L’humanité peut-elle se passer de religion

Éléments pour l’introduction

L’idée à discuter suggérée par la question

Le siècle des Lumières (le 18e siècle, le siècle des philosophes, baptisé par Kant « le siècle de la critique ») a introduit l’idée d’un progrès de la civilisation fondé sur l’émancipation de l’humanité vis-à-vis de la religion. L’humanité a certes toujours vécu dans la religion mais la religion correspondrait à l’enfance de l’Homme, tandis que la sortie de la religion caractériserait une humanité parvenu à l’âge adulte, enfin capable de penser par elle-même sans le soutien des dieux. De fait, la promotion de la science et du libéralisme politique (la philosophie des droits de l’homme) par la philosophie des Lumières s’est accompagnée d’une critique de la religion au nom de la Raison : critique de la superstition (des croyances irrationnelles, comme la croyance aux miracles) et de l’autorité des Églises qui, en défendant la tradition, s’opposaient à la fois au progrès des idées et à celui des institutions politiques.

Objection

Sans contester le progrès que représentent pour l’humanité la conquête de l’autonomie de la science et l’avènement de l’État laïque et démocratique, on pourrait objecter que la connaissance et la politique ne sont pas les aspects essentiels de la religion. La question posée conduit à s’interroger sur les fondement de la religiosité, présente dans toutes les sociétés humaines alors que les animaux en sont dépourvus. Quelle est la raison d’être de la religion ? A quels besoins, en l’homme, la religion répond-elle ? On peut faire l’hypothèse que la religion apporte à l’homme des réponses à des questions auxquelles tout homme se doit d’apporter une réponse : comment diriger sa vie, selon quelles règles ? (question de la morale); comment bien vivre, malgré les épreuves du destin et la conscience d’être mortel ? comment vaincre, sinon la mort, du moins la peur de la mort ? que m’est-il permis d’espérer ? (question du sens de la vie et de l’espérance). Sur ce terrain, celui des questions existentielles, un choix est nécessaire : faut-il vivre dans la foi ou sans la foi ? Placer sa vie sous la direction de Dieu, de vérités révélées, de l’autorité d’une tradition, ou bien sous la direction de la seule raison ?

Plan suggéré

Première partie – La communauté humaine peut-elle se passer de religion ?

L’expérience comme l’histoire et l’anthropologie nous apprennent que la religion est un phénomène collectif. En un sens, toute religion est politique. Une religion est un système de croyances et de pratiques relatives au surnaturel, au sacré et au divin, qui unissent une communauté humaine. Comme l’écrit Émile Durkheim, « partout où nous observons une vie religieuse, elle a pour substrat un groupe défini« . La religion témoigne d’un temps où l’homme ne se concevait pas comme étant lui-même la source de la loi : « Le véritable législateur chez les anciens, écrit l’historien Fustel de Coulanges, ce ne fut pas l’homme, ce fut la croyance religieuse que l’homme avait en soi« . Encore aujourd’hui, nombreux sont les peuples qui font de la religion le marqueur essentiel de leur identité politique et la source de la loi commune. Les société sécularisées, c’est-à-dire les sociétés dont la culture commune n’est pas exclusivement définie par la religion, ont cependant montré qu’il était possible de séparer communauté politique et communauté religieuse. Un État laïque et démocratique est un État dont le droit n’est pas l’émanation d’une tradition sacrée ou d’une volonté divine mais l’expression de la seule souveraineté du peuple, de la raison imparfaite et de la volonté changeante des hommes.

Comment séparer communauté politique et communauté religieuse ? L’idée de laïcité, c’est-à-dire le principe de séparation de L’État et de la religion, n’a rien d’une évidence puisque, du point de vue religieux, le divin est par essence supérieur à l’humain. La laïcité ne dépend toutefois pas de l’athéisme. Elle requiert simplement une conception précise et rigoureuse du rôle et de la finalité de L’État, laquelle s’accompagne d’une définition de la finalité de la religion et des limites de son rôle dans la condition humaine. Ce travail de définition de la nature et des limites respective de l’État de l’Église (la communauté des croyants, quelle qu’elle soit) a été accompli et présenté par John Locke, l’un des pères du libéralisme politique, dans la Lettre sur la tolérance (1689). L’argument, emprunté à Thomas Hobbes, consiste à justifier l’usage de la force qui caractérise l’État par une finalité indépendante de toute considération religieuse. Selon Hobbes, raison d’être de l’État est la conservation de la vie, une fin naturelle qui définit un intérêt que tous les hommes en commun. Locke y ajoute la liberté et la propriété, mais l’argumentation reste la même, celle du contrat social, argumentation suivant laquelle l’État est institué et légitimé par la volonté des hommes réunis en société afin de garantir les droits naturels de l’individu. « L’État, écrit Locke, est un société d’hommes constituée à seule fin de conserver et de promouvoir leurs biens civils. J’appelle bien civils la vie, la liberté, l’intégrité du corps et sa protection contre la douleur, les possessions des biens extérieurs, tels que sont les terres, l’argent, les meubles, etc. » On pourrait y ajouter la sécurité sociale sans changer le coeur de l’argument : l’État est au service de la vie du corps et son rôle se limite à la vie du corps; le pouvoir, l’usage de la force, qui consiste à empêcher ou à contraindre les corps, a pour unique finalité de promouvoir les biens associés à la vie du corps (parmi lesquels la liberté d’action).

Par contraste, cette justification du rôle de l’État exclut la vie de l’esprit du domaine de compétence de celui-ci. Le rapport à la vérité, les croyances ou les convictions religieuses et philosophiques, ne sont pas du ressort de l’État. De cette limite se déduit la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire, liberté de recherche et de conviction en matière de religion et de philosophie. La neutralité de l’État est d’abord neutralité dans le rapport à la vérité : l’État au service des droits de l’homme n’a pas d’idéologie. Il n’y a pas de vérité officielle que l’État aurait pour mission d’imposer. La théorie de l’État libéral au service des droits de l’homme n’est-il pas, pourrait-on objecter, une idéologie ? Le libéralisme contemporain répond à cette objection par la distinction du Juste et du Bien. L’État libéral est fondé sur des principes de justice, notamment le principe de séparation de l’État et de l’Église, qu’il doit imposer par la force; mais, imposant l’égale liberté d’action, il assure l’égalité en droits des individus de pratiquer leur culte, de vivre leur foi et de vivre selon la conception de la vie bonne qui leur convient.

La neutralité de l’État dans le rapport à la vérité a pour contrepartie nécessaire le renoncement des communautés religieuses à l’usage de la contrainte, à la tentation de mettre la force de l’État au service des vérités de religion et de la morale fondée sur les vérités de religion. La religion doit donc consentir à distinguer droit et morale, c’est-à-dire admettre que la Loi de Dieu est le fondement de la conscience morale de l’homme individuel et non pas le fondement de la loi de l’État. Ce qui revient à considérer que le coeur de la vie religieuse est la foi, le rapport personnel de l’homme à Dieu, au Bien et à la Vérité. Dans cette perspective, la religion se définit par la spiritualité, la vie de l’esprit, la découverte d’une vérité relative à la morale et au salut (l’espérance). Par nature, la vie de l’esprit est libre. La contrainte peut agir sur les corps, non sur les esprits. Comme l’écrit Locke, reprenant un lieu commun de la pensée philosophique et théologique : « telle est la nature de l’entendement humain [la faculté de penser] qu’il n’ peut être contraint par aucune force extérieure« . La force n’agit que sur la force. Le jugement ne peut être modifié que par la force de conviction d’une vérité ou d’une apparence de vérité. Le principe de séparation entre religion et politique, pour être admis, requiert un approfondissement de la nature de la religion, une juste compréhension de la foi authentique ainsi qu’une conception précise de ce que doit être une communauté religieuse, à savoir une société libre et volontaire d’hommes partageant une même foi et une même quête du salut, deux biens que l’État n’a pas pour fonction de leur garantir. « L’Église me semble être une société libre d’hommes volontairement réunis pour adorer publiquement Dieu de la façon qu’ils jugent lui être agréable et propre à leur faire obtenir le salut » : cette définition que Locke donne de l’Église souligne la modalité qui doit être celle de la communauté religieuse, la libre adhésion, ainsi que sa finalité, le salut, c’est-à-dire l’espérance de la vie éternelle qui récompense la conduite morale qui plaît à Dieu. Pour être tolérée au sein de l’État libéral, une communauté religieuse doit respecter ces deux limites : l’absence de contrainte dans le rapport à ses membres et l’absence d’ambition politique.

Deuxième partie – La morale peut-elle se passer de la foi ?

La séparation de l’État et de l’Église comme principe de justice politique établit que la communauté politique non seulement peut, mais aussi doit se passer de la religion comme fondement des principes du droit et du rôle de l’État. Elle implique que la religion doit cesser d’être politique. A ce stade, la question peut faire l’objet d’une nouvelle interprétation : l’individu libre de croire ou de ne pas croire peut-il et doit-il se passer de religion ? Quelles sont pour l’individu les raisons de croire ? La foi est une croyance métaphysique. Elle porte sur une dimension de surnaturel (Dieu, la vie après la mort) à propos de laquelle il n’existe aucune preuve de type scientifique (expérience reproductible, démonstration). Les « preuves » de l’existence ou de la non-existence de Dieu ne sont que des arguments plus ou moins rationnels que le croyant ou l’athée donnent pour justifier et conforter leur certitude subjective, une certitude qui ne peut en réalité se fonder sur l’objectivité de la preuve. A cet égard Pascal a raison : si elle n’est pas un simple préjugé, la foi ne peut être qu’un don (« Dieu sensible au coeur ») ou un pari. Ce qu’on peut en revanche étudier, pour le justifier ou le critiquer, c’est le Bien qu’apporte la foi, les réponses de la religion aux attentes de l’homme ou aux questions qu’il se pose.

L’interprétation de la raison d’être de la religion dans la condition humaine peut se fonder sur l’observation de la relation universelle de la religion et de la morale. De là l’idée qu’il ne peut y avoir de morale sans religion, selon la célèbre formule de Dostoïevsky : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis ». La nécessité de la religion peut à cet égard être établie par deux grands arguments : d’une part, l’idée que la religion apporte à l’homme la connaissance du Bien et du Mal (la Loi de Dieu fournit le critère); d’autre part, du fait de l’égoïsme naturel, la foi peut apparaître comme nécessaire à la possibilité même de la moralité, c’est-à-dire du désintéressement (sans la foi, pas de charité, sans l’amour de Dieu, pas d’amour du prochain). Le second argument est conforté par la perspective du jugement de Dieu, qui suscite crainte de la punition et espérance de la récompense. Kant a toutefois justement critiqué cette croyance : si j’agis en vue du bonheur (par crainte des souffrances de l’enfer ou espérances des jouissances du Paradis) je n’agis pas de manière désintéressée, de sorte que je n’ai aucun mérite susceptible de me valoir une récompense divine.

Le premier argument a été mis à mal par la reconnaissance de l’athée vertueux. Plus l’athéisme se développe, et plus il devient aisé d’observer que la conduite morale ne dépend pas essentiellement du fait de croire ou de ne pas croire. Plus s’impose également l’idée que le critère du Bien et du Mal est ancré dans la nature humaine, de sorte que sa reconnaissance ne dépend pas essentiellement des dogmes particuliers de telle ou telle tradition religieuse. C’est ainsi que la philosophie des Lumières, au XVIIIe siècle, a relativisé la dimension proprement chrétienne et même proprement religieuse de la morale en soulignant le caractère universel et naturel de la règle d’or. Cette règle est certes inscrite au coeur de la morale chrétienne mais, si on peut montrer qu’elle est présente dans toutes les civilisations, on peut la considérer comme une loi naturelle : « La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : ‘Traite les autres comme tu voudrais être traité’. C’est que cette loi est la nature même : elle ne peut être arrachée du coeur humain. » (Voltaire) Les grandes philosophies morales modernes, rationalistes et universalistes, proposent précisément d’interpréter ce principe comme une règle de la réflexion que les hommes ont en commun, en tant qu’ils sont également doués de raison.

Néanmoins, il est possible sur cette base de reconnaître un rôle historique à la religion dans la promotion de la morale, plus particulièrement dans le culte de la moralité de l’homme. Rousseau défend cette idée que la vérité de la religion réside exclusivement dans le culte intérieur de la moralité : « Le culte essentiel est celui du coeur« . Pas de véritable vertu sans la foi mais pas non plus de foi sincère sans vertu authentique, sans charité ou bienveillance sincère. Dans la religion, il faudrait donc faire le partage entre les pratiques extérieures et la diversité des cultes, dont l’homme pourrait se passer, et la foi sincère, inséparable du culte intérieur de la moralité, qui constitue le noyau de la vie religieuse authentique et universelle. Il est cependant possible de considérer avec Kant que la « volonté bonne », le désintéressement, ne suppose rien d’autre que le libre-arbitre de l’homme et n’est ni plus ni moins accessible au croyant et à l’incroyant. Kant sépare morale et religion et justifie la foi par l’espérance d’une réconciliation, dans le Royaume de Dieu, de la moralité et du bonheur. La moralité se confond avec le désintéressement, de sorte qu’il ne faut pas fonder la morale sur la religion, sur la croyance en un Dieu de justice qui punit les méchants et récompense les bons. En revanche, on peut fonder la religion sur la morale. Croyant ou pas, l’homme se rend par une conduite morale « digne du bonheur ». Croyant ou pas, on ne peut qu’être révolté par la contradiction entre vertu et bonheur. Il est rationnel d’espérer que l’homme juste, celui qui par désintéressement sacrifie tout ou partie de son bonheur ici-bas pour la justice, soit récompensé. Seule la foi en la conciliation du bonheur et de la vertu dans le Royaume de Dieu permet de combler cette attente rationnelle, ce besoin de la raison humaine. La foi est donc pour Kant rationnelle, à la condition, paradoxalement, d’admettre que la morale en tant que telle peut et doit se passer de religion.

Troisième partie – L’homme peut-il se passer d’espérance ?

Le propos de Kant sur les rapports entre morale et espérance conduit à faire de l’espérance le véritable objet de la foi. Les morales laïques attestent le fait que l’homme n’a pas nécessairement besoin de religion pour répondre à la question « Que dois-je faire ? ». Il se pourrait bien, en revanche, qu’aucune réponse satisfaisante ne puisse être apportée, sans la foi, à la question « Que m’est-il permis d’espérer ? ». Bien entendu, nous avons des désirs, des projets, des ambitions et des rêves qui nourrissent notre attente de l’avenir, nos espoirs et nos craintes. Dans une certaine mesure, dans la mesure où il dépend de nous d’éviter le malheur, de réaliser nos projets et de provoquer la chance, nous avons raison d’espérer. Néanmoins l’expérience, directe ou indirecte, nous apprend que l’on n’échappe pas au destin : des épreuves nous attendent, ne serait-ce que le vieillissement, la maladie et la mort, la sienne bien sûr, mais aussi celle des êtres aimés. La vie, la réussite et l’amour, le bonheur, sont toujours éphémères et provisoires, inéluctablement destinés à être anéantis par la mort, et bien souvent par le destin dès avant la mort. La question est donc celle-ci : peut-on se passer d’espérer et a-t-on raison d’espérer ce qu’on ne pourrait espérer sans la foi, pas seulement le bonheur des Justes dans le Royaume de Dieu, mais aussi et surtout la victoire sur la mort, l’éternité pour soi et pour les êtres aimés, ainsi que la présence d’un Dieu qui aime, protège et sauve en toutes circonstances ?

La force de la religion repose sans doute sur la promesse faite à l’homme d’une victoire sur le malheur et sur la mort. Et après tout pourquoi pas ? Tel est le sens du « pari sur Dieu » selon Pascal : « Si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. » Si la foi sauve réellement, si la promesse d’éternité est tenue, on a raison de croire, on gagne l’éternité (« une infinité de vies infiniment heureuses », écrit Pascal); s’il n’y a rien, on n’a rien perdu, puisque la vie n’est rien, ou pas grand-chose, vouée à « la misère de l’homme sans Dieu »,c ‘est-à-dire à l’épreuve d’un malheur sans issue autre que le divertissement, l’oubli provisoire de notre mortelle condition. S’il n’y a rien, pourrait-on ajouter, le pari est quand même gagnant, on a raison de croire, car la foi sauve du désespoir en permettant au croyant de vivre dans l’espérance quand il n’y a plus rien à espérer, et l’aide à continuer à vivre lorsqu’il atteint le comble du malheur.

Pourquoi alors ne pas croire ? Le choix qui motive l’athéisme est celui de la lucidité : il faut placer sa vie sous la direction de la seule raison et préférer la lucidité au bonheur, vivre en regardant en face la réalité désespérante plutôt que dans l’espérance d’un bonheur illusoire. Au coeur de l’athéisme philosophique, on trouve la critique de l’illusion religieuse : « La foi sauve, donc elle ment » (Nietzsche); « La critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l’âge de raison. » (Marx). L’illusion consiste à prendre ses désirs pour des réalités, une erreur née de notre imagination, qui persiste tant que persiste le désir qui lui a donné naissance. Les représentation de la religion sont au regard des athées comme le rêve dans la définition qu’en donne Freud, la satisfaction symbolique (imaginaire) d’un désir. « les idées religieuses, qui professent être des dogmes, écrit Freud, ne sont pas le résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, c’est-à-dire la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité; le secret de leur force est la force de ces désirs. » La croyance religieuse est suspecte précisément dans la mesure où elle vient satisfaire nos désirs les plus puissants : être aimé, protégé, ne pas mourir, vivre le triomphe de l’amour sur la mort, de la justice sur l’injustice, récompenser les bons, soutenir les faibles, punir les méchants. « Ce qui m’empêche de croire en Dieu, écrit André Comte-Sponville, c’est que je préférerais qu’il existe. […] Dieu est trop beau pour être vrai.« 

Que propose l’athéisme en lieu et place de l’espérance fondée sur la foi ? Deux voies sont possibles, celle de la libre activité de transformation du monde et celle de la sagesse du désespoir. Pour Marx, par exemple, le bonheur illusoire qu’offre l’espérance religieuse est un « opium du peuple », comme un drogue qui en plongeant les hommes dans un paradis artificiel les condamne à se résigner au malheur et à l’injustice qui règnent dans le monde réel. Selon cette perspective, il s’agit moins de renoncer à l’espérance que de la déplacer : il faut abolir le Ciel pour ouvrir l’avenir, pour construire ici-bas le Royaume de Dieu, la synthèse de la justice et du bonheur. L’espérance du Progrès fonde et prolonge à la fois l’action de transformation du monde, tandis que l’espérance religieuse est à la fois le produit du malheur de la condition humaine et la cause de sa conservation. La révolte contre le malheur réel et critique de l’illusion religieuse se conditionnent donc l’une l’autre. « L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel, écrit Marx. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusion. » Par-delà la perspective qui était celle de Marx, cette argumentation sous-tend tous les projets d’amélioration de la condition de l’homme par l’action de l’homme, le transhumanisme par exemple, qui espère augmenter la longévité humaine par le développement des biotechnologies.

L’autre voie, celle de l’épicurisme, du stoïcisme et du bouddhisme, consiste tout à l’inverse à renoncer à toute dimension d’espérance pour proposer une sagesse du désespoir. Tout le malheur de vivre vient de l’attente de l’avenir, de la crainte ou de l’espérance, qui nous sépare de la jouissance de l’existence au présent, car « qui a l’espoir pour raison de vivre voit le présent lui échapper d’heure en heure » (Sénèque). Nous sommes victimes de nos désirs, qui nous empêchent de jouir de la vie en nous portant à espérer une autre condition, un autre monde, une autre réalité. Plutôt que de vouloir changer l’ordre du monde, ce qui ne dépend pas de nous, il est préférable de changer nos désirs, ce qui ne dépend que de nous, pour « vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive » (Épictète). Tel est le sens de la doctrine du stoïcisme, pour laquelle la voie de la sagesse consiste à se réconcilier avec le destin plutôt que de se révolter contre lui ou d’espérer qu’un autre monde ou qu’une transformation du monde nous permette de lui échapper. Si désespérer consiste à cesser d’espérer, le désespoir, le désespoir conscient et volontaire du sage, n’est pas le plus grand malheur mais l’invulnérabilité au malheur. « A mes yeux écrit Sénèque en s’adressant à son disciple Lucilius, le seul malheur auquel est exposé un homme, c’est qu’il existe dans toute la nature quelque chose qui soit pour lui un malheur. » Le sage stoïcien n’échappe pas à la mort et aux épreuves du destin : il se prépare par l’exercice de la pensée à les vivre lucidement avec sérénité lorsqu’elles se présenteront. S’il faut « penser à la mort toujours », estime Sénèque, c’est « pour ne la craindre jamais » et pour vivre plus intensément : « j’attends la prospérité en homme préparé à l’adversité » ajoutait Sénèque. La sagesse du désespoir est l’acceptation lucide de ce qui est donné à vivre. « Le bonheur, a écrit le philosophe Alain, est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherché« , c’est-à-dire à ceux qui ont renoncé à désirer être heureux, à espérer le bonheur ou à se révolter contre le malheur. A moins que cette prétention à échapper au malheur et à l’espérance par l’exercice de la raison ne soit le comble de l’illusion ?

La science et la religion

Notions

Le savoir et la croyance s’excluent mutuellement. La connaissance, c’est le dépassement de la croyance par la preuve, la croyance justifiée par la preuve. Une croyance est une croyance et non une connaissance en raison de l’absence de la preuve de sa vérité. Mais croire peut avoir trois sens différents : la croyance désigne l’opinion (l’hypothèse), le préjugé ou la foi.

Au sens le plus ordinaire, croire signifie avoir une opinion, penser que…, mais sans prétendre savoir avec certitude. Croire, c’est croire savoir en doutant de son savoir. La croyance est en ce sens l’expression de la raison, puisqu’elle s’accompagne du doute méthodique. La science elle-même part de la croyance ainsi définie, baptisée hypothèse ou conjecture.

Dans un deuxième sens, croire peut signifier croire savoir sans savoir et sans savoir qu’on ne sait pas, sans connaître son ignorance. C’est la croyance qui se prend pour une connaissance, mais qui n’est qu’un préjugé, une idée reçue que l’on a jamais mise en question, dont on n’a jamais douté, de sorte qu’il s’agit d’une fausse certitude fondée sur l’ignorance et qui empêche de sortir de l’ignorance. C’est la croyance que combat l’esprit critique (le doute méthodique, le libre examen) qui caractérise le travail de la raison.

Dans un troisième sens, la croyance désigne la foi. Le croyant qui se reconnaît comme croyant sait qu’on peut ne pas croire, car la foi suppose l’impossibilité de présenter une preuve empirique (relative à l’expérience sensible) de l’objet de la croyance. La foi authentique, si elle ne se réduit pas au simple préjugé (croyance au sens 2) est une certitude subjective (et non une simple opinion), mais consciente qu’elle n’est pas une connaissance objective (à la différence du simple préjugé). Croire, en ce sens, ce n’est pas croire savoir, mais croire sans savoir ni pouvoir savoir. La foi est à cet égard une sorte de pari, un engagement fondé sur un acte de confiance (fidès en latin, signifie « confiance »), qui n’est pas nécessairement aveugle ou naïf, qui peut être justifiée par des raisons, mais qui consiste à admettre ce que la raison seule ne peut garantir par des preuves. La foi est en ce sens comparable à l’amour ou à l’amitié, lesquels peuvent du reste se définir par la fidélité, ou par la foi comme pari sur la fidélité. Lorsque Blaise Pascal écrit « Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point« , il évoque aussi bien l’amour que la foi : l’un et l’autre sont au-delà de la raison.

Le conflit de la foi et de la raison

Il est possible de défendre la thèse selon laquelle la raison et la foi sont inconciliables. C’est le point de vue développé par Léo Strauss (Texte 1). La foi engage la vie entière. C’est la vie entière que l’on choisit de placer sous la direction de Dieu, par un engagement fondé sur un acte d’obéissance ou d’amour, non sur l’exclusivité donnée à la raison. Par contraste, le rationnaliste est celui qui choisit la vie guidée par la raison seule, refusant de tenir pour vrai ce qu’il ne peut se représenter être tel par lui-même, au moyen de sa raison. C’est davantage vrai pour le philosophe que pour le scientifique, dans la mesure où le rationalisme scientifique se limite à la connaissance de la nature. Dans ce domaine, le scientifique n’admet que les faits observables et les preuves rationnelles. Dans sa vie morale et spirituelle, il peut être croyant.

Le conflit entre la foi et la raison est inévitable si la foi nie les droits de la raison ou si la raison nie les droits de la foi. Le fait incontournable est celui des conflits entre la science et la religion. Le texte de Freud (Texte 2) fait référence à deux célèbres épisodes de l’histoire des sciences. Le procès de Galilée, d’une part, condamné par l’Église pour avoir défendu la thèse de Copernic, l’héliocentrisme (l’idée que le soleil est au centre du système), remettant en cause le géocentrisme, l’ancien système physique selon lequel la sphère céleste tournerait autour de la Terre, centre immobile du monde. La polémique autour de la théorie de l’évolution de Charles Darwin, d’autre part, toujours aujourd’hui contestée, non par des scientifiques, mais par des croyants qui pensent pouvoir critiquer ce que dit la science en défendant la thèse du créationnisme, l’idée selon laquelle les espèces vivantes aujourd’hui ont la même forme fixe depuis la création du monde par Dieu.

Le deuxième exemple est préférable au premier, dans la mesure où, s’agissant de l’origine de l’homme, le récit scientifique contredit effectivement le récit biblique ou coranique, tandis que Galilée et Copernic ne mettaient en cause que la science grecque. A travers Galilée, l’Église censurait la liberté de l’esprit des chercheurs, qui constituait une menace pour son autorité. La théorie de Darwin, en revanche bouscule plusieurs croyances associées au monothéisme, qui sont évoquées dans le texte de Bertrand Russell (Texte 3) : non seulement le récit sur l’origine de la vie et de l’homme, mais aussi l’idée de Providence divine (l’idée selon laquelle tout est bien fait dans la nature, l’adaptation comme preuve d’un Créateur intelligent, d’un plan divin), et peut-être surtout le statut moral et spirituel exceptionnel de l’homme, la créature à l’image de Dieu, bousculée par le le continuisme entre le singe et l’homme, l’ancrage de l’origine de l’homme dans l’animalité, dans l’évolution biologique.

Pour dépasser le conflit entre la foi et la science, le croyant doit admettre le principe de la distinction des ordres établi par Pascal (Texte 4), un penseur qui s’efforce de justifier la foi dans le langage de la philosophie. La séparation des domaine implique que la science et la religion limitent leurs prétentions, l’une au domaine de la connaissance de la nature, où la raison doit avoir le dernier mot, l’autre au domaine qui est le sien, celui de la morale et du salut (l’ordre de la charité et de l’espérance).

Reconnaître les droits de la science, pour le croyant, signifie qu’il lui faut admettre que la connaissance du monde réel (celui des faits observables) doit obéir aux deux grands principes de la science : le naturalisme méthodologique d’une part, selon lequel tout fait naturel doit s’expliquer par une cause naturelle, la falsifiabilité d’autre part, c’est-à-dire l’idée selon laquelle une hypothèse (une opinion) n’a de valeur scientifique que si elle s’expose à la contradiction par l’expérience (par une observation possible). Le paradoxe de la connaissance scientifique est en effet que les vérités ne sont jamais considérer comme des dogmes, mais comme des vérités provisoires. C’est un argument parfois utilisé à tort par les croyants contre la science : si la théorie de l’évolution est une vérité provisoire, on serait en droit de la considérer comme incertaine. En réalité, la science se définit par le progrès méthodique en direction de la vérité. Si ce progrès est possible, c’est d’une part parce qu’il n’y a pas de vérités définitives, mais aussi, d’autre part, parce qu’il est possible de prouver l’erreur avec certitude. L’observation d’un seul cygne noir prouve de manière certaine que la théorie selon laquelle « tous les cygnes sont blancs » est fausse. Dans les sciences, l’erreur est certaine, la vérité incertaine : la découverte des fossiles prouve de manière certaine que la théorie créationniste et fixiste sur l’origine des espèces est fausse. La théorie de l’évolution est considérée comme plus juste, la seule possible faute d’une alternative crédible, mais son contenu n’est pas constitué par des vérités définitives et change à mesure que la science progresse.

Les droits de la raison scientifique peuvent être niés par les croyants au nom de la foi. Mais les droits de la foi peuvent-ils être niés par la raison ? Ils ne devraient pas l’être, explique le philosophe André Comte-Sponville (Texte 5) dans un texte où il analyse les deux sens de l’athéisme et la signification de l’agnosticisme. Le seul point de vue rationnel à propos des dieux (ou de Dieu) a été formulé dès l’origine de l’histoire de la philosophie par un contemporain de Socrate, Protagoras : « Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas« . La véritable raison en est que le divin n’est pas un objet de l’expérience possible, un fait observable, un objet de science. Ni la proposition « Dieu existe », ni la proposition « Dieu n’existe pas » ne sont falsifiables, c’est-à-dire susceptibles d’être contredites par une observation. Ce sont donc des croyance possibles, mais pas des connaissances. Nier la foi au nom de la raison serait donc, de la part du rationaliste, une erreur.

Reconnaître que la foi n’est pas un savoir (au sens de la connaissance scientifique) devrait donc être, pour le rationaliste comme pour le croyant, une condition nécessaire pour concilier la foi et la raison. Pour le croyant, il faut sans doute également consentir au renoncement à la lecture littérale des Écritures. Ce que rend possible la théorie de la non-contradiction de la vérité avec la vérité et la doctrine des deux livres, qui remontent au penseur musulman Averroès, ou Ibn Rushd (Texte 6) . Selon Averroès, le Coran encourage l’étude de la nature, laquelle est l’oeuvre de Dieu, de sorte que les Écritures et la science sont deux sources légitimes de vérités qui ne peuvent se contredire. Le livre sacré et la nature pouvant en quelque sorte être considérés comme les deux livres de Dieu.

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Texte 1L’homme ne peut vivre sans lumière, sans guide, sans connaissance : ce n’est que parce qu’il le connaît qu’il trouve le bien dont il a besoin. La question fondamentale est donc de savoir si les hommes peuvent acquérir cette connaissance du bien, sans laquelle ils ne peuvent guider leur vie individuelle ou leur vie sociale, par les seuls efforts de leurs facultés naturelles, ou s’ils doivent s’en remettre pour cela à la révélation divine. Il n’y a pas d’alternative plus essentielle que celle-ci : direction humaine ou direction divine. La première possibilité apparaît dans la philosophie ou la science au sens premier de ce terme, la seconde se trouve dans les Écritures. On ne peut esquiver le dilemme par un essai de conciliation ou de synthèse. Car toutes deux, la philosophie et les Écritures, proclament qu’une seule chose est nécessaire : une vie de libre recherche pour l’une, une vie d’obéissance et d’amour pour l’autre ; or, l’une est à l’opposé de l’autre. Dans tout essai de conciliation, dans toute synthèse, si remarquable soit-elle, l’un des deux éléments est sacrifié, subtilement peut-être, mais à coup sûr : la philosophie, qui entend être souveraine, doit devenir la servante de la révélation ou vice-versa. Léo Strauss, Droit naturel et histoire (1953)

Texte 2 – Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale. Sigmund FreudIntroduction à la psychanalyse (1916).

Texte 3La théorie de Darwin fut pour la théologie un coup aussi dur que celle de Copernic. Non seulement il devenait nécessaire d’abandonner la fixité des espèces, et les nombreux actes de création distincts que la Genèse paraissait affirmer; non seulement il devenait nécessaire d’admettre, depuis l’origine de la vie, un laps de temps bouleversant pour les tenant de l’orthodoxie; non seulement il devenait nécessaire d’abandonner une foule d’arguments en faveur de la bienveillance de la Providence, reposant sur l’adaptation parfaite des animaux à leur milieu, puisque cette adaptation s’expliquait maintenant par l’effet de la sélection naturelle; mais, pis encore, les évolutionnistes osaient affirmer que l’homme descendait d’animaux inférieurs. Les théologiens et les personnes incultes s’emparèrent de cet aspect de la théorie. Le monde s’écria avec horreur : « Darwin prétend que l’homme descend du singe ! » (…) Les théologiens firent observer que les hommes ont des âmes immortelles, tandis que les singes n’en ont pas ; que le Christ était mort pour sauver les hommes et non les singes ; que les hommes ont un sens du bien et du mal qui leur vient de Dieu, tandis que les singes sont guidés uniquement par l’instinct. Si les singes s’étaient transformés en hommes par degrés imperceptibles, à quel moment avaient-ils acquis subitement ces caractères théologiquement importants ? En 1860 (un an après la parution de l’Origine des Espèces), devant la « British Association », l’évêque Wilberforce tonna contre le darwinisme, s’écriant : « Le principe de la sélection naturelle est absolument incompatible avec la parole de Dieu. » Bertrand Russell, Science et religion (1935)

Texte 4L’athéisme est un objet philosophique singulier. C’est une croyance, mais négative. Une pensée, mais qui ne se nourrit que du vide de son objet. C’est ce qu’indique suffisamment l’étymologie : ce petit a privatif, devant l’immense théos (dieu)… Être athée, c’est être sans dieu, soit parce qu’on se contente de ne croire en aucun, soit parce qu’on affirme l’inexistence de tous. Dans un monde monothéiste, comme est le nôtre, on pourra en conséquence distinguer deux athéismes différents : ne pas croire en Dieu (athéisme négatif) ou croire que Dieu n’existe pas (athéisme affirmatif, voire militant). Absence d’une croyance, ou croyance en une absence. Absence de Dieu, ou négation de Dieu. Entre ces deux athéismes, on évitera de trop marquer la différence. Ce sont deux courants plutôt que deux fleuves : deux pôles, mais dans un même champ. Tout incroyant, entre les deux, peut ordinairement se situer, hésiter, fluctuer… Il n’en est pas moins athée pour autant. On croit en Dieu ou n’y croit pas : est athée toute personne qui choisit le second terme de l’alternative. Et l’agnostique ? C’est celui qui refuse de choisir. Très proche en cela de ce que j’appelais l’athéisme négatif, mais plus ouvert, c’est sa marque propre, à la possibilité de Dieu. C’est comme un centrisme métaphysique, ou un scepticisme religieux. L’agnostique ne prend pas parti. Il ne tranche pas. Il n’est ni croyant ni incroyant : il laisse le problème en suspens. Il coche la case « sans opinion » du grand sondage métaphysique portant sur l’absolu. Il a pour cela d’excellentes raisons. Dès lors qu’on ne sait pas si Dieu existe (si on le savait, la question ne se poserait plus), pourquoi faudrait-il se prononcer sur son existence ? Pourquoi affirmer ou nier ce qu’on ignore ? L’étymologie, ici encore, est éclairante. Agnôstos, en grec, c’est l’inconnu ou l’inconnaissable. L’agnostique, en matière de religion, c’est celui qui ignore si Dieu existe ou non, et qui s’en tient à cette ignorance. Comment le lui reprocher ? L’humilité semble de son côté. La lucidité aussi. Par exemple dans cette belle formule de Protagoras : « Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu’ils sont, ni qu’ils ne sont pas. Trop de chose empêchent de le savoir : d’abord l’obscurité de la question, ensuite la brièveté de la vie. » Position respectable, cela va de soi, et qui paraît même de bon sens. Elle renvoie le croyant et l’athée à leur outrance commune : l’un et l’autre en disent plus qu’ils ne savent. Mais cela, qui fait la force de l’agnosticisme, fait aussi sa faiblesse. Si être agnostique, c’était seulement ne pas savoir si Dieu existe, nous devrions tous être agnostiques – puisqu’aucun de nous, sur cette question, ne dispose d’un savoir. L’agnosticisme, en ce sens, serait moins une position philosophique qu’une donnée de la condition humaine. Si vous rencontrez quelqu’un qui vous dit : « Je sais que Dieu n’existe pas », ce n’est pas d’abord un athée ; c’est un imbécile. Disons que c’est un imbécile qui prend son incroyance pour un savoir. Et de même si quelqu’un vous dit : « Je sais que Dieu existe » ; c’est un imbécile qui prend sa foi pour un savoir. La vérité, il faut y insister, c’est que nous ne savons pas. Croyance ou incroyance sont sans preuve, et c’est ce qui les définit : quand on sait, il n’y a plus lieu de croire ou non. André Comte-Sponville , L’esprit de l’athéisme (2006)

Texte 5La distance infinie des corps aux esprits figurent la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans la recherche de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces gens de chair. La grandeur de la sagesse, qui n’est nulle sinon de Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différents de genre. […] Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu’il le fût. Il eût été inutile à Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi; mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre. […] Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits; car il connaît tout cela, et soi; et le corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel. Blaise Pascal, Pensées, 793-308 (1670)

Texte 6Nous disons donc : Si l’oeuvre de la philosophie [la science, d’origine grecque, la philosophie à l’époque d’Averroès ne se distingue pas de la science] n’est rien de plus que l’étude réfléchie de l’univers en tant qu’il fait connaître l’Artisan (je veux dire en tant qu’il est oeuvre d’art, car l’univers ne fait connaître l’Artisan que par la connaissance de l’art qu’il révèle, et plus la connaissance de l’art qu’il révèle est parfaite, plus est parfaite la connaissance de l’Artisan), et si la Loi religieuse invite et incite à s’instruire par la considération de l’univers, il est alors évident que l’étude désignée par ce nom, la philosophie, est, de par la Loi religieuse, ou bien obligatoire ou bien méritoire. Averroès (Ibn Rushd), Traité sur l’accord de la religion et de la philosophie (1179).