Semaines du 2 au 13 octobre

Texte de Kant

Dans la première phrase du texte, Kant définit l’appellation par laquelle les philosophes du 18e siècle caractérisaient leur siècle et sa place dans l’Histoire : « Les lumières se définissent comme la sortie de l’homme de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. » Ce qui signifie que le siècle des Lumières est ainsi nommé parce qu’il a vu se diffuser l’esprit critique permettant à l’homme de se libérer des préjugés. Sans l’esprit critique, l’humanité est comme l’enfance, condamnée à penser sous l’influence d’une autorité.

La minorité, au sens juridique, est l’irresponsabilité associée à l’incapacité de se servir de sa raison sans être guidée par la raison d’autrui. C’est pourquoi le mineur a besoin d’un tuteur, l’adulte apte à penser à sa place et qui pourra être responsable pour lui. L’enfant n’est toutefois pas responsable de sa minorité. L’homme adulte, apte à penser par lui-même, qui renonce à user de sa faculté de penser, doit en revanche être tenu pour responsasable de l’état de minorité dans lequel il se maintient volontairement.

La référence aux « lumières » que l’on oppose à l’obscurantisme de l’ignorance et de la superstition a donc avant tout, selon Kant, une signification morale. Les lumières se définissent par un impératif qui exprime, comme dans le texte de Pascal, le premier devoir de l’homme : il faut penser par soi-même ! « Sapere aude ! [Ose être sage !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières. » L’esprit critique et la faculté de penser par soi-même ne sont pas donnés à l’homme, lequel commence sa vie dans les préjugés, sous l’influence des adultes qui autour de lui pensent à sa place. On retrouve dans le texte de Kant l’idée qu’il faut travailler à bien penser, mais cette idée est associée à l’exigence de liberté. Pour vouloir la vérité, le savoir et la sagesse, il faut vouloir se libérer des préjugés, s’émanciper des autorités qui maintiennent l’esprit des hommes sous tutelle.

Si penser est un devoir, c’est qu’il existe en l’homme deux dispositions qui le conduise à préférer l’état de minorité, la soumission à une autorité qui dispense du travail de la pensée : la paresse et la lâcheté. la paresse intellectuelle est le goût du moindre effort dans le domaine de l’esprit. Penser est une activité, une activité pénible, car il faut consentir au doute et à la recherche nécessaire à la production du jugement qui permet d’en sortir. Il est plus confortable de s’en remettre au jugement d’autrui, dans tous les domaines. La lâcheté consiste à céder à la peur de la liberté. Tous les pouvoirs ont intérêt à agiter cette peur de la liberté, justifiant leur autorité par leur souci du bonheur des gouvernés, à l’image de la bienveillance du père de famille à l’égard de ses enfants, voire à celle du bon berger qui guide le troupeau.

Le paternalisme du pouvoir fait ainsi écho à l’état de minorité de celui qui consent à être guidé par la volonté et la raison d’autrui. Contre le paternalisme, le libéralisme des lumières conçoit le projet d’une éducation de la liberté par la liberté : comme l’apprentisage de la marche, l’apprentissage de la pensée, qui est comme la marche une faculté naturelle, suppose la liberté et l’acceptation d’une part de risque. Au prix de quelques chutes et de quelques erreurs, il est possible d’apprendre par soi-même, de se cultiver, de progresser dans tous les domaines de la pensée et de l’action.

Texte de Tocqueville

Peut-on penser sans préjugés ? Tocqueville estime que non (2ième paragraphe) : « On ne saurait faire qu’il n’y ait pas de croyances dogmatiques, c’est-à-dire d’opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter. » Pour vivre et pour agir, il est nécessaire de croire sans savoir, d’admettre de nombreuses idées ou informations sans pouvoir examiner par soi-même, faute de temps et de compétence, leur validité. La compétence de l’homme le plus savant porte toujours sur un domaine restreint, de sorte qu’il est impossible d’échapper aux idées reçues. Kant a beau dire que se laisser dicter un régime par le médecin est une forme de paresse intellectuelle, il est préférable, quand on a un problème de santé, de reconnaître la compétence et l’autorité du médecin, d’écouter ses conseils plutôt que d’établir par soi-même le diagnostic et les prescriptions.

Quand il évoque la démocratie en Amérique, Tocqueville cherche en réalité à comprendre la nature et l’avenir des sociétés modernes. Il écrit au 19e siècle, après le siècle des Lumières et la Révolution française. Aucun retour en arrière n’est possible, estime-t-il, le mouvement de l’histoire conduit à égaliser toujours davantage les conditions. La société démocratique se définit par l’égalité des conditions, et l’égalité des conditions signifie pour Tocqueville la reconnaissance de l’autre homme comme semblable, ni supérieur, ni inférieur en valeur. Dans la société moderne, il y a toujours des riches et des pauvres, mais pauvres et riches tendent à se considérer comme égaux en valeur, au moins par nature. Les différences de valeur, quand on en fait, ne sont pas attribuées à l’inégalité naturelle entre les hommes, mais à la manière dont chacun conduit librement sa vie.

Dans ce texte, Tocqueville examine les conséquences de l’égalité des conditions sur la vie intellectuelle. Lorsque les hommes se considèrent comme égaux ou semblables, l’autorité intellectuelle devient plus difficile à exercer, les hommes tendent à adopter la règle des Lumières, qui est de penser par soi-même, de se servir de sa propre raison plutôt que de faire confiance aux conseils d’autrui. Mais cette tendance à penser par soi-même est contrariée par une autre tendance, la tendance à se laisser influencer par le jugement du public (du plus grand nombre). Ces deux tendances contradictoires sont favorisées par l’égalité des conditions : « Dans les temps d’égalité, les hommes n’ont aucune foi les uns dans les autres, à cause de leur similitude ; mais cette même similitude leur donne une confiance presque illimitée dans le jugement du public ; car il ne leur paraît pas vraisemblable qu’ayant tous des lumières pareilles, la vérité ne se rencontre pas du côté du plus grand nombre« .

Dans la société moderne, les hommes ont, comme dans toutes les sociétés, besoin de préjugés, donc d’une autorité intellectuelle qui pense à leur place. L’autorité intellectuelle n’est toutefois pas la même, elle change de forme. L’autorité intellectuelle des sociétés pré-modernes était la tradition : les hommes admettaient de confiance, sans discussion, les croyances de leurs ancêtres. Dans les sociétés modernes, les principales autorités intellectuelles sont d’une part la science, qui dicte ce qu’il faut penser au nom de la raison (la compétence reconnue au médecin, par exemple, repose sur celle de la science), d’autre part l’opinion publique, qui dicte ce qu’il faut penser au nom de l’autorité démocratique de la majorité. Dans ce texte, Tocqueville met en garde contre la tyrannie intellectuelle de l’opinion commune, du conformisme de la pensée qui, dans les sociétés modernes, pourrait nuire à la vérité ainsi qu’à la liberté intellectuelle promue par les Lumières et la démocratie : « Je vois clairement dans l’égalité deux tendances : l’une qui porte l’esprit de chaque homme vers des pensées nouvelles, et l’autre qui le réduirait volontiers à ne plus penser. »

Définitions :

L’entendement : synonyme de « la raison », la faculté de penser ou de connaître.

Le préjugé : l’idée reçue d’un autre (d’une autorité). Les préjugés sont les croyances dogmatiques, c’est-à-dire les opinions que les hommes reçoivent de confiance et sans les discuter.

L’autorité (l’autorité intellectuelle ou pouvoir spirituel) : le pouvoir d’influence, qui repose sur la confiance et qui consiste dans le pouvoir d’influencer les esprits sans recourir à la force. Exemple : l’autorité du parent sur l’enfant. L’autorité est souvent associée au pouvoir mais s’en distingue. Le pouvoir est pouvoir de contraindre et appelle l’obéissance; l’autorité est l’exercice d’un pouvoir d’influence qui repose sur la confiance de celui qui est influencé. Le modèle de l’autorité est précisément l’autorité du parent à l’égard de l’enfant, lequel pense sous influence parce qu’il place spontanément sa confiance dans le jugement de ses parents.

L’esprit critique : 1) le libre examen des croyances par la raison, afin de distinguer le vrai du faux. 2) L’exigence de penser par soi-même plutôt que de se laisser influencer par une autorité intellectuelle. 3) L’usage méthodique du doute, considéré comme moyen de mettre en question la certitude de la croyance. Les trois définitions sont à connaître et ne s’opposent pas entre elles. Chacune met l’accent sur une dimension de l’esprit critique, indissociable des deux autres : l’esprit critique se caractérise à la fois par l’examen rationnel, la volonté de se libérer des préjugés et par l’usage du doute qui permet d’établir la différence entre croire et savoir.