critères d’appréciation peuvent être choisis (notamment dans les débats contemporains): le sexe (la distinction hommes/femmes), la race, l’oritentation sexuelle, etc.

Il importe de distinguer deux problèmes, celui de la pauvreté et celui de l’inégalité des chances dans la compétition sociale. Le premier problème se rattache principalement à la question du bonheur, le second, à celle de la liberté

L’inégalité des conditions sociales est à la fois inévitable et susceptible d’être justifiée. Si toutefois une partie de la population vit dans le misère, dans la privation de biens essentiels, l’inégalité des richesses peut être dénoncée comme une injustice criante. Est-ce contre l’inégalité sociale qu’il faut lutter, ou bien plus spécifiquement contre la pauvreté ? Et peut-on lutter contre la pauvreté sans lutter contre l’inégalité sociale ? L’injustice sociale réside-t-elle dans l’inégalité des richesses en tant que telle ou bien exclusivement dans la pauvreté, dans l’inégal accès aux biens les plus essentiels ? Ce questionnement constitue la première pomme de discorde entre libéralisme et socialisme. . L’État doit-il se soucier du bonheur du peuple ? Le libéralisme strict exige de l’État qu’il ne s’en soucie point, pour se borner à garantir et à respecter lui-même les libertés fondamentales : « Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux« , écrit Benjamin Constant. Mais un État démocratique peut-il se désintéresser du malheur et de la pauvreté dans la société qu’il gouverne ? Dès lors que le libéralisme consent à l’intervention de l’État contre le malheur (ce qui est historiquement acquis depuis la mise en place de la sécurité sociale, du Welfare State ou État providence), se pose la question des critères et des limites d’une telle intervention.

Le second problème, celui de l’égalité des chances au sens strict, recoupe en partie celui de la pauvreté mais ne s’y réduit pas. La question n’est pas simplement celle de l’accès aux biens essentiels mais celle de la réalité de l’égalité des chances dans la compétition sociale, une promesse majeure du libéralisme politique, pour lequel les deux piliers du progrès social sont la prospérité économique et l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales. Le libéralisme prétend instituer l’égalité des chance par l’égale liberté. Mais celle-ci est-elle suffit-elle à réaliser l’égalité des chances ? L’inégalité des conditions sociales ne constitue-t-elle pas un obstacle à l’égalité des chances, un obstacle insurmontable si l’État n’intervient pas pour réformer et transformer la société, à l’inverse de ce que demande le libéralisme ?

La justification libérale de l’inégalité sociale

Le libéralisme politique a défini la justice par l’égalité stricte, ce qu’Aristote appelait l’égalité arithmétique : chaque individu doit avoir les mêmes droits que tous les autres. Le principe de l’égale liberté implique l’abolition des privilèges et se traduit par l’égalité en droits, l’exigence de l’égalité devant la loi. Le principe de l’égale liberté implique du même coup celui de l’égalité des chances : s’il n’existe pas de privilège de naissance, chacun est libre d’accéder à toutes les positions sociales. S’il n’y a plus de monarchie héréditaire, n’importe qui, quelle que soit son origine sociale, peut devenir chef de l’État. S’il n’y a plus d’aristocratie, n’importe qui, quelle que soit son origine sociale, peut espérer accéder à la fortune et à une position sociale dominante par son travail, son talent et son esprit d’entreprise.

Paradoxalement (mais le paradoxe n’est qu’apparent), l’égalité strite affirmée par le libéralisme politique justifie l’inégalité économique et sociale. On juge qu’il y a inégalité sociale si on met en parallèle les différences de situation sociale avec une hiérarchie des valeurs. Si on juge que la richesse est préférable à la pauvreté, alors la différence entre les riches et les pauvres est une inégalité. Considérant que tous les hommes disposent, du fait de l’égalité en droits, de la même liberté et donc des mêmes chances d’accéder à toutes les fonctions sociales, le libéralisme estime que l’inégalité sociale n’est pas un problème. La métaphore qui permet de comprendre les rapports entre égale liberté et inégalité sociale dans le libéralisme est celle de la compétition sportive : tous les coureurs sont à égalité sur la ligne de départ (égalité en droits, il n’y a pas de privilège); ils sont libres de donner la pleine mesure de leur talent, cultivé par le travail auquel ils ont librement consenti (égale liberté); en conséquence, le résultat de la course, le classement est nécessairement juste, à l’image de l’inégalité économique et sociale qui résulte de la compétition sociale dans la société libérale.

Au premier abord, il n’y a donc pas de problème de justice sociale pour le libéralisme politique, dont la théorie de la justice repose sur deux principes, formulés tous les deux dans l’article 1 de la Déclaration de 1789. Le premier principe, celui de l’égale liberté, est énoncé par la première phrase de l’article : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits« . Le second principe est contenu dans la deuxième phrase : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Ce principe est celui de l’égalité des chances dans la compétition sociale, le principe qui justifie les différences de situation sociale (les « distinctions sociales »), c’est-à-dire l’inégalité sociale. L’utilité commune, c’est-à-dire l’efficacité de l’organisation sociale, justifie la concurrence, la compétition sociale, tandis que l’égale liberté de participer à cette compétition justifie le classement social qui en résulte.

La critique socialiste de l’injustice sociale

La critique socialiste du libéralisme est née au début du 19e siècle de ce qu’on a baptisé « la question sociale », le problème politique posé par la misère ouvrière. Elle part d’un constat : l’inégalité sociale n’est pas juste, puisque l’inégale répartition des richesses s’accompagne d’un accès inégal à des biens sociaux aussi essentiels que pouvoir manger à sa faim, y compris quand on est trop malade ou trop vieux pour travailler, pouvoir accéder à un travail pour gagner sa vie, conserver la santé quand le travail est épuisant ou expose à des risques pour la vie, etc. Pour les socialistes, l’injustice sociale doit être compensée par une intervention de l’État, quitte à porter atteinte à la propriété privée, puisqu’il faut bien prendre aux riches si l’on veut donner aux pauvres.

Le point important sur le plan théorique consiste à souligner l’insuffisance des principes du libéralisme politique Non seulement l’égale liberté n’est pas une protection contre la misère, mais elle la rend possible, puisque la liberté économique autorise la libre exploitation du travail humain, la libre exploitation de l’homme par l’homme. En outre, l’égal respect de la propriété du riche et de celle du pauvre ne profite qu’au riche, empêchant a priori la redistribution des richesses. Le libéralisme est aveugle au fait que l’égalité politique, l’égalité en droits, ne peut suffire à garantir la justice, puisque l’injustice sociale est générée par la société elle-même, et du fait même que les hommes sont laissés libres de conduire leurs affaires comme ils l’entendent.

L’auteur Karl Marx a initié une critique sociale du libéralisme plus radicale. Le socialisme européen, à partir du début du 19e siècle, au début de l’ère industrielle, est une réponse à l’inégalité économique et sociale résultant des libertés économiques au sein de la société capitaliste. L’auteur qui a initié la critique sociale du libéralisme la plus radicale, en ce sens qu’il élabore un diagnostic visant à remonter à la racine de l’injustice sociale, est Karl Marx. Son oeuvre a marqué l’histoire du socialisme européen, à la fois sa composante révolutionnaire (qui conduit, en 1917, à la révolution russe) et sa composante réformiste (le socialisme démocratique de la social-démocratie européenne).

L’injustice sociale selon Marx et la critique socialiste du libéralisme est l’inégalité des chances d’accéder aux biens sociaux en raison du rapport de domination de classe qui structure la société capitaliste. L’inégalité des conditions entre la bourgeoisie et la classe ouvrière n’a pas pour Marx le sens d’une inégalité de richesses qui pourrait s’estomper avec le temps et quelques réformes sociales. L’inégalité des conditions est structurelle et irréductible en raison de la nature même du système économique, qui organise l’exploitation du travail par le capital (c’est ce qui le caractérise). Dans la société capitaliste, en effet, la classe dominante, la bourgeoisie détentrice du capital, mène le jeu économique en vue d’augmenter ce capital ; elle condamne les prolétaires, la masse de ceux qui doivent vendre leur force de travail pour survivre, à accepter les conditions de travail et de salaire qu’elle leur impose. L’écart se creuse ainsi inévitablement entre les riches et les pauvres, de sorte que pour les pauvres les libertés personnelles, notamment les libertés économiques, ne sont que des libertés formelles, c’est-à-dire des libertés de papier, des droits abstraits écrits dans des textes déclaratifs et constitutionnels, qui n’augmentent en rien le sentiment éprouvé de vivre une vie sociale libre et heureuse. Pour celui qui dans son existence sociale concrète, se voit dicter ses conditions de travail et de revenu par le pouvoir économique, la liberté n’est pas réelle et ne peut apparaître telle.

L’analyse critique que fait Marx du système capitaliste s’accompagne d’une critique radicale du libéralisme politique : la liberté n’est rien d’autre que la liberté des propriétaires du capital (l’épargne accumulée) d’exploiter la force de travail des prolétaires (dont la seule propriété est la force de travail), de sorte qu’au sein de cet État libéral qui garantit l’égalité des droits, l’injustice sociale prospère nécessairement. La liberté et l’égalité réelles ne peuvent advenir qu’au moyen d’un changement radical : il faut une révolution qui abolisse la propriété privée des moyens de production et confie à l’État la gestion de l’économie au seul profit du peuple.

Marx reconnaît au capitalisme le mérite d’avoir développé comme jamais auparavant les forces de production de l’humanité, condition nécessaire de la prospérité collective. Cette condition n’est toutefois pas suffisante, du fait de l’inégalité des chances de bénéficier de cette prospérité nouvelle qui résulte mécaniquement du régime de la propriété privée des moyens de production dans le système capitaliste. Il ne pourrait y avoir de justice sociale que dans la société communiste, la société qui, au moyen d’une révolution, réalise l’appropriation collective des moyens de la production économique, mettant ainsi définitivement fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Dans l’utopie communiste, la société sans classe qui succède à la société capitaliste réalise la synthèse idéale de la justice sociale et de la prospérité générée par la production industrielle.

Les réponses du libéralisme à la critique socialiste

Le débat entre libéralisme et socialisme porte sur la crédibilité de cette utopie d’une société à la fois prospère (la « société d’abondance ») et réellement libre, puisque définitivement délivrée de toutes les formes de dominations sociales et l’exploitation de l’homme par l’homme. La liberté réelle, pour Marx comme pour les anarchistes, ne peut exister que dans la coopération sociale et non pas dans la concurrence fondée sur l’intérêt égoïste, dans l’union de l’homme avec l’homme, non dans la séparation instituée par la propriété privée. A la lutte des classes résultant de l’exploitation de l’homme par l’homme, la société communiste substitue « une libre association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (Marx, Le Manifeste du parti communiste). La domination politique elle-même est selon Marx amenée à disparaître (thèse du « dépérissement de l’État » après la révolution communiste) : l’État étant toujours, selon l’interprétation marxiste de l’histoire, l’instrument de domination de la classe dominante, devrait logiquement être privé de raison d’être dans la société sans classe. Communistes et anarchistes ne diffèrent que sur la question des moyens, de la conception de l’action politique, mais ils partagent l’idéal d’une société parfaitement libre et égalitaire fondée sur la coopération sociale, une société sans classe dans laquelle l’auto-organisation du peuple rend inutile la contrainte exercée par un pouvoir politique.

La critique libérale du socialisme s’inspire à la fois de sa critique de l’anarchisme et de sa critique du despotisme. Le libéralisme politique se fonde sur une conception de la nature humaine qui se veut réaliste : l’homme est par nature égoîste, animé par la passion de la domination (au moyen de la richesse, du pouvoir ou de la gloire). En conséquence, les doctrines qui, telles l’anarchisme et le communisme, conçoivent la société juste comme une société dans laquelle l’homme cesserait d’être égoïste et belliqueux, sont jugées utopiques, irréalistes. Le libéralisme milite pour l’Etat de droit, un État respectueux de la liberté humaine, mais il juge l’État nécessaire, en vertu de l’argumentation de Thomas Hobbes, parce que « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître » (Kant).

L’argument de l’efficacité économique

Le débat entre libéralisme et socialisme porte d’abord sur l’économie. A l’idéal socialiste d’une société prospère et juste, qui conserveraient les bienfaits du capitalisme après la collectivisation de l’économie, les libéraux opposent l’objection du réalisme : l’efficacité économique a pour condition la concurrence, dont le moteur est l’intérêt particulier. L’homme, naturellement paresseux, ne travaille que sous l’aiguillon du besoin ou par ambition personnelle, pour s’enrichir, surpasser les autres hommes et triompher de ses concurrents. « L’erreur commune des socialistes est de ne pas tenir compte de la paresse naturelle aux hommes« , écrit John Stuart Mill. Travaillant égoïstement pour lui-même, l’homme travaille en même temps pour les autres, puisque sa production satisfait une demande sociale. Le projet de l’économie politique libérale est ainsi de mettre l’intérêt particulier au service de l’intérêt général, de prendre appui sur l’égoïsme naturel de l’homme, en tant que celui-ci est un agent rationnel cherchant à maximiser ses intérêts, afin de maximiser l’utilité commune, à savoir la création de richesse dans la société (la croissance économique). « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts » écrivait Adam Smith, le premier grand théoricien de l’économie politique libérale.

Le libéralisme défend le principe de la concurrence contre l’idée socialiste de la planification par l’Etat de l’activité économique. La concurrence, bien qu’elle soit la cause des malheurs que l’on regarde comme injustes (faillites, chômage, exploitation des travailleurs), est justifiée à la fois du point de vue de l’efficacité économique et du point de vue moral, puisqu’elle incite l’homme à cultiver ses talents et qu’elle concrétise le principe libéral de l’égalité des chance : « Au lieu de considérer, comme la plupart des socialistes, la concurrence comme un principe funeste et antisocial, je vois que, dans l’état actuel de la société et de l’industrie, tout ce qui la limite est un mal et tout ce qui l’étend, fût-ce même aux dépens du bien-être temporaire d’une classe de travailleurs, est un bien en définitive. La protection contre la concurrence est une protection en faveur de l’oisiveté, de l’inaction intellectuelle ; une dispense de l’obligation d’être aussi intelligent et aussi laborieux que les autres hommes. » (John Stuart Mill)

La critique du despotisme

La critique libérale du socialisme est également politique. Le libéralisme politique se fonde sur la critique du despotisme. Les libéraux ont repris les argument de Thomas Hobbes justifiant l’existence de l’État tout en s’inquiétant du risque qu’une telle justification fait peser sur la liberté : c’est précisément parce que l’État est nécessaire qu’il apparaît en retour nécessaire de limiter son pouvoir. Or aux yeux des libéraux, le socialisme, en confiant à l’État la fonction de s’approprier l’industrie et d’organiser l’économie, contribue à fabriquer un despotisme pire que celui de la monarchie absolue. En plaçant la question sociale au coeur du débat politique, les socialistes oublient la question de la liberté politique, l’exigence de construire un État de droit apte à protéger les libertés personnelles et politiques. Les penseurs libéraux ont interprété la révolution russe de 1917 comme une expérience grandeur nature montrant que l’abolition du capitalisme (l’appropriation de l’économie par l’État) conduisait nécessairement non à la liberté réelle mais au renforcement du pouvoir de l’État aux dépens des libertés personnelles, voire à l’État totalitaire.

La critique du diagnostic critique

Le libéralisme comprend de nombreux courants, plus ou moins favorables ou hostiles au socialisme (à la critique de l’injustice sociale) et plus ou moins enthousiastes ou critiques à l’égard du libéralisme économique. On peut caractériser le libéralisme par deux traits que tous les libéraux ont en commun : 1) le libéralisme consiste à donner la priorité à la défense de la démocratie libérale et des droits-liberté par rapport à toute autre considération, notamment l’exigence de mettre fin à l’injustice sociale; 2) même s’il admet l’existence d’effets indésirables de la liberté économique et du capitalisme, ainsi que la nécessité de réformes sociales et d’une régulation de l’économie par l’État, le libéralisme consiste à juger l’économie de marché fondée sur les libertés économiques comme étant le système économique optimal indépassable. Les libéraux ne peuvent donc admettre la critique radicale du capitalisme formulée par Marx. L’idée d’une correction des inégalités sociales par la redistribution de la richesse produite est acceptables par les libéraux, afin que tous puissent bénéficier de la prospérité, mais il importe à leurs yeux de reconnaître que sans la propriété privée, la concurrence et l’exploitation du travail par le capital, il n’y aurait pas de croissance économique, il n’y aurait pas la création de la richesse nécessaire à la redistribution. Par ailleurs et surtout, les libéraux ne considèrent pas comme purement « formelles », la liberté, l’égalité en droits et l’égalité des chances telles que les conçoit la société libérale. La comparaison entre la domination de l’aristocratie et celle de la bourgeoisie, à leurs yeux, ne tient pas. L’aristocratie est une classe dominante de naissance : on naît aristocrate, on ne le devient pas. Dans la société libérale à l’inverse, dans laquelle les hommes naissent libres et égaux en droits, n’importe quel individu issu de n’importe quelle classe sociale est susceptible, par son travail, son talent et son esprit d’entreprise, d’intégrer la classe dominante, devenant à son tour un « propriétaire du capital ».

La critique libérale de l’injustice sociale

a synthèse entre libéralisme et socialisme est possible, soit du fait de socialistes admettant la nécessité de défendre le libéralisme politique (le socialisme libéral), soit du fait de libéraux reconnaissant l’existence de l’injustice sociale dans la société libérale et la nécessité d’y répondre par une réforme du libéralisme (libéralisme social). Une telle synthèse peut cependant être considérée comme libérale, en ce sens qu’elle implique de donner la priorité à la défense des libertés (libertés politiques et libertés personnelles) dénoncées comme « formelles » par le socialisme révolutionnaire. Une telle synthèse exige également d’admettre l’économie de marché ou système capitaliste, en vertu de deux arguments : 1) le principe de l’égale liberté appliqué à l’économie implique la justification de la concurrence, le droit reconnu à tous de s’enrichir par son travail; 2) l’économie fondée sur le principe de concurrence est plus efficace pour créer des richesses que la planification socialiste, l’efficacité économique étant une condition certes non suffisante mais nécessaire du progrès social.

L’injustice sociale est l’inégalité des chances d’accéder à certains biens ou à certaines positions sociales du fait d’une inégalité de condition. Du point de vue du droit, la condition est dans la société libérale égale pour tous : chacun a les mêmes droits et les mêmes devoirs que tous les autres (principe de l’égalité devant la loi). L’égalité en droits implique l’égalité des chances sociales, chacun dispose du droit de s’enrichir par son travail et d’accéder à toutes les fonctions sociales. Dans la mesure où l’organisation politique de la société est juste, le libéralisme estime que les inégalités sociales sont justifiées. Une société est un système de coopération économique et sociale. Dans la société libérale, la coopération est indissociable de la compétition (concurrence), considérée comme juste (égalité des chances) et efficace. On peut voir dans la compétition sportive une bonne métaphore de la compétition sociale telle que la conçoit le libéralisme : sur la ligne de départ, tous les coureurs ont le même droit de participer et de tenter de gagner la course, ce qui justifie le classement final (nul n’est en droit de se plaindre de sa place dans le classement). En quel sens, si l’inégalité économique et sociale est ainsi justifiée, le libéralisme peut-il juger qu’il existe des injustices sociales ?

L’inachèvement du programme libéral

Historiquement, la mise en place d’un État fondé sur la philosophie des droits de l’homme s’est accompagné de la survivance de dominations sociales contraires au principe de l’égale liberté. L’injustice sociale se conçoit alors comme une inégalité des chances fondée sur une inégalité de condition qui est rendue possible par la non application du principe libéral de l’égalité en droits. On peut donner deux grands exemples de ce type d’injustices sociales : la survivance de l’esclavage au sein de la démocratie américaine et la survivance de la domination masculine dans toutes les sociétés libérales jusqu’à très récemment. Si elle constitue un énorme problème pratique, l’injustice liée à la domination sociale traditionnelle ne pose pas au libéralisme de problème théorique : l’injustice prenant la forme de l’inégalité des droits, la solution réside dans l’application des principes du libéralisme. La difficulté pratique tient au conservatisme social, qui s’explique à la fois par l’intérêt des dominants et par la force des préjugés, notamment, comme l’écrit John Stuart Mill dans un livre consacré à la critique de la domination masculine, L’asservissement des femmes (1869), l’idée selon laquelle la domination est justifiée par la nature.

La solution libérale au problème de l’injustice économique

Un problème théorique se pose en revanche sur le terrain économique et social. L’inégalité des conditions générée par la société capitaliste résulte bien de l’application des principes libéraux. L’égale liberté, chacun peut le constater, a pour effet de générer dans les sociétés libérales d’immenses écarts entre les plus riches et les plus pauvres. Cette inégalité économique peut s’accompagner de deux injustices sociales : la pauvreté d’une part, l’inégal accès aux biens essentiels (ne pas avoir faim, ne pas avoir froid, dirait Épicure); l’absence de réalité de l’égalité des chances d’accéder aux différentes positions sociales, en dépit de l’égalité des chances libérale, que l’on peut alors qualifier de « formelle ». Pour reprendre la métaphore sportive, le droit égal pour tous de participer à la course est une égalité des chances formelle et non pas réelle, en raison du rapport des forces au départ. Dans la société, ce rapport des forces est constitué par la domination des plus riches, des classes sociales favorisées. La sociologie (notamment en France celle de Pierre Bourdieu) souligne les mécanismes de « reproduction sociale » de l’inégalité, en dépit de la démocratisation de l’accès à l’éducation, en dépit, donc, de l’apparente égalité des chances. D’une manière plus générale, l’héritage fait obstacle à la réelle égalité des chances, que l’héritage soit constitué par un capital économique ou par un « capital culturel » (notion introduite par Pierre Bourdieu).

La difficulté théorique pour le libéralisme est de justifier la nécessité d’une intervention de l’État en vue de corriger des inégalités résultant spontanément de la libre activité de chacun dans le cadre de l’égalité en droits, ce qui met a priori le libéralisme en contradiction avec lui-même. Sur le plan pratique, les libéraux sociaux défendent l’idée du « filet de sécurité », de politiques sociales visant à garantir un minimum de sécurité sociale. Le libéralisme contemporain peut aller jusqu’à défendre le principe du Revenu Universel, un revenu minimum (type RSA) qui serait versé automatiquement à tous, tous les mois, sans condition de ressources. L’idée est qu’un revenu minimum de ce type pourrait protéger les plus faibles (handicapés, malades, vaincus de la compétition sociale, chômeurs) de la grande pauvreté. Sur le terrain de l’égalité des chances, les libéraux sociaux sont favorables à l’aide sociale en faveur des plus défavorisés, notamment sur le terrain éducatif, voire à la discrimination positive (dans les universités américaines, par exemple, dont l’entrée est sélective, des « quotas » de places sont réservés aux minorités jugées défavorisées). Les plus audacieux des libéraux sociaux veulent taxer, voire abolir l’héritage, afin que les individus disposent réellement tous, à égalité, des mêmes chances de réussite sociale.

Il existe une diversité de politiques sociales, toutes discutables, visant à compenser les effets injustes de l’inégalité économique et sociale dans le cadre d’une société libérale. Le problème philosophique est celui de leur justification sur le plan des principes de la justice politique. Le grand théoricien contemporain de la justice sociale libérale est le philosophe américain John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice (1974), qui est le livre de philosophie le plus traduit et le plus commenté dans le monde.

La société juste, estime Rawls, est la société dans laquelle chacun pourrait et devrait déclarer vouloir vivre « sous un voile d’ignorance », c’est-à-dire sans connaître à l’avance sa condition (classe sociale, fonction sociale, sexe, intelligence, etc.). Rawls considère que l’organisation sociale préférable est celle fondée sur les deux principes libéraux déjà énoncés par l’article 1 de la Déclaration de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Pour le dire autrement : il est dans l’intérêt de tous de préférer l’efficacité politique et sociale, ce qui implique l’acceptation des hiérarchies et des inégalités sociales, à la condition 1) d’être pleinement libre (de choisir sa vie, son métier, etc.); 2) d’avoir la garantie de l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales.

Il manque toutefois une dimension à la société libérale ainsi définie pour apparaître juste et préférable à toute autre société. « L’injustice est constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. » Il est donc nécessaire, pour que la société libérale soit préférable à toute autre, que dans cette société la condition des plus défavorisés soit, malgré l’inégalité économique et sociale dont on a accepté le principe, préférable à ce qu’elle pourrait être dans une autre société. Cette exigence correspons à ce que Rawls appelle la règle de la maximisation du minimum (ou « maximin »). « Si la répartition des richesses et des revenus n’a pas besoin d’être égale, estime Rawls, elle doit être à l’avantage de chacun« , ce qui implique de prendre comme critère de la société juste le sort qui est fait au plus défavorisé de ses membres. La justice distributive (la justice dans la répartition des richesses) exige donc de trouver un équilibre entre la nécessaire redistribution en faveur des plus défavorisés et l’inégalité économique requise par l’efficacité de la coopération sociale (inégalité liée à la rémunération du capital, à l’inégale contribution des individus à la création de richesse, à l’exigence de l’incitation au travail ou à la prise de responsabilité).

La théorie de la justice formulée par Rawls n’a donc rien de révolutionnaire : elle se borne à reformuler en les précisant les deux grands principes d’organisation de la société libérale, afin de justifier les politiques sociales de visant à lutter contre les injustices sociales (pauvreté, inégalité réelle des chances) reconnues comme telles dans les sociétés libérales. Le premier principe dont, comme tout libéral, Rawls admet la suprématie (la liberté ne peut être limitée qu’un nom de la liberté), est celui du droit pour tous à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres. La question de la justice sociale est l’enjeu de la formulation du second principe, que Rawls nomme « principe de différence », parce qu’il vise à justifier la différence des conditions, l’inégalité sociale.

Le principe de diférence définit les deux conditions qui doivent être réunies pour que l’inégalité économique puisse être considérée comme juste d’un point de vue libéral : « Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’une juste épargne, et b) attachées à des fonctions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. » La mention de « la limite d’une juste épargne » rappelle les droits du capital dans la coopération à l’avantage de tous telle que le libéralisme la conçoit : la redistribution des richesses au bénéfice des plus défavorisés ne doit pas s’opérer au détriment de la prospérité future, dont l’une des conditions est le libre investissement du capital en vue d’obtenir une rémunération (un profit).

Le libéralisme peut ainsi selon Rawls, revendiquer la mise en oeuvre conjointe et optimale du tryptique des valeurs liberté-égalité-fraternité : « la liberté correspond au premier principe, l »égalité à l’idée d’égalité contenue dans le premier principe [l’égale liberté, c’est-à-dire l’égalité en droits] et à celle d’une juste égalité des chances, et la fraternité correspond au principe de différence. » La fraternité libérale consiste dans le souci du plus désavantagé, à l’image de ce qu’il se passe dans la famille « Le principe de différence semble bien correspondre à une signification naturelle de la fraternité : à savoir à l’idée qu’il faut refuser des avantages plus grands s’ils ne profitent pas aussi à d’autres moins fortunés. la famille, dans sa conception idéale et souvent en pratique, est un lieu où le principe de la maximisation du total des avantages est rejeté. Les membres d’une famille, généralement, ne souhaitent pas un profit qui ne servirait pas en même temps les intérêts des autres. Or, vouloir agir selon le principe de différence conduit précisément à ce résultat. Ceux qui sont mieux lotis désirent une augmentation de leurs avantages seulement dans un système tel que cela profite aux moins favorisés. »

La mise en oeuvre du principe de différence tel que reformulé par Rawls conduit à rejeter comme insuffisante la conception méritocratique de la justice sur le modèle de la compétition sportive, ou sur le modèle darwinien (ou pseudo-darwinien) de la sélection naturelle. Selon cette conception : « L’égalité des chances signifie une chance égale de laisser en arrière les plus défavorisés dans la quête personnelle de l’influence et de la position sociale. » C’est précisément cette conception de l’égalité des chances libérale, qui sert ordinairement de repoussoir aux critiques de la société libérale, que la théorie de la justice de Rawls entend dépasser.

Le point essentiel qu’il faut souligner est que la souci du plus défavorisé, la règle de maximisation du minimum promue par cette théorie, est conciliable avec l’accroissement de l’inégalité économique. Peu importe que les riches soient toujours plus riches : la justice sociale libérale n’exige pas que les riches soient moins riches; elle exige que la société, par son organisation juste et efficace, garantisse aux plus pauvres une pauvreté moindre et une égalité des chances plus grande que dans toute autre société.

Le libéralisme politique

Le régime politique moderne, la démocratie libérale, est né de la philosophie politique des 17e et 18e siècles, qui a eu trois grandes traductions historiques immédiates : l’apparition du premier régime parlementaire en Angleterre (1689), puis, à la fin du siècle des Lumières, l’avènement de la démocratie américaine et la Révolution française (1789). On appelle libéralisme politique la philosophie politique des Lumières qui établit les principes de la politique moderne, parce qu’elle promeut l’idéal de la liberté contre le despotisme (tout régime politique dans lequel la liberté n’existe pas). Le libéralisme politique est la théorie de la justice selon laquelle l’État doit avoir pour but de promouvoir l’égale liberté, c’est-à-dire de garantir le droit de chacun à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.

Les révolutionnaires français, à la fois pour justifier leur action et formuler leur programme de refondation de l’État, ont produit en 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui constitue une synthèse de la philosophie politique des Lumières. L’article 1 énonce le principe de l’égale liberté « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». La justice, c’est l’égalité, et l’égalité, c’est l’égale liberté pour tous, ce qui implique l’égalité en droits, l’abolition de l’esclavage, des privilèges, le refus de l’idée selon laquelle certains hommes (les maîtres, les seigneurs, les aristocrates, les rois) sont par nature supérieurs et destinés à commander, tandis que d’autres (les esclaves, le peuple, les femmes) seraient destinés à obéir. Cette théorie libérale de la justice est celle sur laquelle se fondent les démocraties modernes, qu’on appelle « démocraties libérales », pour souligner le fait qu’elles sont indissociablement « démocratiques » (instituant le pouvoir du peuple) et « libérales » (instituant pour chacun la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres).

La justification de l’État

Le libéralisme n’est pas l’anarchisme en ce qu’il juge l’État nécessaire. L’anarchisme est la théorie selon laquelle l’État est l’ennemi de la liberté, de sorte que la réalisation de l’idéal de la liberté exige la suppression de l’État, le refus de tous les pouvoirs, puisque le pouvoir est par définition une domination de l’homme sur l’homme. L’État se définit en effet par l’exercice du monopole du droit de contraindre ou, selon la célèbre formule du sociologue allemand Max Weber, par « le monopole de violence physique légitime » sur un un territoire donné. Les bras armés de l’État, qui témoignent de l’existence de ce monopole de la violence, sont la police et l’armée, les forces qui permettent à L’État qui administre un territoire et gouverne une population de s’opposer par la violence à la violence, soit à la violence venue de l’extérieur (invasion), soit à la violence venue de l’intérieur (rebellion). Affirmer la nécessité de L’État revient donc à justifier l’existence d’un rapport de domination de l’homme sur l’homme, ainsi que le suggère cette autre formule de Max Weber : « L’État est un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). »

La définition de Max Weber est puremet descriptive : il constate qu’un État ne peut exister sur un territoire donné 1) sans disposer du monopole de l’usage de la violence (s’il est concurrencé par d’autres forces, la situation est celle de la guerre civile), 2) sans être accepté par la population qui vit sur ce territoire (si la population n’accepte pas le pouvoir politique qui s’exerce sur elle, la situation est révolutionnaire). La légitimité politique est la justification du pouvoir politique au regard de ceux qui sont soumis à ce pouvoir et qui subissent la violence par laquelle ce pouvoir peut les contraindre d’obéir aux lois. La question philosophique est celle de la justification et de la critique de cet état de fait. Faut-il consentir à l’existence de État ou au contraire, comme le pensent les anarchistes, la refuser ? Et si l’État est nécessaire, faut-il toujours l’accepter tel qu’il est, quelle que soit sa forme, ou bien faut-il l’accepter ou le contester (pour le réformer) en fonction de sa conformité à un idéal de justice ?

Pour que règne l’égale liberté, il ne doit plus y avoir ni maître ni esclave, ni aucune relation d’obéissance. L’anarchisme est une utopie (ce qui n’a lieu nulle part) fondée sur l’idée qu’une société sans l’État est à la fois possible et souhaitable. Non pas une société sans loi, mais une société où la plus grande liberté de chacun serait compatible avec la coopération de tous grâce à des règles communes que chacun respecterait librement et spontanément, sans contrainte. Le modèle est celui de l’amitié, une relation morale dans laquelle le respect et la bienveillance réciproques n’ont pas pour condition la contrainte exercé par un pouvoir. L’idéal anarchiste est fondé sur un parti pris optimiste sur la nature humaine : une société sans État est possible parce qu’il existe en l’homme une disposition naturelle à coopérer avec les autres, parce que la sociabilité, l’aptitude à vivre en société, est naturelle à l’homme.

La justification de l’État, à l’inverse, est la justification du droit de contraindre, du droit reconnu à un pouvoir d’utiliser la violence pour imposer la loi commune. Le libéralisme politique s’appuie sur la justification rationnelle de l’État donnée par Thomas Hobbes dans son Léviathan : l’argument principal est que l’homme est par nature insociable, incapable de vivre en société. Un « état de nature » (situation dans laquelle l’État n’éxiste pas) serait nécessairement « un état de guerre de chacun contre chacun », une situation caractérisée, comme dans les relations internationales, par la course aux armements, dans laquelle personne ne pourrait être assez puissant pour espérer pouvoir disposer d’une sécurité permanente. Du fait de son « insociable sociabilité », l’homme ne peut vivre dans la liberté naturelle, la liberté illimitée. Ce diagnostic, qui réfute l’anarchisme, est ainsi résumé par Emmanuel Kant, le plus grand penseur du siècle des Lumières : « L’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître.« 

Thomas Hobbes justifie l’absolutisme : la souveraineté (le pouvoir suprême de décision, c’est-à-dire le pouvoir d’une volonté de décider sans être soumise à la décision d’une autre volonté) est absolue ou elle n’est pas. L’existence d’une volonté souveraine est nécessaire à celle de l’État (à la sortie de l’état de nature) et elle implique de la part de tous les hommes qui deviendront ses sujets (les citoyens soumis au pouvoir de l’État) qu’ils renoncent à leur propre souveraineté (au pouvoir de décider de ce qui est bon pour soi sans avoir de comptes à rendre à personne). Chacun doit comprendre qu’il ne peut conserver sa vie, jouir de ses biens et vivre sous une loi commune garantissant la justice que s’il existe « un pouvoir supérieur commun » qui décide et agisse à sa place et auquel il lui faut obéir. Avec réalisme, Hobbes souligne le fait que la liberté dans l’État (la liberté civile) consiste uniquement, puisque l’obéissance à la loi doit être sans réserve, dans le pouvoir de faire ce que la loi n’interdit pas : « la liberté des sujets dépend du silence de la loi » écrit-il.

Tout en acceptant ce raisonnement, le libéralisme veut la plus grande liberté possible dans le cadre de la soumission à la loi que l’État exige du citoyen. Il dénonce le despotisme, l’exercice du pouvoir qui opprime la liberté. Le problème théorique et pratique que pose le libéralisme est donc celui de la conciliation entre la liberté et l’obéissance. L’homme est un animal qui a besoin d’un maître, écrit Kant, mais il ajoute immédiatement : « ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d’un maître« . Comment maîtriser le pouvoir, donner un maître aux hommes qui dirigent l’État ? Telle est le problème politique de la liberté dès lors qu’on écarte l’hypothèse de l’anarchisme. La solution théorique est l’idée selon laquelle le bon régime politique est celui qui établit le règne de la loi, qui soumet le pouvoir au pouvoir de la loi, ce qu’on appelle « l’État de droit ». L’État de droit est l’État dans lequel le citoyen, en obéissant à la loi, n’obéit qu’à la loi, et non pas à la volonté d’un autre homme.

Théorie démocratique et théorie libérale de la liberté

Comme ce sont toujours des hommes qui font les lois, on peut légitimement se demander comment il est possible d’obéir aux lois sans obéir aux hommes qui font les lois. Le libéralisme politique répond à cette question à travers deux théories de l’État de droit et de la liberté politique: la théorie démocratique de la liberté et la théorie libérale de la liberté (le libéralisme au sens strict). Ces deux versions du libéralisme politique qui coexistent dans les constitutions des démocraties libérales modernes peuvent se compléter, mais aussi s’opposer.

Selon la théorie démocratique, celle de Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social, le citoyen n’obéit qu’aux lois lorsque le peuple est souverain : en obéissant à la volonté générale, à la volonté de tout le peuple, le citoyen n’obéit pas à la volonté arbitraire d’un homme. Selon la théorie libérale, celle que défend par exemple Benjamin Constant contre Rousseau, le citoyen n’obéit qu’à la loi lorsque celle-ci est contrainte par une constitution à respecter les libertés fondamentales (les droits de l’homme) ; ces libertés fondamentales doivent être garanties à tout individu, y compris contre la volonté du souverain, y compris lorsque le souverain est le peuple (théorie de la souveraineté limitée opposée à la souveraineté absolue).

La conception démocratique de la liberté

« Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas, écrit Rousseau ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Comment concilier liberté et obéissance ? Comment peut-on obéir sans servir, c’est-à-dire sans être soumis à la volonté d’un maître ? La réponse est dans la formule de la liberté que donne Rousseau, la formule de la liberté-autonomie : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté« . Si je suis l’auteur de la loi à laquelle j’obéis, je suis pleinement libre dans l’obéissance.

Le problème politique tient au fait que la liberté de l’individu dans l’État, la liberté de l’homme comme citoyen, est une liberté limitée par une loi extérieure qui le contraint, la loi de la communauté politique. Comment peut-on se considérer pleinement libre en obéissant à la loi de État ? Il faut pour cela que le citoyen (l’homme comme membre de l’État) ne soit pas seulement « sujet » (soumis à la loi) mais « souverain », ou, plus exactement, « membre du souverain ». « Le Peuple soumis aux lois doit en être l’auteur« , écrit Rousseau. La théorie de la souveraineté du peuple offre à chacun des citoyens, en tant qu’il est un membre du peuple souverain, le pouvoir de faire la loi à laquelle il obéit.

Pour que l’homme soit pleinement libre dans l’État, il faut que la loi soit l’expression de la volonté générale, et non pas celle d’un volonté particulière, qu’il s’agisse de la volonté d’un homme, d’une minorité, ou même de la majorité. Ce point constitue la difficulté de la théorie de Rousseau dans le Contrat social (1662). La volonté du peuple ne doit pas être la tyrannie de la majorité, la volonté d’une majorité qui dicte sa loi aux dépens d’une minorité. Il faut que chacun des citoyens puisse reconnaître la loi comme étant l’expression de la volonté générale, en dépit du fait qu’il n’y a pas d’unanimité et que l’on recourt au principe majoritaire pour voter la loi. Comment est-ce possible ? La réponse de Rousseau tient en une formule : la volonté est générale, écrit-il, « quand tout le peuple statue sur tout le peuple« .

Deux conditions doivent être remplie pour la volonté soit générale, clairement formulées dans l’article 6 de la Déclaration de 1789, un article qui résume la pensée de Rousseau : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous. » La première condition pour que la loi soit l’expression de la volonté générale est que « tout le peuple » participe à la formation de la loi, que ce soit par la participation au débat public (d’où l’importance de la liberté d’expression, justifiée comme liberté de participer à la vie politique) ou par le vote (d’où l’importance de la revendication du suffrage universel dans l’histoire). La seconde condition est que la loi s’applique à « tout le peuple », sans discrimination. Le principe de l’égalité devant la loi est une garantie contre la tyrannie, puisque la condition qu’on impose aux autres par le moyen de la loi, on se l’impose aussi à soi-même.

La conception libérale de la liberté

Le libéralisme est la doctrine qui défend le droit de l’individu à la liberté. « Il n’y a qu’un seul et unique droit naturel, la liberté. » (Kant) La philosophie des « droits de l’homme » est individualiste en ce qu’elle exige de l’État qu’il respecte un ensemble de libertés personnelles (liberté de circulation, libertés économiques, liberté d’opinion et de religion, droit à la vie privée, etc.) qui définissent le domaine de l’indépendance individuelle. Le droit à la liberté est l’affirmation d’une souveraineté de l’individu sur lui-même, le droit à une libre disposition de soi-même. « L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit« , écrit John Stuart Mill, l’un des grands penseurs libéraux du 19e siècle.

La critère strictement libéral de la liberté politique (de la liberté du citoyen dans l’État) est la liberté individuelle. La liberté de l’individu dans l’État doit être la plus grande possible, ce qui implique que le pouvoir de l’État de limiter par la loi la liberté individuelle doit être le plus limité possible. Le libéralisme exprime la volonté de limiter le pouvoir de limiter la liberté, de limiter donc le pouvoir de la loi. Dans n’importe quel État, libéral ou pas, « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu). Puisque la liberté civile est toujours par définition la liberté limitée par la loi, l’extension de la liberté dépend, comme l’avait bien vu Hobbes, de ce que dit ou ne dit pas la loi. Le libéralisme propose d’inverser le raisonnement : il faut d’abord définir la liberté indépendamment de la loi, puis définir la loi par rapport à la liberté.

C’est ce que fait la Déclaration de 1789 dans ses articles 4 et 5, lesquels font système. L’article 4 définit la liberté sans référence à la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Cette définition contient le principe de non-nuisance, un principe que le philosophe libéral John Stuart Mill explicitera. La seule limite concevable pour la liberté individuelle est le respect de la liberté et des intérêts des autres hommes. Le rôle de la loi est de poser les limites qui garantissent la coexistence pacifique des libertés; elle est au service de la liberté, ce que stipule la Déclaration de 1789 dans son article 5 : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. » Autrement dit : selon ce principe, la loi a interdiction de poser une interdiction qui n’augmente pas la liberté, la liberté de chacun et de tous (l’égale liberté). Le principe est simple mais abstrait. Le point de vue démocratique peut objecter le fait qu’il faut toujours interpréter concrètement ce qu’on juge utile ou nuisible d’interdire, que seul le peuple est légitime pour le faire, et qu’il peut légitimement s’interdire ce qu’il veut s’interdire.

Ce qui importe dans la perspective strictement libérale est moins la souveraineté du peuple que la limitation de la souveraineté de la loi et des pouvoirs de l’État. L’État de droit est l’État dans lequel le droit protège l’individu contre l’État. Le domaine des droits de l’homme est le domaine des libertés personnelles inviolables (« inaliénables », « imprescriptibles ») que le législateur (l’auteur de la loi), fut-il le peuple lui-même, doit respecter inconditionnellement, en toutes circonstances. C’est la raison pour laquelle Benjamin Constant, contemporain de la Révolution française, partisan de celle-ci et du libéralisme politique mais spectateur horrifié de l’épisode de la Terreur, critique la théorie démocratique de Rousseau. La volonté générale est l’unique source possible de justification de la souveraineté de la loi, c’est entendu, l’important est cependant que cette souveraineté ne soit pas absolue mais limitée (théorie de la souveraineté limitée).

Constant caractérise ainsi le libéralisme au sens strict par opposition à la théorie démocratique de la liberté, en opposant la liberté des Modernes à la liberté des Anciens : au sein de la démocratie athénienne, la liberté politique était une liberté-participation, une liberté de participer aux activités politiques, mais la liberté personnelle n’était pas protégée (il n’y avait pas, notamment, de liberté de religion); la liberté promue par le libéralisme politique moderne est à l’inverse une liberté-indépendance, une protection de l’indépendance individuelle et de la vie privée contre la tyrannie de l’État ou celle de la majorité. Dans les grandes sociétés modernes, la participation politique présente peu d’intérêt, car le poids de chacun ne peut être que faible : le système représentatif dans lequel les affaires publiques sont confiées à des professionnels de la politique (la classe politique) est non seulement nécessaire mais préférable, car chacun dispose ainsi du pouvoir de jouir d’une vie privée rendue intéressante par les libertés personnelles et les progrès de la civilisation.

La priorité donnée à la défense de la liberté individuelle par le libéralisme au sens restreint s’accompagne d’une théorie politique de la limitation et du contrôle du pouvoir : la constitution doit 1) organiser la séparation des pouvoirs (les trois pouvoirs de l’État sont le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire), afin que le pouvoir arrête le pouvoir, 2) prévoir un contrôle de constitutionnalité des lois (pouvoir donné à des juges non élus de censurer, au nom des libertés constitutionnelles, la loi exprimant la volonté du souverain, même si le souverain est le peuple), 3) soumettre les gouvernants à des élections régulières, afin qu’ils ne puissent s’approprier le pouvoir (c’est la justification « libérale » de la démocratie); 4) garantir la liberté d’expression et le pluralisme (la diversité des opinions), afin que la critique du pouvoir soit possible et que les droits de l’homme puissent être publiquement défendus.

Le principe de séparation de l’Etat et de la religion

Parmi les libertés personnelles promues par le libéralisme politique, il en est une qui est à part les autres pour des raisons historiques : la liberté de religion. La liberté de religion est la liberté de croyance et de culte (de pratique extérieure ou publique de sa religion, comme la construction et la fréquentation d’un temple, la prière, la cérémonie, la fête, etc.) reconnue à l’individu. Il n’y a pas pour l’individu de liberté de religion possible dans une société où la religion (le rapport au sacré) est la source de la loi (du permis et de l’interdit) de la communauté politique. La communauté ne peut alors admettre qu’une seule religion, suivant le principe « un roi, une foi ».

Historiquement, la liberté de religion n’a existé que sous la forme d’une « tolérance » accordée aux religions minoritaires par l’État. La tolérance n’est pas la reconnaissance de l’égale légitimité, mais l’acceptation, au nom de la pacification des relations, de ce qu’on devrait combattre au nom de la vérité et de la justice. La tolérance religieuse a été principalement pratiquée par les États impériaux qui, comme l’empire romain, se devaient, pour s’assurer de leur loyauté, de tolérer la religion des peuples dont il avait fait la conquête. Une telle tolérance ne pouvait être qu’une liberté relative, dans la mesure où elle ne reposait pas sur le principe de l’égale liberté entre les religions. La religion étant originairement l’expression d’une communauté humaine, la tradition d’un peuple, la source sacrée qui lui donne sa loi en même temps que ses croyances et ses rites, il y avait partout une religion d’État (une religion de l’État), même lorsqu’il existait plusieurs religions dans l’État protégées par l’État.

La liberté de religion n’existe pleinement que dans l’égale liberté de toutes les religions, plus largement dans l’égalité de toutes les croyances philosophiques, en incluant l’athéisme. Elle a pour condition la neutralité religieuse de l’État, ce qu’on appelle en France « laïcité ». Mais qu’on baptise ou non ce principe par le terme de laïcité, la condition politique de la liberté de religion est la reconnaissance par la constitution de l’État du principe de séparation entre politique et religion, le principe de la séparation entre l’État et l’Église (la communauté religieuse).

Ce principe de séparation entre l’État et de la religion est une création du libéralisme politique dont on peut situer l’origine dans la pensée de John Locke, le père du libéralisme politique moderne. Les écrits dans lesquels il énonce ce principe (l’Essai sur la tolérance de 1667 et la Lettre sur la tolérance de 1689) reprennent dans un sens nouveau l’ancienne notion de tolérance. Locke utilise cette notion de tolérance pour désigner le principe de justice politique qui correspond à ce que la République française baptisera « laïcité » au 19e siècle. Locke défend l’idée selon laquelle l’égale liberté de religion (la liberté de croyance et de culte) a pour condition la séparation de l’État et de la religion, c’est-à-dire la neutralité de l’État en matière de religion et la dépolitisation de la religion.

Locke justifie ce principe de la séparation de l’État et de la religion par trois grands arguments, qui établissent en même temps les conditions de la séparation : 1) la reconnaissance du fait de la liberté de conscience ; 2) la redéfinition de l’État ; 3) la redéfinition de la religion.

La reconnaissance du fait de la liberté de conscience.

L’argument le plus fort en faveur de la séparation est celui de la liberté de conscience. La première condition de la séparation de l’État et de la religion est la reconnaissance par l’État du fait de la liberté de conscience. Avant d’être un droit, la liberté de conscience est d’abord un fait, une réalité irréductible que l’on ne peut nier sans absurdité. Le pouvoir politique peut nier les droits de l’homme, notamment la liberté d’exprimer sa croyance ou de pratiquer sa religion. Il ne peut cependant pas supprimer la liberté de conscience, parce qu’il ne dispose pas du pouvor de pénétrer l’intérieur de la conscience pour y dicter les pensées. La contrainte, qui est l’instrument de l’action de l’État, est sans pouvoir sur la vie de l’esprit. On ne peut espérer modifier les opinions par la force. La croyance de chacun ne peut être transformée que par l’influence des idées et la force des arguments, non par la violence et la contrainte extérieure.

L’État pourrait exterminer le groupe d’hommes porteurs de l’opinion qu’il voudrait détruire, il pourrait empêcher l’expression publique de cette opinion, voire contraindre les hommes à exprimer l’opinion contraire à celle dont ils sont convaincus, mais il ne dispose d’aucun moyen d’agir sur le jugement d’une conscience, de changer réellement une conviction. Raison pour laquelle Locke écrit : « La liberté de conscience est le grand privilège des sujets [les citoyens en tant qu’ils sont assujettis aux lois et soumis au pouvoir politique], comme le droit de contraindre est la grande prérogative des magistrats » [les dirigeants de l’État ] » (Essai sur la tolérance). Le pouvoir se définit par le monopole du droit de contraindre, mais aucun pouvoir n’est en mesure de priver ses sujets de leur liberté de conscience. Par nature, l’activité de la pensée, qui appartient au domaine intérieur de la vie de l’esprit, est hors d’atteinte du pouvoir. Il est possible d’opposer la violence à la violence, la force extérieure à la force extérieure, mais il n’est pas possible d’opposer la force et la violence à une idée ou une croyance :

Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil parce que tout son pouvoir consiste dans la contrainte. Mais comme la religion vraie et salutaire consiste dans la foi intérieure de l’âme, sans quoi rien ne vaut devant Dieu, telle est la nature de l’entendement humain qu’il ne peut être contraint par aucune force extérieure [L’entendement humain, c’est-à-dire l’esprit humain, la faculté de se représenter la vérité]; que l’on confisque les biens, que l’on accable le corps par la prison et la torture, ce sera en vain, si l’on veut par ces supplices changer le jugement sur l’esprit des choses. (…) Voici ce que je veux dire : le pouvoir civil ne doit pas prescrire des articles de foi par la loi civile, qu’il s’agisse de dogmes ou de formes du culte divin. Si, en effet, aucune peine ne leur est jointe, la force des lois périt ; si des peines sont prévues, elles sont évidemment vaines et fort peu aptes à persuader. Si quelqu’un veut, pour le salut de son âme, adopter quelque dogme ou pratiquer quelque culte, il faut qu’il croie du fond de l’âme que ce dogme est vrai et que ce culte sera accepté par Dieu et qu’il lui sera agréable ; mais aucune peine ne peut le moins du monde instiller dans les âmes une conviction de ce genre. Il faut, pour changer un sentiment dans les âmes, une lumière que ne peut en aucun façon produire le supplice des corps. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

La redéfinition de l’État

La séparation de l’État et de la religion a pour condition la redéfinition du rôle de l’État. L’argumentation de Locke prend appui sur la justification de la souveraineté de l’État dont Thomas Hobbes a fait la théorie dans son Léviathan (1651). Le monopole de l’usage de la force et du droit de contraindre qui constitue l’État se justifie par la nécessité de mettre fin à « l’état de guerre de chacun contre chacun » pour garantir la permanence de la paix et la sécurité. L’État apparaît ainsi comme une association volontaire, le produit d’un « pacte », dont la finalité est de protéger un droit naturel que tous les hommes, quelles que soient leurs croyances, ont en commun : la conservation de la vie. Locke généralise le principe et l’applique à tous les biens du corps ou « bien temporels » : tous les biens que l’on désigne comme droits naturels de l’homme sont des biens du corps et correspondent aux intérêts de l’individu qui ne concernent pas la vie de l’esprit. Ces intérêts sont les mêmes pour tous, de sorte que l’État, conformément à la doctrine du « transfert de souveraineté » par un « pacte social », devrait être considéré comme le produit de l’association volontaire des individus en vue de les satisfaire :

L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil [le chef de l’État] d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. (John Locke, Lettre sur la tolérance)

Pour que la séparation de l’État et de la religion soit possible, il faut limiter l’action de l’État à la défense des intérêts que tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances, ont en commun. Ces intérêts que Locke baptise « intérêt civils » [intérêts du citoyen, du membre de l’État] correspondent à ce qu’on appelle depuis 1789 les « droits de l’homme » : ce sont les intérêts qui concernent exclusivement la vie matérielle ou la vie extérieure de l’homme (protection de la vie, de la santé, de la propriété, de la liberté d’action). « Tout le pouvoir du gouvernement civil [de l’État] ne se rapporte qu’à l’intérêt temporel des hommes. » (John Locke, Lettre sur la tolérance). L’État doit être défini comme l’instrument dont se servent les hommes rassemblés en société pour protéger leurs intérêts matériels (sécurité des biens et des personnes, éventuellement sécurité sociale) et leur liberté d’agir (liberté d’aller et venir, de travailler, d’échanger, de pratiquer sa religion). Une telle définition de l’État définit donc par là-même la limite de sa compétence : l’État n’a pas vocation a s’occuper de la vie de l’esprit de ses sujets.

L’État doit reconnaître que la vérité n’appartient pas à son domaine de compétence. Il n’a pas à établir le critère de l’erreur et de la vérité ni à dicter aux citoyens ce qu’ils doivent croire ou penser, y compris dans le domaine moral et religieux. Il ne s’occupe pas du bien de l’âme : ni la vérité, ni la vie éternelle ne font partie des droits naturels que l’État a pour fonction de protéger. Conformément à ce qu’avait établi l’argumentation de Hobbes, ce n’est pas ce qui justifie l’État, lequel n’a pas à prendre parti dans les querelles religieuses, si ce n’est pour empêcher que ces querelles viennent troubler l’ordre public (la paix civile) et dégénérer en violences susceptibles de nuire à la sécurité et aux biens des citoyens qu’il doit protéger.

La redéfinition de la religion

La séparation de l’État et de la religion implique non seulement la redéfinition de l’État,’mais aussi celle de la religion et celle de l’Église (la communauté des croyants). En effet, la séparation présuppose la limitation de chacun des deux domaines, une limitation réciproque nécessaire pour que l’empiètement de chacun de ces deux domaines par l’autre soit rendu définitivement impossible. La religion doit admettre elle aussi le fait de la liberté de conscience et reconnaître que la vérité ne peut être imposée par la contrainte. Il faut en conséquence définir la communauté des croyants non comme une communauté à laquelle on appartient à la naissance, à l’image de la famille, mais une libre association à laquelle on puisse adhérer librement en raison de sa foi, et dont on puisse sortir librement si l’on a cessé de croire.

La religion ne doit donc plus se définir comme la tradition d’un peuple mais comme la foi d’un individu. La croyance religieuse doit cesser de se concevoir comme un préjugé, un héritage communautaire, pour se concevoir comme une conviction personnelle, fruit d’une décision de la conscience individuelle. Elle ne doit plus se concevoir comme loi d’une communauté mais comme foi, expression d’une adhésion intime et personnelle.

Par analogie avec l’État, défini comme une société produite par la volonté des individus de protéger les droits naturels du corps, Locke définit donc l’Église (la communauté religieuse), comme une société d’hommes produite par la volonté des individus de se réunir pour rendre un culte à Dieu et obtenir ainsi le salut de leur âme (c’est-à-dire gagner la vie éternelle) :

Examinons à présent ce qu’on doit entendre par le mot d’Église. Par ce terme, j’entends une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire, puiqu’il n’y a personne qui soit membre né d’aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu’il jouit de ses terres; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici comme il faut concevoir la chose. Il n’y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu’à une autre; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l’espérance du salut a été la seule cause qui l’a fait entrer dans cette communion, c’est aussi par ce seul motif qu’il continue d’y demeurer. Car s’il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d’irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d’en sortir qu’il l’a été d’y entrer ? Les membres d’une société religieuse ne sauraient y être attachés par d’autres liens que ceux qui naissent de l’attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’analogie entre l’État et l’Église, deux associations volontaires, l’une au service du corps, des biens temporels, l’autre au service de l’âme, des biens spirituels, n’a de sens que si on souligne toutes les implications de la différence de nature entre l’État et l’Église. La caractéristique qui définit l’État, le monopole du droit de contraindre sur un territoire donné, qui fait la souveraineté de l’État, découle de sa fonction, protéger les corps par la loi. De même la liberté d’entrer et de sortir de la communauté religieuse découle de sa fonction, qui est de réunir les personnes partageant la même conviction concernant le sens de la vie et de la mort. De la conception claire des fins et des moyens appropriés à chacun des deux domaines découle une conception claire des droits et des devoirs de l’État et de l’Église. Il résulte en effet de l’affirmation du principe de séparation deux grandes conséquences : 1) l’obligation pour l’État de respecter l’égale liberté de toutes les religions en matière de croyance et de culte ; 2) l’obligation pour les différentes religions de se soumettre à la loi de l’État.

Le droit absolu et universel à la tolérance

C’est l’expression qu’utilise Locke pour caractériser l’obligation faite à l’État de respecter les droits de toutes les communautés de croyants, sans exclusive, sans aucune discrimination fondée sur l’idée de la valeur de vérité des dogmes auxquels elles adhèrent : « Le magistrat n’a nul droit d’empêcher qu’une l’Église croie ou enseigne des dogmes de spéculation [les vérités de religion], parce que cela ne regarde point les intérêts civils des sujets. (…) Les lois n’ont pas à décider de la vérité des dogmes; elles n’ont en vue que le bien et la conservation de l’État et des particuliers qui le composent. »

La liberté de religion n’est pas reconnu à la communauté religieuse en tant qu’elle est porteuse d’une vérité mais à l’individu, lequel doit pouvoir bénéficier à égalité avec tous les autres, quelle que soit sa croyance, de tous les droits naturels de l’homme: « Tout consiste à accorder les mêmes droits à tous les citoyens d’un État. (…) On ne doit exclure des droits de la société civile ni les païens, ni les mahométans, ni les juifs, à cause de la religion qu’ils professent. »

La dépolitisation de la religion

La contrepartie du respect par l’État de l’égale liberté de religion est la dépolitisation de la religion. L’État, qui par ses lois règne souverainement sur les corps, est impuissant par nature à pénétrer les consciences. Il doit en conséquence renoncer à les régler, et renoncer à se mêler de religion, et se borner à exiger de tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, le respect de ses lois. Réciproquement, les communautés religieuses, que Locke appelle les Églises, doivent quant à elles être dépossédées de tout usage de la contrainte, dont l’État a le monopole, pour se consacrer à la vie de l’esprit avec les moyens qui conviennent à la vie de l’esprit. Il peut y avoir plusieurs communautés de croyants et plusieurs cultes sur un territoire donné, mais il ne peut y avoir qu’un seul État. L’État, qui n’a pas d’intérêt spirituel, n’est pas assujetti aux lois d’une Église, tandis les Églises sont assujettis aux lois de l’État, lesquelles sont communes à tous, parce que tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, partagent les mêmes « intérêts civils », les mêmes droits à la liberté et à la sécurité.

Chacune des religions doit renoncer à dicter le droit de l’État au nom des droits de Dieu et des dogmes qui lui sont propres. Renonçant au droit de contraindre, dont l’État a le monopole, chaque Église doit en conséquence renoncer à l’usage de la contrainte pour éliminer les religions concurrentes ou pour imposer à ses propres membres le respect des dogmes et les pratiques du culte. L’État est l’unique garant du respect de la liberté de religion, laquelle, comme toute liberté, est encadrée par la loi, en vertu du principe libéral de non nuisance : la liberté est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

Cette limitation de la liberté de religion par la loi de l’État n’affecte pas les croyances et les dogmes, qui appartiennent à la vie de l’esprit, mais les pratiques extérieures, lesquelles peuvent avoir des implications sur les droits d’autrui ou sur la paix civile. C’est ainsi que Locke justifie en son temps les mesures contre les catholiques par les droits politiques de l’État : ce ne sont pas les croyances et les dogmes spécifiques de l’Église catholique qui posent problème, mais le fait que les catholiques reconnaissent pour chef politique le pape, dont l’autorité vient concurrencer celle de l’État. Au 19e siècle, lorsque la IIIe République entreprendra en France la conquête de l’indépendance de l’État l’Etat en l’arrachant à l’emprise de l’Église catholique, Jules Ferry usera du même argument : ce n’est pas le catholicisme que nous combattons, disait-il, mais le catholicisme politique.

L’État et les droits de l’homme

L’État est la puissance qui, selon la formule du sociologue Max Weber, exerce « le monopole de violence physique légitime » sur un un territoire donné. Les bras armés de l’État, qui témoignent de l’existence de ce monopole de la violence, sont la police et l’armée, les forces qui permettent à L’État qui administre un territoire et gouverne une population de s’opposer par la violence à la violence, soit à la violence venue de l’extérieur (invasion), soit à la violence venue de l’intérieur (rebellion).

Dans sa volonté d’être descriptif, Max Weber souligne le fait que L’État est une réalité qui ne peut exister sans l’usage de la force. Mais il souligne du même mouvement un autre fait, paradoxal, à savoir que la condition de l’existence de L’État est l’acceptation de son pouvoir par le peuple qui lui est assujetti : « L’État est un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). » La légitimité politique est la justification du pouvoir politique au regard de ceux (les sujets, les citoyens) qui sont soumis à ce pouvoir et subissent sa violence. La définition de L’État par Max Weber est parfois utilisé pour justifier la violence policière, notamment la « répression » par la force d’une manifestation de colère sociale. Dans la mesure où Weber, qui est sociologue prétend simplement décrire une réalité, sa formule pourrait tout aussi bien servir à justifier la révolte contre L’État. A quoi peut-on reconnaître la légitimité du « monopole de la violence » exercé par L’État ? Au fait qu’il n’est pas contesté. A quoi peut-on reconnâitre l’absence de légitimité ? Au fait qu’il y a contestation, révolte, voire révolution.

Les principes de justice politique démocratique

La question philosophique à propos de L’État est celle de la définition du critère de la légitimité politique : à quelles conditions est-on en droit d’affirmer que L’État est juste, qu’il lui est permis d’exercer le monopole de la violence (dans le langage de la philosophie politique : qu’il a le droit de contraindre ses sujets en utilisant la force ? La contrepartie du droit de contrainte est le devoir d’obéissance. Une théorie de la justice politique définit donc les principes justifiant l’existence et l’action de L’État ainsi que, du point de vue du citoyen, l’obéissance ou la désobéissance à L’État. Ce qu’on appelle la doctrine des droits de l’homme, dont la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 énonce pour la première fois dans l’Histoire publiquement les grands principes, constitue la théorie moderne de la légitimité politique, celle qui justifie ce qu’on appelle aujourd’hui la démocratie et qu’on appelait république (pour distinguer L’État des droits de l’homme de la démocratie antique) au siècle des Lumières. Dans le langage de la philosophie, on appelle « despotisme » ou « tyrannie » l’État injuste ou illégitime, le régime politique n’obéissant pas aux principes de la justice politique. La Déclaration de 1789 ne tombe pas du ciel : elle est l’expression politique de la philosophie politique qu’on appelle philosophie du droit naturel moderne ou libéralisme politique, et dont les oeuvres de l’anglais John Locke (Traité sur le gouvernement civil) et du « citoyen de Genève » Jean-Jacques Rousseau (Le Contrat social) constituent les références principales. La notion de « droit naturel », héritée de l’antiquité, était aux 17e et 18e siècles le moyen d’exprimer l’idée selon laquelle la loi de l’État ne suffit pas à dire le juste et l’injuste : pour être juste, les lois (le « droit positif ») doivent respecter les droits naturels de l’homme, lequel est homme avant d’être citoyen (membre de l »État assujetti à ses lois). La « justice » désigne ou bien la légalité (ce que dit la loi) ou bien la légitimité (ce qui fait qu’une loi est juste). Une théorie philosophique des principes de justice est une théorie de la légitimité politique, susceptible de justifier l’État ou sa contestation.

Une théorie de la légitimité ou de la justice politique. La doctrine des droits de l’homme comprend quatre grands principes:

1) Il n’y a qu’un droit naturel de l’homme en tant qu’homme, la liberté, de sorte que l’État juste est celui qui se fonde sur le principe de l’égale liberté. Selon ce principe, chaque individu dispose du pouvoir de libre décision du sens de ses actions et de sa vie, à la condition de respecter la liberté de tous les autres. Cela implique en premier lieu qu’il ne doit pas y avoir d’esclaves. Cela implique en second lieu le respect de « lois universelles » garantissant la coexistence des liberté en imposant l’égale obligation de respecter la liberté de tous les autres. La liberté individuelle du citoyen peut se définir comme « le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et exige comme condition l’égalité en droits, l’égalité devant la loi.

2) La liberté comme droit naturel, pour être concrète, est indissociable de la protection de la sécurité de la vie et des biens de l’individu, lequel a donc droit à la « sûreté » et à la « propriété ». Par extension, la réflexion sur les conditions matérielles de la liberté conduit à élargir les fonctions de l’État, auquel on ne demande pas seulement d’être un « gardien de nuit », veillant à mettre les délinquants hors d’état de nuire, mais aussi d’être une « providence », un ‘État pourvoyeurs d’aides sociales, au service du bonheur individuel, en apportant l’assistance nécessaire pour faire face à la misère et la maladie, ou au service de la « liberté réelle », en maximisant l’égalité des chances.

3) La liberté comme droit naturel est également indissociable, dans le domaine de l’esprit, de la liberté de conscience, ce qui exige de l’État la neutralité idéologique, notamment la séparation entre l’État et la religion. Ce principe de la liberté de conscience de conscience est fondé sur l’idée que la pensée est libre par nature, puisque si la force peut combattre la force, elle ne peut combattre une conviction, un jugement relatif à la vérité et à l’erreur exprimé dans le for intérieur de la conscience. Seul un argument peut vaincre un argument, de sorte que le combat pour la vérité a pour unique terrain adéquat le débat contradictoire, ce qui implique d’admettre le pluralisme des convictions (politiques, scientifiques, philosophiques, religieuses) et l’existence d’un espace public de communication. Les traductions politiques concrètes du principe de la liberté de conscience sont la liberté d’expression des opinions, la liberté de la presse, la liberté des cultes religieux, la liberté de la recherche scientifique.

La concrétisation en France de ce principe de l’État libéral fut l’enjeu du combat pour la laïcité, c’est-à-dire pour la séparation de l’Église et de l’État. Une religion d’État n’est pas compatible avec l’égalité des cultes et la liberté de croire ou de ne pas croire. L’alliance de l’État avec une religion implique un double risque de confusion : la confusion entre les fins de l’État (protéger la liberté d’action, la sécurité de la vie et des biens, en tant que biens de l’individus menacés par des forces extérieures) et celles de la religion (dévoiler aux hommes la vérité, enseigner la morale, proposer la voie du salut en s’adressant aux âmes, afin de nourrir la vie spirituelle et de transformer l’homme intérieur); la confusion entre les moyens de l’État (la contrainte, y compris par l’usage de la violence, qui a pour fonction d’opposer la force à la force) et les moyens de la vérité, la liberté de l’esprit, la liberté de pouvoir exprimer ce que l’on croit vrai, la liberté de débattre, de prêcher, d’argumenter, de critiquer pour tenter de convaincre autrui. Ces moyens, s’agissant de la recherche de la vérité, sont reconnus comme les seuls pertinents non seulement par le rationalisme philosophique et scientifique, mais aussi par la théologie consciente de la nature de l’esprit et de la vérité (« point de contrainte en religion »).

4) Le principe de la souveraineté du peuple, le principe démocratique, est relatif à la la théorie de la loi qui se déduit de la doctrine des droits de l’homme et qui justifie l’obéissance inconditionnelle à la loi de l’État en démocratie (ou en république). Il signifie concrètement que l’individu comme citoyen doit avoir le droit de participer à l’élaboration de la loi à laquelle il est soumis, le droit, au minimum, d’exprimer son consentement. La philosophie des droits de l’homme n’est pas anarchiste : elle appelle le règne de la loi comme institution nécessaire à la coexistence des libertés. L’État juste est l’État dans lequelle la souveraineté de la loi (nul n’est au-dessus de la loi et nul n’a le droit d’y résister) est au service de l’égale liberté. Le problème de l’État juste est ainsi formulé par Rousseau dans le Contrat social :

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

La solution théorique du problème est le renoncement de l’individu à sa liberté naturelle (liberté illimitée) et l’obéissance inconditionnelle à la loi en tant qu’elle est l’expression de la volonté générale. La volonté est générale, explique Rousseau, quand « tout le peuple statue [décide] sur tout le peuple« , c’est-à-dire quand tous, d’une part, à égalité, participent à l’élaboration de la loi, et, d’autre part, quand la loi est la même pour tous. Dans ce cas, ce qu’on exige des autres, à travers la loi, on l’exige aussi de soi-même, tandis que ce qu’on s’accorde à soi-même, on l’accorde aussi aux autres. Obéir à la loi en tant qu’elle est l’expression de la volonté générale, c’est-à-dire en tant qu’elle est l’expression de la volonté souveraine du peuple considéré comme un Tout, non d’une volonté particulière dans l’État (un individu ou un groupe d’individus), revient à obéir librement. Car « obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » Telle est la théorie républicaine ou démocratique de la loi. En pratique, la traduction politique primordiale de ce principe est le suffrage universel, c’est-à-dire le droit de vote pour tous à égalité (« un homme, une voix »), permettant de choisir des représentants, les élus du peuple, chargés de gouverner et de légiférer (produire les lois) au nom du peuple.

Droits de l’homme et souveraineté de l’État

Les droits de l’homme sont des droits de l’individu. La philosophie des droits de l’homme fonde à la fois les droits du citoyen et les devoirs de l’État : l’État juste est l’État au service de l’individu. Ce qui implique la possibilité de la critique permanente de l’État, suspect de ne pas satisfaire suffisamment aux exigences des individus (liberté, sécurité, bien-être). La doctrine des droits de l’homme, paradoxalement, est pourtant fondée sur une entreprise de justification de la souveraineté de l’État. La doctrine des droits de l’homme, autrement dit, est née de la volonté de justifier le devoir d’obéissance des citoyens à l’égard de la loi de l’État, la loi étant l’expression de la volonté du Souverain (la volonté qui dispose du pouvoir de décision en toute indépendance, à laquelle aucune autre volonté n’a le droit de s’opposer). La doctrine des droits de l’homme a pour origine la théorie du fondement de la souveraineté de l’État par Thomas Hobbes dans le Léviathan (le titre de son livre est le nom d’un monstre biblique, nom par lequel Hobbes baptise l’État dont il entreprend pourtant de justifier l’existence). Thomas Hobbes, contemporain des guerres de religion, constate l’impuissance de la légitimité politique traditionnelle. La maxime formulée par Saint-Paul dans les Évangiles, « Tout pouvoir vient de Dieu », ne fonctionne plus, pas davantage que le respect coutumier pour le caractère héréditaire du pouvoir royal. Il entreprend donc de justifier l’obéissance à l’État par une fondation rationaliste de la souveraineté (du pouvoir absolu, irrésistible, de la volonté législatrice, la volonté qui décide des lois).

Comment peut-on justifier l’autorité de l’État d’une manière incontestable, en dépit des désaccords politiques et religieux ? Pour répondre à cette questin, Hobbes propose une expérience de pensée, qui consiste à faire abstraction de l’État et de la culture (donc aussi des croyances et des institutions religieuses). Pour cela, il conçoit la fiction de « l’état de nature », la situation qui serait celle des hommes sans l’État et sans les institutions nées de la civilisation. Que désirerait l’homme à l’état naturel ? Serait-il naturellement sociable ? La société humaine naturelle serait-elle pacifique et harmonieuse ? Ce qu’il y a de plus naturel en l’homme, répond Hobbes, et qui est commun à tous les hommes, est le désir de se conserver en vie. La vie est le droit naturel par excellence, le premier et le plus fondamental des droits de l’individu, même en l’absence de lois et d »État.

Dans l’état de nature, l’individu a donc un droit illimité d’utiliser tous les moyens possibles, y compris la force et la ruse, pour sécuriser sa vie. Il ne peut que vouloir accumuler de la puissance pour garantir sa sécurité, d’autant qu’il se sait en compétition avec les autres hommes, qu’il sait que les autres aussi doivent accumuler de la puissance pour garantir leur sécurité. Une telle situation est nécessairement une situation dans laquelle chacun, se méfiant de tous les autres, doit s’armer contre tous les autres. L’état de nature, estime Hobbes, ne peut être qu’un « état de guerre de chacun contre chacun ». Un état de guerre, précise-t-il n’est pas forcément une situation où la violence est permanente; c’est une situation dans laquelle l’insécurité est permanente, parce que la menace existe en permanence, de sorte qu’il faut constamment se préparer à la guerre, s’armer, accumuler de la puissance, sans la certitude que cela suffira. Cette situation dans laquelle le conflit et la violence de la guerre est toujours possible correspond à la réalité des relations entre les États. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas au niveau international de « puissance commune » qui puisse souverainement imposer aux États une loi qui garantirait à chacun le droit à la sécurité. (De fait, il y a bien un droit international, mais il est précaire, en raison de l’absence d’un ‘État mondial disposant du droit de contraindre). Conclusion de Hobbes : si le droit naturel de chacun à la vie (à la sécurité) est garanti au sein de la société, c’est en raison de l’existence de l’État, de la puissance commune qui, en désarmant tout le monde, dispose du monopole de l’usage de la force et peut ainsi imposer souverainement sa volonté. Si l’État n’existait pas, si nous étions dans l’état de nature, il faudrait donc l’inventer, pour sortir de l’état de nature qui est un état de guerre de chacun contre chacun, une situation où l’insécurité est permanente.

C’est la raison qui commande de vouloir l’État. La raison, c’est-à-dire la faculté de penser les moyens d’atteindre une fin. Pour l’individu, le désarmement universel est un moyen plus efficace d’assurer sa sécurité, à la condition que ce désarmement de tous soit garanti, que l’accumulation de puissance dans une situation où chacun s’arme pour se protéger de tous les autres. Or, la condition du désarmement de tous, l’unique moyen de la sortie de l’état de nature, est le « transfert de souveraineté », le renoncement par tous du droit de décider des moyens de sa sécurité au profit d’un tiers, le souverain, qui concentrera toute la puissance et le pouvoir de décision. Ce transfert de souveraineté par lequel chacun abandonne en même temps que tous les autres sa liberté naturelle illimitée correspond à l’idée du « pacte social » par lequel l’État est institué.

Cette argumentation, qui présente l’État comme le produit d’un pacte par lequel les individus, dans le but de garantir leur droit naturel à la sécurité, décident librement de soumettre leur volonté à la volonté d’un souverain, constitue la matrice de la légitimité démocratique moderne. L’État démocratique est justifié en tant qu’il est l’instrument dont se servent les individus pour garantir les biens essentiels, la vie, la propriété, etc., que tous s’accordent à vouloir protéger. Le paradoxe de cette argumentation tient au fait que cet instrument de concrétisation des droits individuels qu’est l’État exige pour exister l’obéissance inconditionnelle à la loi (à la volonté du souverain). Les droits du citoyen que l’État doit respecter inconditionnellement (en toutes circonstances) ont pour contrepartie le devoir d’obéissance inconditionnelle (en toutes circonstances) du citoyen à la loi de l’État.

La liberté du citoyen, en conséquence ne peut être que la liberté civile, la liberté limitée par la loi à laquelle le citoyen doit obéir, de sorte, comme l’écrit Hobbes, que « la liberté dépend du silence de la loi« . Ce qui signifie que tout ce qui n’est pas interdit par le souverain est permis. L’individu ne peut jouir de ses droits naturels que dans le cadre prévu par la loi à laquelle, en tant que citoyen, il doit obéir. En pratique, la justification de l’État par les droits de l’homme ne change pas cette donnée fondamentale de la condition politique, la limitation de la liberté individuelle par la contrainte légale : « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XI, 3).

Souveraineté de l’État et tolérance

Un autre philosophe anglais, John Locke, lui aussi confronté aux troubles politico-religieux de l’Angleterre du 17e siècle, prend appui sur la théorie de l’État de Thomas Hobbes pour établir un principe de justice politique destiné à devenir un pilier de la démocratie libérale moderne : le principe de la séparation de l’État et de la religion. John Locke présente ce principe dans la Lettre sur la tolérance, publiée en 1689, aux lendemains de la « Glorieuse révolution » anglaise, la révolution libérale, dont John Locke fut un acteur et qui accoucha du parlementarisme britannique. Locke appelle « tolérance » ce que nous appelons aujourd’hui en France « laïcité », à savoir le principe de la séparation entre l’État et la religion.

Le point de départ de l’argumentation de Locke est la justification de la souveraineté de l’État dont Thomas Hobbes a fait la théorie dans le Léviathan (1651). L’État dispose du monopole de l’usage de la force et du droit de contraindre, monopole justifié par sa fonction, qui est de garantir les droits naturels de l’homme. Locke observe que ces droits naturels sont des biens du corps, qui correspondent aux intérêts de l’individu, la sécurité, la propriété, etc., qui ne concernent pas la vie de l’esprit. Ces intérêts sont les mêmes pour tous, de sorte que l’État, conformément à la doctrine du « transfert de souveraineté » par un « pacte social », devrait être considéré comme le produit de l’association volontaire des individus en vue de sastisfaire ces intérêts qu’ils ont en commun :

L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil [le chef de l’État] d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. (John Locke, Lettre sur la tolérance)

Les lois doivent protéger les « intérêts civils » de tous les sujets, abstraction faite des croyances religieuses, qui ne regardent pas l’État, dont la fonction est de protéger le corps (la vie et la santé), la liberté du corps (liberté d’agir, de travailler) et les biens produits et appropriés par le corps (la propriété). Le bien de l’âme, l’idéal qui guide la conscience, les objets de la vie de l’esprit, la vérité, la vertu, le salut (la vie éternelle), tout cela ne concerne pas directement l’État. Ni la vérité ni la vie éternelle ne font partie des droits naturels que l’État a pour fonction de protéger. Conformément à ce qu’avait établi l’argumentation de Hobbes, ce n’est pas ce qui justifie l’État, lequel n’a pas à prendre parti dans les querelles religieuses, si ce n’est pour empêcher que ces querelles viennent troubler l’ordre public (la paix civile) et dégénérer en violences susceptibles de nuire à la sécurité et aux biens des citoyens qu’il doit protéger.

John Locke ajoute cependant un argument : la vérité ne relève pas de la compétence de l’État parce que la force est impuissante à modifier une opinion. L’État pourrait exterminer le groupe d’hommes porteurs de l’opinion qu’il voudrait détruire, il pourrait empêcher l’expression publique de cette opinion, voire contraindre les hommes à exprimer l’opinion contraire à celle dont ils sont convaincus, mais il ne dispose d’aucun moyen d’agir sur le jugement d’une conscience, de changer réellement une conviction. Par nature, l’activité de la pensée, qui appartient au domaine intérieur de la vie de l’esprit, est hors d’atteinte du pouvoir. Il est possible d’opposer la violence à la violence, la force extérieure à la force extérieure, mais il n’est pas possible d’opposer la force et la violence à une idée ou une croyance :

Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste dans la persuasion intérieure de l’esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement [l’entendement est la faculté de connaître] est de telle nature, qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous nous faisons des choses.(…) Donner des lois, exiger la soumission et contraindre par la force, tout cela n’appartient qu’au magistrat seul. C’est aussi sur ce fondement que je soutiens que le pouvoir du magistrat ne s’étend que sur pas jusqu’à établir, par ses lois, des articles de foi ni des formes de culte religieux. Car les lois n’ont aucune vigueur sans les peines; et les peines sont tout à fait inutiles, pour ne pas dire injustes, dans cette occasion, puisqu’elles ne sauraient convaincre l’esprit. Il n’y a que la lumière et l’évidence qui aient le pouvoir de changer les opinions des hommes; et cette lumière ne peut jamais être produite par les souffrances corporelles, ni par aucune peine extérieure. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’État qui par ses lois règne souverainement sur les corps, est impuissant par nature à pénétrer les consciences. Il doit en conséquence renoncer à les régler, et renoncer à se mêler de religion, et se borner à exiger de tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, le respect de ses lois. Les communautés religieuses, que Locke appelle les églises, doivent quant à elles être dépossédées de tout usage de la contrainte, dont l’État a le monopole, pour se consacrer à la vie de l’esprit avec les moyens qui conviennent à la vie de l’esprit. Par analogie avec l’État, défini comme une société produite par la volonté des individus de protéger les droits naturels du corps, Locke définit l’Église (la communauté religieuse), comme une société d’hommes produite par la volonté des individus de se réunir pour rendre un culte à Dieu et obtenir ainsi le salut de leur âme (c’est-à-dire gagner la vie éternelle) :

Examinons à présent ce qu’on doit entendre par le mot d’Église. Par ce terme, j’entends une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire, puiqu’il n’y a personne qui soit membre né d’aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu’il jouit de ses terres; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici comme il faut concevoir la chose. Il n’y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu’à une autre; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l’espérance du salut a été la seule cause qui l’a fait entrer dans cette communion, c’est aussi par ce seul motif qu’il continue d’y demeurer. Car s’il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d’irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d’en sortir qu’il l’a été d’y entrer ? Les membres d’une société religieuse ne sauraient y être attachés par d’autres liens que ceux qui naissent de l’attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’analogie entre l’État et l’Église, deux associations volontaires, l’une au service du corps, des biens temporels, l’autre au service de l’âme, des biens spirituels, n’a de sens que si on souligne toutes les implications de la différence de nature entre l’État et l’Église. La caractéristique qui définit l’État, le monopole du droit de contraindre sur un territoire donné, qui fait la souveraineté de l’État, découle de sa fonction, protéger les corps par la loi. De même la liberté d’entrer et de sortir de la communauté religieuse découle de sa fonction, qui est de réunir les personnes partageant la même conviction concernant le sens de la vie et de la mort. La vie de l’esprit est affaire de conviction, non de force: on persuade et on est persuadé (on convainc et on est convaincu). Une église peut avoir ses propres lois et doit être libre d’expulser un de ses membres, mais elle ne peut imposer ni faire respecter ses lois par la contrainte, seulement par la persuasion. Le fait que la communauté religieuse ne puisse recourir à la force, dont l’État a le monopole, est indissociable de la liberté du croyant de cesser de croire, de cesser de se soumettre aux lois de l’église dont il était membre. Pour la même raison, il peut y avoir plusieurs églises (communautés religieuses), plusieurs cultes sur un territoire donné, alors qu’il ne peut y avoir qu’un seul État. L’État, qui n’a pas d’intérêt spirituel, n’est pas assujetti aux lois d’une église, tandis les églises sont assujettis aux lois de l’État, qui sont communes à tous, parce que tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, partagent les mêmes « intérêts civils », les mêmes droits à la liberté, à la sécurité et à la propriété.

Ce que Locke appelle la tolérance est la liberté de religion, pilier du libéralisme politique des démocraties modernes, laquelle repose sur deux fondements : 1) la souveraineté de l’État qui, au moyen du monopole du droit de contraindre, empêche les conflits interreligieux, impose l’égalité devant la loi, protège les droits naturels communs à tous. 2) la distinction des fonctions de l’État et de la religion, qui justifie leur séparation : l’État conscient de sa nature, qui est de contraindre les corps pour les protéger, ne peut que vouloir respecter la liberté de conscience (ou liberté de l’esprit); la communauté religieuse, consciente de sa véritable nature, qui est de se consacrer à la vie spirituelle des croyants en utilisant les moyens de l’esprit (le dévoilement de la vérité et la persuasion) ne peut que vouloir renoncer à l’usage de la force, à l’instrumentalisation de l’État. Une telle instrumentalisation consisterait à détourner l’État de sa mission, qui est de protéger les corps, pour le mettre au service d’un objectif contradictoire, persuader les esprits de la vraie foi par le moyen de la contrainte.

La Question du droit de résistance

Problématique

Peut-il être juste de désobéir aux lois ? La question présuppose qu’il est en général juste d’obéir aux lois, injuste d’y désobéir. D’abord parce que c’est la loi qui, dans l’Etat, définit le juste et l’injuste, le permis et l’interdit. Ensuite parce que désobéir aux lois revient à contester l’existence même de l’Etat. L’Etat se définit par le droit de contraindre, ce qui a pour contrepartie le devoir d’obéissance des citoyens. Ce droit et ce devoir sont fondés sur l’idée selon laquelle il ne peut régner un peu de justice dans les rapports humains sans un pouvoir qui impose des lois. Ce qu’exprime cette phrase de Thomas Hobbes : « Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste. » Sans les lois communes, et sans un État qui utilise au besoin la force pour assurer le respect des lois, il n’y aurait pas de paix sociale possible. Seuls les anarchistes contestent cette idée, en imaginant qu’une société sans Etat pourrait générer spontanément des relations sociales pacifiques et harmonieuses.

La question de la légitimité de la désobéissance aux lois n’a de sens que d’un point de vue moral. On ne peut pas justifier la désobéissance aux lois par l’intérêt. Les lois sont là pour arrêter les intérêts et empêcher qu’ils ne conduisent les uns à nuire aux autres par le recours à la force et à la ruse. Justifier la désobéissance ne consiste pas à justifier l’escroquerie, le vol et le meurtre en tant que tels. Mais il peut y avoir des raisons morales de s’opposer aux lois. On a par exemple fait des procès pour crime contre l’humanité à d’anciens hauts fonctionnaires nazis, auxquels il était reproché d’avoir obéi aux décisions d’un État criminel au mépris de la conscience morale. Le droit lui-même peut donc reconnaître que l’on peut, et même que l’on doit parfois désobéir aux lois, lorsque celles-ci sont à l’évidence injustes. La question de la désobéissance se pose à deux niveaux. Celui de l’individu d’abord. Le citoyen est un homme pourvu d’une conscience, capable de juger par lui-même de ce qui est juste ou injuste, indépendamment de ce que dit la loi. Le devoir d’obéissance inconditionnel impliquerait d’étouffer la voix de la conscience, de renoncer à tout jugement personnel. Celui du peuple ensuite : face à la tyrannie, à l’oppression d’un Etat qui viole les droits fondamentaux, le peuple ne devrait-il pas disposer d’un droit de révolution ? On le voit, la question est large : il faut examiner la légitimité de l’objection de conscience, du droit de révolution, ainsi que les divers moyens de la contestation, la violence politique et la désobéissance civile non violente.

On ne peut pas se contenter de répondre qu’il faut obéir à la loi quand elle est juste, lui désobéir quand elle est injuste. La question, en effet, porte sur l’obéissance à la loi comme condition de l’existence de l’Etat. Il faut prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle il serait de la responsabilité politique du citoyen de contribuer au règne de la justice par l’obéissance inconditionnelle à la loi de l’Etat. L’argument contre le droit de résistance et la désobéissance civile est qu’on ne peut donc pas justifier la désobéissance aux lois sans fragiliser l’État qui garantit l’ordre et la paix dans la société. A cette raison d’obéir s’oppose l’argument selon lequel lorsque l’Etat est injuste, seule une contestation active et efficace des citoyens peut faire advenir le règne de la justice. La question qu’il faut traiter est donc celle-ci : le citoyen doit-il toujours obéir aux lois, y compris quand celles-ci lui semblent injustes, y compris lorsque l’Etat lui-même semble pouvoir être dénoncé comme étant injuste et tyrannique ?

La question peut être posée à deux niveaux, en distinguant la question du droit de révolution et celle de la désobéissance civile.

Le débat sur le droit de résistance (ou droit de révolution)

Existe-t-il un « droit de résistance à l’oppression » ? Peut-on justifier le droit de résistance armée qui vise à renverser le pouvoir politique ? Le peuple opprimé a-t-il le droit de révolution, c’est-à-dire le droit de désobéir au souverain et de le renverser en utilisant la force ?

La Déclaration des droits de l’homme de 1789 reconnaît « le droit de résistance à l’oppression », mais n’est-il pas suicidaire, pour un État, de reconnaître le droit de prendre les armes contre l’État ? L’argumentation par laquelle Thomas Hobbes justifie l’Etat consiste à démontrer que les individus, en tant qu’ils sont animés par le désir de conserver leur vie, ne peuvent que vouloir transférer leur droit de défendre leurs intérêts par la force à une « puissance commune », laquelle, en désarmant tous les membres de l’Etat, s’arroge le monopole du droit de contraindre. L’Etat n’est selon Hobbes rien d’autre que l’exigence de la raison qui commande à chacun de vouloir l’existence d’une puissance souveraine pour sortir de l’état de nature, l’état de guerre de chacun contre chacun où personne ne peut vivre en sécurité. La révolution est donc irrationnelle. Vouloir la révolution, ce serait à la fois vouloir et ne pas vouloir la sortie de l’état de nature.

Objection : Le mot important dans « droit de résistance à l’oppression » est le mot « oppression ». Du point de vue même de Hobbes, l’Etat est légitime en tant qu’il garantit la vie et la sécurité des sujets. Si l’Etat viole le droit naturel à la vie, il cesse donc d’être légitime. C’est l’argument de John Locke, qui s’inspire de l’argumentation de Hobbes pour justifier le droit de révolution : si l’Etat menace des droits des sujets (la sécurité et la propriété), le peuple et le souverain se trouvent dans la situation de l’état de nature, qui est un état de guerre, une situation où « rien n’est injuste », où par conséquent le peuple est en droit d’utiser la force et la ruse pour détruire la force qui l’opprime.

Le débat à propos de la désobéissance civile.

Le débat contemporain oppose la défense de l’autorité de l’Etat républicain et les partisans de la désobéissance civile. Peut-il être juste de désobéir aux lois en démocratie ?

La conception républicaine ou démocratique de l’Etat fonde le devoir inconditionnel du citoyen d’obéissance à la loi sur le principe de la souveraineté du peuple. Le critère pour savoir si le peuple a le droit moral de faire la révolution devrait être le caractère démocratique ou non de la constitution de l’Etat. Une constitution est démocratique si elle reconnaît au peuple le droit de participer directement ou indirectement à la formation des lois auxquelles il doit obéir. Dans ce cas, l’obéissance à la loi est toujours juste car, comme l’écrit Rousseau, « Obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Désobéir aux lois signifieraient s’opposer à la volonté générale, à la volonté du peuple souverain en tant qu’elle s’exprime suivant les règles prévues par la constitution. Une constitution démocratique rend possible la révolution pacifique, la possibilité de chasser les gouvernants par l’élection et la possibilité de changer la constitution selon les règles établies. Rien donc, ne saurait justifier la désobéissance aux lois.

Objection. La démocratie ne garantit pas le règne de la justice. Que doit faire le citoyen qui, en conscience, estime que les lois et l’Etat trahissent une exigence morale qu’il juge fondamentale ? On appelle « désobéissance civile » le moyen d’action politique qui, dans le cadre démocratique, consiste à désobéir délibéremment à la loi, de manière désintéressée, en assumant les conséquences (la répression de la transgression), pour défendre une cause juste. L’idée remonte à Henry David Thoreau, qui militant pour l’abolition de l’esclavage dans le cadre de la démocratie américaine au milieu du 19e siècle, refusa de payer ses impôts, non pour frauder, mais pour marquer son opposition au système légal de l’esclavage.

La justification de la désobéissance repose sur deux idées :

Il faut un moyen d’action qui ne soit pas la violence, car l’État est démocratique, mais qui ambitionne de frapper l’opinion en raison de l’urgence du problème. La démarche qui consiste à tenter de convaincre patiemment, par des moyens légaux, de la nécessité de changer la loi n’est pas adapté à l’urgence morale. « Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? Tenterons-nous de les amender en leur obéissant jusqu’à ce que nous soyons arrivés à nos fins – ou les transgresserons-nous tout de suite ? »(Thoreau)

Le critère du juste et de l’injuste est fourni par la conscience morale. Thoreau oppose les droits de la conscience non seulement aux droits de l’État, mais aux droits de la majorité en démocratie. « Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne serait pas les majorités qui trancheraient du bien et du mal mais la conscience ? » « Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au législateur ? »

La désobéissance civile se justifie par la recherche de l’efficacité politique, comme moyen d’action politique le plus radical possible si l’on s’interdit la violence. Elle se justifie également par l’importance morale de la cause. Historiquement, la désobéissance civile a été utilisée pour lutter contre la colonisation, contre l’esclavage et la discriminaton raciale. Aujourd’hui, elle est notamment préconisée par des militants écologistes. La désobéissance civile est le moyen d’action privilégié par une minorité qui soit s’oppose à la tyrannie de la majorité soit entend « alerter » cette majorité pour la sortir d’une indifférence coupable.

Objection : il n’y a pas d’arbitre possible entre la majorité et la minorité, la règle démocratique étant précisément que l’arbitrage des débat revient à la majorité, laquelle s’exprime à l’occasion des élections ou, éventuellement, à l’occasion d’un référendum.

Références

Le débat philosophique sur le droit de résistance (droit de révolution).

L’invention de la désobéissance civile (Henry David Thoreau).

L’examen philosophique de la notion de désobéissance civile.

Une illustration contemporaine

Henry David Thoreau est l’inventeur du concept de désobéissance civile, dans le contexte d’une démocratie américaine au sein de laquelle l’esclavage était une institution légale. Gandhi, qui a lu Thoreau en prison, s’est emparé du concept pour en faire un instrument dans le contexte de la décolonisation. Dans les années 60, c’est à nouveau là où Thoreau avait inventé le concept, dans le sud des Etats-Unis, qu’il est question de désobéissance civile. L’esclavage a été aboli mais les lois autorisent un système de segrégation raciale qui continue de faire des Noirs des citoyens de seconde zone. Martin Luther King, qui a découvert les écrits de Thoreau et de Gandhi pendant ses études de théologie et qui croit à l’efficacité politique de la désobéissance civile, lance le mouvement des droits civiques. Dans les années 1960, des dizaines de milliers de Noirs transgressent pacifiquement les lois ségrégationnistes en s’installant dans des espaces réservés aux Blancs. Dans ces trois cas de figure, le trouble à l’ordre public généré par la violation de la légalité pouvait se justifier par l’existence d’un système de domination de l’homme sur l’homme (l’esclavage, la colonisation, la ségrégation) à l’évidence injuste. La référence à la désobéissance civile comme moyen d’action politique aurait pu disparaître avec ces systéme d’oppression institutionnalisée. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé.

La cause dont se réclament les partisans de la désobéissance civile aujourd’hui est l’écologie. La désobéissance civile a toujours pour origine une révolte de la conscience qui dénonce un scandale moral. La conception écologiste de la responsabilité morale conduit à mettre en question l’égoisme ou l’indifférence du monde présent, où prévalent les intérêts de société de consommation et du système de production, aux dépens des droits de la Nature et des générations futures. Comme au temps de Thoreau à propos de l’esclavage, une minorité active se présente comme la minorité éclairée dont la mission est d’alerter sur l’urgence morale, de bousculer des dirigeants cyniques élus par une majorité apathique, indifférente ou insoucieuse face à l’injustice.

Extrait d’un appel à la désobéissance civile lancé par 1000 scientifiques dans une tribune du journal Le Monde, le 20 février 2020, tribune intitulée « Face à la crise écologique, la rebellion est nécessaire » :

La prochaine décennie sera décisive pour limiter l’ampleur des dérèglements à venir. Nous refusons que les jeunes d’aujourd’hui et les générations futures aient à payer les conséquences de la catastrophe sans précédent que nous sommes en train de préparer et dont les effets se font déjà ressentir. Lorsqu’un gouvernement renonce sciemment à sa responsabilité de protéger ses citoyens, il a échoué dans son rôle essentiel. En conséquence, nous appelons à participer aux actions de désobéissance civile menées par les mouvements écologistes, qu’ils soient historiques (Amis de la Terre, Attac, Confédération paysanne, Greenpeace…) ou formés plus récemment (Action non-violente COP21, Extinction Rebellion, Youth for Climate…). Nous invitons tous les citoyens, y compris nos collègues scientifiques, à se mobiliser pour exiger des actes de la part de nos dirigeants politiques et pour changer le système par le bas dès aujourd’hui. En agissant individuellement, en se rassemblant au niveau professionnel ou citoyen local (par exemple en comités de quartier), ou en rejoignant les associations ou mouvements existants (Alternatiba, Villes en transition, Alternatives territoriales…), des marges de manœuvre se dégageront pour faire sauter les verrous et développer des alternatives.

Bac janvier TG

Vous aurez à choisir entre trois sujets : deux questions de dissertation, une explication de texte.

Les deux questions de dissertation sont les suivantes :

Faut-il vivre dans l’espérance ?

La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ?

Ci-dessous les éléments nécessaire pour traiter ces sujets. Vous pouvez ainsi y réfléchir, choisir votre sujet et le préparer. L’exposé de ces éléments ne constitue pas une dissertation rédigée et je ne vous demande évidemment pas d’utiliser tous les éléments. Il vous faut choisir parmi les arguments ceux qui vous conviennent et qui vous permettront de construire un développement cohérent. Par exemple, pour la question « La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ? », je propose deux illustrations possibles, le thème de l’écologie associé à celui de la sagesse, le thème de la condition des femmes associé à celui du droit naturel. Il n’est pas recommandé de traiter les deux thèmes. De même, tous les éléments pour l’introduction ne sont pas à utiliser dans l’introduction, mais vous devez puiser dans ces éléments ce qui vous permettra de commencer à analyser le sens de la question pour présenter le problème et ses enjeux.

Le texte à expliquer se rapporte à la question de la sagesse, donc à la question du bonheur et de la liberté du sage.

Méthodologie de base de l’explication de texte :

L’introduction doit impérativement comprendre trois éléments :

  1. Le thème du texte (formulable en général par une notion)
  2. Le problème (à formuler par une question, question à laquelle le texte répond par un parti-pris)
  3. La thèse du texte (le parti-pris de l’auteur, l’idée principale du texte, que l’on doit pouvoir formuler en citant une phrase extraite du texte.

Si vous parvenez à distinguer les moments logiques du texte, vous pouvez indiquer le plan du texte. Le texte est court : il peut y avoir 2 ou 3 étapes argumentatives, guère plus. Mieux vaut s’abstenir que de découper le texte au hasard.

Quelques conseils pour le développement :

L’explication ne porte pas sur l’auteur, dont la connaissance n’est pas requise, mais sur le texte, qui doit être considéré pour lui-même, dans sa singularité, sans préjugé.

Il faut trouver un juste milieu entre la paraphrase (répéter ce que dit le texte) et le hors sujet (partir d’un thème présent dans le texte pour produire développer un propos qui oublie d’analyser le texte et ne cite pas le texte.)

L’explication doit être linéaire. Il est possible de reconstruire l’argumentation du texte en modifiant quelque peu l’ordre d’exposition des arguments, mais il faut partir du principe que l’ordre choisi par l’auteur est logique et cohérent. L’important est d’identifier les phrases ou extraits de phrases les plus importantes, celles dont il convient d’expliciter le sens.

Pour commenter véritablement le texte, et ne pas se contenter de le paraphraser, il faut être en mesure de le mettre en perspective avec des connaissances philosophiques (problèmes, doctrines, thèses).

Le commentaire doit comprendre une dernière partie consacrée à la discussion. Il faut développer une réflexion plus personnelle qui prolonge le texte. Il peut s’agir de l’introduction d’une objection et d’une critique, ou au contraire d’arguments qui ne sont pas dans le texte mais qui vont dans le sens de la thèse. Il est permis de partir d’une question que soulève le texte et que l’on traite sous la forme d’une petite dissertation.

Vous pouvez également consulter la rubrique « méthodologie ».

Pour bien distinguer les différents sens de la notion de liberté, je vous renvoie à la rubrique « Les notions ». Pour ces trois sujets, les deux sens à avoir en tête sont le 3 (la liberté du sage) et le 6 (la liberté comme perfectibilité, pouvoir de faire l’histoire).

Deux émissions de radio qui concerne les sujets proposés : sur le stoïcisme et l’épicurisme ; André Comte-Sponville sur la question du bonheur.

La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ?

Éléments pour l’introduction :
Les éléments de définition

La nature se définit ou bien comme le Tout de la réalité dont l’homme est une partie, ou bien comme la réalité qui n’est pas produite par l’homme, la réalité telle qu’elle est avant toute intervention humaine. Dans le second sens, le naturel par opposition à l’artificiel, la nature humaine est en l’homme ce qui est permanent et universel, ce qui ne change pas d’une époque à une autre et qui est commun à toute l’humanité. Le naturel en l’homme est l’inné par opposition à l’acquis, le donné naturel, c’est-à-dire les dispositions naturelles présentes dans l’individu avant l’éducation, et dans l’espèce avant le développement de la civilisation. Selon le premier sens, les hommes obéissent nécessairement aux lois de la nature, c’est-à-dire aux lois de l’ordre naturel dont ils font partie. Selon le second sens, en revanche, il est possible de distinguer le mode de vie naturel du mode de vie artificiel qui est un effet de la civilisation, produit non par la nature mais par l’histoire.

Le devoir, notion présente dans l’intitulé du sujet, est l’obligation, pour un être libre, d’obéir à une loi. L’obligation n’est pas la contrainte. Les lois de la nature sont contraignantes pour tout être naturel, mais seul un agent libre, qui dispose du pouvoir de choisir le sens de son action, peut se représenter qu’il a pour devoir d’obéir à une loi, précisément parce qu’il dispose du pouvoir de ne pas lui obéir.

« Dicter » signifie commander, adresser un ordre. La nature n’a pas de volonté ni d’intention consciente, mais on peut concevoir qu’elle dicte notre conduite en deux sens. Selon le premier sens du mot nature, dicter signifie contraindre d’agir, soumettre aux « lois de la nature », c’est-à-dire à des relations de cause à effet auxquelles on ne peut échapper. Tout être physique obéit par exemple à la loi de la gravitation. En ce sens, toujours, on peut dire que l’instinct naturel règle la conduite d’un animal : « La nature commande à tout animal, et la bête obéit » (Rousseau). Le second sens du mot nature présuppose la distinction entre nature et culture, condition nécessaire pour que « dicter » puisse prendre le sens de « prescrire une règle de vie ». L’homme est « dénaturé » par la civilisation et contribue à transformer la nature. D’où la question : est-il possible et souhaitable de chercher dans la nature (l’ordre naturel ou la nature humaine) des règles de vie qu’il faudrait adopter plutôt que celles imposées par la société et le cours de l’histoire ? La nature peut être prescriptive, non parce qu’elle aurait la volonté d’édicter une norme (une règle), mais dans la mesure où l’homme cherche en elle un critère objectif de ce qui doit être et de ce qui ne doit pas être pour échapper aux maux qu’il s’inflige.

Les éléments pour formuler le problème 

Comme à l’animal, la nature dicte à l’homme l’impératif de la survie et de la reproduction de l’espèce. L’homme n’échappe pas aux lois de la nature et du vivant. Il est raisonnable de penser que, comme tout être naturel, l’homme est destiné à accomplir sa nature.Nous sommes cependant des êtres civilisés dont la conduite est réglée non par l’instinct mais par l’éducation. Les règles de vie et les valeurs prescrites par l’éducation sont celles d’une culture et d’une époque particulières, elles ne sont pas naturelles. L’homme n’est donc pas un être exclusivement naturel, raison pour laquelle on peut se demander si c’est bien la nature qui dicte ce que nous devons faire. Du fait sans doute des caractéristiques de notre conscience, de notre capacité de questionnement, nous nous interrogeons sur ce qui doit être, sur ce qu’il faut faire, au plan individuel comme au plan collectif. L’homme reconnaît en lui une part de liberté non déterminée par l’instinct. La nature ne dicte pas ce que nous devons faire.

Paradoxalement, cette part de liberté n’est pas nécessairement valorisée. Elle est même une source d’inquiétude et d’interrogation. N’est-elle pas la source de notre malheur ? La critique écologiste du progrès, qui remet en question les bienfaits de la révolution industrielle, témoigne aujourd’hui de la méfiance de l’homme à l’égard de l’animal dénaturé que l’histoire de la civilisation a fait de lui. C’est cette défiance de l’homme envers l’homme, associée à la confiance placée dans la nature, qu’exprime la célèbre formule de Rousseau : « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses : tout dégénère entre les mains de l’homme. » Les sagesse antiques déjà, l’épicurisme et le stoïcisme, recommandaient de vivre selon la nature. Si le malheur et l’injustice viennent des désirs, opinions et ambitions qui naissent du mode de vie artificiel des hommes en société, on peut en déduire la nécessité de prendre pour idéal une manière de vivre plus conforme à la nature. Affirmer que la nature dicte ce que nous devons faire, dans cette perspective, signifie non pas que notre mode de vie est réglé par la nature, mais qu’il devrait l’être. C’est sur ce point que la discussion doit porter : faut-il ou non admettre l’idée selon laquelle la nature prescrit à l’homme des règles de vie, la bonne manière de vivre, sur le plan individuel (morale et sagesse) ou sur la plan collectif (droit et politique) ?

Les enjeux de la question qui peuvent servir à illustrer le problème

Deux séries de thèmes, traités au niveau existentiel ou au niveau politique, peuvent servir d’illustration au problème.

Le thème de l’écologie politique, qui fait le procès du productivisme et du consumérisme modernes, peut être associé à l’idéal promu par les sagesses antiques. À l’individu, la société moderne propose une diversité de projets de vie et fait miroiter les possibles. Les leçons des sagesses antiques, suspicieuses à l’égard de la démesure des désirs qui naissent de la vie en société et qui proposent de vivre selon la nature pour être heureux, sont peut-être toujours pertinentes. Au nom d’une exigence politique, protéger l’écosystème de l’homme en limitant l’activité économique, l’écologie contemporaine renoue avec l’idéal épicurien de sobriété, le modèle du vie heureuse en harmonie avec la nature, fondée sur le renoncement aux désirs les plus artificiels.

L’autre grand thème possible est celui du droit naturel. Il s’agit au premier abord d’un thème purement politique. Platon et Aristote considèraient que, l’art imitant la nature, la bonne organisation de la société devait être fondée sur des lois, certes humaines, instituées par les hommes, mais conçues en référence à la nature humaine en vue de respecter la structure de l’ordre naturel. Or, dans la conception antique de l’ordre naturel, la hiérarchie est naturelle : l’homme, « animal politique » est par nature destiné à vivre dans une communauté, elle-même par nature hiérarchisée. L’aristocratie (le pouvoir des meilleurs) est naturelle, ce qui ne signifie pas que l’ordre social aristocratique soit nécessairement juste. Pour Platon et pour Aristote, l’aristocratie naturelle est celle de l’intelligence. Le meilleur n’est pas le plus fort (celui qui impose son pouvoir par la force ou par la ruse) ni l’aristocrate de naissance, mais le plus capable de faire un bon usage de sa raison. C’est pour cette raison que Platon voulait que la Cité idéale soit gouvernée par les philosophes et qu’Aristote légitimait l’esclavage, à la condition que le moins intelligent, celui dont la vocation est par nature de servir d’ « outil animé », soit soumis à l’autorité du plus intelligent. Cette conception du droit naturel a été contestée et renversée par la philosophie du droit naturel moderne, dont John Locke et Jean-Jacques Rousseau, deux des principaux représentants de ce courant, servent de référence aux révolutionnaires français en 1789. « L’homme est né libre et partout il est dans les fers » écrit Rousseau dans le Contrat social. Dans le texte qu’il consacre à l’origine de l’inégalité, celui-ci défend l’hypothèse selon laquelle l’inégalité n’est pas naturelle mais résulte de l’organisation sociale qui se met en place dès les débuts de l’histoire de la civilisation, notamment avec l’invention de la propriété privée. Cette thèse aura une grande postérité. Elle sera notamment reprise par Karl Marx, pour qui « toute l’histoire est histoire de la lutte des classes » et par le féminisme moderne, lequel dénonce une « domination masculine » qui, sans être naturelle, est présente dès les premiers pas de la civilisation puisqu’on la rencontre dans toutes les sociétés humaines. Dans cette perspective, la critique de l’injustice sociale peut se référer à l’idéal d’une liberté et d’une égalité exigées par la nature authentique de l’homme. Néanmoins, cette référence à la nature humaine tend à disparaître dans les conceptions modernes de la société juste, peut-être parce que l’égalité paraît naturelle précisément.

Il y a cependant un domaine où se poursuit le débat sur la nécessité de faire référence à la nature pour faire le droit, au niveau politique, mais aussi, au plan existentiel, pour définir le sens de la vie., c’est celui de la vie conjugale et familiale. Le débat sur le mariage homosexuel a pour enjeu la question de savoir si la différence d’orientation sexuelle justifie une différence de droits et de devoirs en matière conjugale et familiale. Un débat analogue a lieu depuis le siècle des Lumières au sujet de la condition de la femme. La différence naturelle entre l’homme et la femme justifie-t-elle une différence de droits et de devoirs dans le domaine de la vie de famille ? Dans l’un et l’autre cas le fond du problème est le même : le principe de l’égalité en droits étant admis, peut-on sans contradiction justifier par la référence à la nature une différence des droits dans un domaine, celui de la vie conjugale et familiale, fondé à l’évidence sur une donnée naturelle, la sexualité, et dont la raison d’être, la finalité, à savoir la reproduction de la vie, est à l’évidence naturelle ? S’agissant de la condition de la femme, le problème déborde le cadre du droit. Il concerne aussi l’éducation (faut-il une éducation spécifique aux filles pour les préparer aux rôles dévolus aux femmes dans la famille et dans la société ?) et le sens de la vie (pour être heureuse, une femme doit-elle vivre selon sa nature fémine, choisir sa vie en fonction de ce à quoi la nature la destine, en donnant par exemple la priorité à son rôle de mère ?). Rousseau, par exemple, considère que la thèse de l’égalité dans la différence n’est pas contradictoire : dans son livre sur l’éducation (Emile), il estime qu’il existe un modèle de perfection masculine et un modèle de perfection féminine, fondés l’un et l’autre sur la nature, justifiant la différence des éducations, la différence des rôles amoureux et la différence des fonctions dans la famille et dans la société. Simone de Beauvoir, à l’inverse, fonde le féminisme contemporain en récusant l’idée d’une essence naturelle de la femme qui définirait par avance ce que doit être sa vie, l’éducation qu’elle devrait recevoir comme les rôles familiaux et sociaux qu’elle serait destinée à assumer. Beauvoir applique à la condition de la femme la thèse existentialiste selon laquelle « il n’y a pas de nature humaine » (Sartre). « On ne naît pas femme, écrit-elle dans Le deuxième sexe (1949), on le devient » : il n’y a pas de nature féminine (« l’éternel féminin »), c’est par l’éducation que la société impose aux femme l’idée d’un destin naturel définissant a priori ce qu’elle doit être. Ce faisant, la société prive la femme de l’accès à la liberté authentique, qui consiste dans le pouvoir de définir par soi-même sa destinée et qui demeure le privilège de l’homme. Simone de Beauvoir oppose à Rousseau, sur la question de la condition de la femme, la thèse rousseauiste selon laquelle l’inégalité est un produit de la civilisation, une construction historique, une fabrication artificielle de la société qui dissimule l’artifice par la référence à la nature, justifiant en l’occurrence l’inégalité par la différence naturelle. La thèse de Beauvoir est la l’origine de la dictinction entre le sexe et le genre. Les hommes, biologiquement, naissent mâles ou femelles. Mais la nature biologique ne dicte pas ce que nous devons faire. C’est le genre, la conception du féminin et du masculin dans une société donnée, à une époque donnée, qui dicte aux hommes et aux femmes ce qu’ils doivent faire. Il ne s’agit cependant que d’un déterminisme historique. Au regard de l’humanisme philosophique, qui définit l’Homme par la liberté, le destin des individus, qu’ils soient hommes ou femmes, ne doit être dicté ni par la Nature, ni par l’Histoire.

Éléments pour le plan

Le plan est l’esquisse de la construction d’une réponse argumentée à la question posée. La première règle est qu’il y ait à la fois une progression de la réflexion vers la réponse et des renversements dialectiques (basculement d’une thèse vers une thèse qui la contredit). La deuxième règle est que chacune des parties du développement réponde à la question, sous un angle à chaque fois différent.La troisième règle est que l’argumentation et la progression soient dictée par un parti-pris : il faut un point de vue, avoir quelque chose à dire. Par conséquent, ce qui suit n’est qu’une proposition. Il ne s’agit pas d’une dissertation rédigée. L’ordre de présentation des idées est ici aléatoire : elles sont juxtaposées et non liées comme il se doit dans une dissertation. Parmi les arguments proposés, il est possible de faire un choix, voire d’en ajouter qui ne sont pas présents. L’essentiel est de construire un propos cohérent et argumenté.

Je propose cependant un plan en trois étapes, qui impose une première partie consacrée à la fomulation du problème avant l’exposé, selon l’ordre dicté par le parti-pris, de deux thèses contradictoires,

La première étape est celle de la construction du problème, une sorte de seconde introduction en quelque sorte, ou un prolongement de l’introduction, qui reprend et développe la problématique. La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ? Non, car l’homme est un être d’antinature, l’histoire de la civilisation témoignant du fait qui dispose du pouvoir de ne pas se laisser dicter sa conduite par un déterminisme naturel. Cette première partie répond donc à la question, mais en vue d’écarter l’interprétation la moins pertinente de la question pour ensuite, dans les deuxième et troisième partie, pouvoir traiter le véritable problème. On peut par exemple garder l’analyse des deux sens du verbe « dicter » pour introduire et développer la thèse de Rousseau : l’homme est un « agent libre », ce qui signifie qu’à la différence de l’animal (« La nature commande à tout animal, et la bête obéit »), sa vie n’est pas réglée par l’instinct.

Comme le souligne Rousseau, la différence la plus spectaculaire entre l’homme et les autres animaux est la perfectibilité indéfinie, la faculté presque illimitée de cultiver ses dispositions naturelles, de sorte qu’il soit impossible d’identifier clairement la nature humaine et ses limites. Le mode de vie de l’animal, réglé par l’instinct, est intégralement prévisible parce que dicté par la nature. L’homme à l’inverse est perfectible, ce qui se traduit par la plasticité ou le polymorphisme des croyances et des moeurs dans l’espace et dans le temps. Il y a une transformation de la condition humaine dans le temps : l’humanité a une histoire, l’histoire de la civilisation, tandis qu’une espèce animale est « au bout de mille ans ce qu’elle était la première année de ces mille ans. » Il y a une diversité de cultures, de sorte que la nature humaine semble introuvable. Il y a certes un « mophotype » de l’espèce, comme dise les scientifiques, qui peut être observé : bipédie, forme de la main, nudité, taille du cerveau, etc. Mais pour ce qui concerne l’aspect moral et spirituel, ce qui donne le sens de la conduite, on n’observe pas une nature commune et universelle. Aussi loin qu’on remonte le cours de l’histoire, l’homme apparaît comme un « animal dénaturé ». Il est pour cette raison difficile de se représenter « l’état de nature » de l’homme, la condition de l’homme dans la nature avant l’apparition de la culture et de la civilisation. Pour retrouver la commune nature de l’homme, il faut faire abstraction de la couche de culture, cette « seconde nature » qui recouvre la première. Ce n’est que par le raisonnement que l’on peut construire l’idée de nature humaine, ce qui induit le risque permanent de confondre le mode de vie habituel propre à une culture particulière ou un état provisoire de la civilisation avec ce qu’on conçoit être le mode de vie naturel de l’homme.

L’idée selon laquelle nous sommes ce que l’éducation a fait de nous est devenue familière. Il apparaît évident qu’à travers l’éducation, les valeurs qui nous ont été transmises et qui dictent notre conduite ont pour origine la culture ou la civilisation à laquelle nous appartenons. Mais nous avons en même temps la possibilité de comparer l’état de la civilisation avec l’idée que nous nous faisons de la nature humaine, soit pour justifier la culture, soit pour la critiquer. La distinction entre nature et culture rend possible deux interprétation de leurs rapports : elle peut servir à justifier l’ordre social par sa conformité à l’ordre naturel, ou bien à l’inverse à souligner l’opposition entre nature et culture, soit pour justifier le progrès de la civilisation, soit pour produire une critique de la civilisation, de la culture ou de la société. La perfectibilité humaine est en effet une perfectibilité pour le meilleur et pour le pire. Tout en soulignant la perfectibilité humaine, Rousseau n’est par exemple pas conduit à faire l’éloge du progrès. Bien au contraire, il déplore le fait qu’au cours de l’histoire de la civilisation, l’homme soit devenu « le tyran de lui-même et de la nature ».

La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ? Il faut entendre par là : la nature dicte-t-elle ce qui doit être, la bonne manière de vivre ou d’organiser la société qui devrait servir de critère pour justifier ou critiquer ce que la société ou la civilisation a fait de nous ? La nature, autrement dit, peut-elle est la source des valeurs ou le critère à l’aune duquel il nous faudrait juger la valeur de nos valeurs ? Peut-on identifier le bien à ce qui est naturel et le mal à ce qui est contre-nature ? Pour apporter une réponse à la question ainsi comprise, il faut en outre articuler une réponse à ces deux autres questions : 1) Faut-il imputer les maux de l’humanité (malheur et injustice) à la nature ou bien à la civilisation ? 2) Est-il possible de retrouver la nature humaine, commune et permanente, sous l’homme civilisé, qui est différent d’une culture à une autre, d’une époque à une autre ? On ne peut en effet pas répondre à la question comme si on savait avec certitude ce que « nature » veut dire. Ce qu’on appelle « nature humaine » est nécessairement le produit d’une théorie toujours discutable.

La deuxième et la troisième étapes de l’argumentation doivent présenter deux visions cohérentes et contradictoires du rapport entre la nature et les valeurs. Elles proposent donc une thèse et son antithèse. L’ordre de présentation dépend donc du parti-pris de l’auteur. Je les présente ici sans préjuger de ce que devrait être cet ordre. Mon choix de présentation est donc ici contingent (ce qui signifie qu’il pourrait être différent).

Thèse  – La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ? Oui, l’homme doit s’efforcer de connaître l’ordre naturel et la nature humaine pour combattre les maux qu’il s’inflige à lui-même, le malheur et l’injustice.

Argument : tout être naturel doit vivre conformément à sa nature. L’instinct ne dicte pas à l’homme sa conduite mais il peut par la réflexion découvrir la bonne manière de vivre, qui est la vie qui convient à sa nature. Comme tout être naturel, l’homme est destiné à vivre selon sa nature. Certes, la nature humaine n’est pas la nature animale. On peut même objecter qu’il n’y a pas pour l’homme de déterminisme naturel puisqu’il peut, individuellement ou collectivement, définir sa manière de vivre sans qu’elle lui soit dictée immédiatement par l’instinct. L’homme est un agent libre, mais cela n’implique pas l’absence de nature humaine. Pour l’homme, vivre selon la nature consiste à se fier à sa sensibilité et à sa raison, les deux facultés qui définissent la nature humaine. L’idée commune La raison nous permet de mieux connaître l’ordre naturel et la nature humaine. L’idée commune aux sagesses antiques, l’épicurisme et le stoïcisme, est qu’il faut se servir de la raison pour mieux connaître l’ordre naturel et la nature humaine afin de vivre mieux: vivre selon la nature est la condition pour vivre heureux. La nature ne dicte donc pas directement à l’homme ce qu’il doit faire mais elle lui fournit l’instrument, la raison, qui lui permet de connaître l’ordre naturel et sa nature propre afin de régler sa vie sur cette réalité objective.

Argument : la science ne prescrit pas un idéal de vie mais en tant qu’elle découvre les lois de la nature, elle dicte l’action intelligente, efficace, pour atteindre les buts que l’on se fixe. La raison qui nous dévoile les moyens de l’action doit aussi pouvoir faire connaître les fins qui conviennent à notre nature. La science moderne semble contredire l’idée selon laquelle la connaissance de la nature sert à définir la bonne manière de vivre. La science n’a d’autre ambition que de décrire et d’expliquer ce qui est, la réalité telle qu’elle est. Elle est neutre dans le rapport aux valeurs : elle ne déduit pas de la découverte des lois de la nature une conception de ce qui doit être, des droits et des devoirs de l’homme. Elle n’est pas prescriptive, ou normative, elle ne dicte pas de règles de vie, ne dicte pas à l’homme ce qu’il doit faire ni comment vivre. L’objection n’est cependant juste qu’en partie : la science ne fait pas connaître à l’homme les fins dernières de l’existence mais les lois de la nature auxquelles l’homme doit se soumettre afin d’accroître son pouvoir d’agir dans la nature. « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant » écrivait Francis Bacon, l’un des pionnier de la pensée scientifique moderne. La science nous dicte les règles à suivre pour atteindre nos buts. La science médicale, par exemple, déduit de la connaissance de l’organisme les moyens de préserver la santé. Sur le plan pratique, la science est la science des moyens d’agir efficacement en obéissant aux lois de la nature, c’est-à-dire en les mettant au service de l’homme.

Faut-il en conclure que la connaissance de la nature ne dicte pas les buts que l’homme doit se donner ? Ce n’est pas à la science de le faire, mais pourquoi une réflexion philosophique ou théologique ne le pourrait-elle pas ? Chacune à leur manière, la théologie (si on admet que la nature est l’œuvre d’un Créateur) et la philosophie proposent une interprétation de la nature humaine permettant de définir la bonne manière de vivre ou de concevoir l’ordre social. Par ailleurs, comme en témoigne la science des écosystèmes ou la climatologie, la science peut nous faire connaître les effets de l’activité humaine sur l’environnement, et justifier ainsi des objectifs pour l’action politique.

Argument : la nature fixe le but de l’action, c’est un fait, puisque nous définissons le bonheur et le malheur par un critère naturel, le plaisir et la souffrance. Tout homme désire être heureux et tout être naturel est destiné à accomplir sa nature : il est donc naturel de penser que le désir d’être heureux est naturel et que c’est en accomplissant sa nature que l’homme peut être heureux. D’où l’idée, que l’on rencontre dans la philosophie d’Épicure et que reprend la philosophie morale de Bentham, selon laquelle la nature indique le critère du bonheur qu’il faut poursuivre et du malheur qu’il faut éviter. Jeremy Benham l’écrit explicitement : « La nature nous a placé sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. » La sensibilité fixe le but de l’action : la rechercher du plaisir et l’évitement de la souffrance, tandis que la raison founit la connaissance des moyens de remplir l’objectif. Ainsi, on peut considérer que notre nature dicte ce que nous devons faire.

Argument : Épicure montre qu’il est nécessaire pour être heureux de limiter ses désirs aux seuls désirs naturels. Tout désir est manque : je désire avoir ce que je n’ai pas et être ce que je ne suis pas. Paradoxalement, l’illimitation du désir qu’entretien la société de consommation et qu’attise l’envie, la comparaison permanente avec autrui, génère davantage de frustration davantage que de bien-être véritable. Pour ne jamais manquer de rien et jouir pleinement de la vie, il est préférable de se contenter de peu, de la satisfaction des désirs les plus naturels, ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid. Celui qui parvient à se libérer de la dépendance aux désirs artificiels et superflus qui naissent de la vie en société ne pourra pas être malheureux.

Argument : la science de la nature fournit aujourd’hui des raisons de dénoncer les excès de la civilisation moderne et d’adpter un idéal de sobriété conforme à la sagesse d’Épicure. L’écologie politique prend appui sur les données de la physique pour mettre en question le mode de production et de consommation né de la révolution industrielle. La croissance économique sans limite conduit à l’épuisement des ressources naturelles, la surexploitation des sols à la perturbation des écosystèmes tandis que les émissions de carbone dans l’atmosphère depuis le début de la révolution industrielle provoquent un dérèglement climatique qui menace le devenir de l’humanité. L’impératif naturel de la survie nous dicte donc de transformer radicalement notre mode de vie. Pour sortir de l’excès de production, il faut sortir de l’excès de consommation, de sorte que la sobriété prônée par Épicure et que celui-ci présentait comme la clé du bonheur individuel se trouve aujourd’hui être aussi la clé de la survie de l’espèce humaine, ou du moins du bien-être des générations futures.

Argument : le malheur et l’injustice viennent de l’homme, non de la nature. « Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses : tout dégénère entre les mains de l’homme » : la célèbre formule de Rousseau signifie aux hommes qu’ils ne doivent pas se plaindre de la nature mais du mauvais usage qu’ils font de leur liberté. Le malheur et l’injustice ne viennent pas de la nature mais des produits défectueux de la civilisation, c’est-à-dire de la perfectibilité humaine. L’homme, écrit Rousseau, est devenu « le tyran de lui-même et de la nature ». Rousseau est à cet égard le précurseur des critiques de la civilisation moderne. Il défend l’idée selon laquelle l’homme est responsable de l’inégalité, laquelle ne doit pas être attribuée à la nature. « L’homme est né libre, écrit-il dans Le contrat social, et partout il est dans les fers. » Si les théoriciens antiques pensaient que l’inégalité était naturelle, ce qui pouvait justifier l’esclavage et l’aristocratie, la philosophie du droit naturel moderne oppose l’égalité naturelle des hommes à l’inégalité sociale.

Argument : l’erreur moderne est de nier la différence au nom de l’égalité. Les Anciens justifiaient l’inégalité par l’observation de différences, qu’ils jugeaient naturelles : la différence des intelligences justifiait pour Aristote l’esclavage, le moins intelligent étant par nature destiné à servir d’outil animé au plus intelligent. De même la différence des forces entre l’homme et la femme paraissaient justifier non seulement la différence des rôles mais l’inégalité des droits, l’homme étant par nature destiné à gouverner la femme. Il n’y a pas de droit du plus fort et l’inégalité en droits est toujours injuste. Mais l’égalité en droits doit-elle nous aveugler sur les différences naturelles et nous conduire à penser que ces différences ne doivent en rien dicter l’organisation de la vie individuelle et sociale ? Cette critique de la négation de la différence au nom de l’égalité porte principalement sur ce qui a trait à la sexualité, à l’amour et à la famille. La différence des sexes en effet est naturelle et la finalité naturelle de la sexualité est la reproduction de la vie. Comment pourrait-on ne pas en tenir compte pour penser la vie conjugale et familiale ?

Dans son livre sur l’éducation (Emile), Rousseau défend cette thèse de l’égalité dans la différence. « En tout ce qui ne tient pas au sexe, écrit Rousseau, la femme est homme ». La femme a les mêmes organes et les mêmes facultés que l’homme, elle est donc un homme comme les autres, justifiant qu’on lui reconnaisse les mêmes aptitudes, les mêmes droits et les mêmes devoirs qu’à l’homme. Mais « en tout ce qui tient au sexe », il y a des différences, et ces différences justifient la différence des conditions auxquelles l’homme et la femme sont destinées. Rousseau estime qu’il existe un modèle de perfection masculine et un modèle de perfection féminine, fondés l’un et l’autre sur la nature, justifiant la différence des éducations, la différence des rôles amoureux et la différence des fonctions dans la famille et dans la société. Rousseau justifie ainsi le modèle de la femme au foyer. Si on peut critiquer les conséquences de son principe d’égalité dans la différence, l’idée selon laquelle il est possible de concilier l’égalité des droits tout en considérant que la nature dicte une division des rôles dans la famille n’a rien absurde. Seule la femme, par exemple peut allaiter l’enfant. Rousseau sermone les femmes aristocrates de son temps, à ses yeux dénaturées parce qu’elles confiaient le soin d’allaiter leurs enfants à des nourrices payées pour cela.

Argument : il est impossible de faire abstraction de la différence des sexes pour penser le sens de la vie. Certaines féministes, tout en militant pour l’égalité dans la vie professionnelle, pour l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales, entendent valoriser la spécificité du féminine, en particulier la maternité. Assumer la liberté de choisir sa vie n’implique pas nécessairement de devoir refuser le destin que dicte la nature ou la tradition. Il est possible et légitime de choisir d’assumer ce à quoi la nature nous destine. C’est même ce que font la grande majorité des hommes et des femmes, qui font des enfants et vivent pour leurs enfants. Il n’y a donc rien de surprenant qu’il y ait, dans le rapport à l’enfant, une différence entre les hommes et les femmes, ce qui se traduit notamment par le fait que les femmes soient plus nombreuses que les hommes à faire des demandes de travail à temps partiel pour s’occuper de leurs enfants. Le poids des déterminismes n’est pas la seule explication possible. On peut aussi l’interpréter comme le libre choix d’assumer une condition naturelle différenciée.

Thèse – La nature dicte-t-elle ce que nous devons faire ? Non. Il n’y a pas de nature humaine. Il est impossible de définir la nature humaine. L’idée de « nature humaine » est toujours l’expression d’une idéologie ou d’une culture particulière qui vise à justifier la permanence d’un ordre social d’origine historique.

Argument : l’homme est l’arbitre des valeurs. C’est l’homme qui valorise la beauté des paysages naturels ou qui juge que la réduction de la biodiversité constituerait un apauvrissement; mais c’est lui aussi qui déplore les catastrophes naturelles, la présence d’animaux nuisibles, les épidémies provoquées par les virus ou les maladies génétiques. Il n’y a pas d’autre source de la valeur que l’homme, lequel est responsable des obligations morales qu’il se reconnaît, même lorsqu’il prétend vouloir vivre selon la nature. L’homme se définit par la liberté, c’est-à-dire par son pouvoir de se définir sans se laisser déterminer par la nature ou par l’histoire. La conception selon laquelle « la nature dicte ce que nous devons faire » est une manifestation de ce que Sartre appelle « la mauvaise foi », l’attitude paradoxale qui consiste pour l’homme, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une société, à nier sa propre liberté. Je suis de mauvaise foi, estime Sartre, si je déclare que les valeurs existent avant moi et indépendamment de moi; je suis en contradictoire avec moi-même, puisque je déclare ainsi que je les choisis et qu’elles s’imposent à moi.

Argument : la nature nous dicte de ne pas vivre selon la nature, le développement de la civilisation qui « dénature » l’homme est justifié par le besoin et le malheur des hommes à l’état naturel. Vivre selon la nature, ce serait renoncer aux bienfaits de la civilisation. Les hommes ne sont pas sortis de l’état de nature par le hasard des circonstances, mais pour s’arracher à la misère naturelle, afin de tenter de survivre malgré les épidémies, les famines et les prédateurs. On peut considérer que c’est le déterminisme naturel (l’instinct de conservation) qui a poussé l’homme à cultiver ses facultés pour produire ce qu’on appelle « la civilisation », mais l’idéal de l’homme ne peut être de vivre selon la nature : car le « retour à la nature » serait un retour au mal naturel que le progrès de la civilisation contribue toujours davantage à écarter. La nature tue et torture, il ne faut pas accepter l’ordre du monde naturel, mais cultiver notre pouvoir de transformer de monde pour tenter dans la mesure du possible de le conformer à nos espérance de liberté et de bonheur.

Argument : parce qu’il est un être social, civilisé, l’homme n’a pas de nature humaine identifiable, ce qui rend vide de sens l’idée selon laquelle il faudrait ne satisfaire que les seuls désirs naturels. Les sagesses qui demandent à l’homme de vivre en accord avec la nature sont des doctrines de la résignation qui visent à nous faire accepter un destin naturel contre lequel nous avons raison de nous révolter. Les conceptions du bonheur fondée sur l’exigence de limitation du désir se réfère à la métaphore socratique des « tonneaux remplis ». Cette métaphore vise à faire admettre la fonction régulatrice de la distinction entre désirs naturels d’une part, désirs vains et superflus liés à l’ambition sociale d’autre part. La limitation naturelle du désir est assimilée aux limites du contenant à remplir, tandis que le tonneau percé illustre l’illimitation du désir, source de la démesure des ambitions et de la vie déréglée. Mais s’il n’y a pas de nature humaine, si le désir humain est toujours une création social-historique, comme le suggère Marx, c’est l’idée d’une limitation des désirs aux seules désirs naturels qui est vaine et vide.

Argument : la sagesse stoïcienne n’est plus adaptée à l’homme moderne, conscient de sa liberté et de sa perfectibilité, c’est-à-dire de son pouvoir de dépasser les limites imposées par la nature. Le principe de la sagesse stoïcienne dicte de vouloir ce qui arrive comme il arrive, ce qui implique de vouloir le destin naturel de l’homme, naître, vieillir et mourir. La raison nous fait connaître l’ordre naturel nécessaire (ce qui ne peut être autrement). La vertu est la force d’âme qui discipline le désir de manière à pouvoir vivre dans l’amour du destin, c’est-à-dire d’être pleinement heureux dans l’acceptation de l’ordre naturel, malgré la maladie, le vieillissement et la mort. Le projet moderne est à l’inverse de mettre la connaissance de la nature au service des fins que l’homme se proposent librement, même si elles paraissent contre nature. Ce qui est sagesse au regard du stoïcisme apparaît comme une forme de résignation du point de vue de la liberté. L’expérience du progrès qui a fait reculer le mal naturel conduit à prendre au sérieux le projet le plus insensé qui soit selon les critères des sagesses antiques, le projet d’abolir les frontières naturelles de la jeunesse et de la longévité humaine.

Argument : il n’y a pas de sagesse sans vertu, y compris celle qui commande de vivre selon la nature, et la vertu est toujours un effort pour vaincre la nature. Il y a dans les sagesses antiques une contradiction entre l’affirmation de la liberté humaine et sa négation. Le bonheur du sage, censé résulter de la vie en conformité avec l’ordre naturel, suppose la vertu, la force d’une volonté qui maîtrise la force du désir. Toute vertu est cependant reconnue comme une victoire sur la nature animale en l’homme. La peur est naturelle, raison pour laquelle le courage est une vertu, car il faut, pour être courageux, avoir la force d’âme de résister à la tentation instinctive de la fuite devant le danger. Il n’y a pas de sagesse sans libre-arbitre, sans reconnaissance de ce qui différencie l’homme de l’animal, le pouvoir de résister à la puissance du désir, que le désir soit une passion sociale ou un instinct naturel. L’homme est un agent libre, et il est pour un être libre contradictoire de penser que la nature lui dicte sa conduite ou sa loi. Pour l’homme, nier la liberté qui définit l’homme est ce que Sartre appelle  » la mauvaise foi ».

Argument : l’idée selon laquelle l’ordre social est ou doit être conforme à l’ordre naturel est archaïque; elle est battue en brèche par la conscience historique moderne. Un ordre social traditionnel tend à se confondre avec un ordre naturel, raison pour laquelle on définit parfois la coutume, la culture d’une société, comme étant une « seconde nature ». Comme la nature, la tradition a le caractère de la permanence, de sorte qu’il semble impossible de distinguer ce qui est produit par l’histoire de ce qui est produit par la nature. C’est aussi la raison pour laquelle on utilise les termes « naturel » et « habituel » comme des synonymes. La conscience historique ne s’est développée et généralisée que tardivement dans l’histoire de la civilisation. La conscience historique est, sur le plan pratique, la conscience de pouvoir faire l’histoire; sur le plan théorique, la notion désigne la conscience de la différence des époques et des cultures. Les idées de réforme et de révolution s’imposent avec le siècle des Lumières, et la science historique, matrice de toutes les sciences humaines, émerge au tournant des 18e et 19e siècles. Il est depuis très difficile de faire référence à l’idée d’une nature humaine, comme le notait déjà Rousseau : du fait de la perfectibilité, on ne voit que l’humanité historique. La nature humaine est sinon introuvable, du moins inaccessible à l’observation. Il faut admettre que tout est historique dans la condition humaine. Rousseau avait raison de définir l’homme par la perfectibilité, il avait tort de penser qu’on puisse retrouver la condition humaine naturelle sous la condition humaine historique. L’être perfectible est l’être condamné à définir par lui-même ses conditions d’existence.

Argument : il est vrai que si l’homme n’est pas responsable du mal naturel, il est l’unique responsable de l’injustice, de l’inégalité parmi les hommes; mais c’est au nom de la nature que l’on a justifié l’inégalité dans l’histoire. L’objection selon laquelle les hommes sont responsables de leur propre malheur est pertinente si on considère non le mal naturel mais les malheurs et les injustices générés par l’histoire : la violence, les guerres, la domination et l’exploitation de l’homme par l’homme, la misère sociale, voire les catastrophes naturelles provoquées par l’industrie humaine. S’agissant du bien-être matériel, les bienfaits de la civilisation l’emportent sur ses effets indésirables. L’argument le plus fort est celui de l’injustice. Mais il faut observer que dans l’histoire, la référence à la nature, à l’ordre naturel ou à la nature humaine, a servi à légitimer le droit du plus fort, le despotisme, l’esclavage et la domination de l’homme par l’homme. Le dernier exemple de cet usage idéologique de l’idée de nature pour justifier la perpétuation d’une domination est son application à la condition de la femme. La condition de la femme dans l’histoire est une forme d’esclavage, une instrumentalisation des femmes par les hommes qui n’apparaît naturelle que parce qu’elle est habituelle. Si ce n’était pas le cas, les théoriciens de la différence naturelle auraient dû depuis toujours plaider en faveur de l’égalité des droits et des chances : seule la liberté, en permettant à chacun d’exploiter au maximum son potentiel naturel, pourrait faire la preuve de la différence et de l’éventuelle inégalité des facultés naturelles des hommes et des femmes.

Argument : réponse à l’objection selon laquelle, égalité ou pas, il existe bien une différence naturelle des conditions qui dicte aux hommes et aux femmes des aspirations et des manières de conduire sa vie à la fois différents et complémentaires. L’émancipation des femmes, qui bénéficient aujourd’hui de l’égalité des droits et des chances laisse subsister des différences de parcours de vie. Les femmes sont par exemple plus nombreuses à faire des demandes de travail à temps partiel, comme si la charge de concilier le soin des enfants et la vie professionnelle leur incombait davantage qu’aux hommes. Même s’il ne s’agit que de moyennes statistiques, on pourrait y voir la preuve du fait que la femme n’est pas un homme comme les autres, qu’il existe une différence naturelle essentielle dictant à l’homme et à la femme des genres de vie différents. Autrement dit, le fait que la différence des conditions s’accorde avec l’égalité en droits attesterait le fait que la nature continue dans une certaine mesure de dicter ce que nous devons faire. Cette thèse d’une possible égalité dans la différence est combattue par le féminisme contemporain depuis Simone de Beauvoir. La réponse consiste à imputer les différences que l’on observe aux préjugés transmis par l’éducation. L’éducation transmet des « stéréotypes de genre » hérités d’une culture multiséculaire. Ces stéréotypes correspondent à une conception de l’essence du féminin (« l’éternel féminin ») et du masculin (la « virilité ») construite par l’histoire et que l’on prend à tort pour un donné naturel. C’est le sens de la célèbre formule de Simonde de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ». Beauvoir applique à la condition des femmes la thèse existentialiste selon laquelle « il n’y a pas de nature humaine ». La formule signifie, au rebours de la thèse de Rousseau que le sexe, la nature biologique différenciée, ne détermine en rien l’esprit et le destin des femmes. Les femmes sont « programmées » par l’éducation à s’identifier à leur « genre », lequel n’est pas un don de la nature mais un acquis de l’histoire.

Au moment où elle publie le Deuxième sexe, en 1949, Simone de Beauvoir considère que le programme politique du féminisme, l’égalité en droits, est quasiment réalisé. Ce qui sépare les femmes de la libération authentique, estime-t-elle, ce sont les critères culturel du genre, l’essence du féminin, qui subsistent dans la culture, se transmettent par l’éducation, précèdent et définissent par avance l’existence des femmes. Le problème n’est pas tant l’inégalité que l’aliénation des femmes, que l’histoire de la civilisation a conditionné à penser que la nature dicte leur destinée, qu’elle les pré-détermine à se dévouer à leurs enfants ou à leur mari. L’aliénation est la servitude volontaire, la dépossession consentie de sa propre liberté, ce que Sartre et Beauvoir appellent « mauvaise foi », la négation de la liberté humaine en soi par l’invention d’un déterminisme. Le programme du féminisme contemporain selon Simone de Beauvoir est de déconstruire la différence des genres construite par l’histoire afin que les femmes prennent conscience qu’elles sont des hommes comme les autres. Ce qui signifie pouvoir accéder à la commune humanité, être homme au sens où pour l’homme « l’existence précède l’essence », il n’y a pas de nature qui dicte un destin mais un pouvoir de définir soi-même sa destinée en se projetant vers n’importe quel avenir possible. Pour déconstruire l’aliénation des femmes construite par l’histoire, Simone de Beauvoir ne fait pas comme Rousseau référence à une nature qu’il faudrait redécouvrir en faisant abstraction des ajouts de la civilisation mais à la conception de la liberté par laquelle Rousseau lui-même définissait l’humanité : la liberté comme pouvoir de déterminer soi-même le sens de sa vie et de ses actions sans se le laisser dicter ni par l’Histoire, ni par la Nature.

Argument : il existe une variété de conceptions du « naturel » au nom duquel on critique les institutions sociales, ce qui peut conduire à des contradictions et montre que la nature ne peut dicter les valeurs. Affirmer que la société devrait être ordonnée selon la nature suppose que l’on puisse définir ce que dicte la nature. Mais quand on fait référence à la nature, on ne fait en vérité référence qu’à un aspect de la nature, que l’on choisit de privilégier en fonction de ce qu’on veut lui faire dire. On peut ainsi faire référence à la nature pour justifier une tradition contre une innovation, mais aussi à l’inverse pour justifier une innovation contre une tradition. Dans les débats autour du mariage, par exemple, les partisans de la tradition font référence à l’ordre naturel pour justifier une organisation familiale destinée à assurer la reproduction de la vie nécessaire à toute société pour persévérer dans son être. Le mariage ordonné selon la nature doit en conséquence unir un homme et une femme (l’homosexualité est stérile, donc contre-nature), il doit être indissoluble (interdiction du divorce), pour permettre aux parents d’accompagner les enfants dans la durée, et exclusif (fondé sur l’exigence de fidélité, qui pèse davantage sur la femme, car le mariage vise à garantir la certitude du père). Mais les partisans de la réforme de la conception traditionnelle du mariage font également référence à la nature : c’est au nom de l’amour, un sentiment naturel qui par nature est libre, que l’on a justifié le mariage d’amour contre le mariage forcé, mais aussi le divorce, puisque la nature dicte de ne pas contraindre les personnes qui ne s’aiment plus à vivre ensemble. C’est également au nom des droits de la nature qu’on a pu revendiquer la « libération sexuelle », contre une culture répressive à l’excès. La réforme peut porter sur l’éducation sexuelle, sur la liberté sexuelle avant le mariage, et peut aller jusqu’à mettre en question la pertinence du devoir de fidélité, jugé contre-nature. De même, les partisans du mariage homosexuel ont mis en avant l’argument selon lequel l’orientation sexuelle est non choisie, donc naturelle, que l’on soit hétérosexuel ou homosexuel, une institution contraignant les personnes homosexuelles à dissimuler leur orientation sexuelle pour pouvoir fonder une famille pouvant donc apparaître comme contre-nature.

Des critiques sociales justifiées par « ce que dicte la nature » peuvent donc être contradictoires entre elles. Il faut peut-être en conclure que ce n’est jamais la nature qui dicte à l’homme ce qu’il doit faire, mais que l’homme se forge une idée de ce qu’il doit faire en se servant de la nature comme d’un argument d’autorité lui permettant de justifier ses choix à ses propres yeux. Suivant Sartre, il faudrait convenir qu’il n’y a pas de nature humaine, si on entend par là qu’il n’y a pas de nature, en l’homme ou hors de l’homme, pour dicter à celui-ci ce qu’il doit faire et comment il doit vivre.

Devoir Lettre à Ménécée

I – Exercice de lecture (10 points).

Répondez aux questions suivantes en reproduisant (de manière complète), un extrait de la Lettre à Ménécée.

1) Pourquoi la mort n’est-elle pas à craindre ? Reproduisez les deux passages du texte qui formulent l’argument.

La peur de la mort et le désir d’immortalité sont vains car la mort, absence de sensation, n’est rien pour nous.

« Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. »

« la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. »

2) Le plaisir est-il, selon Épicure le but de la vie ? Justifiez votre réponse en citant deux extraits du texte.

La philosophie d’Epicure est un hédonisme en tant qu’elle fait du plaisir le souverain bien, le but de la vie. La sensation de plaisir et de souffrance est pour lui le critère du bien et du mal, c’est-à-dire du bonheur et du malheur.

« C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit »

« Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien. »

3) Le bonheur selon Épicure se définit-il exclusivement par le bien-être du corps ? Justifiez votre réponse en citant deux extraits du texte.

Non, le bien-être recherché est pour le corps l’absence de souffrance et pour l’âme l’ataraxie, l’absence de trouble, la sérénité, c’est-à-dire l’absence de crainte et d’espoir.

« Une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. »

« Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. »

4) Quelle est la vertu présentée dans la Lettre à Ménécée comme la plus nécessaire au bonheur ? Justifiez votre réponse 1) en citant un extrait du texte ; 2) en définissant d’une phrase ou deux le pouvoir que donne cette vertu.

La vertu la plus nécessaire au bonheur est la prudence.

« Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. »

La prudence est une vertu intellectuelle, la raison qui guide l’action, la faculté de penser les moyens nécessaires à la réussite de l’action et de la vie. C’est la prudence qui nous représente les conséquences possibles, plus grande souffrance ou plus grand plaisir, des choix que nous effectuons.

5) Lisez le texte ci-dessous, dont l’auteur est un philosophe français contemporain et qui explicite le critère de la sagesse selon Épicure. Puis, cherchez dans la Lettre à Ménécée, afin de la citer, la phrase qui énonce ce critère.

La tempérance est cette modération par quoi nous restons maître de nos plaisirs au lieu d’en être esclaves.  […] L’intempérant est un esclave, d’autant plus asservi qu’il transporte partout son maître avec soi. Prisonnier de son corps, prisonnier de ses désirs ou de ses habitudes, prisonnier de leur force ou de sa faiblesse. Épicure avait raison qui, plutôt que de tempérance ou de modération (sophrosunè), comme Aristote ou Platon, préférait parler d’indépendance (autarkeia). Mais l’une ne va pas sans l’autre […] Dans une société point trop misérable, l’eau et le pain ne manquent presque jamais. Dans la société la plus riche, l’or et le luxe manquent toujours. Comment serions-nous heureux, puisque nous sommes insatisfaits ? Et comment serions-nous satisfaits, puisque nos désirs sont sans limites ? Épicure faisait un banquet, à l’inverse, d’un peu de fromage ou de poisson séché. Quel bonheur de manger quand on a faim ! Quel bonheur de ne plus avoir faim, quand on a mangé ! Et quelle liberté, que de n’être soumis qu’à la nature ! La tempérance est un moyen, pour l’indépendance, comme celle-ci en est un pour le bonheur. Être tempérant, c’est pouvoir se contenter de peu ; mais ce n’est pas le peu qui importe : c’est le pouvoir, et c’est le contentement. André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus (1995)

« C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. »

II – Exercice de réflexion (10 points).

Après avoir lu les textes ci-dessous, répondre à la question :

Est-il selon vous possible et souhaitable de limiter ses désirs aux seuls désirs naturels ?  (argumentez la réponse en 10 à 20 lignes).

Textes :

1) La Lettre à Ménécée présente un résumé de l’éthique d’Épicure. La distinction épicurienne entre désirs naturels et désirs vains y est présupposée mais non explicitée. Cette distinction est présentée dans cet autre texte d’Épicure :

Parmi les désirs, les uns sont naturels et nécessaires ; les autres naturels, mais non nécessaires ; d’autres enfin ne sont ni naturels ni nécessaires, et ne tiennent qu’à de vaines opinions. Les désirs qui n’entraînent pas de douleur, lorsqu’ils ne sont point satisfaits, ne sont pas nécessaires ; il est facile de leur imposer silence quand leur satisfaction est chose difficile ou peut causer quelque dommage. Lorsque les désirs naturels, dont cependant la non-satisfaction n’est pas douloureuse, sont violents et tenaces, c’est une preuve qu’il s’y mêle de vaines opinions ; leur énergie alors ne tient pas à leur propre nature, mais aux vains préjugés de l’homme.

Le bonheur est dans l’assurance de pouvoir toujours satisfaire son désir. Il faut pour cela, selon Épicure, remplir une condition : contenir le désir dans la limite que lui assigne la nature. Un désir naturel est un désir inné, qui procède de notre nature et ne dépend donc pas de nos opinions, c’est-à-dire des idées et des goûts qui naissent de la vie sociale. Un désir naturel est nécessaire lorsqu’il s’accompagne de souffrance. Cela désigne la faim et la soif, le besoin de manger et celui de boire, auxquels on peut ajouter le besoin de s’abriter et de se chauffer. Le luxe consiste à introduire de la variété dans la satisfaction des désirs naturels. Au-delà de la limite naturelle du désir, commence le domaine illimité du désir illimité, le domaine des désirs vains, c’est-à-dire vides et superflus, sources non de bonheur véritable mais de frustrations, d’ambition insatisfaite et d’agitation inutile.

Les images, empruntées à la mythologie, de l’effort incessant par lequel les hommes cherchent le bonheur à travers la satisfaction des désirs vains sont d’une part celle de Sisyphe poussant au flanc d’une montagne le rocher qui à peine hissé au sommet retombe et va rouler en bas dans la plaine, et d’autre part celle du tonneau des Danaïdes, ce contenant sans fond qui se vide à mesure qu’on y verse de l’eau, de sorte que nul effort ne saurait jamais suffire à le remplir. Ce qui dans la mythologie grecque est présentée comme une punition infernale illustre dans la philosophie grecque le malheur des hommes voués aux désirs vains. Si pour Épicure, le plaisir est facile à obtenir et la souffrance, facile à éviter, c’est parce que l’effort nécessaire pour satisfaire les désirs nécessaires, ceux qui constituent une véritable cause de souffrance, est un effort lui-même limité. Comme le souligne cette autre citation, la sagesse qui garantit la sécurité du bonheur consiste en conséquence pour Épicure à savoir distinguer, en usant de sa raison, entre les désirs naturels et les désirs vains :

Les véritables richesses, celles de la nature, sont en petit nombre et faciles à acquérir, mais les vains désirs sont insatiables. Le sage est peu favorisé des avantages de la fortune ; mais la raison lui procure les biens les plus grands et les plus précieux ; et ces biens, il en jouit et en jouira tout le temps de sa vie.

2) Le texte ci-dessous, dont l’auteur est Karl Marx, met en évidence l’origine sociale du besoin. Il présente en cela une objection à l’idée qu’il serait possible de définir rigoureusement des désirs naturels et nécessaires dont la satisfaction garantirait le bonheur.

Qu’une maison soit grande ou petite, tant que les maisons d’alentour ont la même taille, elle satisfait à tout ce que, socialement, on demande à un lieu d’habitation. Mais qu’un palais vienne s’élever à côté d’elle, et voilà que la petite maison se recroqueville pour n’être plus qu’une hutte. C’est une preuve que le propriétaire de la petite maison ne peut désormais prétendre à rien, ou à si peu que rien ; elle aura beau se dresser vers le ciel tandis que la civilisation progresse, ses habitants se sentiront toujours plus mal à l’aise, plus insatisfaits, plus à l’étroit dans leurs quatre murs, car elle restera toujours petite, si le palais voisin grandit dans les mêmes proportions ou dans des proportions plus grandes. Une augmentation sensible du salaire suppose un accroissement rapide du capital productif, lequel provoque un accroissement tout aussi rapide de la richesse, du luxe, des besoins et des jouissances. Aussi, bien que les jouissances du travailleur aient augmenté, la satisfaction sociale qu’elles procurent a diminué à mesure que s’accroissaient les jouissances du capitaliste, qui sont inaccessibles au travailleur, comparativement au développement atteint par la société en général. Nos besoins et nos jouissances ont leur source dans la société ; la mesure s’en trouve donc dans la société, et non dans les objets de leur satisfaction. Étant d’origine sociale, nos besoins sont relatifs par nature.  Karl Marx, Travail salarié et Capital (1849)

Bac blanc TG

Sujet 1 – La guerre peut-elle être juste ?

Sujet 2 – L’avenir peut-il être meilleur ?

Sujet 3 – L’humanité peut-elle se passer de religion ?

Sujet 4 – Texte sur le thème de la diversité des cultures

La présentation des sujets de dissertation donne des éléments pour l’introduction et le développement ainsi qu’une suggestion du plan à suivre. Il ne s’agit pas de dissertations entièrement rédigées. Vous devez trier entre les éléments (on n’est pas obligé de tout dire) et vous les approprier afin de produire votre effort de rédaction pour défendre votre point de vue de manière argumentée.

L’explication de texte doit remplir les exigences suivantes :

L’introdution doit présenter le thème, la thèse (l’idée principale du texte) et suggérer un problème (le sujet d’une discussion possible).

Le commentaire doit témoigner d’un esprit d’analyse et d’un esprit de synthèse. L’analyse consiste à repérer les phrases ou les parties de phrase dont le sens demande à être précisé et appelle un développement. La synthèse consiste à repérer l’idée principale ainsi que les principaux arguments ou illustrations, en montrant comment ceux-ci s’articulent entre eux et avec l’idée principale.

Enfin, il convient dans la mesure du possible d’élargir le commentaire et de mettre le texte en perspective, au moyen de références extérieures au texte et en rattachant celui-ci à un problème philosophique. Le parti-pris de l’auteur doit être discuté librement, pas nécessairement pour en faire la critique, mais pour en tirer les diverses implications possibles.