Éducation, transmission et émancipation.

L’éducation est l’action de former une personne en cultivant ses qualités intellectuelles, physiques est morales.

Même si l’époque moderne – au nom à la fois de la perfectibilité indéfinie de l’homme et de la nécessaire adaptation à un monde économique et social en perpétuel changement – a promu l’idée d’une éducation tout au long de la vie, le domaine de l’éducation est celui du rapport de l’adulte à l’enfant. L’adulte qui acquiert de nouvelles connaissances ou aptitudes « se cultive », tandis que la culture de l’enfant doit être prise en charge par l’adulte. L’éducation de l’enfant relève de la responsabilité de l’adulte vis-à-vis de l’enfant et se fonde sur l’autorité de l’adulte sur l’enfant, adulte en devenir qui n’est pas en mesure de se cultiver ou de s’éduquer lui-même.

La responsabilité de l’adulte vis-à-vis de l’enfant est double : l’adulte doit à l’enfant protection et éducation, le soin et la culture. Le soin, c’est-à-dire la protection matérielle et affective: les adultes responsables de l’enfant doivent garantir les conditions de sa sécurité et de sa santé, ainsi que, dans la mesure du possible, les conditions de son bien-être psychologique. La culture, c’est-à-dire l’éducation proprement dite, que l’on peut subdiviser en distinguant l’instruction (la culture des facultés intellectuelles), de l’éducation morale (la culture morale) – l’éducation au sens restreint. Selon les normes sociales en vigueur, l’instruction relève de l’enseignement public (mission de l’école), tandis que l’éducation est l’affaire des familles, comme l’établit Victor Hugo dans ce texte de 1872 :

Quant à moi, je vois clairement deux faits distincts, l’éducation et l’instruction. L’éducation, c’est la famille qui la donne ; l’instruction, c’est l’État qui la doit. L’enfant veut être élevé par la famille et instruit par la patrie. Le père donne à l’enfant sa foi ou sa philosophie ; l’État donne à l’enfant l’enseignement positif. [l’enseignement « positif » est au sens strict l’enseignement des faits; cela désigne l’enseignement des sciences et des savoir-faire, de ce qui permet de connaître et de maîtriser le réel.]

L’enjeu principal de la réflexion sur l’éducation est la question des rapports entre l’éducation – notamment l’éducation morale – et la liberté humaine. L’éducation est par essence transmission : à travers l’éducation, l’adulte transmet à l’enfant un patrimoine intellectuel est moral. L’enfant éduqué est un héritier. Mais tandis que la transmission du patrimoine économique, qui enrichit l’enfant qui hérite, pose le problème de l’inégalité devant la richesse, l’éducation, qui soumet l’enfant à des règles sociales qui brident sa liberté, pose en outre le problème de la liberté de l’héritier. L’éducation qui socialise l’enfant en contraignant sa liberté n’est-elle pas nécessairement une forme d’aliénation qui dénature l’enfant, fait obstacle à l’épanouissement du futur adulte ? Accéder à l’âge adulte, n’est-ce pas accéder à une liberté dont on a été privé durant toute son enfance ? La littérature et la philosophie modernes problématisent l’éducation, souvent présentée comme un carcan qui brime le libre épanouissement de la personnalité. L’éducation moderne a de ce fait promu un nouvel idéal éducatif : celui de l’émancipation individuelle. Ce qui a conduit à poser un nouveau problème, qui se décline à la fois sur le plan de ‘l’instruction et celui de l’éducation morale : à quelles conditions l’éducation est-elle compatible avec l’idéal de la liberté humaine ? Quelles doivent être les règles de la méthode de l’éducation à la liberté ?

Un texte contemporain sur les différentes dimensions de l’éducation (Luc Ferry) :

Trois grands principes doivent servir de guide à une éducation réussie : l’amour, la loi et les grandes œuvres, ou, si l’on veut, et pour ce qui relève de notre culture occidentale, l’élément chrétien, l’élément juif et l’élément grec. Sans l’amour, un enfant n’aura pas cette capacité de rebond face aux difficultés de la vie que Cyrulnik appelle à juste titre la « résilience ». Sans la loi mosaïque, cette fameuse « discipline » que nos modernistes veulent « déconstruire », il n’accédera pas à l’univers du « symbolique », à l’espace public et collectif de la cité des adultes. Mais sans les œuvres (et c’est dans l’Antiquité qu’apparaissent les genres littéraires), l’enfant ne parviendra pas à se comprendre lui-même, ni à saisir le monde qui l’entoure. Il sera privé des schémas intellectuels les plus puissants, ceux qui permettent de se repérer dans l’univers social et affectif, mais aussi, plus profondément encore, de s’humaniser. L’amour, la loi, les œuvres : voilà ce que l’éducation et l’enseignement doivent transmettre autant qu’il est possible en se complétant. Et cette transmission suppose à l’évidence amour, autorité et travail.

Les finalités de l’éducation

Les deux notions de transmission et d’émancipation expriment les deux grandes finalités de l’éducation. Dans toutes les sociétés, modernes ou traditionnelles, l’éducation a pour fonction de transmettre le bagage culturel qui permet à l’individu de s’intégrer au sein de la communauté humaine. La civilisation moderne assigne deux nouvelles missions à l’éducation : l’émancipation de l’humanité (l’éducation au service du Progrès) et l’émancipation de l’individu (le bonheur et la liberté de l’individu comme finalités ultime de l’éducation).

L’éducation est le propre de l’homme

Que l’on assigne pour tâche à l’éducation de transmettre ou d’émanciper, l’éducation apparaît comme le propre de l’homme. Tout animal est pourvu par la nature des facultés qui lui permettent de survivre dans la nature. Le petit d’homme doit s’intégrer dans un monde social construit par l’histoire, un monde qui n’est donc pas simplement le monde de la vie; il ne peut s’intégrer dans ce monde sans transmission de la culture (manières de vivre et de penser) héritée de l’histoire (ce qu’on appelle une tradition). En tant qu’elle a pour but la liberté, l’éducation se distingue du dressage: le dressage est l’éducation de l’animal en vue de le soumettre sa volonté à celle de l’homme; l’enfant est dressé (soumis à la volonté de l’éducateur) en vue d’être émancipé, de devenir libre, c’est-à-dire un adulte autonome qui n’a plus besoin d’être guidé par la raison et la volonté d’un autre homme.

L’homme est la seule créature qui doive être éduquée (Kant, Réflexions sur l’éducation)

L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

L’homme a besoin de soins et de culture. La culture comprend la discipline et l’instruction. Aucun animal, autant qu’on le sache, n’a besoin de cette dernière. Car aucun animal n’apprend quelque chose de ceux qui sont plus avancés en âge, exception faite des oiseaux qui apprennent leur chant.(Kant, Réflexions sur l’éducation)

Hannah Arendt appelle « monde » ce qui est construit par l’esprit de l’homme dans l’histoire et qui donne cohérence, stabilité et permanence à la communauté humaine (les institutions et les oeuvres). L’animal n’a pas de monde, ou est pauvre en monde. Ce n’est pas le fait d’être en devenir qui rend l’éducation nécessaire (le chaton est un chat en devenir comme l’enfant est un homme en devenir), mais le fait que pour l’enfant il n’y a pas d’intégration possible dans le monde humain sans transmission.

L’enfant partage cet état de devenir avec tous les êtres vivants ; si l’on considère la vie et son évolution, l’enfant est un être humain en devenir, tout comme le chaton est un chat en devenir. Mais l’enfant n’est nouveau que par rapport à un monde qui existait avant lui, qui continuera après sa mort et dans lequel il doit passer sa vie. Si l’enfant n’était pas un nouveau venu dans ce monde des hommes, mais seulement une créature vivante pas encore achevée, l’éducation ne serait qu’une des fonctions de la vie et n’aurait pas d’autre but que d’assurer la subsistance et d’apprendre à se débrouiller dans la vie, ce que tous les animaux font pour leurs petits.

L’éducation comme transmission (l’essence conservatrice de l’éducation)

Comme le souligne la philosophe Hannah Arendt, l’éducateur est aux yeux de l’enfant le représentant du monde dans lequel il est destiné à s’intégrer. En même temps qu’il est responsable de l’éducation de l’enfant, l’éducateur, qui transmet l’héritage de l’histoire, est donc aussi responsable de la continuité du monde, dont il est le conservateur.

L’éducation est une des activités les plus élémentaires et les plus nécessaires de la société humaine, laquelle ne saurait jamais rester telle qu’elle est, mais se renouvelle sans cesse par la naissance, par l’arrivée de nouveaux êtres humains. En outre, ces nouveaux venus n’ont pas atteint leur maturité, mais sont encore en devenir. Ainsi l’enfant, objet de l’éducation, se présente à l’éducateur sous un double aspect : il est nouveau dans un monde qui lui est étranger, et il est en devenir ; il est un nouvel être humain et il est en train de devenir un être humain. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Cependant, avec la conception et la naissance, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développement de l’enfant, mais aussi celle de la continuité du monde.(Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d’un monde dont, bien qu’eux-mêmes ne l’aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu’il est. Cette responsabilité n’est pas imposée aux éducateurs ; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : « Voici notre monde ». (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Hannah Arendt souligne de ce fait ce qui distingue la relation éducation de la relation politique entre les adultes au sein de la communauté des citoyens : l’éducation ne peut être qu’au service de la conservation du monde, non au service du changement; la relation éducative se fonde sur l’autorité de l’adulte (le représentant du monde) sur l’enfant (le nouveau venu dans le monde).

Il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l’éducation, ou plus exactement dans celui des relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

L’éducation comme projet d’émancipatio de l’humanité

Pour les philosophes des Lumières, Kant et Condorcet notamment, l’éducation doit être fondée sur la définition de l’homme donnée par Rousseau : l’homme se distingue de l’animal par sa perfectibilité indéfinie, une faculté quasi-illimitée de perfectionner les facultés dont la nature l’a doté.

Il en résulte une révolution dans la pensée de l’éducation : la dimension de transmission, présente dans toutes les sociétés traditionnelles, n’est plus la seule mission de l’éducation. Se borner à adapter l’enfant à la société dans laquelle il est destiné à vivre impliquerait de reproduire le modèle éducatif qui a façonné le monde humain telle qu’il est, avec toutes ses imperfections (supersitions, inégalités, absence de liberté individuelle). Il faut au contraire concevoir un nouveau projet pour l’éducation, dans la perspective d’un perfectionnement à venir de l’humanité. Autrement dit, l’éducation doit être mise au service du progrès de l’humanité.

C’est au siècle des Lumières, en premier lieu avec Rousseau (Emile, ou de l’éducation), dont Kant et Condorcet sont en un sens les disciples, que se met en place le projet moderne d’une réforme de l’éducation qui substitue à l’éducation traditionnelle une éducation rationnelle destinée à promouvoir la liberté humaine.

Il est possible que l’éducation devienne toujours meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l’humanité ; car c’est au fond de l’éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. Dès maintenant on peut marcher en cette voie.  Car ce n’est qu’actuellement que l’on commence à juger correctement et à saisir clairement ce qui est vraiment nécessaire à une bonne éducation. C’est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l’éducation et que l’on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l’humanité. Ceci nous ouvre une perspective sur une future espèce humaine plus heureuse. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

Il faut bien remarquer que l’homme n’est éduqué que par des hommes et par des hommes qui ont été éduqués. C’est pourquoi le manque de discipline et d’instruction que l’on remarque chez quelques hommes fait de ceux-ci de mauvais éducateurs pour leurs élèves. Si seulement un être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce que peut faire l’homme. Mais comme l’éducation d’une part ne fait qu’apprendre certaines choses aux hommes et d’autre part ne fait que développer en eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme. Si du moins avec l’appui des grands de ce monde et en réunissant les forces de beaucoup d’hommes on faisait une expérience, cela nous donnerait déjà beaucoup de lumières pour savoir jusqu’où il est possible que l’homme s’avance. C’est une chose aussi triste pour un philanthrope, que digne de remarque pour un esprit spéculatif, de voir la plupart des grands ne jamais songer qu’à eux et ne jamais participer à l’importante expérience de l’éducation, de telle sorte que la nature fasse un pas de plus vers la perfection. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

Voici un principe de l’art de l’éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d’éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’Idée de l’humanité et à sa destination finale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants spécialement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

La révolution individualiste de l’éducation

L’éducation traditionnelle est l’expression du pouvoir de la communauté sur l’individu. Elle a pour modèle le passé, l’exemple donné par les ancêtres, et pour finalité l’imposition de ce modèle à la nouvelle génération, laquelle est destinée à respecter sans se poser de questions les codes de conduite – souvent détaillés et s’appliquant à tous les domaines de l’existence – hérités de la tradition et transmis par l’éducation.

La révolution moderne de l’éducation, comme le souligne le sociologue français Emile Durkheim est indissociablement rationaliste et individualiste. Sur le plan intellectuel, la finalité est d’apprendre à l’individu à penser par soi-même. Répéter les modèles hérités du passé ne suffit plus dans un monde en perpétuel changement en raison du progrès scientifique et technique. « Il ne suffit pas que l’éducateur conserve le passé, il faut qu’il prépare l’avenir » écrit Durkheim dans L’éducation morale. Mais la nécessaire libération de la pensée requise par l’éducation scientifique et technique va de pair avec la valorisation de l’individualité en tant que telle:

Quand on sent le besoin de libérer la pensée individuelle, c’est que, d’une manière générale, on sent le besoin de libérer l’individu. La servitude intellectuelle n’est qu’une des servitudes que combat l’individualisme. Or tout développement de l’individualisme a pour effet d’ouvrir la conscience morale et de la rendre plus exigeante. Car, comme chacun des progrès qu’il fait a pour conséquence une conception plus haute, un sens plus délicat de ce qu’est la dignité de l’homme, il ne peut se développer sans nous faire apparaître comme contraires à la dignité humaine, c’est-à-dire comme injustes, des relations sociales dont naguère nous ne sentions nullement l’injustice. (Emile Durkheim, L’éducation morale)

Une morale rationnelle ne peut être identique, dans son contenu, à une morale qui s’appuie sur une autre autorité que celle de la raison. Car les progrès du rationalisme ne vont pas sans les progrès parallèles de l’individualisme et, par conséquent, sans un affinement de la sensibilité morale qui nous fait apparaître comme injustes des relations sociales, une répartition des droits et des devoirs qui, jusque-là, ne froissaient pas nos consciences. D’ailleurs, entre l’individualisme et le rationalisme, il n’y a pas seulement développement parallèle, mais le second réagit sur le premier et le stimule. Car la caractéristique de l’injustice, c’est qu’elle n’est pas fondée dans la nature des choses, c’est qu’elle n’est pas fondée en raison. Il est donc inévitable que nous y devenions plus sensibles, dans la mesure où nous devenons plus sensibles aux droits de la raison. Ce n’est pas en vain qu’on provoque l’essor du libre examen, qu’on lui confère une autorité nouvelle ; car les forces qu’on lui donne ainsi, il ne peut pas ne pas les tourner contre des traditions qui ne se maintenaient que dans la mesure où elles étaient soustraites à son action. En entreprenant d’organiser une éducation rationnelle, nous nous trouvons donc en présence de deux sortes, de deux séries de problèmes aussi urgentes l’une que l’autre. Il nous faut veiller à ne pas appauvrir la morale en la rationalisant ; il nous faut prévoir les enrichissements qu’elle appelle, par cela seul qu’elle est plus rationnelle, et les préparer. (Emile Durkheim, L’éducation morale)

Ce « sens plus délicat de ce qu’est la dignité de l’homme » ou cet « affinement de la sensibilité morale qui nous fait apparaître comme injustes des relations sociales, une répartition des droits et des devoirs qui, jusque-là, ne froissaient pas nos consciences », a notamment conduit à faire du bien-être et de la liberté de l’individu une préoccupation sociale et politique majeure, ce qui n’est pas sans effet sur la conception de l’éducation : la reconnaissance des « droits de l’enfant » s’est accompagnée d’une mise en cause de la toute-puissance parentale et de l’autorité adulte. L’une des conséquences est le procès de la méthode des châtiments corporels, lesquels tendent à disparaître.

Parallèlement le débat sur la crise de l’éducation et la crise de l’autorité s’est imposé dans l’espace public. L’éducation comme transmission a davantage d’affinité avec la tradition qu’avec l’idéal moderne de l’émancipation, lequel met en cause l’autorité de la tradition au nom l’esprit critique (le libre examen des croyanes) et l’autorité de la morale sociale au nom de l’épanouissement de l’individu.

La crise de l’autorité dans l’éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Comme l’écrit Kant, l’éducation moderne, c’est-à-dire l’éducation libérale – l’éducation par et pour la liberté – ne peut être qu’un art difficile, puisqu’il exige, comme l’art politique, de concilier deux impératifs a priori contradictoires, l’exercice de l’autorité et le respect de la liberté.

Il est deux découvertes humaines que l’on est en droit de considérer comme les plus difficiles : l’art de gouverner les hommes et celui de les éduquer  (Kant, Réflexions sur l’éducation).

Un des plus grands problèmes de l’éducation est le suivant : comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps je dois le conduire à faire un bon usage de sa liberté. Sans cela tout n’est que pur mécanisme et l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. (Kant, Réflexions sur l’éducation).

Éducation et liberté le débat sur la discipline

Luc Ferry, La frénésie du bonheur – Dans ses Réflexions sur l’éducation, Kant a clairement expliqué pourquoi la discipline était indispensable à l’humanisation de l’enfant : en effet, dit-il, c’est elle qui « transforme l’animalité en humanité. Par son instinct un animal est déjà tout ce qu’il peut être, une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit fixer lui-même le plan de sa conduite. Or, puisqu’il n’est pas immédiatement capable de le faire, mais vient au contraire au monde pour ainsi dire à l’état brut, il faut que d’autres le fassent pour lui ». Deux idées fortes, à vrai dire d’une profondeur abyssale, dans ce passage, des idées que l’éducation positive tente à tout prix de nous faire abandonner au nom du sacro-saint « bien-être » de l’enfant. Première idée, l’animal est guidé d’entrée de jeu par un logiciel qui est celui de la nature, le petit d’homme est au contraire un être d’historicité, ce qui signifie qu’au départ, il n’est encore rien de défini, de déterminé. Deuxième idée : la discipline est par conséquent vitale pour lui, sur le plan négatif pour qu’il comprenne et accepte l’existence de limites, et sur un plan positif pour qu’il entre dans le processus infini de la perfectibilité, d’une éducation qui pourra durer tout au long de sa vie tant qu’il sera en bonne santé – une historicité infinie, donc, que l’animal ignore puisqu’il est presque d’emblée, à tout le moins au bout de quelques semaines ou au pire de quelques mois, tout ce qu’il sera dans la suite de sa vie. Renoncer à la discipline, ce serait donc renoncer à l’humanité de l’enfant en quoi, comme toujours, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Qu’est-ce que l’esprit scientifique ?

Il y a plusieurs définitions possibles de la science. En un sens, la science n’existe pas, il existe des sciences, chacune définie par l’objet qui lui est propre (la biologie est l’étude du vivant, la sociologie, l’étude de la société, etc.). Dans un sens très général, science est synonyme de savoir ou de connaissance; en ce sens, il est possible de parler de « science du droit » à propos du savoir du juriste, de science philosophique ou de science théologique. Ce qu’on appelle science aujourd’hui est la connaissance de la nature, la physique au sens général du terme (qui comprend toutes les sciences de la nature), ce qu’on appelait encore au 18e siècle la philosophie naturelle. Par extension, le projet d’étudier l’histoire et les sociétés humaines en prenant pour modèle sinon les méthodes du moins l’esprit des sciences de la nature a donné naissance à ce qu’on appelle les sciences historiques ou les sciences humaines.

Ce qui fait la scientificité de la science, et qui donc la définit, ce sont les règles de la méthode qui fondent la connaissance objective. C’est donc l’esprit scientifique qui définit la science, c’est-à-dire l’ensemble des règles que l’esprit doit adopter pour être scientifique dans son approche de la réalité. Il faut distinguer trois types de règles, qui concernent respectivement la définition de la réalité, la théorie de la preuve et le rapport aux valeurs.

Les postulats de la recherche scientifique

Les postulats de la recherche scientifique ont pour objet la définition a priori de la réalité qui constitue l’objet de la recherche scientifique (la définition de la réalité qu’il faut admettre avant toute connaissance pour que la connaissance soit possible). On appelle postulat ce qu’il faut admettre sans pouvoir le prouver. Les postulats sont des croyances d’un genre particulier : ce sont des croyances nécessaires, que l’on justifie par les conséquences bénéfiques que l’on en tire. Les postulats de l’esprit scientifique sont des croyances qui sont en même temps des règles : pour faire de la science, il faut 1) croire ou admettre qu’il existe une réalité objective, indépendante de ce que chacun en perçoit subjectivement, 2) appeler réalité celle qui se présente à nous par l’intermédiaire des sens, une réalité constituée de corps matériels situés dans le temps et dans l’espace, 3) croire ou admettre qu’au sein de cette réalité, qu’on appelle la nature, tout ce qui arrive a pour cause un mécanisme naturel.

Le réalisme scientifique

L’esprit scientifique postule l’existence d’une réalité objective, commune à tous les esprits. Philosophiquement, il est impossible de prouver que ce que nous appelons réalité existe indépendamment de la conscience que nous en avons : la conscience est conscience de la réalité et nous appelons réalité la réalité dont nous avons conscience. Pour prétendre à l’objectivité ou à la vérité scientifique, il faut admettre la possibilité de faire au sein de la conscience le partage entre ce qui est subjectif (la réalité pour moi ou pour le groupe auquel j’appartiens) et ce qui est objectif (la réalité en soi, abstraction faite de la conscience qu’on en a). La prétention à la vérité est fondée sur l’idée que notre esprit dispose de critères (l’évidence sensible, l’évidence rationnelle, l’accord des esprits) pour distinguer ce qui est objectif de ce qui est simplement subjectif, pour prouver que la réalité telle qu’on la pense correspond à la réalité telle qu’elle est. Encore faut-il pour cela, c’est la condition, admettre qu’il existe une réalité en soi, référence commune à toutes les consciences, par-delà la manière dont celle-ci apparaît à chacun.

L’esprit scientifique refuse donc par principe le relativisme, la doctrine philosophique selon laquelle la vérité est toujours relative à l’esprit qui la conçoit. La science ambitionne la vérité au sens de la vérité-adéquation : l’adéquation entre la représentation de la réalité par l’esprit et la réalité telle qu’elle est en soi. Un scientifique ne peut admettre que ce que la science présente comme étant « la réalité », soit considéré comme étant simplement la vision du monde particulière d’un individu, d’une culture, d’une civilisation, d’une époque ou même de l’humanité. La vérité scientifique est universelle ou elle n’est pas.

Le matérialisme scientifique (ou naturalisme scientifique)

L’esprit scientifique postule que toute connaissance commence avec l’expérience, c’est-à-dire avec la rencontre du réel par l’intermédiaire des sens. Autrement dit, la science appelle réalité la réalité empirique (la réalité dont on peut faire l’expérience, c’est-à-dire la réalité que l’on peut connaître par l’observation). Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas d’autre réalité pour la science que la réalité naturelle (la réalité physique). Cette réalité est constituée de matière, de corps (gazeux, liquides ou solides, visibles ou invisibles) situés dans le temps et dans l’espace. On parle indifféremment de naturalisme scientifique ou de matérialisme scientifique pour caractériser ce parti pris de l’esprit scientifique.

Ce postulat signifie que l’esprit scientifique prend pour règle de définir a priori (avant toute connaissance) la réalité par la matière, ce qui implique d’exclure du domaine de la science (de la connaissance de la nature) les esprits (anges, démons, etc.), l’âme et le divin (les dieux, ou Dieu). La science prohibe l’animisme et se démarque explicitement de la métaphysique (théologique ou philosophique).

Le matérialisme scientifique, qui est une règle de méthode, doit cependant être distingué du matérialisme philosophique, qui est une doctrine philosophique de la réalité. Dans les deux cas, le matérialisme correspond à l’idée selon laquelle tout est matière (il n’y a que des corps). Pour le scientifique (qui peut éventuellement être croyant par ailleurs), cette idée n’est rien d’autre que le postulat qu’il doit adopter en tant que scientifique, dans son activité de scientifique (la réalité qu’étudie la science est la même pour le croyant ou pour l’athée). Pour le philosophe, le matérialisme est la parti pris métaphysique selon lequel il n’existe pas d’autre réalité que la réalité qu’étudie la science, celle des corps matériels. Le matérialisme philosophique est donc indissociable de l’athéisme.

La science n’est pas athée, elle est agnostique, ce qui signifie qu’elle ne se prononce pas sur les questions métaphysiques relatives à l’origine et à la fin ultime de toutes choses : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? le monde est-il éternel ou bien est-il le produit d’une Création ? Existe-t-il un Dieu ? La Providence (le plan de Dieu) donne-t-il un sens à l’histoire du monde ? Existe-t-il un âme distincte du corps ? Existe-t-il un Au-delà de la vie terrestre pour les mortels ? Etc.

Le déterminisme scientifique

L’esprit scientifique postule que dans la nature (la réalité qu’étudie la science), tout ce qui arrive a pour cause un mécanisme naturel. Ce postulat est relatif à l’explication scientifique. La science ne se borne pas à décrire (dire ce qu’elle observe), elle ambitionne d’expliquer les phénomènes observés (les faits, la réalité telle qu’elle apparaît à l’observation). Expliquer, au sens scientifique du terme, signifie dévoiler et dire la cause des phénomènes observés. Le déterminisme scientifique est la règle qui exige la mise en oeuvre du principe de causalité – le principe selon lequel « rien n’arrive sans cause » – dans l’étude de la nature. Tout ce qui arrive dans la nature, tout phénomène observé, doit être interprété comme l’effet d’une cause, laquelle n’est pas toujours connue ni observable. Les lois de la nature, dont les sciences font la théorie, sont les lois qui déterminent les phénomènes à exister comme ils existent. Une détermination est une cause déterminante, la cause qui détermine l’existence et la manière d’exister d’un être.

Le postulat du déterminisme scientifique est une règle qui pose un interdit : l’explication des phénomènes observés dans la nature ne doit pas recourir au mode d’explication par lequel les hommes expliquent ordinairement leurs propres actions. L’explication scientifique proscrit le finalisme, l’explication par les causes finales (la finalité).

Il existe en effet deux manières de répondre à la question « Pourquoi ? », deux manières pour l’esprit de mettre en oeuvre le principe de raison (le principe suivant lequel « rien n’est sans raison »). Il faut distinguer les raisons et les causes ou, pour le dire autrement, les causes finales (les raisons d’agir, qui déterminent les fins – buts, finalité – des actions) et les causes efficientes (ou mécaniques).

Parce que nous sommes doués de conscience, nous pouvons rattacher nos actions à nos intentions et considérer ainsi que les décisions de notre conscience, qui déterminent notre volonté, sont la cause déterminante de nos actions. De même, nous pouvons comprendre les actions des autres hommes au moyen d’une interprétation qui postule que ces actions sont les effets de leurs décisions conscientes. Selon ce postulat interprétatif (le postulat du libre-arbitre), il y a toujours une volonté (invisible) derrière une action (visible).

L’explication du mouvement d’une chose dépourvue de conscience et de volonté, en revanche, suppose l’existence d’une cause mécanique : la cause qui détermine le mouvement (le mouvement d’un astre par exemple), en l’absence de raison d’agir, ne peut être qu’une force physique. L’explication par les causes doit donc être distinguée de l’explication par les raisons. Si on veut être précis, il faut distinguer entre expliquer – dévoiler la cause d’un mouvement – et comprendre – dévoiler le sens d’une action.

Le postulat négatif de la recherche scientifique est qu’il n’y a pas d’esprit, de volonté, derrière les mouvements et les événements du monde. Les changements observables qui affectent les corps matériels doivent être expliqués exclusivement par des causes, non par des raisons. La science n’a pas pour fonction d’interpréter le sens des événements du monde, mais de dévoiler les mécanismes (lois causales) qui les produisent. Cette règle de l’esprit scientifique se heurte à une tendance naturelle de l’esprit humain qui consiste chercher derrière les phénomènes observés – pour en comprendre le sens – une intentionalité, c’est-à-dire l’oeuvre d’une volonté, d’un esprit. Comme l’écrit Spinoza : « Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin. »

On pourrait définir la science comme le mode de connaissance de la nature qui, à la différence de l’animisme ou de la théologie, prohibe absolument l’explication des phénomènes observés par des causes finales (les intentions d’une volonté, le plan conçu par un esprit). Le postulat du déterminisme scientifique commande d’écarter le préjugé en faveur de la Providence divine, la tendance à expliquer les événements du monde par la volonté de Dieu. La volonté de Dieu considérée comme une cause susceptible de tout expliquer, estimait Spinoza au 17e siècle – en un temps où l’autonomie de la recherche scientifique n’était pas encore admise – ne peut être qu’un « asile de l’ignorance » : un refuge pour l’ignorant, qui dispose ainsi à peu de frais d’une réponse complète à ses questions (quelle est la cause de ce qui arrive ? quel sens peut avoir cet événement ?); mais aussi un obstacle à la connaissance, puisque l’illusion d’être en possession de la clé d’interprétation universelle des événements du monde empêche de se mettre à la recherche des mécanismes naturels qui en sont les causes véritables.

Comme le matérialisme scientifique, le déterminisme scientifique donne lieu à des malentendus. La théorie darwinienne l’évolution qui sert de base à la connaissance du vivant depuis le 19e siècle est parfois contestée au nom de l’argument théologique fixiste et créationniste (tirée du texte de la Genèse) selon lequel l’homme et le monde du vivant auraient été créés par Dieu tels qu’ils sont aujourd’hui au moment de la Création. Non seulement la science du vivant établit que les formes de vie ont une histoire, mais l’évolution du vivant telle que la conçoit Darwin a pour moteur un mécanisme aveugle, celui de la « sélection naturelle », de sorte que pour expliquer l’histoire de la vie l’hypothèse d’une intelligence créatrice (d’un « dessein intelligent ») n’est nullement nécessaire. L’apparition, la transformation et la disparitions des espèces s’explique par le hasard : les petites variations qui se produisent lors de la reproduction ne peuvent se transmettre aux générations suivantes que si elles favorisent la survie et la reproduction dans un environnement naturel donné. Les organismes vivants paraissent avoir été admirablement organisés en vue de l’adaptation à leur environnement, mais il n’y a pas de cause finale : les êtres vivants ne sont pas le produit d’une volonté consciente d’adaptation, ni l’oeuvre d’un créateur intelligent qui, à la manière d’un artisan, aurait conçu et réalisé la perfection de leur organisation.

Autrement dit : l’explication scientifique de l’évolution du vivant par le mécanisme de la sélection naturelle ne fait pas appel à la Providence divine (l’idée d’un plan de Dieu). Mais ce refus de principe ne vaut que pour la démarche scientifique. Une théorie qui prétendrait expliquer les transformations du vivant par l’intervention de l’intelligence divine ne pourrait pas en même temps prétendre être scientifique, puisqu’elle violerait ainsi l’un des postulats de la science, une règle méthodologique qui fait partie du « contrat » que tout scientifique doit respecter. La connaissance de la nature n’est possible que si l’on admet a priori que tout ce qui arrive dans la nature a pour cause un mécanisme naturel : ce principe d’explication constitue le point de départ de toute démarche scientifique. En revanche la science ne peut affirmer qu’il n’y a pas de Providence (de plan conçu par un Dieu créateur de toutes choses), de sorte que la théologie est compatible avec la science si – sans interférer avec la démarche scientifique – elle considère que le récit scientifique de l’évolution du vivant est le récit de l’histoire de la vie telle que Dieu l’a conçue et l’a voulue. Ce qui implique bien entendu, tout en conservant l’idée de Création divine, de renoncer à la lecture littérale des Ecritures.

La méthode scientifique (la théorie de la preuve)

C’est la méthode scientifique qui caractérise le plus essentiellement l’esprit scientifique. Le rationalisme scientifique, comme tout rationalisme, mobilise les trois règles de l’esprit critique : 1) penser par soi-même (contre les préjugés); 2) se mettre en pensée à la place de tout autre (dans la communication avec les autres scientifiques, laquelle implique la critique réciproque); 3) toujours penser en accord avec soi-même (l’exigence de cohérence des théories, qui caractérise le rationalisme en général). La singularité du rationalisme scientifique tient à la méthode d’administration de la preuve : la science dispose du moyen de contrôler la valeur de vérité de ses théories par le recours à l’expérience (à l’observation). La preuve scientifique est une preuve par l’expérience (preuve empirique, par la « méthode expérimentale »).

Deux idées épistémologiques (l’épistémologie est l’étude de la science et de la méthode scientifique) sont à retenir : 1) la science est une connaissance empirique (par expérience), qui tire sa prétention à la vérité de l’observation directe de la nature; 2) la preuve scientifique (c’est-à-dire la preuve par l’expérience, le fait observé) qui garantit la certitude de la connaissance n’est paradoxalement pas une preuve de la vérité des théories (vérification de l’hypothèse par l’expérience), mais une preuve de l’erreur (réfutation de l’hypothèse par l’expérience).

La recherche scientifique ne consiste pas à chercher la vérité dans les livres mais à étudier directement « le grand livre de la nature ». Le point de départ de la démarche scientifique est l’observation. L’observation ne suffit pas à faire de la science (« Une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierre n’est une maison« , formule du physicien Henri Poincarré), mais une théorie scientifique est dépendante des données de l’observation et doit être controlée par le recours à l’observation. D’où la nécessité de recourir à des instruments d’observations toujours plus perfectionnés (télescopes et microscopes notamment) – le progrès des techniques rendu possible par le progrès scientifique favorisant ainsi en retour le progrès des sciences.

La science consiste à décrire précisément les phénomènes observés, puis à expliquer ces phénomènes, expliquer scientifiquement signifiant dévoiler les mécanismes qui produisent les phénomènes observés. On appelle phénomène, la chose (la réalité) telle qu’elle apparaît et peut être décrite, et lois de la nature, les lois causales ou mécanismes qui font l’objet des hypothèses théoriques conçues par l’esprit du scientifique. Les deux outils de la connaissance scientifique sont donc la raison et les sens (la théorie et l’expérience). La théorie de la méthode scientifique – ou théorie de l’esprit scientifique – consiste à décrire la manière dont ces deux facultés de connaître se combinent pour produire et prouver la connaissance de la nature.

En matière de théorie de l’esprit scientifique, il est nécessaire de déconstruire un préjugé qui est à la fois ancré dans le sens commun et dans la philosophie de la connaissance sous le nom l’empirisme. L’empirisme est la théorie de la connaissance selon laquelle toutes nos idées viennent des sens. L’empirisme valorise l’expérience, prenant appui sur l’évidence sensible comme critère de vérité : nous ne pouvons pas douter de nos perceptions sensibles, je crois nécessairement ce que je vois. Selon cette théorie, l’expérience ne sert pas seulement à contrôler les théories, mais aussi à les produire par l’induction, le raisonnement qui consiste à tirer une loi générale en partant d’une série d’observations particulières : l’observation des régularité dans la nature permettrait de concevoir par généralisation les lois universelles de la nature.

Selon l’empirisme, l’esprit est scientifique en tant qu’il se laisse instruire par la nature sans préjugés – les constructions théoriques de la raison pouvant elles-mêmes être considérées comme des préjugés (des idées préconçues, puisque conçues par la raison indépendamment de l’expérience, c’est-à-dire avant la collecte de faits au moyen de l’observation). Une telle conception de la relation entre l’esprit et la nature peut être illustrée par la métaphore de la relation de l’élève et du maître d’école : l’esprit scientifique est face à la nature comme l’élève qui questionne le maître et attend de lui les réponses à ses questions. Faire preuve d’esprit scientifique consisterait à laisser parler les faits, c’est-à-dire à attendre de la nature qu’elle lui fournisse les informations – les données de l’observation – répondant aux questions que l’on se pose à son sujet.

Paradoxalement, l’esprit qui adhère à cette conception de la méthode est conduit à croire trop facilement aux théories qu’il élabore – certain qu’il est de la valeur objective des idées qu’il tire des faits eux-mêmes, de l’observation directe de la réalité. L’empirisme pèche par défaut d’esprit critique. Il cède à ce qu’on appelle aujourd’hui le biais de confirmation, la tendance naturelle de l’esprit à considérer que l’observation d’un fait qui confirme une idée constitue une preuve de vérité. L’empirisme est fondé sur la croyance fausse selon laquelle les idées et les théories sont tirées (induites) de l’observation et prouvées par l’observation.

Comme l’a montré l’épistémologue Karl Popper, la preuve scientifique est une preuve négative : l’observation d’un fait peut constituer la preuve de l’erreur d’une théorie, non la preuve de sa vérité. L’observation de mille cygnes blancs ne prouve pas la vérité de la proposition « Tous les cygnes sont blancs »; l’observation d’un seul cygne noir prouve en revanche avec certitude la fausseté de celle-ci. « Les théories ne sont jamais vérifiables empiriquement« , écrit Popper. Il baptise faillibilisme la théorie de la connaissance qu’il propose, selon laquelle toutes nos connaissances sont conjecturales (hypothétiques, conjecture est synonyme d’hypothèse), c’est-à-dire faillibles, susceptibles d’être remise en cause.

Même si cette affirmation peut sembler paradoxale, puisque la science est considérée aujourd’hui comme le domaine de la vérité par excellence, il faut considérer que dans les sciences, c’est toujours l’erreur et non la vérité qui est certaine. « Vérité scientifique » signifie que la représentation de la réalité produite par la science est la meilleure jamais produite dans l’histoire de l’humanité, et non pas qu’il est absolument certain que cette représentation de la réalité corresponde exactement à la réalité telle qu’elle est. Une théorie est vraie par rapport aux théories dont la fausseté a été démontrée, ce qui signifie qu’elle constitue la meilleure approximation de la vérité dans l’état actuel de la connaissance. Mais la seule certitude absolue dans les sciences est celle de l’erreur. La valeur de la méthode scientifique tient précisément à sa capacité à détecter l’erreur, à utiliser l’observation pour réfuter les théories : c’est la faculté à repérer et à éliminer les erreurs qui constitue le moteur du progrès scientifique.

La science, estime Popper, procède comme tout apprentissage par essais et erreurs : l’essai, c’est l’idée que l’esprit se fait de la réalité, l’erreur, le démenti que la réalité lui inflige, l’obligeant ainsi à concevoir une autre idée. Selon cette conception de l’esprit scientifique, l’initiative revient à l’esprit qui conçoit la théorie. la relation entre l’esprit authentiquement scientifique et la nature peut être illustrée par la métaphore du juge d’instruction et du témoin : loin d’être bavarde comme un professeur, la nature est muette, de sorte que l’enquêteur doit la questionner pour la faire parler. Comme le juge d’instruction, le chercheur conçoit et formule les théories, lesquelles ne sont que des hypothèses. L’expérimentation, c’est-à-dire l’expérience construite par le scientifique en vue de produire une observation qui valide ou invalide la théorie, est comme une question adressée à la nature. La valeur de la réponse dépend nécessairement de la valeur de la question.

On appelle méthode expérimentale, la méthode qui consiste à construire à partir de la théorie l’expérience susceptible de réfuter la théorie. « Pouvoir être testé, c’est pouvoir être réfuté« , écrit Popper : « Tous les tests effectifs constituent des tentatives de réfutation« . La méthode est hypothético-déductive. De l’hypothèse (la théorie de la loi de la nature) conçue par l’esprit scientifique, on tire une conséquence possible : on « déduit » de la théorie l’observation d’un événement particulier à venir (prévision). On appelle « expérience cruciale » l’observation anticipée par la théorie et destinée à contrôler celle-ci.

Par l’expérimentation, la théorie s’expose à la contradiction par l’expérience, ce qui en fait la scientificité : une théorie est scientifique si et seulement si elle est falsifiable (susceptible d’être infirmée ou réfuter) par observation nouvelle. Ce qui revient à dire qu’elle est scientifique dans la mesure où elle permet de déduires des prévisions précises qui s’exposent à être démenties par la réalité. « Un système doit être tenu pour scientifique seulement s’il formule des assertions pouvant entrer en conflit avec certaines observations. » (Karl Popper.) L’esprit scientifique est ainsi une des expression de l’esprit critique : contre le vérificationnisme (ou biais de confirmation) – la croyance selon laquelle une observation peut prouver la vérité d’une croyance – qui est la pente naturelle de l’esprit, la méthode scientifique consiste à rechercher la contradiction par l’expérience comme moyen d’éliminer les erreurs de jugement. On ne devrait donc pas dire (en toute rigueur) d’une théorie scientifiquene qu’elle est « confirmée » ou « vérifiée » par l’expérience, mais qu’elle a été « contrôlée », « corroborée » ou « validée » par l’expérience, en tant qu’elle a résisté aux tests destinés à la réfuter.

L’exposition à la contradiction par l’expérience implique que la vérité scientifique doit être considérée comme provisoire. Ce qui peut sembler paradoxal puisque la vérité est par définition définitive. Cela tient au fait qu’on appelle « vérité scientifique » ce qui n’est en réalité que la meilleure approximation possible de la vérité, la connaissance la plus « exacte » (la plus proche de la réalité telle qu’elle est) jamais produite. Seule l’erreur est définitive, puisque seule l’erreur est certaine. On ne peut parler de vérité « sanctionnée » ou définitive à propos de d’une théorie scientifique que lorque toutes les théories concurrentes ont été définitivement éliminées par la preuve de leur fausseté.

Illustrations 1

Le biologiste et médecin français Claude Bernard (1813-1878) décrit la méthode expérimentale en évoquant ses recherches sur la glycogénie animale (Claude Bernard le chercheur qui a découvert la fonction glycogénique du foie).

De ce texte, on peut tirer cinq leçons d’épistémologie, la dernière étant la plus importante :

1) Construire une expérimentation est une manière d’interroger la nature : « instituer une expérience, c’est poser une question. » « L’esprit de l’expérimentateur doit être actif, c’est-à-dire qu’il doit interroger la nature et lui poser des questions dans tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées. » « L’expérimentateur qui se trouve en face des phénomènes naturels ressemble à un spectateur qui observe des scènes muettes. Il est en quelque sorte le juge d’instruction de la nature. »

2) Ce n’est pas la nature qui fournit à l’esprit les idées, mais c’est l’esprit qui prête ses idées à la nature. « L’expérimentateur raisonne nécessairement d’après lui-même et prête à la nature ses propres idées. » Comme le dit Kant, les sens ne sont pas trompeurs, mais ils ne pensent pas. Les idées ne viennent pas des sens, mais de l’esprit qui les conçoit. L’esprit, dans l’expérimentation, est actif, il n’est pas le miroir du spectacle de la nature. La théorie scientifique, autrement dit, n’est pas le miroir de la nature, c’est une construction intellectuelle, une création de l’esprit, un produit de l’imagination scientifique.

3) Peu importe la manière dont l’esprit trouve ses idées, l’important est la manière dont il teste celles-ci. L’idée scientifique n’est pas le produit de l’expérimentation, elle la précède et en constitue la condition de possibilité. « Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue. » « L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée. »

4) La fonction de l’expérimentation est de tester la valeur de vérité de l’hypothèse, c’est-à-dire de l’idée conçue par l’esprit du scientifique. Cette idée exprime une loi de la nature qui permet d’anticiper des observations possibles. La vertu d’une théorie est de pouvoir en déduire des prévisions, lesquelles peuvent être utilisées en retour pour tester la validité de la théorie : « L’expérimentateur est celui qui, en vertu d’une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des phénomènes observés, institue l’expérience de manière que, dans l’ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l’hypothèse ou à l’idée préconçue. »

5) L’invalidation de l’idée scientifique par l’expérimentation a valeur de preuve, mais l’expérimentation ne permet pas de confirmer une hypothèse. Autrement dit : l’observation du résultat attendu ne prouve pas la vérité de l’idée scientifique, tandis que le résultat qui contredit les attentes de l’esprit (l’anticipation déduite de l’hypothèse) a valeur de preuve négative (preuve de l’erreur). Claude Bernard compare, à titre d’exemple, deux expériences. La première expérience consiste à nourrir un chien d’une soupe de lait sucrée ; l’anticipation déduite de l’hypothèse initiale du scientifique est que le sucre ingéré doit se retrouver dans le sang du chien après la digestion. Le résultat de l’expérience confirme l’hypothèse (la loi causale qui établit que la digestion de la nourriture sucrée est la cause de la présence du sucre dans le sang). Pourtant – à ce stade le chercheur ne le sait pas encore – l’hypothèse est fausse. La seconde expérience, construite pour confirmer la première, est déduite de cette même hypothèse : en donnant à un autre chien de la nourriture sans aucune matière sucrée, l’observation attendue est l’absence de sucre dans le sang après la digestion. Or, le résultat – le fait observé – est en contradiction avec la prévision de la théorie : Claude Bernard constate avec surprise que le sang du chien qui n’a pas mangé de sucre contient lui aussi du sucre, comme le sang du chien nourri avec du sucre. En conséquence, le chercheur abandonne son hypothèse initiale pour concevoir de nouvelles idées à partir de ce fait nouveau. Conclusion : l’expérimentation (le recours à l’observation) ne peut pas prouver avec certitude la vérité d’une hypothèse, mais elle prouve de manière certaine son insuffisance. Seule la preuve négative est certaine.

Claude Bernard tire de la réflexion sur sa pratique une leçon d’épistémologie (de théorie de la connaissance) : le bon scientifique est celui qui conçoit l’expérimentation non pas pour confirmer ses idées, mais pour les contester. Le mauvais scientifique est à l’inverse celui qui cherche uniquement à les vérifier. La différence entre le bon et le mauvais scientifique – et d’une manière plus générale entre la bonne et la mauvaise manière de progresser dans la connaissance de la réalité – est donc l’esprit critique. « Les hommes qui ont foi dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. »

Illustration 2 – L’exemple de loi de la chute des corps.

Galilée comme Aristote étudient la nature en recourant l’un et l’autre à l’expérience, c’est-à-dire à l’observation. La comparaison entre la formulation de la loi de la chute des corps par l’un et par l’autre permet de distinguer et d’opposer les deux interprétations de la méthode scientifique, deux interprétations de la combinaison entre théorie et expérience.

La loi de la chute des corps selon Aristote – « Plus un corps est massif, plus il tombe vite » a été établie par induction, en suivant la méthode de l’empirisme, qui consiste à généraliser sur la base d’une série d’observations. On voit les corps lourds tomber plus vite que les corps légers; on en tire l’idée générale selon laquelle les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. Suivant cette méthode qui paraît naturelle, les idées viennent des sens et la vérité scientifique dépend de l’observation.

La loi de la chute des corps établie par Aristote est pourtant fausse. Ce que Galilée a démontré par l’expérience de pensée que présente le physicien Etienne Klein dans la première partie de la vidéo ci-dessous. Comme dans une expérimentation réelle, l’expérience de pensée consiste à « supposer qu’une loi est vraie » (hypothèse) pour en déduire les conséquences que l’on peut en tirer. En l’occurrence l’expérimentation n’est pas nécessaire puisque le raisonnement suffit à lui seul à montrer la fausseté de l’hypothèse – dont on peut déduire deux conséquences contradictoires entre elles. La loi d’Aristote tirée de l’observation (c’est-à-dire fondée sur le critère de l’évidence sensible) est donc invalidée par le raisonnement, en vertu du critère de l’évidence logique (la cohérence ou non-contradiction).

Etienne Klein tire de cette réfutation de la loi d’Aristote par Galilée un plaidoyer en faveur du rationalisme, lequel valorise l’activité de l’esprit scientifique, les raisonnements et les constructions théoriques qui ne dépendent pas directement de l’observation. Dans la production de la connaissance, l’esprit scientifique ne se limite pas à tendre un miroir au spectacle de la nature. Ce n’est pas en observant les phénomènes que l’on comprend les lois qui les gouvernent. La loi de la chute des corps telle que Galilée la conçoit – « Tous les objets tombent à la même vitesse dans le vide » – ne correspond pas à ce qu’on voit, puisqu’on ne voit jamais les objets tomber dans le vide (l’air n’est pas le vide et offre une résistance à la chute des corps, comme l’eau ou la mélasse).

La science moderne consiste à expliquer le réel (ce qu’on observe) par des lois dont l’énoncé semble démenti par l’observation (la loi de la chute des corps selon Galilée semble impossible). La loi de la chute des corps n’est pas le reflet du spectacle de la chute des corps. Elle est l’oeuvre de l’esprit scientifique en tant que celui-ci construit des raisonnements en se tenant à distance du monde empirique (des phénomènes tels que nous pouvons les observer).

L’esprit scientifique découvre les lois de la nature, comme la loi de la chute des corps, en réfutant les hypothèses fausses, que celles-ci soient le produit de l’induction ou de l’imagination scientifique. La méthode privilégiée n’est pas l’induction, mais le raisonnement hypothético-déductive, qui consiste à déduire des conséquences de l’hypothèse que l’on croit vraie et qui permet d’éliminer les erreurs lorsque l’on peut montrer que ces conséquences sont fausses.

Galilée ou l’amour de Dieu

Lexique

Abjurer (abjuration) : renoncer (le renoncement) à une conviction de manière solennelle, publiquement et sous serment.

La cosmologie : la conception de l’ordre du monde.

Les Écritures : la Bible (le texte sacré des Chrétiens), qui comprend l’Ancien Testament (le texte hébreu de la Bible, qui comprend notamment la Genèse) et le Nouveau Testament (le texte proprement chrétien, principalement les Évangiles).

L’Inquisition : L’Inquisition est l’institution judiciaire créée au Moyen Âge (au 13e siècle) par l’Église catholique pour traquer et punir les hérétiques dans l’Europe chrétienne. Les inquisiteurs (les juges de l’Inquisition), choisis par le pape au sein des ordres religieux, étaient donc les gardiens de la vérité religieuse.

L’héliocentrisme : La théorie de l’univers d’après laquelle le Soleil (hélios en grec ancien) est le centre immobile autour duquel gravitent la Terre et les autres planètes (du système solaire). L’héliocentrisme s’oppose au géocentrisme, la théorie de l’univers d’après laquelle la Terre est le centre immobile du monde autour duquel gravitent tous les autres astres.

L’hérésie : L’erreur condamnée par l’Église. Le mot vient du grec hairesis, qui signifiait « choix », puis « école philosophique, secte religieuse ». « Hérésie » est le terme utilisé par l’Église catholique pour désigner toute doctrine déviante par rapport aux vérités de la foi reconnues comme telles sous son autorité.

L’Index. L’Index était le catalogue des livres interdits de publication par l’Église ; la mise à l’Index était le moyen par lequel celle-ci entendait contrôler la diffusion des idées nouvelles et censurer les écrits considérés comme dangereux pour les vérités de la foi et pour la morale commune. L’Index a été créé au 16e siècle par le Concile de Trente (1545-1563) et supprimé par le Concile Vatican II en 1966 (l’Index n’était plus publié depuis 1948). Le Concile de Trente fut un moment important de l’histoire de l’Église catholique, celui de la « Contre-Réforme », la réforme interne par laquelle l’Église s’est organisée en vue de contrarier l’expansion du protestantisme. La création de l’Index est une conséquence de l’invention au 15e siècle de l’imprimerie – laquelle a favorisé la circulation des idées nouvelles par la lecture – et de la Réforme protestante initiée par Luther, dont l’imprimerie a facilité l’expansion.

La « mise à l’index » a pris aujourd’hui un sens figuré ; l’expression signifie, au sens large, « rejeter, condamner, exclure » quelqu’un ou quelque chose.

L’interprétation littérale des Écritures : La méthode de lecture qui consiste à prendre le texte sacré à la lettre, de comprendre les images et les récits selon leur sens direct et ordinaire, comme s’il s’agissait de la description objective de faits réels.

L’interprétation métaphorique ou allégorique des Écritures : la méthode de lecture qui consiste à interpréter certains passages du texte sacré (images, récits) non dans leur sens littéral (des descriptions à prendre à la lettre), mais comme l’expression indirecte et symbolique d’une vérité spirituelle ou morale.

La Révélation : la manifestation directe et surnaturelle de la Parole de Dieu, par laquelle celui-ci fait connaître aux hommes la Vérité.

La théologie : l’étude de Dieu et des vérités que Dieu a révélées.  

Le sujet du film : le procès de Galilée (1632-1633)

Le sujet du film est le procès de l’astronome florentin Galilée (1564-1642), accusé d’hérésie par l’Inquisition catholique en 1632 pour avoir défendu la théorie de l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543) – la théorie baptisée héliocentrisme selon laquelle le Soleil est le centre de l’univers autour duquel gravitent la Terre et les autres planètes. La thèse de Copernic, bien qu’encore non établie sur des preuves solides, paraissait aux astronomes du 17e siècle comme plus vraisemblable que le géocentrisme, l’antique système d’Aristote et de Ptolémée selon lequel la Terre est le centre immobile de l’univers autour duquel tournent le Soleil et les autres astres. Pour l’Église, en revanche, Aristote demeurait la référence scientifique, tandis que la doctrine de Copernic semblait constituer une menace pour la croyance selon laquelle l’homme a été placé par Dieu au centre de la Création – croyance considérée comme une vérité éternelle de la foi fondée sur les Saintes Écritures. À l’issue de son procès, Galilée fut contraint d’abjurer, c’est-à-dire de renier publiquement ses convictions, et ses écrits furent mis à l’Index. La réhabilitation de Galilée par l’Église catholique sera déclarée par le pape Jean-Paul II en 1992. Le livre qui avait servi de prétexte à sa condamnation, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, avait été retiré de l’Index (la liste des livres interdits) en 1835.

Le film permet d’illustrer non seulement le problème de la relation entre science et religion mais aussi celui des rapports entre vérité et politique.

Science et religion au 17e siècle

Au 17e siècle, la philosophie commence à promouvoir la science nouvelle qui met en question la physique héritée d’Aristote et rend possible le progrès dans la connaissance de la nature. Le philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626) distingue explicitement deux livres de la connaissance : la Bible d’une part, le livre de la Nature d’autre part, lequel doit être consulté au moyen de l’observation, source d’une vérité indépendante de la connaissance biblique. Une telle distinction implique la revendication d’autonomie de la science par rapport à la théologie. La science recherche la vérité dans la connaissance du monde naturel selon sa propre méthode, fondée sur l’expérience, sans se considérer comme limitée a priori par ce qui est écrit dans les livres (qu’il s’agisse de la philosophie grecque ou de la Bible).

Au 17e siècle, l’Église est divisée dans son rapport à cette science nouvelle. Confrontés à la révolution copernicienne, certains théologiens estiment que la vérité sur le système du monde est l’affaire des astronomes, lesquels doivent établir par des preuves scientifiques la vérité ou la fausseté de la théorie de Copernic (l’héliocentrisme). Pour d’autres, partisans de l’interprétation littérale des Écritures, la cosmologie de la Bible, qui incline dans le sens du géocentrisme, est un objet de foi qu’il faut défendre contre les prétentions des scientifiques.

Au 17e siècle, la reconnaissance de l’autonomie de la science dépendait donc non seulement du rapport de forces entre théologiens et scientifiques (entre l’autorité de l’Église et l’esprit scientifique), mais aussi du rapport de forces au sein de l’Église entre les théologiens partisans et adversaires de la liberté de la recherche scientifique.

L’enjeu du débat théologique est la reconnaissance de l’autonomie de la cosmologie scientifique (l’étude du « système du monde ») par rapport à la théologie (l’interprétation des Écritures). Au 17e siècle, la question pour les hommes d’Église était encore de déterminer si les théories scientifiques touchaient à la matière de la foi. S’il est écrit dans les Saintes Écritures que le Soleil se lève et se couche, faut-il considérer qu’il s’agit d’une vérité de la foi mise en cause par la théorie de l’héliocentrisme ? Pour que la science gagne son autonomie par rapport à la théologie, il faut que celle-ci admette la séparation entre science et religion, en reconnaissant qu’il n’y a rien dans l’étude de la Nature qui concerne la foi, ni rien dans les textes sacrés qui concerne la connaissance de la Nature. Suivant un bon mot de l’époque, cité par Galilée : « L’intention de la Sainte Écriture est d’enseigner aux hommes comment on va au ciel, et non comment va le ciel. »

Aujourd’hui l’Église admet l’autonomie de la Science, c’est-à-dire la liberté de la recherche scientifique et de la publication des vérités scientifiques. Au 17e siècle, la séparation entre science et théologie était en débat mais n’était pas acquise.

Le film témoigne de l’ambivalence qui caractérisait l’attitude de l’Église vis-à-vis de la science au 17e siècle. La première scène du film montre deux hiérarques de l’Église, le cardinal Barberini, futur pape Urbain VIII, et le cardinal Bellarmin, le théologien le plus important de l’époque, s’intéresser aux découvertes de Galilée. La lunette astronomique fut inventée durant la première décennie du 17e siècle. Galilée fut le premier scientifique à faire usage d’un télescope comme instrument d’observation astronomique.

Copernic avait justifié l’héliocentrisme de manière purement théorique, sans ce nouvel instrument, afin de surmonter la complexité théorique qu’il fallait au système de Ptolémée pour interpréter certaines observations du ciel (le « mouvement rétrograde » de Mars et de Vénus, par exemple, qui semblent reculer avant de poursuivre leur mouvement circulaire autour de la Terre, ce qui s’explique par le fait que la Terre, étant plus rapprochée du Soleil, tourne plus vite sur son orbite, donnant ainsi l’illusion que Mars et Vénus reculent momentanément dans le ciel). Grâce à sa lunette astronomique, Galilée découvre les quatre lunes de Jupiter, lesquelles tournent autour de leur planète, et non pas autour de la Terre. Galilée a pu ainsi concevoir l’hypothèse de la loi universelle – s’appliquant également à la Terre – selon laquelle dans l’univers les petits astres gravitent autour des grands.

L’autorité de l’Église et l’enjeu politique de la vérité

Le film illustre le conflit possible entre l’intérêt pour la vérité – qui est un intérêt pour l’universel, donc un intérêt « désintéressé » – et l’intérêt politique, que celui-ci soit particulier (la conquête et la conservation du pouvoir) ou général (la cohésion politique de la communauté garantie par la communauté des croyances).

L’un des intérêts du film est en effet de montrer que la volonté de soumettre les savants à l’autorité de l’Église obéit à des considérations politiques. On voit dans le film que les autorités de l’Église ne manifestent pas d’hostilité totale à l’égard de la liberté de la recherche scientifique. Galilée est respecté en tant que savant, mathématicien et astronome. C’est la publication des résultats de la recherche qui pose un problème à l’Église, en tant que ceux-ci sont susceptibles d’entraîner des désordres politiques. Tandis que Galilée défend son droit d’exposer sans préjugés les termes du débat scientifique, les hommes d’Église cherchent un compromis entre la liberté de la recherche scientifique et la nécessaire stabilité des croyances, que seule l’autorité de l’Église et du pape peut garantir.

La finalité du procès était moins de punir Galilée que d’obtenir de celui-ci l’abjuration de la doctrine de l’héliocentrisme, afin de réaffirmer l’autorité de la papauté et de l’Église. La condamnation de Galilée était une manière pour l’Église d’assumer le contrôle politique des croyances et de proclamer dans toute l’Europe la suprématie des théologiens – seuls garants de la vérité – sur les savants, ainsi que la suprématie de la révélation Biblique sur les découvertes des astronomes.

On voit dans le film que la vérité est la valeur commune, l’enjeu étant celui de l’autorité intellectuelle : qui a le droit d’établir la vérité ? Qui possède l’autorité intellectuelle nécessaire pour distinguer le vrai du faux, en vertu de quels critères ? La liberté de la recherche était reconnue à Galilée, mais pas le droit de publier le résultat de ses travaux sans l’autorisation de l’Église, laquelle se considérait alors comme la gardienne exclusive de la vérité.

Galilée défend donc ce qu’il estime être vrai dans le domaine de la physique, et ne comprend pas que les autorités de l’Église lui demandent de renoncer à exposer le résultat de ses recherches. Les hiérarques de l’Église lui opposent moins une doctrine théologique que les exigences de l’intérêt général – l’intérêt politique de préserver l’unité de la communauté et l’autorité de l’Église qui en est le garant. L’argument est que la vérité doit être établie par l’Église, et non par la communauté scientifique, en raison de la fonction politique de la vérité (rassembler la communauté par la communauté de croyances).

Le modèle cosmologique hérité de la science grecque présentait le grand avantage d’être compatible avec l’expérience commune, puisque le mouvement de rotation de la Terre elle-même est imperceptible et que tout le monde voit depuis toujours le Soleil se lever à l’Est et se coucher à l’Ouest. Il n’était donc pas déraisonnable de craindre que la révolution copernicienne – en détruisant une « vérité » multiséculaire, le géocentrisme, pour lui substituer la théorie nouvelle de l’héliocentrisme – n’ébranlât les consciences. L’enjeu n’apparaissait pas exclusivement scientifique : c’est la stabilité du monde, de la représentation du monde commun, qui était en cause. En bousculant les préjugés les mieux ancrés et la représentation de la place de l’homme au sein de la Création, la nouvelle théorie scientifique était susceptible d’avoir des répercussions par-delà le domaine de la science, favorisant, à la suite de la Réforme protestante initiée un siècle plus tôt par Luther, l’irruption de nouvelles idées, fragilisant un peu plus l’autorité de l’Église indissociable de l’ordre politique au sein de la Chrétienté européenne.

En même temps que le conflit entre l’intérêt de la raison pour la vérité et l’intérêt général de la communauté politique tel que l’Église l’interprète, le film souligne l’émergence d’une communauté d’un genre spécial, la communauté scientifique, favorisée par la diffusion des livres à travers l’Europe que facilite l’imprimerie. Galilée incarne la solidarité entre les chercheurs, solidarité qui transcende les appartenances nationales et religieuses. L’astronome allemand protestant, Johannes Kepler (1571-1630), et Galilée, l’astronome italien catholique, sont unis par la recherche de la vérité scientifique, laquelle passe par l’échange des arguments critiques, mais aussi par le partage des instruments (la lunette astronomique), la mutualisation des observations et des arguments. La vérité scientifique apparaît comme la seule à pouvoir prétendre à l’universalité : la Nature est la même pour tous ; tandis que les vérités de la foi séparent les hommes en communautés distinctes et potentiellement hostiles, les vérités scientifiques génèrent un consensus qui dépasse toutes les barrières culturelles et politiques. L’astronome protestant et l’astronome catholique sont destinés à reconnaître la fausseté du géocentrisme et la vérité de l’héliocentrisme, quoiqu’en pensent leurs églises respectives.

Pourquoi Galilée a-t-il été accusé d’hérésie ?

Galilée n’était pas un chercheur marginal : il était non seulement un savant reconnu, mais aussi le philosophe et mathématicien personnel du grand-duc de Toscane, Cosme II. Galilée, dont l’authenticité de la foi ne fait aucun doute, disposait en outre, du fait de sa position sociale, de nombreuses relations et d’appuis au sein de l’Église. Lorsque le cardinal Barberini – un homme d’Église protecteur des sciences et des lettres – devint pape, en 1623, prenant le nom d’Urbain VIII, il s’agissait a priori d’une bonne nouvelle pour Galilée. On voit dans le film que le cardinal s’intéressait aux travaux de Galilée et que s’était établi entre eux une relation de confiance. Comment a-t-il pu donc se trouver en position d’accusé, victime de l’Inquisition ?

Deux données historiques permettent d’en comprendre la raison.

1) Au début du 17e siècle, un compromis, suggéré par le cardinal Bellarmin – un théologien influent et subtil – s’est imposé au sein de la hiérarchie de l’Église à propos de la théorie de l’héliocentrisme, en vogue chez les plus éminents astronomes européens. Du fait de l’absence de preuves parfaitement établies (qui faisaient en effet encore défaut à l’époque) et de la crainte d’un effondrement de la physique d’Aristote qui constituait alors la référence scientifique de l’Église, il fut admis que les scientifiques pouvaient présenter la doctrine de Copernic comme une « hypothèse », à la condition de ne jamais la concevoir comme une « vérité ». Ce compromis est exposé dans le film par les deux ecclésiastiques (le pape Urbain VIII et le cardinal Bellarmin) avec lesquels Galilée s’entretient. Un tel compromis visait à maintenir une hiérarchie entre les dogmes de la religion (les vérités de la foi) et les théories scientifiques, entre l’Église, gardienne et médiatrice de la vérité, et la science, libre de ses hypothèses mais soumise à l’autorité de l’Église en matière d’établissement de la vérité.

2) Un événement important s’est cependant produit en 1616, qui allait au-delà de ce compromis et qui a suscité l’inquiétude des scientifiques. Le pape Paul V (le prédécesseur d’Urbain VIII), a décrété la mise à l’Index des écrits de Copernic, cinquante ans après leur publication. La théorie de l’héliocentrisme était de fait tenue pour hérétique, de sorte que ses partisans, parmi lesquels Galilée, se voyaient condamnés au silence.

Galilée a toutefois entrepris d’exploiter sa faible marge de manœuvre en écrivant son Dialogue des deux grands systèmes du monde, dans lequel les deux théories de l’univers, celle de Copernic et celle de Ptolémée, sont exposées à travers un dialogue entre deux personnages, Salviati et Simplicio, arbitré par un troisième, Sagredo. En dépit de son apparente neutralité, le livre démolit la physique d’Aristote et le système de Ptolémée. Le personnage de Salviati, qui défend la doctrine de Copernic, est le porte-parole de Galilée, tandis que le défenseur de la physique d’Aristote reçoit le nom perfide de Simplicio. Pire : Galilée reprend les arguments du cardinal Barberini (alias Urbain VIII) en faveur du « compromis » qui établit le système de Copernic comme n’étant qu’une simple hypothèse, mais il place ces arguments dans la bouche de Simplicio, le plus faible intellectuellement de ses trois personnage – ce que le pape prendra comme un affront personnel.

Galilée achève l’écriture de son livre en janvier 1630. Commence alors une intrigue assez complexe autour de la publication du livre. Galilée parvient à obtenir l’autorisation d’imprimer de l’Inquisition de Florence, mais il a perdu certains de ses soutiens à Rome. La communication entre Florence et Rome est en outre contrariée durant quelques temps par une épidémie de peste. Lorsque Galilée se rend à Rome, en 1632, pour plaider la cause de son livre, le pape avait étudié celui-ci de près. Le lien de confiance était brisé : jugeant flagrants le parti pris en faveur de l’héliocentrisme et l’affront à l’autorité l’Église, le pape ordonna de séquestrer tous les exemplaires du livre et demanda au Tribunal de l’Inquisition d’instruire le procès de Galilée. Sans être brutalisé, celui-ci est arrêté, questionné et condamné à abjurer.

On voit dans le film que Galilée était autorisé à présenter le système de Copernic comme une hypothèse, à la condition toutefois de ne pas publier de travaux prétendant apporter la preuve scientifique de la fausseté du géocentrisme et de la vérité de l’héliocentrisme. Durant le procès qui lui est fait, Galilée est soupçonné d’avoir outrepassé la liberté qui lui était accordée, et donc d’avoir mis en cause l’autorité de l’Église en même temps que la vérité reconnue comme telle par l’Église. Galilée n’aurait sans doute pas eu de problème s’il avait strictement respecté les règles imposées par l’Église. Il se vit reprocher d’une part d’avoir fait imprimer son livre, Dialogue des deux grands systèmes du monde, à Florence et non à Rome, sans l’autorisation du pape, d’autre part d’avoir tenté de montrer dans ce livre, en argumentant en faveur du mouvement de la Terre, que l’héliocentrisme était vrai et le géocentrisme faux, ce qui n’était pas autorisé par l’Église.

Les conditions de la liberté de la recherche scientifique

L’intérêt philosophique du film est qu’il incite à la réflexion sur les conditions qui rendent possible la liberté de la recherche scientifique. La liberté de la recherche scientifique et la reconnaissance du droit de la science d’établir la vérité dans le domaine de la connaissance de la nature sont des conquêtes récentes dans l’histoire de l’humanité.

On peut distinguer trois types de conditions : politiques, culturelles et intellectuelles.

Sur le plan politique, le procès de Galilée suppose la reconnaissance de l’Église comme pouvoir spirituel vis-à-vis duquel les pouvoirs temporels (les États) ont des obligations. L’Europe du 17e siècle n’est pas encore laïque. La liberté de la recherche scientifique suppose que celle-ci soit émancipée de la censure exercée par les autorités religieuses. La condition politique qui rend possible l’autonomie de la science est la séparation de l’État et de la religion. Le principe de la séparation de l’État et de la religion garantit la neutralité de l’État dans le rapport à la vérité, condition de la liberté de la recherche scientifique. De fait, c’est l’État laïque moderne qui garantit la liberté de la recherche et de la parole scientifiques.

Sur le plan culturel, la liberté de la recherche scientifique suppose la reconnaissance sociale de la souveraineté de la science, c’est-à-dire la reconnaissance du droit de la raison humaine de dire le vrai et le faux dans le domaine de la connaissance de la nature. Il s’agit d’une caractéristique essentielle de ce qu’on appelle la civilisation des Lumières, qui fait de l’esprit critique, c’est-à-dire du libre examen de toutes les croyances, une valeur. La promotion de l’esprit critique par les philosophes du siècle des Lumières avait en effet pour finalité de défendre le progrès de la connaissance entravé par les autorités religieuses et elle s’est accompagnée, sur le plan politique, de la revendication de la liberté d’opinion en matière de religion et du droit de publier librement, c’est-à-dire d’exprimer publiquement ses opinions. Le procès de Galilée est ainsi devenu le symbole de ce que le siècle des Lumières a baptisé l’obscurantisme religieux, c’est-à-dire le refus irrationnel des lumières de la connaissance philosophique et scientifique, la censure des idées nouvelles, le combat perdu d’avance mené par des autorités religieuses au nom des vérités de la foi contre le progrès de la connaissance.

Sur le plan philosophique, la liberté de la recherche scientifique se fonde principalement sur deux conditions intellectuelles dont il est question dans le film : 1) La découverte d’une méthode propre à la science, qui permet à celle-ci de prétendre établir une connaissance de la réalité supérieure à celle contenue dans les livres – savants ou religieux – déjà écrits ; 2) une métaphysique qui justifie la liberté de la recherche de la vérité dans le domaine de la connaissance de la nature.

Ce dernier point, quelque peu oublié aujourd’hui, est au cœur du film. Il n’y a pas de science possible sans une métaphysique qui valorise et promeuve l’esprit scientifique et l’effort de la connaissance. Cette métaphysique peut-être purement philosophique ou bien théologique, si elle a pour cadre la croyance selon laquelle le monde naturel est l’œuvre de Dieu. Il est donc question dans le film du débat théologique portant sur les rapports de la foi et de la raison. Faut-il, au nom de la théologie bien comprise, donner libre cours à la recherche scientifique, ou bien au contraire imposer des limites à celle-ci ?

Galilée développe un discours théologique qui comprend deux idées essentielles : 1) d’une part l’idée selon laquelle la science rapproche de Dieu, l’esprit scientifique ayant été donné à l’homme pour qu’il puisse connaître la Création ; 2) d’autre part, le principe de la distinction entre interprétation littérale et interprétation métaphorique (ou allégorique) des Écritures. Ce second point constitue la clef de la compatibilité entre science et religion à l’ère de la science moderne. Dans la mesure où le progrès de la connaissance rend obsolètes les descriptions du monde naturel contenues dans les Écritures, une alternative s’impose à la théologie : ou bien on prend les textes sacrés à la lettre, considérant que tout ce qui est écrit correspond à la réalité telle qu’elle est, ce qui conduit à la négation de la vérité scientifique ; ou bien l’interprétation se donne la liberté de considérer les allusions au monde naturel dans les textes sacrés soit comme l’expression de la manière de voir le monde du commun des mortels, soit comme des images, des allégories dont le sens est symbolique et qui visent à délivrer un message moral ou spirituel – et non pas comme des descriptions scientifiques visant à décrire la réalité telle qu’elle est.

Méthode et progrès scientifiques : Galilée vs Aristote

En faisant de la physique d’Aristote et du système de Ptolémée une science officielle indissociable des vérités de la foi car conforme à la cosmologie de la Bible, l’Église entrave la liberté de la recherche scientifique, laquelle obéit à des règles de méthode – l’observation et la démonstration rationnelle – indépendantes de la Révélation.

Dans le film, Galilée souligne le fait que l’autorité de la tradition ne peut prévaloir en science comme c’est le cas dans la théologie, qui doit être fidèle aux vérités révélées par les Saintes Écritures. Galilée revendique une fidélité à Aristote qui n’est pas une fidélité aux théories d’Aristote mais une fidélité à la méthode d’Aristote, suivant laquelle il n’y a de connaissance de la Nature possible que par l’expérience : « L’expérience est reine ; la théorie est toujours subordonnée à l’expérience » Le film n’entre pas dans le détail du débat sur la méthode scientifique, qui porte sur le rôle respectif des sens et de la raison dans la construction de la vérité scientifique. Ce n’est pas l’expérience directe, mais l’expérimentation construite à partir de la théorie et des mathématiques qui, pour Galilée, disciple de Platon plus que d’Aristote, permet de produire la preuve scientifique.

Cependant, l’idée importante est ici que l’autonomie de la science se fonde sur l’expérience en tant qu’instrument de lecture du grand livre de la Nature, tandis que la théologie, dont l’objet est la lecture de la Bible, n’est d’aucun secours pour la connaissance de la Nature. Le débat scientifique est un débat de la raison avec elle-même, dans lequel on pratique le jeu de la critique des argumentations, lesquelles sont construites sur la base de règles méthodologiques communes. L’accord avec Aristote est réel si l’on n’entre pas dans le détail de la théorie de la preuve. La règle commune stipule que dans le cadre de la recherche scientifique (qui porte sur le monde physique, le monde auquel on accède par l’observation), la théorie doit être contrôlée par l’expérience, c’est-à-dire par l’observation. Un argument scientifique est une expérience scientifique qui donne à une observation la valeur d’une preuve.

Cette méthode argumentative distingue la science de la théologie. Galilée partage avec Aristote le postulat selon lequel le critère de la vérité en matière de connaissance de la nature est l’expérience, et non pas la Bible (ou un texte sacré quel qu’il soit, quand bien même on révère celui-ci comme fondement de la foi). Une théorie scientifique, en conséquence, n’est pas sacrée. Il n’y a aucune raison de la considérée comme un dogme (une vérité soustraite à l’esprit critique). Galilée et Aristote joue au même jeu, celui de la science, dont l’objet est de connaître la réalité telle qu’elle est au moyen des ressources dont dispose l’esprit humain (la raison et les informations fournies par les sens).

Dans le cadre de cette activité commune, l’objectif de chacun des chercheurs de vérité est de corriger l’erreur dans le jugement de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, afin de contribuer à l’objectif commun : le progrès de la connaissance. Selon la formule de Karl Popper, un épistémologue du 20e siècle, la science progresse par essais et erreurs. Dans l’entreprise de la science, l’erreur n’est pas considérée comme une hérésie qu’il faut combattre, mais comme un moyen de faire progresser la connaissance. Ce qui justifie la liberté de la recherche. La défense de Galilée devant le tribunal de l’Inquisition n’est donc pas seulement rhétorique : Galilée se montre bien en un sens disciple d’Aristote en corrigeant Aristote. Il est en cela fidèle à l’esprit scientifique qui animait Aristote, lequel prétendait corriger Platon.

Galilée théologien : l’enjeu de l’interprétation des Écritures.

Dans le film, le tribunal reproche à Galilée d’empiéter sur le domaine de la théologie en se mêlant d’exégèse (le travail d’interprétation des Saintes Écritures). Dans le premier entretien avec le pape, celui-ci avertit Galilée, lui recommandant de séparer la science et la théologie. Le reproche et l’avertissement sont en un sens fondés. Galilée réfléchit en philosophe au problème de la conciliation entre la vérité scientifique et les vérités de la foi, qui à ses yeux ne peuvent être opposées. Paradoxalement, Galilée est contraint de se faire théologien pour tenter, par des arguments théologiques, de séparer la science de la théologie afin de pouvoir à la fois repousser la tutelle de la théologie et revendiquer l’indépendance de la science.

L’argument principal avancé par l’Inquisition pour justifier l’accusation d’hérésie à l’encontre de Galilée est celui de la contradiction manifeste entre le texte biblique et la théorie de l’héliocentrisme, dont Galilée est soupçonné d’être un adepte.

Lorsqu’une contradiction apparaît entre la science et la religion, l’unité de la vérité  – il serait absurde d’admettre deux vérités différentes contradictoires entre elles – exige un arbitrage. L’Église estime que cet arbitrage relève de son autorité et de sa théologie : la vérité selon la religion vraie est éternelle et absolue, rappelle le pape à Galilée dans l’une des dernières scènes du film, tandis que la vérité scientifique est provisoire, changeante et incertaine. Il faut donc que la science cède devant la religion, laquelle a pour fonction de maintenir l’ordre du monde. Les vérités de la foi (les dogmes), qui viennent de Dieu, ne peuvent être questionnées, de sorte qu’il est nécessaire, en cas d’opposition apparente avec la vérité scientifique, de présumer que l’erreur vient de la science.

Le tribunal de l’Inquisition avance deux arguments pour justifier l’affirmation selon laquelle la théorie de l’héliocentrisme entrerait en contradiction avec la Bible. D’une part les Écritures contiennent quelques éléments de description astronomique (passages relatifs au Ciel et à la Terre) qui suggèrent une cosmologie. Par exemple, dans un verset de l’Ancien Testament, le prophète Josué ordonne au soleil et à la lune de « s’arrêter », ce qui suppose, selon une lecture littérale, que le soleil tourne autour de la terre. D’autre part, argument plus théorique, la doctrine selon laquelle la Terre gravite autour du soleil est présentée comme incohérente avec l’idée, qui au cœur du texte de la Genèse, selon laquelle l’homme, créature à l’image de Dieu, aurait nécessairement été placé par celui-ci au centre de la Création. On retrouve ces deux arguments (les passages descriptifs des Écritures interprétés à la lettre et l’idée selon laquelle l’homme est la fin ultime de la Création) dans la polémique entretenue depuis le 19e siècle au sujet de la théorie de l’évolution de Darwin.

Dans la mesure où on lui oppose les Écritures, Galilée est contraint de proposer une interprétation du texte sacré compatible avec la vérité scientifique. Il n’a en outre personnellement aucune raison de mettre en doute une telle compatibilité. Sur le plan scientifique, Galilée est sincèrement convaincu de la vérité de l’héliocentrisme. Catholique sincère, il ne met pas en cause la vérité des Saintes Écritures. Sa théologie se fonde sur la doctrine des deux livres : « La Sainte Écriture et la nature procèdent pareillement du Verbe divin », écrit-il dans la Lettre à la grande-duchesse Christine (1615), où il expose ses idées en matière de théologie ; « Dieu ne se révèle pas avec moins d’excellence dans les effets naturels que dans les paroles sacrées de l’Écriture ». La Bible et la Nature sont les deux livres à travers lesquels la Parole de Dieu peut se lire. Il s’ensuit 1) que les deux livres ne peuvent se contredire, puisque Dieu ne peut se contredire ; 2) que Dieu n’a pas voulu faire connaître à l’homme les secrets de la Création par le livre Saint, dans lequel ne se trouve aucun élément de science, rien sur les mathématiques, ni rien sur la structure du monde ; 3) que les sens et la raison ont été donnés à l’homme pour qu’il puisse laborieusement lire le livre de la Nature et percer ainsi les secrets de la Création ; 4) que les vérités révélées (les vérité de la foi) ont uniquement pour objet de faire connaître à l’homme ce qu’il ne peut découvrir par lui-même.

Selon cette conception, les quelques références superficielles à des phénomènes physiques que l’on peut trouver dans les Écritures sont sans pertinence pour la science : il faut en déduire que la communication d’une vérité scientifique n’est pas le but de la Bible. Il est donc absurde de chercher des contradictions entre les vérités révélées et les vérités scientifiques. Plutôt que de concevoir le progrès de la connaissance comme une contestation de la conception du monde contenue dans les Écritures, il faut à l’inverse considérer qu’il permet à l’homme de se rapprocher de Dieu. L’esprit scientifique, guidé par Dieu, accède à la connaissance de « l’harmonie du monde » qui est l’œuvre de Dieu. Qu’est-ce que la physique, du point de vue théologique bien compris, si ce n’est la connaissance des lois universelles qui gouvernent le monde créé par Dieu ? Dans cette perspective, comme le dit Galilée dans le film, « la science est le meilleur chemin pour se rapprocher de Dieu ».

Galilée renverse également l’argument que lui oppose le pape, suivant lequel la vérité des Écritures est éternelle tandis que la vérité scientifique serait changeante et provisoire. La connaissance scientifique est la connaissance des lois nécessaires et universelles qui règlent l’ordre du monde voulu par Dieu : « la Nature est inexorable et immuable et ne transgresse jamais les limites des lois qui lui sont imposées » La science, dans la mesure où elle parvient à la vérité, est donc aussi rigoureuse et indestructible que la Nature elle-même. En revanche, l’interprétation des Écritures est sujette à évolution, dans la mesure où la nécessaire harmonie entre la science et la religion commande, lorsque qu’une contradiction apparaît entre l’interprétation des Écritures et une théorie scientifique démontrée, de considérer qu’il n’y pas réellement de contradiction mais erreur humaine – non dans la science, mais dans l’interprétation des Écritures.

Galilée suggère donc de modifier l’interprétation des Écritures, afin de rendre celle-ci compatible avec la théorie de l’héliocentrisme. Il mobilise à cette fin la distinction entre interprétation littérale et interprétation métaphorique (ou allégorique) des Écritures, deux méthodes de compréhension du texte biblique entre lesquelles les théologiens doivent choisir, ou qu’ils peuvent choisir d’utiliser alternativement. L’interprétation littérale des Écritures est légitime, à la condition que celle-ci n’apparaisse pas comme une contre-vérité flagrante au regard de la connaissance naturelle. Les Pères de l’Église admettaient déjà que certains passages de la Bible devaient être interprétés de manière métaphorique. Par exemple, s’il est question de la main de Dieu, il est évident qu’il s’agit d’une image, d’une manière ordinaire de parler, mais que l’expression ne doit pas être prise à la lettre. De même, estime Galilée, si on lit que le Soleil se lève ou se couche, il faut considérer que le texte biblique, qui s’adresse à tous, adopte la manière de voir et de parler commune à tous les esprits. La rigueur scientifique dans la description de la nature serait inadaptée dans le cadre d’un récit dont le but n’est pas de communiquer une vérité scientifique mais une vérité spirituelle ou morale.

Le choix du principe d’interprétation est décisif pour le rapport à la vérité. L’interprétation littérale des Écritures consiste à prendre à la lettre ce qui est écrit dans le livre sacré, en considérant que le texte permet en lui-même d’accéder directement et de manière évidente à la Vérité. Dans cette perspective, l’esprit humain reçoit passivement la Parole de Dieu, comme l’enfant la parole de l’adulte. En conséquence, une vérité scientifique qui ne correspond pas exactement à ce qui est écrit dans le texte sacré est nécessairement considérée comme une hérésie (une erreur au regard de la théologie). Le choix de l’interprétation métaphorique permet en revanche de neutraliser la contradiction entre la vérité scientifique et la vérité révélée. La contradiction n’est qu’apparente si on admet que certaines expressions du texte sacré, inéxactes au regard de la vérité scientifique, ne doivent pas être prises à la lettre, mais considérées comme des images dont la signification est symbolique, ou des références à la manière commune et ordinaire de voir le monde qu’il faut relativiser. L’intérêt de cette distinction entre interprétation littérale et interprétation métaphorique des Écritures est de rendre possible la critique de la première (l’intéprétation littérale) et de reconnaître en conséquence à l’esprit humain la liberté d’interprétation du texte sacré, qui est la condition requise pour faire apparaître la compatibilité entre la vérité scientifique et les vérités révélées.

En formulant ses conceptions théologiques, Galilée témoigne de sa foi. Au regard de l’Inquisition cependant, Galilée est hérétique par le fait même d’empiéter sur le domaine de la théologie, qui est une prérogative de l’Église. Le pape le rappelle : la liberté d’interprétation des Écritures est le critère qui distingue essentiellement protestantisme et catholicisme. Tandis que la Réforme luthérienne fait du Livre, du texte biblique, la seule médiation légitime entre Dieu et la conscience du croyant, L’Église catholique se considère elle-même comme l’institution qui détient le monopole de l’interprétation légitime des Écritures, garante du règne de la Vérité au sein de la masse des hommes faillibles.

C’est tout à fait sincèrement que Galilée refuse d’être considéré comme un hérétique. Il ne cesse de répéter que ce sont l’amour de Dieu et la fidélité à Dieu qui animent ses recherches. Ce faisant, il porte atteinte à l’autorité de l’Église. Pour celle-ci en effet, l’hérésie ne consiste pas seulement dans la fausse interprétation du texte sacré, mais aussi et peut-être surtout dans la contestation de l’autorité de l’Église en matière d’interprétation : seuls les théologiens catholiques attitrés, reconnus comme tels par l’Église, ont le droit, sous l’autorité du pape, d’interpréter le texte sacré et de se prononcer sur la vérité et l’erreur en matière de religion, notamment sur la question de la compatibilité des théories scientifiques avec les vérités de la foi.  

La théorie de la preuve (la méthode expérimentale)

Regarder les 4 premières minutes de cette vidéo (jusqu’à 3 minutes 45 exactement). Retenir la formule qui indique la thèse illustrée ici par le physicien Etienne Klein : Ce n’est pas en observant les phénomènes qu’on comprend les lois qui les gouvernent. Noter la formule de la loi de la chute des corps selon Aristote, puis la formule de la loi de la chute des corps selon Galilée.

Qu’est-ce que l’esprit critique ? (Les règles de la réflexion)

Penser ne consiste pas à penser ce qu’on pense mais à réfléchir, c’est-à-dire à examiner ses propres pensées. Les règles de l’esprit critique sont les exigences de la pensée rationnelle en général, les règles que l’esprit doit mettre en œuvre pour distinguer dans ses jugements l’erreur de la vérité (critiquer, c’est séparer le bon grain de l’ivraie). L’histoire de la philosophie a conduit à mettre en évidence trois grandes règles, présentée par Emmanuel Kant sous le titre de « maximes de la faculté de juger » : 1) Penser par soi-même ; 2) Se mettre par la pensée à la place de tout autre ; 3) En tout temps, penser en accord avec soi-même. Il est important de les interpréter correctement.

1) Penser par soi-même

« Il faut penser par soi-même » ne signifie pas « il faut se contenter de sa pensée », se satisfaire de son opinion personnelle. Cette règle est celle de la pensée libre de préjugés: il faut penser sans préjugés ! Le préjugé est soit l’idée reçue, soit l’idée toute faite (le premier jugement venu). L’exigence de penser par soi-même est l’exigence de ne pas se satisfaire de ses croyances, l’exigence de penser contre soi-même, c’est-à-dire de pratiquer le doute méthodique. Penser, c’est douter, mettre en question ses propres croyances : « Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit », écrit Alain. Le libre examen est l’autre nom de l’esprit critique. Faire preuve d’esprit critique consiste à se donner la liberté d’examiner toutes les croyances, à commencer par les siennes. On dit de celui qui se donne cette liberté que c’est un esprit libre.

Cette première règle de l’esprit critique fut le drapeau du siècle des Lumières, dont Kant établit ainsi la devise : « Sapere aude ! [Ose être sage !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » [L’entendement est le pouvoir de connaître]. Il faut de l’audace et du courage pour vaincre la paresse intellectuelle et la lâcheté du conformisme qui conduisent les hommes à se satisfaire de leurs préjugés. La crédulité, la tendance à croire sur parole, est la cause de nos croyances dogmatiques, des croyances que nous adoptons sans les mettre en question. Les préjugés sont les idées reçues d’un autre, qui exerce sur nous une influence parce qu’il représente à nos yeux une autorité intellectuelle. Cette absence d’autonomie intellectuelle est la caractéristique de l’enfance.

Prendre pour règle de penser par soi-même, c’est donc sortir de « l’état de minorité ». « La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre » (Kant). Dans le droit, le mineur est tenu pour irresponsable à proportion de l’immaturité de sa raison, qui justifie la tutelle adulte. Incapable de penser par lui-même, l’enfant doit être guidé par la raison des adultes qui ont autorité sur lui. L’enfant n’est bien entendu pas responsable de cet état de minorité, qui tient à la nature des choses. En revanche l’adulte, capable de se servir de sa raison, c’est-à-dire de pratiquer le doute et le questionnement, peut être tenu pour moralement responsable de l’entretien de ses préjugés.

2) Se mettre en pensée à la place de tout autre

Il ne s’agit pas ici d’un appel à la compassion ou à l’empathie, du rapport à la souffrance de l’autre. Il s’agit d’une règle de la réflexion : il faut, pour bien penser, ne pas se contenter de son propre jugement, mais confronter celui-ci avec celui des autres. Nous avons pour cela besoin pour progresser dans la pensée de l’échange des idées, de la communication des pensées, de la critique réciproque. Dans un débat, autrui m’apporte la contradiction qui me permet de douter, de mettre en question mon propre jugement pour mieux l’examiner. La raison est dialogique, estimait Platon, ce qui signifie que son élément naturel est le dialogue.

Cette règle est celle de la pensée élargie : il faut faire preuve d’ouverture d’esprit, vouloir confronter son jugement avec celui d’autrui, ne pas avoir l’esprit borné, notamment dans la communication des idées (le dialogue en tant que débat contradictoire fondée sur la pratique de la critique réciproque). La règle se déduit des propriétés de la vérité. La vérité étant objective et universelle, il faut pour l’atteindre « s’élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement « (Kant). Notre jugement est imparfait, non seulement en raison du caractère nécessairement limité de notre point de vue, de nos connaissances, mais aussi en raison d’une multitude de biais subjectifs (intérêts, émotions, sentiments, préjugés, valeurs, appartenances communautaires, etc.). Chercher la vérité équivaut à chercher ce qui est universellement valable : il faut donc « réfléchir à son propre jugement du point de vue de l’universel » (Kant) et prendre pour critère de vérité l’accord des esprits. Nous n’avons pas immédiatement accès à ce point de vue de l’universel : ce n’est qu’en réfléchissant à la validité de mon jugement pour tout autre ainsi qu’à la validité du jugement de tout autre pour moi-même que je peux espérer prendre conscience de l’universellement valable.

3) En tout temps, penser en accord avec soi-même

Cette règle est celle de la pensée conséquente : il faut être cohérent, fidèle à des principes dans la pensée comme dans l’action ! Quand je pense, je suis a priori d’accord avec-moi-même ; en revanche, je peux être incohérent et inconséquent. La troisième règle rappelle le critère logique de la cohérence. L’exigence de « penser en accord avec soi-même » est une exigence de non-contradiction avec soi-même. Ce qu’on veut dire lorsqu’on affirme qu’il faut mettre ses actes en conformité avec ses principes. Un homme irréfléchi agit sans principes, sans se donner des règles pour ses actions, en suivant l’impulsion du moment. L’accord instantané avec lui-même aura pour contrepartie l’incohérence dans la durée. Dans l’action, la prévoyance, par exemple, est une manifestation de la pensée conséquente : cette disposition de l’esprit permet de se projeter dans l’avenir afin d’anticiper les actions en accord avec les objectifs qu’on se fixe.

Dans le domaine théorique, la règle de la pensée conséquente est une exigence d’esprit de système : l’esprit critique ne peut justifier l’inconséquence de celui qui change sans cesse d’opinion en fonction du dernier qui a parlé, de l’évolution de l’opinion publique ou de la mode idéologique. Il faut organiser sa réflexion et sa vision du monde en partant de principes, les idées ou les règles fondamentales qui sont au fondement de la réflexion. Le théoricien est celui qui met de l’ordre dans ses idées en s’efforçant de mettre ses pensées en accord avec quelques principes. Pour produire ce qu’on appelle une théorie (un ensemble cohérent d’idées, c’est-à-dire un système), la réflexion philosophique et la réflexion scientifique fondent leur activité sur la règle de la pensée conséquente.

Point 1 – Décrire, évaluer, prescrire.

Tout discours s’inscrit dans l’un de ces trois registres : décrire, évaluer, prescrire.

Décrire, c’est dire ce qui est. Ce registre est celui de la connaissance, qui s’exprime par des jugements de réalité, des affirmations ou des négations visant à présenter la réalité telle qu’elle est (ou telle qu’elle a été, telle qu’elle sera).

Evaluer, c’est porter une appréciation critique (qui valorise ou dévalorise) sur une réalité, selon des critères de valeur plus ou moins subjectifs ou objectifs, fondés sur la conception qu’on se fait de ce qui doit être. Ce registres est celui des jugements de valeur, des affirmations ou des négation qui prétendent établir la valeur des choses ou des personnes.

Prescrire, c’est dire ce qui doit être et ce qu’il faut faire. Toute morale, par exemple, est prescriptive et normative : elle prescrit des règles de vie et d’action (normes, lois) au nom d’un idéal, d’une représentation de la réalité telle qu’elle devrait être. Ce registre est celui de la parole « performative », de la pensée qui commande une transformation de la réalité par l’action. La prescription prend appui sur des jugements de réalité (un diagnostic) et sur des jugements de valeurs (la critique de la réalité au nom de ce qu’on valorise, la valeur ou l’idéal).

Face à n’importe quel énoncé, face à un texte philosophique en particulier (y compris une simple question), on peut se demander s’il faut inscrire celui-ci dans le registre du descriptif (la pensée et la formulation de ce qui est) ou dans le registre du normatif (la pensée et la formulation de ce qui doit être), qui comprend l’évaluation (la critique) et la prescription (la conception d’un idéal pour l’action). On peut aussi se demander si les deux lectures sont possibles, si l’énoncé (notamment s’il s’agit d’une question) peut donner lieu à deux interprétations différentes, selon qu’on l’inscrive dans le registre du descriptif ou dans celui du normatif.

La réflexion philosophique a souvent pour objet la conception de la valeur (la valeur morale, la valeur esthétique) ou de l’idéal (la sagesse, la justice, la liberté, le bonheur). Le discours philosophique s’inscrit donc dans le registre du normatif (la représentation de ce qui doit être). La philosphie se conçoit cependant aussi comme une anthropologie (une connaissance de l’homme). La question « Qu’est-ce que l’homme ? » appartient au registre du descriptif. La philosophie s’inscrit dans le registre de la connaissance, le discours qui vise à dire ce qui est, en tant qu’elle s’efforce de présenter la réalité humaine (la nature humaine, la condition humaine) de la manière la plus objective possible.

Théorie des races, science et racialisme

Définitions

Anthropologie : l’étude et la connaissance de l’homme.

Barbarie, barbarie : 1) le comportement dégradant et cruel (sens moral ordinaire) ; 2) ce qui est proche de la nature originaire (synonyme de « primitif » ou de « sauvage ») ; 3) l’autre, au sens de l’étranger que l’on ne comprend pas et que l’on tend à mépriser (ce qui correspond à l’étymologie grecque ou latine : le barbare est l’étranger, celui qui parle une langue qui n’est pas semblable à la nôtre). « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (Montaigne).

Déterminisme : toute doctrine selon laquelle l’existence, la pensée et l’action de l’homme sont déterminées par un mécanisme dont celui-ci n’a pas conscience.

Ethnocentrisme : la tendance à produire des jugements de valeur sur les autres  en prenant pour référence exclusive les valeurs de sa propre culture.

Essentialisme : toute conception de l’homme selon laquelle l’identité et l’existence d’un individu sont déterminées par son « essence », c’est-à-dire par la catégorie qui sert à le définir.

Race : 1) Le concept scientifique :  un groupement naturel d’hommes qui présentent un ensemble de caractères héréditaires communs, quelles que soient par ailleurs ce qui les distingue sur le plan culturel (langue, religion, nationalité, mœurs). 2)  Le concept idéologique (racialiste) : un groupement humain à la fois racial et culturel, dont les caractères héréditaires communs déterminent l’identité morale et/ou culturelle.

Racialisme : la théorie selon laquelle l’histoire de la civilisation et la diversité des cultures sont l’œuvre des races, conçues comme des groupes humains naturels dont les caractères moraux, déterminés par la nature, sont permanents et non modifiables par l’éducation.

Monogénisme et polygénisme : 1) le monogénisme est la doctrine selon laquelle les races humaines dérivent d’une souche humaine commune ; 2) le polygénisme est la doctrine selon laquelle les races humaines sont issues de souches distinctes dès l’origine.

Taxonomie ou taxinomie : la branche des sciences naturelles qui a pour objet de classer méthodiquement les organismes vivants en catégories hiérarchisées appelées « taxons ».

La distinction entre science et idéologie

La science est la connaissance de la nature. Elle vise à décrire et à expliquer la réalité telle qu’elle apparaît et peut être observée. Les descriptions et les explications de la science, si elles sont vraies (si elles correspondent à la réalité telle qu’elle est), constituent ce qu’on appelle les faits. La science véritable ne contient aucun jugement de valeur : elle vise exclusivement à produire la connaissance de ce qui est, non à évaluer ce qui est, ni à dire ce qui doit être (formuler un idéal moral ou politique). La première règle de la méthode scientifique est la neutralité axiologique : le scientifique doit neutraliser son rapport aux valeurs (faire abstraction de ses convictions morales, politiques ou religieuses) pour produire une théorie de la réalité telle qu’elle est et qui est la même réalité pour tous.

La notion d’idéologie est utilisée pour désigner des théories qui visent à décrire et à expliquer la réalité mais qui ne peuvent pas être considérées comme scientifiques, soit parce qu’elles ne respectent pas la méthode scientifique, soit parce qu’elles contiennent des jugements de valeur et des prescriptions (la justification d’un idéal moral, politique ou religieux).

S’agissant de la théorie des races humaines, une telle distinction est nécessaire, dans la mesure ou les théories racialistes susceptibles de justifier des pratiques politiques racistes relèvent de l’idéologie, tandis que la science naturelle n’a pour but que d’établir une théorie vraie de l’unité et de la diversité de l’espèce humaine.

L’émergence du concept scientifique de « race »

La découverte du monde par les Européens conduit les savants, aux 17e et 18e siècles, à tenter de produire une description des populations qui peuplent les différentes régions du monde. La théorie des races humaines se développe à l’intersection de la géographie et de la zoologie. La science de l’homme (l’anthropologie) doit prendre en considération la diversité des types physiques (morphotypes) découverts sur les différents continents. La notion de « race » permet de désigner un groupe de population qui se distingue des autres par une ou plusieurs caractéristiques physiques, la couleur de la peau par exemple. La mise en ordre savante du monde conduit au projet de dénombrer ces « races » diverses qui composent l’humanité. Cette science des races humaines paraît alors découler logiquement du projet de fonder une anthropologie naturaliste (une science naturelle de l’homme).

La science moderne de l’homme, la science qui à partir du 17e et (surtout) du 18e siècle s’émancipe des préjugés religieux, inscrit l’homme parmi les animaux. La notion de race prend une signification scientifique, au siècle des Lumières, lorsque les scientifiques l’utilisent dans le cadre d’une classification du vivant qui intègre l’homme : la « race » correspond à ce que les zoologistes (les savants qui étudient les animaux) appellent « sous-espèces » et les botanistes (ceux qui étudient les plantes) « variétés ». La variété des formes physiques paraît justifier la thèse de l’existence des races, c’est-à-dire de groupes humains naturels distincts.

La « race » est un concept taxonomique, ce qui signifie qu’il s’agit d’un concept descriptif utilisé dans le cadre d’un projet de classification méthodique du vivant. Sa fonction ou valeur scientifique est de permettre de présenter et d’organiser les différences naturelles observées entre les êtres humains en rangeant ceux-ci dans des groupes naturels distincts. Ce travail de classification est le même que celui de la construction des espèces. Le débat scientifique porte sur la pertinence de distinguer ainsi des groupes de population au sein de l’humanité : la catégorisation raciale et le dénombrement des races sont-ils fondées exclusivement sur les apparences ou bien sur des critères objectifs solides (comme l’est pour l’espèce le critère de l’interfécondité) ?

La formation des races selon la théorie de l’évolution de Darwin

La théorie des races humaines pose aux scientifiques un problème : ces divers groupes humains naturels sont-ils issus de souches humaines distinctes, apparues indépendamment les unes des autres dans les diverses régions du monde (polygénisme), ou bien dérivent-ils d’une seule et même souche humaine (monogénisme) ? La thèse du monogénisme, qui va prévaloir et qui est déjà défendue au siècle des Lumières par le célèbre naturaliste français Buffon, implique le transformisme, la doctrine selon laquelle les espèces du vivant ne sont pas fixes mais se transforment avec le temps.

Le mécanisme naturel de la transformation des organismes vivants est établi par la théorie de l’évolution de Charles Darwin, qui publie en 1859 l’ouvrage qui constitue depuis la référence incontournable sur le sujet : De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. La notion de « sélection naturelle » n’est qu’une métaphore. L’évolution s’explique par les « variations légères » qui interviennent dans la transmission des caractères héréditaires et qui, lorsqu’elles sont transmises aux générations suivantes, contribuent à transformer l’espèce. La « sélection » s’opère de manière inconsciente et non voulue : si les variations favorisent l’adaptation de l’organisme vivant à son environnement, celles-ci sont transmises au moment de la reproduction et se conservent ; si elles nuisent à la survie, l’organisme meurt avant d’avoir le temps de se reproduire, de sorte que les variations ne se transmettent pas et ne contribuent pas à changer l’espèce.

Les transformations réelles qui donnent naissance à des espèces nouvelles ou à des variétés différentes d’une même espèce résultent toujours d’une série de variations légères et insensibles (que la génétique contemporaine nomme « mutations »). La théorie de l’évolution fournit ains le mécanisme qui explique la formation des races humaines : des groupes humains qui ne connaissent aucun croisement durant une très longue durée, en raison d’une séparation physique (les mers, les montagnes, les déserts, etc.) ou culturelle (l’endogamie culturelle favorisée par la barrière de la langue, de la religion, des mœurs) constituent autant de « séries » différentes aboutissant à des variétés distinctes. Ce processus est à l’inverse contrarié par les rencontre et les mélanges de population résultant des déplacements d’une population, de l’invasion d’une population par une autre.

Arguments en faveur de la thèse de l’existence des races

1) Deux groupes humains constituent des races distinctes si leurs différences se perpétuent en dépit du changement d’environnement (climat, culture) en l’absence de métissage.

« Si l’on transporte un noir et une noire d’Afrique en pays froid, leurs enfants ne laissent pas d’être noirs aussi bien que tous leurs descendants jusqu’à ce qu’ils se marient avec des femmes blanches. »  (François Barnier)

« Parmi les dérivations (c’est-à-dire les variétés héréditaires d’animaux appartenant à une même souche), celles qui se conservent en dépit de toutes les transplantations (transposition sous d’autres climats) à travers une longue suite de générations de façon persistante (…) s’appellent races. » (Kant)

2) Les variétés observées au sein d’une espèce (y compris l’espèce humaine) s’expliquent par les mécanismes de l’évolution ; réciproquement, nier l’existence des variétés biologiques au sein de l’espèce humaine reviendrait à nier le fait que les lois de l’évolution du vivant s’appliquent à l’homme.

« Si ‘’race’’ est le plus souvent un synonyme de ‘’variété’’, la négation de la réalité des races humaines équivaudrait à l’affirmation que l’espèce humaine n’a jamais pu produire de ‘’variétés’’ en son sein. » (Patrick Tort)

 3) Argument de la génétique contemporaine : « Les populations présentent des différences génétiques moyennes non négligeables à l’égard de certains caractères » (David Reich)

Les objections scientifiques contre l’existence de races humaines

1) Il est impossible de dénombrer les races humaines, car il est impossible d’identifier des groupes racialement homogènes et distincts. Les traits physiques saillants des différents groupes (couleur de peau, taille, texture des cheveurs, etc.) sont enchevêtrés : selon que l’on privilégie le critère de la taille ou de la couleur de peau, par exemple, on obtiendra des classifications différentes.

2) Le métissage rend impossible l’identification de races pures. Toute « race » désignée comme telle est susceptible d’être le produit d’une hybridation, d’un mélange de races. Autrement dit, on ne « constate » jamais l’existence des races, on « postule » l’existence de celles-ci. Postuler signifie admettre sans pouvoir prouver : l’observation des différences physiques justifie le postulat selon lequel ces différences procèdent de races distinctes, mais l’observation ne permet pas d’établir le rapport exact entre le caractère observé – lequel peut fort bien être l’effet d’un métissage – et la race dont on postule l’existence.

3) Argument de la génétique contemporaine : La distance biologique entre deux individus d’une même race supposée est plus importante que la distance biologique entre deux races : la variation des caractéristiques génétiques entre deux individus d’un même groupe (la « race » supposée) est plus importante que la variation des caractéristiques génétiques moyennes de deux groupes.

« La distance biologique entre deux personnes d’un même groupe, d’un même village, est si grande qu’elle rend insignifiante la distance entre les moyennes de deux groupes, ce qui enlève tout contenu au concept de race. » (François Jacob)

« Les races et les populations sont extrêmement semblables les unes les autres, la plupart des variations humaines s’expliquant par les différences entre les individus » (Richard Lewontin)

Le « type-idéal » du racialisme

Le « racialisme » est le nom que l’on peut donner aux théories des races humaines qui établissent l’inégalité en valeur des races humaines et qui justifient une politique de la race. Il faut distinguer le racialisme, qui est une idéologie raciste du comportement raciste (injure, discrimination, etc.) qui ne se réfère pas nécessairement à une théorie.

L’idéologie racialiste se fonde sur une théorie des races humaines qui prend appui sur le concept scientifique de race mais dont la visée n’est pas scientifique. Elle ne s’inscrit pas dans la science naturelle de l’homme dont l’objet est de produire une théorie de l’unité de la diversité de l’espèce humaine comme espèce biologique. Une théorie racialiste est une théorie de l’histoire humaine, une interprétation de l’histoire de la civilisation : la « race » est le facteur privilégié par le racialisme pour expliquer le progrès et le déclin de la civilisation, ou bien pour expliquer les différences entre les cultures, les conflits et les rapports de domination entre les peuples. De cette explication de l’histoire découle la justification d’un projet politique, justification de l’esclavage, du droit de domination d’une race, de la purification de la race à laquelle on considère appartenir, de l’extermination de la race ennemie, etc.

Les théories racialistes se reconnaissent à quelques traits caractéristiques qu’elles ont en commun, ce qui permet d’en faire le portrait intellectuel (ce que le sociologue Max Weber appelle un « type-idéal » ou « idéal-type »). Ce « type-idéal » est une reconstruction qui peut toujours être discuté. Cinq traits caractéristiques permettent en l’occurrence de définir l’idéologie racialiste : 1) le postulat de l’existence des races; 2) le déterminisme; 3) l’essentialisme; 4) l’ethnocentrisme; 5) le scientisme.

1) Le postulat de l’existence des races. Le racialisme tient l’existence des races humaines pour un fait indiscutable. Il s’agit d’un point de départ, d’une donnée sur laquelle repose la théorie. Le racialisme, y compris lorsqu’il se réfère à des travaux scientifiques, n’entre pas dans le débat scientifique relatif à la connaissance objective de l’humanité comme réalité biologique. Ce n’est pas son objet.

2) Le déterminisme qui nie la liberté humaine. Le déterminisme consiste à faire apparaître une relation causale telle que la cause détermine l’effet. En ce sens, toute science est déterministe. Appliqué à l’homme, le déterminisme peut cependant conduire à nier la liberté que celui-ci reconnaît à l’origine de ses pensées et de ses actions. C’est à cette pente que cède le racialisme en se réclamant du rationalisme scientifique pour établir une continuité entre physique et moral, ou entre nature et culture. Le racialisme fait de la catégorie biologique de race le facteur explicatif déterminant des caractéristiques intellectuelles et morales d’une personne ou des développements culturels d’un peuple. Les individus et les peuples apparaissent ainsi enfermés dans les limites naturelles de la race comme l’existence d’un animal est enfermée dans les limites que lui assignent les caractéristiques de l’espèce à laquelle il appartient. Les races étant distinctes, les théories racialistes établissent que les limites naturelles sont différentes selon les groupes humains : l’inégal développement des cultures est présenté comme la « preuve » de l’inégalité des races humaines.

3) L’essentialisme. Le racialisme voit en tout individu un échantillon représentatif de la race à laquelle il appartient. L’individu, autrement dit, se définit par son « essence » raciale, par la catégorie raciale telle que la conçoit la théorie des races. L’essentialisme est indissociable du déterminisme qui nie la liberté humaine : il consiste à nier le pouvoir de l’individu de se définir par lui-même. Les caractéristiques intellectuelles et morales qui sont les siennes sont celles qui définissent l’identité de la race à laquelle il appartient et qu’il possède en commun. La race déterminant les limites de sa perfectibilité

4) L’ethnocentrisme. Le racialisme s’accompagne généralement de considérations sur l’inégalité des races humaines. Or c’est précisément ce qui affecte sa crédibilité scientifique car la théorie des races du racialiste contient des jugements de valeur qui n’ont rien à faire dans le discours scientifique : des jugements esthétiques sur l’inégale beauté des différentes races, des jugements sur les qualités intellectuelles et morales supposées des différentes races, toujours (sans surprise) à l’avantage de la « race » supposée à laquelle appartient l’idéologue racialiste.

5) Le scientisme. Le racialisme prétend établir un savoir sur les races. Mais au lieu de se borner, comme toute science authentique, à décrire et à expliquer ce qui est, le racialisme déduit de la science des races (ou prétendue telle) un idéal politique : la soumission, voire l’élimination des races inférieures, la préservation de la santé de la race, ou celle de la pureté raciale, menacée par le métissage. C’est cette prétention de fonder l’idéal (ce qui doit être) sur la connaissance de ce qui est (les faits) – caractéristique de ce qu’on appelle le scientisme – qui fait du racialisme une idéologie politique et non une science.

Vrai/faux : quatre propositions sur le thème des races humaines

« Il existe des groupes humains génétiquement homogènes et distincts que l’on peut appeler « races » » : FAUX. La variation génétique est plus complexe, de sorte que l’on peut légitimement affirmer que nous sommes « tous parents, tous différents ».

« La notion de race est une pure construction sociale » : FAUX. La notion moderne de race est une construction de la science naturelle, qui repose sur l’observation des variétés (diversité naturelle des groupes de population) au sein de l’espèce humaine. Du fait de l’ascendance commune (monogénisme) et du métissage, le groupe humain que l’on appelle « race » ne peut toutefois être qu’une réalité instable et inadéquate à son concept (première proposition).

« Il est possible de regrouper les individus en fonction de caractères génétiques hérités d’une ascendance commune » : VRAI. Certaines maladies, par exemple, affectent davantage les blancs ou les noirs. Cela n’implique toutefois pas que l’on puisse parler d’une race blanche ou d’une race noire au sens de la première proposition. Cela autorise cependant la distinction entre des groupes de populations selon des critères naturels : certaines caractéristiques génétiques individuelles s’expliquent par l’ascendance, c’est-à-dire par le fait que les individus descendent de groupes humains qui ont connu une évolution séparée par le passé. La génétique des populations préfère néanmoins ne plus recourir au concept de « race », afin d’éviter la confusion entre la science et l’idéologie racialiste.

« Il existe une conception idéologique de la « race » qui est une construction sociale » : VRAI. Ce qui est « construit » s’oppose à ce qui est « donné ». Le fait qu’il existe des variétés au sein de l’espèce humaine est une donnée naturelle que la science doit expliquer par une théorie de l’unité et de la diversité de l’espère humaine. L’usage de la notion de race par l’idéologie racialiste, en revanche, résulte de la construction

La découverte de l’Amérique et du relativisme culturel

Repères chronologiques

1492 : La découverte de l’Amérique par Christophe Colomb.

1503 : publication de Mundus Novus (« Nouveau Monde »), d’Amerigo Vespucci, best-seller du XVIe siècle, ce qui explique que le continent découvert ait été baptisé « Amérique ».

1550 : La controverse de Valladolid, qui oppose les théologiens Las Casas à Sepulveda.

Définitions

Le relativisme culturel : 1) la doctrine selon laquelle les valeurs sont relatives à la culture, de sorte qu’il n’existe pas de système de valeurs universel; 2) la doctrine selon laquelle les cultures sont des systèmes de valeurs incommensurables entre eux, de sorte qu’on ne peut évaluer les cultures de manière impartiale (sans être juge et partie).

L’ethnocentrisme : 1) la tendance à juger la culture des autres peuples à partir des critères de sa propre culture; 2) la tendance à prendre les valeurs de la société à laquelle on appartient pour des valeurs universelles.

L’universalisme : caractère d’une doctrine qui prétend être valable pour tous et entend s’appliquer à l’humanité tout entière.

L’assimilation : l’action de rendre sembable ou identique.

Barbare, barbarie : 1) le comportement dégradant et cruel (sens moral ordinaire); 2) ce qui est proche des origines, de la nature (synonyme de « primitif » ou de « sauvage »); 3) l’autre, l’étranger que l’on ne comprend pas et qu’on tend à mépriser (ce qui correspond à l’étymologie grecque ou latine : le barbare est l’étranger, celui qui parle une langue qui n’est pas semblable à la nôtre).

Citations

« Le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie » (Claude Lévi-Strauss)

« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (Montaigne)

La découverte du relativisme culturel

Les notions de relativisme culturel et d’ethnocentrisme ont été forgées au 20e siècle par l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss. Selon Lévi-Strauss lui-même, l’idée du relativisme culturel (avant le mot), fondée sur la critique de l’ethnocentrisme, émerge dans le sillage de la découverte de l’Amérique dans l’oeuvre de Montaigne. Elle consiste dans la prise de conscience du fait que les croyances et les valeurs qui guident la vie des peuples diffèrent d’un peuple à l’autre, d’une civilisation à l’autre, parfois radicalement. Du fait de la diversité irréductibles des cultures, donc des systèmes de valeurs, il faudrait déduire l’impossibilité de comparer et d’évaluer les cultures ou les civilisations entre elles. L’absence de système de valeurs universel empêche le jugement de valeur d’être objectif, chacun, lorsqu’il juge, étant nécessairement juge et partie, prisonnier de la grille de lecture (du système de croyances et de valeurs) de la société à laquelle il appartient.

D’où la critique de l’ethnocentrisme, la critique de la tendance à évaluer les autres peuples en prenant pour référence les valeurs de sa propre culture ou civilisation, érigées en valeurs universelles (la vraie religion, par extension les règles la bonne manière de vivre et d’agir). L’ethnocentrisme (la racine étymologique, comme pour ethnologie, ethnie ou ethnique est le mot grec « ethnos », qui signifie « peuple ») désigne donc la tendance propre à chaque peuple (culture, civilisation, religion) à se considérer comme le centre du monde et la référence universelle.

L’ethnocentrisme se traduit par deux types d’attitudes :

La négation de la culture de l’autre peuple qui, n’étant pas reconnu comme appartenant à la civilisation, est animalisé, renvoyé au domaine de la nature. C’est ce que signifie des termes comme « barbare » ou comme « sauvage ». Les conséquences de ce jugement de valeur peuvent être dramatiques, puisque l’humain animalisé peut être traité comme un animal, que l’on peut sans aucun scrupule réduire en esclavage ou exterminer.

La hiérarchisation des cultures ou des civilisations. Dans ce cas, l’autre peuple est reconnu dans son humanité, sa culture est reconnue comme appartenant à la civilisation universelle, mais les différentes cultures ou civilisations ne sont pas considérées comme étant de même niveau. L’autre est donc considéré comme à la fois semblable (en tant qu’homme) et inférieur (du point de vue de la civilisation). Certaines sont jugées supérieures à d’autres, en fonction d’un critère constitué par la culture de référence, le système de valeurs à partir duquel on juge, le système de valeurs de celui qui juge, évalue et hiérarchise. Sans être rejeté dans le domaine de la nature, les autres peuples sont ainsi hiérarchisés en fonction du degré de civilisation qu’on leur attribue, du « primitif » au plus « civilisé ». Une telle manière de penser peut conduire à justifier une entreprise impérialiste de colonisation visant l’assimilation, l’autre étant perçu non plus comme un animal mais comme un enfant à éduquer. L’assimilation consiste dans le projet de convertir les autres peuples à la vraie religion ou de leur apporter les lumières de la civilisation.

La controverse de Valladolid

La célèbre controverse de la Valladolid, controverse théologico-juridique à propos du statut des Amérindiens, témoigne des problèmes théoriques et moraux qui naissent de la rencontre d’une autre civilisation. Les deux protagonistes de la controverse, Las Casas et Sepulveda, sont deux théologiens qui partagent l’idée que les Amérindiens sont des semblables qu’il faut convertir au christianisme. L’enjeu de la controverse était de trancher l’alternative suivante : faut-il assujettir les infidèles par la conquête (par la force), afin de pouvoir les convertir dans un second temps, ou bien, au contraire, faut-il respecter leur liberté afin de les convertir pacifiquement et de les conduire à reconnaître l’autorité bienfaitrice de l’empereur Charles Quint ? Las Casas, indigné par les exactions des soldats espagnols, dont il a été le témoin, défend la seconde option. Sa volonté de défendre les Amérindiens le conduit à chercher à mieux les comprendre et à découvrir ainsi le « perspectivisme » du relativisme culturel.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i14241772/jean-claude-carriere-a-propos-de-la-controverse-de-valladolid

Gorgias

Vocabulaire

La philosophie (philosophia) : l’amour de la sagesse.

Les sophistes : les intellectuels venus de toute la Grèce enseigner à Athènes, notamment la rhétorique, au cours du siècle de Périclès (500-401 av. J.-C.).

La rhétorique (du grec rhêtorikos): l’art de bien parler, ou l’art persuader par la parole. Synonyme : éloquence (du latin eloquentia)

Isonomia : terme grec qui désigne l’égalité de tous les citoyens par rapport à l’exercice du pouvoir.

Isègoria : terme grec qui désigne l’égalité de parole, c’est-à-dire le droit égal de tous les citoyens à prendre la parole.

La démocratie : le pouvoir du peuple (de « démos« , peuple, et « kratos« , pouvoir).

La tyrannie : le pouvoir d’un seul. La tyrannie se distingue de la monarchie par l’absence de légitimité traditionnelle (le roi est l’héritier d’une dynastie ancestrale, ce qui n’est pas le cas du tyran).

Logos : terme grec intraduisible, qui désigne le langage comme instrument de la raison. Le logos désigne à la fois la parole qui permet d’exprimer la pensée et la rationalité elle-même (la « logique »). Pour traduire « logos » en français, on utilise généralement les termes « parole », « discours », « argument », « argumentation ». Les Grecs ne distinguaient pas, avant la distinction introduite par Platon entre philosophie et rhétorique, l’art de bien parler et l’art d’argumenter, compris l’un et l’autre dans la maîtrise de la technique du logos.

La vérité : 1) le jugement universalisable (valable pour tous); 2) l’accord de la connaissance avec l’objet (accord de l’idée avec l’être, de la parole avec la réalité dont on parle).

L’ironie (eirônia) : l’action d’interroger en feignant l’ignorance.

La maïeutique : l’art socratique d’accoucher les esprits, c’est-à-dire de conduire l’interlocuteur à découvrir et à formuler la vérité qu’il porte en lui.

La dialectique : l’art du dialogue pratiqué par Socrate, tel qu’il est mis en scène dans les écrits de Platon.

Le relativisme : la doctrine selon laquelle la vérité et la justice sont relatives à l’homme (individu ou communauté) qui énonce ce qu’il croit être vrai ou juste. La formule du relativisme est celle du sophiste Protagoras : « l’homme est la mesure de toutes choses« .

La démocratie athénienne au siècle de Périclès

Le « siècle de Périclès » désigne l’âge d’or de la démocratie athénienne, au 5e siècle avant Jésus-Christ (500 – 401). Athènes vit alors sous les lois de Clisthène qui ont institué la démocratie à la fin du 6e siècle (508-507). La domination d’Athènes sur la Grèce commence avec les guerres médiques, au début du 5e siècle, qui opposent les Cités grecques au puissant empire perse. Athènes rayonne par ses victoires militaires prestigieuses, la célèbre bataille de Marathon notamment, lesquelles mettent en valeur son modèle politique, la démocratie. Après les guerres médique, Athènes, au centre du monde grec, rassemble les autres cités au sein de la ligue de Délos, suscitant l’hostilité de certaines d’entre elles, qui refusent son hégémonie : c’est le début de la rivalité entre Sparte et Athènes. Périclès est le dirigeant politique qui exerça la plus grande influence durant la grandeur d’Athènes, à partir de 460 jusqu’à sa mort, en 429. « Ce gouvernement portait le nom de démocratie, écrivit Thucydide (historien contemporain de Périclès), en réalité, c’était le gouvernement d’un seul homme« . Le pouvoir de Périclès dépendait néanmoins exclusivement du vote annuel des citoyens, de sorte qu’il symbolise l’homme d’Etat exerçant le pouvoir par la seule persuasion de sa parole.

La mort de Périclès, en 429 avant J.-C., victime de la grande peste qui a ravagé Athènes, coïncida avec les début de la guerre du Péloponèse, la guerre contre Sparte qui s’est achevée par la défaite d’Athènes, marquant ainsi la fin de l’impérialisme athénien. L’histoire politique percute celle de la philosophie. En effet Socrate, le maître de Platon, fut condamné à mort, en 399 (début du 4e siècle), à l’issue d’un procès dont la véritable cause était sans doute un règlement de compte politique lié à l’épisode dit des « Trente Tyrans » (de l’été 404 à l’été 403, à la suite de la capitulation face à Sparte, des aristocrates athéniens pro-spartiates avaient tenté de mettre fin à la démocratie par une répression sanglante). Le « siècle de Périclès » aura été le berceau de la philosophie, mais c’est au 4e siècle, durant les années du déclin politique d’Athènes, que celle-ci s’épanouit, à travers les oeuvres de Platon (428/427-348-347 av. J.-C.) et d’Aristote (384-322 av. J.-C.). Aristote, qui fut dans sa jeunesse un disciple de Platon et qui devint le précepteur du futur Alexandre le Grand, a connu la fin de l’indépendance d’Athènes, conquise en même temps que toute la Grèce par le roi Philippe II de Macédoine, le père d’Alexandre, en l’an 338 avant J.-C.

Repères historique :

507-508 av. J.-C. : Lois de Clisthène. 490 av. J.-C. : Bataille de Marathon. 429 av. J-C. : Mort de Périclès. 404 av. J.-C. : Défaite d’Athènes face à Sparte. 399 av. J.-C. : Procès de Socrate. 338 av. J.-C. : Fin de l’indépendance d’Athènes.

Le procès de Socrate

Les sophistes

Le « siècle de Périclès » est le siècle des sophistes. On appelait ainsi les intellectuels venus de toute la Grèce à Athènes pour y vendre leurs services, sous forme d’enseignement ou de conseil. Un « sophiste » est à l’origine un terme neutre, qui désigne en grec le fait d’être détenteur d’un savoir ou d’un savoir-faire qui donne une compétence dans un domaine quelconque. La révolution culturelle qui se produit au sein de la démocratie athénienne au 5e siècle avant notre ère donne au terme « sophiste » un sens plus spécifique. L’appellation en vient à désigner le maître des discours (du logos), qui devient conseiller du Prince (du politique qui aspire à gouverner) et/ou qui se fait rémunérer pour enseigner l’art d’argumenter.

La valeur centrale de la démocratie est l’isègoria, le droit égal reconnu à tous les citoyens de prendre la parole. Athènes est la Cité où la parole est libre. La maîtrise de la parole, du logos, de la parole comme instrument de l’argumentation, devient un enjeu essentiel. Dans les tribunaux et à l’assemblée du peuple (l’Ecclésia), la parole est une arme. L’art oratoire est le principal moyen d’agir sur le plan politique : il permet d’exercer une influence, de conquérir le pouvoir et de gouverner, comme l’a fait Périclès. Mais il permet aussi aux simples citoyens de se défendre d’une accusation au tribunal, parfois même de sauver leur vie, ce que n’a pas su ou voulu faire Socrate au cours de son procès. Chaque citoyen avait en effet la liberté de défendre sa propre cause au tribunal, devant un jury populaire. La maîtrise de l’art de persuader par la parole était donc fortement recommandée.

Les sophistes n’étaient pas seulement ce qu’on appelerait aujourd’hui des « conseillers en communication ». Ils puisaient leur savoir-faire dans les travaux « scientifiques » d’une époque qui est aussi celle des premiers physiciens. Protagoras, le plus célèbre des sophistes, fut paraît-il en étroite relation avec son concitoyen Démocrite, l’inventeur de l’atomisme. Il n’existait pas au 5e siècle avant notre ère la spécialisation intellectuelle qui existe aujourd’hui, de sorte que les « savants » s’intéressaient à tous les aspects du savoir et de la culture. C’est la politique démocratique qui a conduit certains de ces savants à se soucier plus particulièrement de l’utilité pratique de l’argumentation. Il est cependant vraisemblable que les conversations que Protagoras pouvait avoir avec Périclès, qui était un homme cultivé, protecteur des arts et des savoirs, ne portait pas exclusivement sur la politique.

Les sophistes étaient controversés, s’attirant une mauvaise réputation, comme on peut en juger à travers le mépris affiché par Calliclès à leur endroit, même si ce ne fut apparemment pas le cas pour les plus grands d’entre eux, Protagoras et Gorgias (lequel n’est d’ailleurs pas considéré comme un sophiste par Calliclès). Trois raisons peuvent expliquer cette mauvaise réputation : 1) le fait qu’ils se faisaient rémunérer pour leur enseignement (Platon, notamment, utilise cet argument pour les dénigrer); 2) comme pour les avocats aujourd’hui, le fait de voir la parole mise au service de n’importe quelle cause devait sans doute donner le sentiment d’un déficit de valeurs, d’une forme de servilité disposant à se vendre au plus offrant; 3) la raison principale, qui concernait aussi les meilleurs et qui fait que Socrate était sans doute vu comme l’un d’entre eux, était que leur enseignement conduisait à substituer le pouvoir du logos, le pouvoir du discours argumentatif, au pouvoir de la tradition, à l’autorité indiscutée des croyances traditionnelles. Cette dernière dimension est indissociable de la contribution des sophistes à la naissance de la philosophie.

Pourquoi, dès lors, Platon critique-t-il les sophistes ? C’est à Platon, en effet, que l’on doit l’usage du terme aujourd’hui encore en vigueur et qui est associé à une connotation péjorative. Les « sophismes » sont des arguments qui, aussi sophistiqués soient-ils, sont trompeurs, visant à faire croire qu’ils sont au service de la vérité ou de la justice alors qu’ils servent un intérêt particulier et qu’ils témoignent d’une indifférence à l’égard de la vérité ou de la justice. Le sophiste est l’anti-philosophe, ou, plutôt, le philosophe (celui qui aime le savoir et la sagesse, dont la figure de Socrate fournit le modèle) est présenté par Platon comme l’anti-sophiste. Platon s’attaque à la dimension la plus profonde de la pensée des sophistes, leur « philosophie » devrait-on dire, celle que l’on rencontre chez les sophistes les plus importants, Protagoras et Gorgias notamment, auxquels il consacre certains de ses dialogues pour pouvoir les réfuter. Pour le dire simplement, Platon reproche aux sophistes d’avoir mis le logos (le discours argumentatif) au service de la domination, intentionnellement ou non. Sophistique et rhétorique sont des expressions d’un même rapport à la vérité, le relativisme, dont Protagoras a fait la théorie, laquelle justifie la conception de la toute-puissance du logos que défend Gorgias.

Protagoras

C’est à Protagoras que l’on doit la formule du relativisme, formule extrêmement puissante, révolutionnaire pour l’époque : « L’homme est la mesure de toutes choses ». Ce qui signifie que ce que l’homme appelle l’être et le non-être ne sont que ce qui paraît à l’homme être ou ne pas être. « Telles les choses me paraissent, telles elles sont » : la réalité est toujours relative à un point de vue particulier, de sorte qu’il n’existe pas de point de vue de la vérité absolue, de point de vue à partir duquel on pourrait distinguer la réalité telle qu’elle est en soi de la réalité telle qu’elle apparaît diversement aux différents points de vue. Dans la formule de Protagoras, « l’homme » peut être l’individu ou la communauté. Lorsque les hommes tombent d’accord pour dire ce qui est et ce qui n’est pas, c’est par une « convention » instituée par la parole. Mais ce qui est institué par la parole peut être modifié par la parole.

C’est dans le registre politique que ce relativisme donne sa pleine mesure. Les sophistes ont contribué à promouvoir la distinction entre phusis (nature) et nomos (loi). La comparaison entre les différentes cités montre que les lois, donc les conceptions du juste et de l’injuste, varient d’une Cité à une autre. On peut en déduire que la conception de la justice n’est pas l’expression d’une nature humaine ou d’un ordre naturel. Comme l’établiera plus tard Aristote les hommes peuvent instituer des lois parce qu’ils sont doués de logos : c’est par la parole que les hommes peuvent convenir de ce qu’ils appellent « justice ». La liberté et l’égalité de parole au sein de la démocratie athénienne favorisent l’émergence de la rhétorique et de la dialectique, notamment du fait de l’importance que prennent les débats de justice au tribunal. Pour les sophistes, qui souligne le pouvoir de la parole, la justice n’est qu’une « convention » : elle résulte d’un accord des esprits obtenu sous l’effet de la parole la plus persuasive.

Deux idées vont prospérer à Athènes, dont Protagoras fut réputé être l’un des grands théoriciens. La première idée est celle des « discours opposés », ou « discours doubles », qui est à l’origine des exercices de dialectique dont Platon et les écoles de philosophie hériteront. L’expérience du débat de justice conduit à penser que pour tout discours argumentatif, il en existe un qui lui et opposé. A chaque thèse son antithèse, de sorte que l’on peut toujours choisir de soutenir l’une ou l’autre. Dans les tragédies grecques, dans l’Antigone de Sophocle par exemple, on voit s’opposer des discours argumentatifs sur la justice, la plus célèbre opposition étant celle d’Antigone et de Créon. Les sophistes ont fait de l’exercice du débat un enseignement. Protagoras enseignait paraît-il à défendre successivement deux points de vue, l’éloge et le blâme par exemple. Ce sont ces affrontements dialectiques entre deux thèses que l’on désignait par le terme de « discours opposés ».

La seconde idée est contenue dans l’expression « rendre le plus faible des deux arguments le plus fort ». L’acquisition d’une maîtrise des « discours doubles » devait permettre de pouvoir mieux anticiper et utiliser les arguments d’un adversaire, au tribunal ou à l’assemblée, pour renverser son argumentation, en tirer des conclusions inverses. La rhétorique est une forme de judo logique. La finalité de la maîtrise des techniques du logos est de pouvoir inverser la supériorité d’un logos sur une autre. La rhétorique est l’art de faire de l’argument le plus faible l’argument le plus fort, de présenter comme juste ce qui paraît injuste, ou comme injuste ce qui paraît juste. C’est ce qu’illustre par exemple Gorgias dans l’Eloge d’Hélène, texte dans lequel il montre que l’on peut renverser l’argumentation qui blâme Hélène pour être responsable de la guerre de Trois en plaidant en faveur de son innocence.

Gorgias – L’éloge d’Hélène

Gorgias est semble-t-il arrivé à Athènes en 427, deux ans après la mort de Périclès. Orateur et professeur de rhétorique, il est aussi l’auteur d’un Traité du non-être qui montre que lui non plus ne dissociait pas son travail sur le discours argumentatif de la réflexion sur le savoir. Il existait semble-t-il un lien entre la thèse de Gorgias sur l’être et son éloge de la toute-puissance du logos. Gorgias soutenait l’idée selon laquelle le logos ne donnait aucun accès privilégié à l’être, ce qui implique en retour que la connaissance ne permet pas de stabiliser la croyance des hommes, laquelle croyance constitue donc une matière malléable sur laquelle l’influence du pouvoir de la parole n’a pas d’autre limite que l’incompétence des orateurs. Cette conception des rapports entre la parole et l’être recoupe donc le relativisme de Protagoras et permet de ranger Gorgias dans la catégorie des sophistes, au sens que Platon donne à ce terme.

De Gorgias nous possédons un écrit, L’éloge d’Hélène, qui contient, c’est le coeur du discours, un éloge de la toute-puissance du discours [logos]. La conclusion de l’Eloge d’Hélène témoigne du sens que Gorgias voulait donner à son écrit, celui d’un jeu argumentatif illustrant son aptitude à faire de l’argument le plus faible l’argument le plus fort :

« Comment donc ? Faut-il estimer juste le blâme d’Hélène ? Elle qui a fait ce qu’elle a fait soit par amour, soit persuadée par un argument, soit enlevée de force, soit contrainte par une nécessité divine, n’échappe-t-elle pas dans tous les cas à l’accusation ? J’ai lavé par mon argumentation la réputation d’une femme, j’ai respecté l’engagement que j’avais fixé au début de mon argumentation : j’ai essayé de lutter contre l’injustice d’un blâme et l’ignorance d’une opinion, et j’ai voulu écrire un discours qui fut pour Hélène un discours et pour moi un jeu. »

Le modèle du discours argumentatif est le débat de justice. Transformer une condamnation en innocence, un blâme en éloge, une culpabilité en innocence, c’est précisément le travail de l’avocat qui défend une cause au tribunal. Il s’agit ici d’un jeu, puisque Hélène est un personnage de la mythologie grecque. La tradition tenait celle-ci pour responsable de la terrible guerre de Troie dont Homère fait le récit dans l’Illiade. Hélène, réputée être « la plus belle femme du monde », mariée au roi de Sparte, avait quitté celui-ci pour Pâris, un prince troyen. Pour renverser le jugement de la tradition, Gorgias évoque les différentes hypothèses qui peuvent expliquer le choix d’Hélène, dont il montre qu’il fut nécessairement contraint. Nul ne pouvant être jugé responsable d’un choix qui n’est pas libre, Hélène n’est donc pas à blâmer.

Gorgias argumente en examinant toutes les hypothèses. Suivant la mythologie grecque, les actes des humains résultent des décisions des dieux: si tel est le cas, le choix d’Hélène était un destin, l’expression de la volonté toute-puissante des dieux. Si Pâris a enlevé Hélène de force, il s’agissait d’un viol : en ce cas Hélène, loin d’être coupable, est une victime. Dans le cas où Hélène serait tombée amoureuse de Pâris, elle aurait été sous l’emprise de la toute-puissance du désir amoureux, dont chacun sait qu’il est irrésistible. Le dernier cas de figure, auquel Gorgias consacre l’argumentation la plus longue, est celui de la l’emprise exercée par le logos, qui est un « tout-puissant souverain »:

« Mais si un argument l’a persuadée et a trompé son âme, il n’est pas non plus difficile de la défendre contre cela et de mettre en pièces l’accusation de la manière suivante : l’argument [logos] est un tout-puissant souverain, qui par le biais d’un corps minuscule et invisible accomplit les exploits les plus divins. Car il a le pouvoir de faire cesser la peur, d’ôter le chagrin, de faire éclater la joie et naître la pitié. Je vais montrer qu’il en va ainsi; mais il faut aussi que je le montre à mes auditeurs en m’appuyant sur leur opinion.« 

Pour plaider en faveur de l’innocence d’Hélène, Gorgias plaide donc en faveur de son art : il fait l’éloge de l’art d’argumenter, dont il souligne la puissance. Ce pouvoir de la parole à notamment pour cause les insuffisances du savoir, qui font que nos opinions sont toujours incertaines, instables et malléables. Où l’on voit clairement le lien entre rhétorique et relativisme, puisqu’en l’absence de connaissance certaine, on appellera vérité le logos le plus persuasif :

« Si tout le monde avait sur toutes choses le souvenir du passé, la vision claire du présent et l’anticipation de l’avenir, le même argument n’aurait pas les mêmes effets trompeurs. Mais en réalité, il n’est facile ni de se souvenir du passé, ni de scruter le présent, ni d’anticiper l’avenir, de sorte que la plupart des gens, sur la plupart des sujets, font de l’opinion le conseiller de leur âme. Mais l’opinion étant instable et incertaine, entraîne chez ceux qui y ont recours des succès douteux et incertains ».

Platon n’a sans doute pas trahi la pensée de Gorgias en lui faisant dire dans son dialogue que la rhétorique est un art de combat dont il est possible de faire un bon ou un mauvais usage. Gorgias souligne en effet la responsabilité du maître de la parole, qui « contraint » l’esprit, disposant du pouvoir de faire croire, d’influencer et donc de manipuler :

« L’argumentation qui a persuadé une âme, une fois qu’elle l’a persuadée, l’a contrainte à être persuadée de ce qui est dit et à consentir à ce qui est fait. Celui donc qui persuade commet une injustice en tant qu’il contraint; celle qui est persuadée, en tant qu’elle est contrainte par un argument, est décriée sans raison. »

Le domaine de la persuasion rhétorique n’a pas de limite pour Gorgias, car partout où il y a débat, argumentation, qu’il s’agisse d’hypothèses scientifiques, de joutes oratoires dans les tribunaux ou de discussions philosophiques, il existe les « discours opposés », des « logos » entre lesquels il faut choisir, ce qui donne un grand pouvoir à celui qui maîtrise les techniques de l’argumentation :

« Que la persuasion, accompagnant l’argumentation, aille jusqu’à marquer l’âme comme elle le veut, il faut l’apprendre d’abord des arguments des météorologues [les savants qui étudient le ciel, on dirait aujourd’hui les astrophysiciens], eux qui en opposant une opinion à une autre, ôtant l’une, rendant manifeste l’autre, font voir des choses incroyables et invisibles aux yeux de l’opinion; l’apprendre ensuite des joutes oratoires où l’on contraint par des arguments, et dans lesquels une argumentation écrite avec technique, mais prononcée sans considération de la vérité, charme et persuade, à elle seule, une foule nombreuse; il faut l’apprendre, en troisième lieu, des luttes entre les arguments philosophiques, desquels il ressort que la vivacité d’esprit rend la croyance de l’opinion comme malléable à l’infini.« 

Gorgias fait une analogie, dont s’est manifestement souvenu Platon, entre le pouvoir du logos et celui de la médecine, la rhétorique étant à l’âme, estime Gorgias, ce que les drogues médicinales sont pour le corps, un pouvoir de produire les effets les plus variés, que ceux-ci soient bénéfiques ou nocifs :

« La puissance de l’argument a le même rapport envers la disposition de l’âme, que la disposition des drogues médicinales envers la nature des corps. De même que parmi les drogues, chacune provoque dans le corps un effet différent, et que les unes mettent un terme à la maladie, les autres à la vie, parmi les arguments aussi, certains affligent, d’autres réjouissent, d’autres effraient, d’autres disposent les auditeurs à l’audace, d’autres enfin droguent et ensorcellent l’âme par quelque mauvaise persuasion. »

Les trois règles de la dialectique (le méthode socratique)

Pour Platon et pour la philosophie, le logos est l’instrument de la recherche de la vérité, la voie d’accès à la connaissance. Socrate représente pour son disciple Platon le philosophe, le véritable ami de la sagesse et du savoir, par l’usage qu’il fait de la parole, un usage réglé, c’est-à-dire méthodique. Cette méthode est la dialectique, une technique de dialogue. Le « dialogue » que pratique Socrate sur l’agora (la place publique) n’est pas une simple conversation à bâtons rompus, ni non plus un débat contradictoire comme les tribunaux, les assemblées politiques et les sophistes en fournissent l’illustration et le modèle. Le dialogue socratique a un but (une direction), la critique de l’opinion et la recherche du savoir (en l’occurrence de la sagesse, le savoir dans les affaires humaines, c’est-à-dire la connaissance de la vertu ou de la justice); il exige en conséquence des moyens spécifique, un usage ou une technique spécifique de la parole (du logos). L’art de la dialectique selon Socrate consiste en trois règles : 1) l’enquête par le questionnement; 2) la recherche de l’accord entre les interlocuteurs; 3) la réfutation, c’est-à-dire le dévoilement de la contradiction logique dans le discours, comme moyen d’éliminer l’erreur et de parvenir à l’accord des esprits.

1) Le dialogue socratique est une enquête sur la vérité au moyen de l’institution d’une règle de distribution de la parole entre un questionneur et un répondant. La dialectique n’est pas une conversation spontanée mais un dialogue « artificiel », technique, qui exige la mise en oeuvre rigoureuse d’une règle du jeu que Socrate impose à ses interlocuteurs. On voit du reste dans le Gorgias que ceux-ci sont réticents à l’adopter et s’en irrite fréquemment. Dans cette division du travail entre celui qui questionne et celui qui répond, le maître du jeu est le questionneur. C’est-à-dire, dans les dialogue de Platon, le personnage de Socrate. Dans le Gorgias, on voit Socrate céder à Polos (à la demande de celui-ci) le rôle du questionneur, mais c’est pour mieux souligner l’incompétence de Polos, son incapacité à bien tenir le rôle. Pour tenir le rôle du questionneur, il faut connaître le but du jeu, la recherche de la vérité à travers la critique de l’opinion, qui dicte l’ordre à suivre. Pour endosser ce rôle du questionneur, Socrate feint l’ignorance, afin de justifier son refus du débat entre « discours opposés », tout en soulignant par quelques remarques légèrement moqueuses, qu’il en sait plus qu’il n’en dit (la fameuse « ironie » socratique). En tant qu’elle est une recherche de vérité fondée sur le questionnement, la dialectique est une technique du logos qui s’oppose à la rhétorique, pour laquelle une question ne peut être qu’un moyen de mettre en valeur l’orateur.

2) La finalité du dialogue, de cet échange de questions et de réponses, est l’accord des interlocuteurs, l’accord sur un jugement (une proposition) considéré comme une vérité. La contradiction est le moteur du dialogue, mais l’objectif est de découvrir la vérité, bien commun qui enrichit chacun des participants, non d’établir un vainqueur et un vaincu parmi les discours opposés tenus par les participants. Tandis que la rhétorique conçoit le débat comme une joute oratoire, une compétition visant à faire triompher par la persuasion un discours sur un autre, la dialectique socratique tente d’en faire une coopération dans la recherche d’un bien commun. Du point de vue de la rhétorique, le débat est un combat, l’ambition de l’orateur étant la victoire. L’orateur cherche lui aussi l’accord des esprit, sous la forme d’une majorité d’adhésions à l’opinion qu’il défend. Il s’adresse à un auditoire, un public en position d’arbitrer le duel entre les discours opposés. L’effet produit par la parole de l’orateur, par le pouvoir de son éloquence, est la conversion du plus grand nombre d’esprit parmi l’auditoire, la majorité des suffrages étant requise pour remporter la victoire (comme cela se passe dans les tribunaux et les assemblées politiques). A travers le questionnement socratique, le dialogue philosophique vise à désamorçer la polémique (le combat des idées) pour instituer la recherche en commun de la vérité. Il ne s’agit pourtant pas de chercher un compromis : on ne négocie pas la vérité. Chaque question vise à s’assurer de l’accord des interlocuteurs sur un jugement partagé, de manière à leur permettre, étape par étape, de jugement partagé en jugement partagé, de cheminer ensemble jusqu’à parvenir à une conclusion partagée.

Socrate désigne sa méthode par la métaphore de la maïeutique, l’art de l’accouchement. Fils d’une sage-femme, Socrate prétend accoucher les âmes comme sa mère accouchait les corps. Ce qui signifie qu’il entend par le questionnement guider son interlocuteur vers le dévoilement d’une vérité dont celui-ci était porteur sans le savoir. Dans tout domaine où il est question de vérité (les mathématiques en premier lieu), on doit considérer que la raison universelle qui s’exprime par la parole (le logos) peut permettre à l’ignorant de découvrir et de comprendre la vérité, par lui-même ou avec l’assistance d’un maître. Socrate est un maître de vérité en tant qu’il aide son interlocuteur à découvrir celle-ci par lui-même. Le critère de la réussite du dialogue pour Socrate est l’accord de l’interlocuteur, qui témoigne d’un dépassement des positions de départ, d’un progrès en direction de la vérité. L’opinion publique n’a pas à être prise en compte : d’abord parce que le public est « hors jeu » (l’auditoire, par définition, ne participe pas au dialogue), ensuite parce que le jugement du plus grand nombre est précisément imprégné des erreurs et des illusions que la recherche de la vérité a pour ambition de surmonter.

La distinction entre persuader et convaincre n’a de sens que par rapport à la finalité que l’on assigne à l’usage du logos, en fonction du type d’accords que l’on cherche à produire par l’argumentation. Persuader signifie obtenir par l’argumentation l’adhésion d’un auditoire; convaincre signifie convertir l’esprit d’un interlocuteur en démontrant l’erreur ou la vérité d’un jugement. Dans un cas comme dans l’autre il est question d’un accord obtenu par l’effet d’un argument, d’une parole. La différence, que s’efforce de souligner Socrate, est morale. La persuasion a pour ambition de « faire croire » au plus grand nombre ce qui sert l’intérêt d’une cause, bonne ou mauvaise, que l’on entend faire triompher: la finalité est donc la domination d’une opinion sur une autre. L’apparence de la vérité suffit à la persuasion, tandis qu’il faut croire soi-même à la vérité pour convaincre, de sorte que convaincre signifie partager et non pas dominer.

3) C’est par la critique, par le moyen de la réfutation, que s’opère la conversion de l’esprit de l’interlocuteur et la progression en direction de la vérité. Réfuter, c’est prouver l’erreur. Le critère de l’erreur est la contradiction (l’incohérence). Le critère de la vérité, par contraste, est la non-contradiction, la cohérence logique. La recherche de cohérence témoigne de la présence en l’homme du désir de vérité. La dialectique socratique prend appuie sur l’exigence de cohérence avec soi-même. La réfutation à laquelle procède Socrate consiste à utiliser le questionnement pour souligner une contradiction dans le discours et la pensée de son interlocuteur, dans le but de conduire celui-ci à corriger son erreur, à se mettre en accord avec lui-même en renonçant à l’opinion qu’il défendait. Dialoguer ou débattre, au sens de la dialectique socratique, c’est donc participer à un jeu coopératif qui consiste à réfuter et à être réfuté en vue de progresser en direction de la vérité. Le dialogue échoue en pratique parce que rares sont les hommes qui désirent la vérité au point d’accepter d’être réfuté. Seul le philosophe, celui qui aime le savoir et la sagesse, accepte volontiers la critique, consent à faire prévaloir l’exigence de cohérence avec soi-même sur ce qui en l’homme s’oppose à la reconnaissance de la vérité (les intérêts et les passions, à commencer par l’amour-propre) et constitue la source des conflits.

La critique socratique de la rhétorique : la rhétorique est « l’art de la flatterie ».

Dérogeant à ses propres règles, Socrate procède à un long exposé sur ce qu’il faut penser de la rhétorique. Si la rhétorique est un art [technè en grec, c’est-à-dire technique], estime Socrate, elle n’appartient au domaines des techniques rationnelles, aux techniques fondées sur un véritable savoir. Socrate critique la rhétorique comme on critique aujourd’hui « la com » au service d’un pouvoir ou d’une ambition : il dénonce une forme d’habileté dans les relations humaines, un « art de la flatterie » visant à produire une adhésion superficielle et indifférent à ce qui est réellement bon ou utile : « Eh bien, Gorgias, la rhétorique est une activité qui n’a rien à voir avec l’art, mais qui requiert chez ceux qui la pratiquent une âme perspicace, brave, et naturellement habile dans les relations humaines – une telle activité, pour le dire en un mot, je l’appelle flatterie.« 

Dans l’Eloge d’Hélène, Gorgias fait une analogie entre la rhétorique et la médecine : les discours sont à l’âme ce que les drogues médicinales sont au corps. Discours et drogues produisent un effet irrésistible et varient suivant les effets recherchés. Surtout, les discours, comme les drogues, peuvent être bénéfiques ou nuisibles, guérir ou tuer. La rhétorique est un art de combat, dit aussi Gorgias dans le dialogue de Platon : comme pour tout art de combat, l’escrime ou la boxe par exemples, il est possible d’en faire un mauvais usage, dont l’art lui-même et celui qui l’enseigne ne sont pas responsables. Socrate répond à Gorgias en reprenant l’analogie entre l’âme et le corps. Plutôt qu’entre rhétorique et médecine, il fait cependant une analogie entre la rhétorique et la cuisine : la rhétorique est à l’âme ce que la cuisine est au corps, un art de la flatterie, c’est-à-dire une manière de séduire, d’encourager la recherche du plaisir et d’y répondre.

Socrate approfondit l’analogie pour approfondir sa critique de la rhétorique. Il oppose quatre techniques authentiques (qui ont pour fin le bien de l’homme, ce qui est utile au corps et à l’âme) à quatre « contrefaçons », des savoir-faire nuisibles au corps et à l’âme qui ne visent qu’à flatter nos désirs et qui ont pour effet le plaisir et non pas l’utile (ce qui bonifie le corps et l’âme). Socrate oppose ainsi non pas le corps (à la recherche de plaisirs) et l’âme (en quête de savoir et de sagesse), mais la recherche du plaisir (pour le corps ou pour l’âme) et la recherche du Bien (pour le corps ou pour l’âme). La médecine, qui a pour fin la santé, est au corps ce que la philosophie (qui a pour fin la justice) est à l’âme, tandis que la rhétorique est à l’âme ce que la cuisine est au corps, un art de la flatterie, un art au service des plaisirs et qui détourne de la recherche du Bien (de l’utile). Socrate complète le tableau des techniques (utiles ou nuisibles) qui s’occupent du corps et de l’âme en évoquant la gymnastique, l’esthétique, la législation et la sophistique. Parmi les quatre techniques authentiques, deux concernent le corps, la médecine et la gymnastique, deux concernent l’âme (la justice, c’est la dire la philosophie, qui est recherche de vérité à propos de la justice, et la législation, la fabrication politique des lois, qui doit s’inspirer de la conception vraie de la justice), deux autres le corps (la médecine vise à produire la santé du corps, la gymnastique à l’entretenir). De même, parmi les « contrefaçons » (les arts de la flatterie, au service du plaisir), deux concernent l’âme (la rhétorique et la sophistique), deux autres le corps (la cuisine et l’esthétique).

Par contraste avec les techniques authentiques et les arts de la flatterie (c’est ce contraste que vise à souligner l’analogie) conduit à présenter ces derniers comme des arts de l’apparence, de la séduction et de l’illusion. Un « art de la flatterie » est un art de plaire. Séduire consiste à plaire, c’est-à-dire à susciter le plaisir, mais le plaisir n’est que l’apparence du Bien et nous en détourne. L’enfant ira chez le confiseur plus volontiers que chez le dentiste, préférant les bonbons à la sensation désagréable de la roulette utilisée pour soigner ses dents abimées par le sucre. Que peut vouloir celui qui se propose de plaire plutôt que d’être utile, sinon la recherche de ce qui est pour lui avantageux (la satisfaction d’un intérêt, la domination) ? La cuisine n’est utile qu’au cuisinier, tandis que la médecine est utile au patient. L’évocation du corps, qui illustre d’une manière que chacun peut comprendre l’opposition entre recherche du plaisir et recherche du Bien, permet à Socrate de faire comprendre un point plus difficile, car le problème de l’âme est plus complexe : l’opposition entre deux conceptions de la politique, deux conceptions du rapport de l’homme à la justice. Les sophistes conçoivent la politique démocratique de manière pragmatique : lorsque la règle est l’égalité de parole, les discours s’opposent, l’opinion publique est instable, oscillant d’une croyance à un autre, de sorte qu’il devient impossible de distinguer la vérité de l’apparence de la vérité, de distinguer la justice de l’apparence de la justice. La démocratie impose le relativisme, de sorte qu’il n’y a pas de critère de la vérité ou de la justice autre que l’accord du plus grand nombre. Socrate considère que la sophistique conçoit la politique comme l’art de fabriquer l’adhésion d’une majorité sans se soucier de distinguer entre la justice et l’apparence de la justice. A ses yeux les sophistes, prisonniers du réalisme politique, sont inéluctablement conduits à confondre justice et domination, à faire du discours sur la justice l’instrument et le masque de la domination, changeant de discours au gré des intérêts ou des passions du moment. Ce qui revient pour Socrate à nier l’idée même de justice, laquelle est, comme la vérité, invariable, indépendante des pouvoirs et des rapports de domination, absolue et non pas relative.