Éducation, transmission et émancipation.

L’éducation est l’action de former une personne en cultivant ses qualités intellectuelles, physiques est morales.

Même si l’époque moderne – au nom à la fois de la perfectibilité indéfinie de l’homme et de la nécessaire adaptation à un monde économique et social en perpétuel changement – a promu l’idée d’une éducation tout au long de la vie, le domaine de l’éducation est celui du rapport de l’adulte à l’enfant. L’adulte qui acquiert de nouvelles connaissances ou aptitudes « se cultive », tandis que la culture de l’enfant doit être prise en charge par l’adulte. L’éducation de l’enfant relève de la responsabilité de l’adulte vis-à-vis de l’enfant et se fonde sur l’autorité de l’adulte sur l’enfant, adulte en devenir qui n’est pas en mesure de se cultiver ou de s’éduquer lui-même.

La responsabilité de l’adulte vis-à-vis de l’enfant est double : l’adulte doit à l’enfant protection et éducation, le soin et la culture. Le soin, c’est-à-dire la protection matérielle et affective: les adultes responsables de l’enfant doivent garantir les conditions de sa sécurité et de sa santé, ainsi que, dans la mesure du possible, les conditions de son bien-être psychologique. La culture, c’est-à-dire l’éducation proprement dite, que l’on peut subdiviser en distinguant l’instruction (la culture des facultés intellectuelles), de l’éducation morale (la culture morale) – l’éducation au sens restreint. Selon les normes sociales en vigueur, l’instruction relève de l’enseignement public (mission de l’école), tandis que l’éducation est l’affaire des familles, comme l’établit Victor Hugo dans ce texte de 1872 :

Quant à moi, je vois clairement deux faits distincts, l’éducation et l’instruction. L’éducation, c’est la famille qui la donne ; l’instruction, c’est l’État qui la doit. L’enfant veut être élevé par la famille et instruit par la patrie. Le père donne à l’enfant sa foi ou sa philosophie ; l’État donne à l’enfant l’enseignement positif. [l’enseignement « positif » est au sens strict l’enseignement des faits; cela désigne l’enseignement des sciences et des savoir-faire, de ce qui permet de connaître et de maîtriser le réel.]

L’enjeu principal de la réflexion sur l’éducation est la question des rapports entre l’éducation – notamment l’éducation morale – et la liberté humaine. L’éducation est par essence transmission : à travers l’éducation, l’adulte transmet à l’enfant un patrimoine intellectuel est moral. L’enfant éduqué est un héritier. Mais tandis que la transmission du patrimoine économique, qui enrichit l’enfant qui hérite, pose le problème de l’inégalité devant la richesse, l’éducation, qui soumet l’enfant à des règles sociales qui brident sa liberté, pose en outre le problème de la liberté de l’héritier. L’éducation qui socialise l’enfant en contraignant sa liberté n’est-elle pas nécessairement une forme d’aliénation qui dénature l’enfant, fait obstacle à l’épanouissement du futur adulte ? Accéder à l’âge adulte, n’est-ce pas accéder à une liberté dont on a été privé durant toute son enfance ? La littérature et la philosophie modernes problématisent l’éducation, souvent présentée comme un carcan qui brime le libre épanouissement de la personnalité. L’éducation moderne a de ce fait promu un nouvel idéal éducatif : celui de l’émancipation individuelle. Ce qui a conduit à poser un nouveau problème, qui se décline à la fois sur le plan de ‘l’instruction et celui de l’éducation morale : à quelles conditions l’éducation est-elle compatible avec l’idéal de la liberté humaine ? Quelles doivent être les règles de la méthode de l’éducation à la liberté ?

Un texte contemporain sur les différentes dimensions de l’éducation (Luc Ferry) :

Trois grands principes doivent servir de guide à une éducation réussie : l’amour, la loi et les grandes œuvres, ou, si l’on veut, et pour ce qui relève de notre culture occidentale, l’élément chrétien, l’élément juif et l’élément grec. Sans l’amour, un enfant n’aura pas cette capacité de rebond face aux difficultés de la vie que Cyrulnik appelle à juste titre la « résilience ». Sans la loi mosaïque, cette fameuse « discipline » que nos modernistes veulent « déconstruire », il n’accédera pas à l’univers du « symbolique », à l’espace public et collectif de la cité des adultes. Mais sans les œuvres (et c’est dans l’Antiquité qu’apparaissent les genres littéraires), l’enfant ne parviendra pas à se comprendre lui-même, ni à saisir le monde qui l’entoure. Il sera privé des schémas intellectuels les plus puissants, ceux qui permettent de se repérer dans l’univers social et affectif, mais aussi, plus profondément encore, de s’humaniser. L’amour, la loi, les œuvres : voilà ce que l’éducation et l’enseignement doivent transmettre autant qu’il est possible en se complétant. Et cette transmission suppose à l’évidence amour, autorité et travail.

Les finalités de l’éducation

Les deux notions de transmission et d’émancipation expriment les deux grandes finalités de l’éducation. Dans toutes les sociétés, modernes ou traditionnelles, l’éducation a pour fonction de transmettre le bagage culturel qui permet à l’individu de s’intégrer au sein de la communauté humaine. La civilisation moderne assigne deux nouvelles missions à l’éducation : l’émancipation de l’humanité (l’éducation au service du Progrès) et l’émancipation de l’individu (le bonheur et la liberté de l’individu comme finalités ultime de l’éducation).

L’éducation est le propre de l’homme

Que l’on assigne pour tâche à l’éducation de transmettre ou d’émanciper, l’éducation apparaît comme le propre de l’homme. Tout animal est pourvu par la nature des facultés qui lui permettent de survivre dans la nature. Le petit d’homme doit s’intégrer dans un monde social construit par l’histoire, un monde qui n’est donc pas simplement le monde de la vie; il ne peut s’intégrer dans ce monde sans transmission de la culture (manières de vivre et de penser) héritée de l’histoire (ce qu’on appelle une tradition). En tant qu’elle a pour but la liberté, l’éducation se distingue du dressage: le dressage est l’éducation de l’animal en vue de le soumettre sa volonté à celle de l’homme; l’enfant est dressé (soumis à la volonté de l’éducateur) en vue d’être émancipé, de devenir libre, c’est-à-dire un adulte autonome qui n’a plus besoin d’être guidé par la raison et la volonté d’un autre homme.

L’homme est la seule créature qui doive être éduquée (Kant, Réflexions sur l’éducation)

L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

L’homme a besoin de soins et de culture. La culture comprend la discipline et l’instruction. Aucun animal, autant qu’on le sache, n’a besoin de cette dernière. Car aucun animal n’apprend quelque chose de ceux qui sont plus avancés en âge, exception faite des oiseaux qui apprennent leur chant.(Kant, Réflexions sur l’éducation)

Hannah Arendt appelle « monde » ce qui est construit par l’esprit de l’homme dans l’histoire et qui donne cohérence, stabilité et permanence à la communauté humaine (les institutions et les oeuvres). L’animal n’a pas de monde, ou est pauvre en monde. Ce n’est pas le fait d’être en devenir qui rend l’éducation nécessaire (le chaton est un chat en devenir comme l’enfant est un homme en devenir), mais le fait que pour l’enfant il n’y a pas d’intégration possible dans le monde humain sans transmission.

L’enfant partage cet état de devenir avec tous les êtres vivants ; si l’on considère la vie et son évolution, l’enfant est un être humain en devenir, tout comme le chaton est un chat en devenir. Mais l’enfant n’est nouveau que par rapport à un monde qui existait avant lui, qui continuera après sa mort et dans lequel il doit passer sa vie. Si l’enfant n’était pas un nouveau venu dans ce monde des hommes, mais seulement une créature vivante pas encore achevée, l’éducation ne serait qu’une des fonctions de la vie et n’aurait pas d’autre but que d’assurer la subsistance et d’apprendre à se débrouiller dans la vie, ce que tous les animaux font pour leurs petits.

L’éducation comme transmission (l’essence conservatrice de l’éducation)

Comme le souligne la philosophe Hannah Arendt, l’éducateur est aux yeux de l’enfant le représentant du monde dans lequel il est destiné à s’intégrer. En même temps qu’il est responsable de l’éducation de l’enfant, l’éducateur, qui transmet l’héritage de l’histoire, est donc aussi responsable de la continuité du monde, dont il est le conservateur.

L’éducation est une des activités les plus élémentaires et les plus nécessaires de la société humaine, laquelle ne saurait jamais rester telle qu’elle est, mais se renouvelle sans cesse par la naissance, par l’arrivée de nouveaux êtres humains. En outre, ces nouveaux venus n’ont pas atteint leur maturité, mais sont encore en devenir. Ainsi l’enfant, objet de l’éducation, se présente à l’éducateur sous un double aspect : il est nouveau dans un monde qui lui est étranger, et il est en devenir ; il est un nouvel être humain et il est en train de devenir un être humain. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Cependant, avec la conception et la naissance, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développement de l’enfant, mais aussi celle de la continuité du monde.(Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d’un monde dont, bien qu’eux-mêmes ne l’aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu’il est. Cette responsabilité n’est pas imposée aux éducateurs ; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : « Voici notre monde ». (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Hannah Arendt souligne de ce fait ce qui distingue la relation éducation de la relation politique entre les adultes au sein de la communauté des citoyens : l’éducation ne peut être qu’au service de la conservation du monde, non au service du changement; la relation éducative se fonde sur l’autorité de l’adulte (le représentant du monde) sur l’enfant (le nouveau venu dans le monde).

Il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l’éducation, ou plus exactement dans celui des relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

L’éducation comme projet d’émancipatio de l’humanité

Pour les philosophes des Lumières, Kant et Condorcet notamment, l’éducation doit être fondée sur la définition de l’homme donnée par Rousseau : l’homme se distingue de l’animal par sa perfectibilité indéfinie, une faculté quasi-illimitée de perfectionner les facultés dont la nature l’a doté.

Il en résulte une révolution dans la pensée de l’éducation : la dimension de transmission, présente dans toutes les sociétés traditionnelles, n’est plus la seule mission de l’éducation. Se borner à adapter l’enfant à la société dans laquelle il est destiné à vivre impliquerait de reproduire le modèle éducatif qui a façonné le monde humain telle qu’il est, avec toutes ses imperfections (supersitions, inégalités, absence de liberté individuelle). Il faut au contraire concevoir un nouveau projet pour l’éducation, dans la perspective d’un perfectionnement à venir de l’humanité. Autrement dit, l’éducation doit être mise au service du progrès de l’humanité.

C’est au siècle des Lumières, en premier lieu avec Rousseau (Emile, ou de l’éducation), dont Kant et Condorcet sont en un sens les disciples, que se met en place le projet moderne d’une réforme de l’éducation qui substitue à l’éducation traditionnelle une éducation rationnelle destinée à promouvoir la liberté humaine.

Il est possible que l’éducation devienne toujours meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l’humanité ; car c’est au fond de l’éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. Dès maintenant on peut marcher en cette voie.  Car ce n’est qu’actuellement que l’on commence à juger correctement et à saisir clairement ce qui est vraiment nécessaire à une bonne éducation. C’est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l’éducation et que l’on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l’humanité. Ceci nous ouvre une perspective sur une future espèce humaine plus heureuse. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

Il faut bien remarquer que l’homme n’est éduqué que par des hommes et par des hommes qui ont été éduqués. C’est pourquoi le manque de discipline et d’instruction que l’on remarque chez quelques hommes fait de ceux-ci de mauvais éducateurs pour leurs élèves. Si seulement un être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce que peut faire l’homme. Mais comme l’éducation d’une part ne fait qu’apprendre certaines choses aux hommes et d’autre part ne fait que développer en eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme. Si du moins avec l’appui des grands de ce monde et en réunissant les forces de beaucoup d’hommes on faisait une expérience, cela nous donnerait déjà beaucoup de lumières pour savoir jusqu’où il est possible que l’homme s’avance. C’est une chose aussi triste pour un philanthrope, que digne de remarque pour un esprit spéculatif, de voir la plupart des grands ne jamais songer qu’à eux et ne jamais participer à l’importante expérience de l’éducation, de telle sorte que la nature fasse un pas de plus vers la perfection. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

Voici un principe de l’art de l’éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d’éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’Idée de l’humanité et à sa destination finale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants spécialement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

La révolution individualiste de l’éducation

L’éducation traditionnelle est l’expression du pouvoir de la communauté sur l’individu. Elle a pour modèle le passé, l’exemple donné par les ancêtres, et pour finalité l’imposition de ce modèle à la nouvelle génération, laquelle est destinée à respecter sans se poser de questions les codes de conduite – souvent détaillés et s’appliquant à tous les domaines de l’existence – hérités de la tradition et transmis par l’éducation.

La révolution moderne de l’éducation, comme le souligne le sociologue français Emile Durkheim est indissociablement rationaliste et individualiste. Sur le plan intellectuel, la finalité est d’apprendre à l’individu à penser par soi-même. Répéter les modèles hérités du passé ne suffit plus dans un monde en perpétuel changement en raison du progrès scientifique et technique. « Il ne suffit pas que l’éducateur conserve le passé, il faut qu’il prépare l’avenir » écrit Durkheim dans L’éducation morale. Mais la nécessaire libération de la pensée requise par l’éducation scientifique et technique va de pair avec la valorisation de l’individualité en tant que telle:

Quand on sent le besoin de libérer la pensée individuelle, c’est que, d’une manière générale, on sent le besoin de libérer l’individu. La servitude intellectuelle n’est qu’une des servitudes que combat l’individualisme. Or tout développement de l’individualisme a pour effet d’ouvrir la conscience morale et de la rendre plus exigeante. Car, comme chacun des progrès qu’il fait a pour conséquence une conception plus haute, un sens plus délicat de ce qu’est la dignité de l’homme, il ne peut se développer sans nous faire apparaître comme contraires à la dignité humaine, c’est-à-dire comme injustes, des relations sociales dont naguère nous ne sentions nullement l’injustice. (Emile Durkheim, L’éducation morale)

Une morale rationnelle ne peut être identique, dans son contenu, à une morale qui s’appuie sur une autre autorité que celle de la raison. Car les progrès du rationalisme ne vont pas sans les progrès parallèles de l’individualisme et, par conséquent, sans un affinement de la sensibilité morale qui nous fait apparaître comme injustes des relations sociales, une répartition des droits et des devoirs qui, jusque-là, ne froissaient pas nos consciences. D’ailleurs, entre l’individualisme et le rationalisme, il n’y a pas seulement développement parallèle, mais le second réagit sur le premier et le stimule. Car la caractéristique de l’injustice, c’est qu’elle n’est pas fondée dans la nature des choses, c’est qu’elle n’est pas fondée en raison. Il est donc inévitable que nous y devenions plus sensibles, dans la mesure où nous devenons plus sensibles aux droits de la raison. Ce n’est pas en vain qu’on provoque l’essor du libre examen, qu’on lui confère une autorité nouvelle ; car les forces qu’on lui donne ainsi, il ne peut pas ne pas les tourner contre des traditions qui ne se maintenaient que dans la mesure où elles étaient soustraites à son action. En entreprenant d’organiser une éducation rationnelle, nous nous trouvons donc en présence de deux sortes, de deux séries de problèmes aussi urgentes l’une que l’autre. Il nous faut veiller à ne pas appauvrir la morale en la rationalisant ; il nous faut prévoir les enrichissements qu’elle appelle, par cela seul qu’elle est plus rationnelle, et les préparer. (Emile Durkheim, L’éducation morale)

Ce « sens plus délicat de ce qu’est la dignité de l’homme » ou cet « affinement de la sensibilité morale qui nous fait apparaître comme injustes des relations sociales, une répartition des droits et des devoirs qui, jusque-là, ne froissaient pas nos consciences », a notamment conduit à faire du bien-être et de la liberté de l’individu une préoccupation sociale et politique majeure, ce qui n’est pas sans effet sur la conception de l’éducation : la reconnaissance des « droits de l’enfant » s’est accompagnée d’une mise en cause de la toute-puissance parentale et de l’autorité adulte. L’une des conséquences est le procès de la méthode des châtiments corporels, lesquels tendent à disparaître.

Parallèlement le débat sur la crise de l’éducation et la crise de l’autorité s’est imposé dans l’espace public. L’éducation comme transmission a davantage d’affinité avec la tradition qu’avec l’idéal moderne de l’émancipation, lequel met en cause l’autorité de la tradition au nom l’esprit critique (le libre examen des croyanes) et l’autorité de la morale sociale au nom de l’épanouissement de l’individu.

La crise de l’autorité dans l’éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Comme l’écrit Kant, l’éducation moderne, c’est-à-dire l’éducation libérale – l’éducation par et pour la liberté – ne peut être qu’un art difficile, puisqu’il exige, comme l’art politique, de concilier deux impératifs a priori contradictoires, l’exercice de l’autorité et le respect de la liberté.

Il est deux découvertes humaines que l’on est en droit de considérer comme les plus difficiles : l’art de gouverner les hommes et celui de les éduquer  (Kant, Réflexions sur l’éducation).

Un des plus grands problèmes de l’éducation est le suivant : comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps je dois le conduire à faire un bon usage de sa liberté. Sans cela tout n’est que pur mécanisme et l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. (Kant, Réflexions sur l’éducation).

Éducation et liberté le débat sur la discipline

Luc Ferry, La frénésie du bonheur – Dans ses Réflexions sur l’éducation, Kant a clairement expliqué pourquoi la discipline était indispensable à l’humanisation de l’enfant : en effet, dit-il, c’est elle qui « transforme l’animalité en humanité. Par son instinct un animal est déjà tout ce qu’il peut être, une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit fixer lui-même le plan de sa conduite. Or, puisqu’il n’est pas immédiatement capable de le faire, mais vient au contraire au monde pour ainsi dire à l’état brut, il faut que d’autres le fassent pour lui ». Deux idées fortes, à vrai dire d’une profondeur abyssale, dans ce passage, des idées que l’éducation positive tente à tout prix de nous faire abandonner au nom du sacro-saint « bien-être » de l’enfant. Première idée, l’animal est guidé d’entrée de jeu par un logiciel qui est celui de la nature, le petit d’homme est au contraire un être d’historicité, ce qui signifie qu’au départ, il n’est encore rien de défini, de déterminé. Deuxième idée : la discipline est par conséquent vitale pour lui, sur le plan négatif pour qu’il comprenne et accepte l’existence de limites, et sur un plan positif pour qu’il entre dans le processus infini de la perfectibilité, d’une éducation qui pourra durer tout au long de sa vie tant qu’il sera en bonne santé – une historicité infinie, donc, que l’animal ignore puisqu’il est presque d’emblée, à tout le moins au bout de quelques semaines ou au pire de quelques mois, tout ce qu’il sera dans la suite de sa vie. Renoncer à la discipline, ce serait donc renoncer à l’humanité de l’enfant en quoi, comme toujours, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Point 5 – Exemple d’introduction de dissertation

La justice est-elle le masque de la force ?

La justice, dit Aristote, est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité. [Définition qui introduit l’analyse de la question] La promesse de tous les pouvoirs à l’égard des peuples est de garantir par la loi commune une certaine conception de l’égalité. L’existence même du pouvoir n’est-elle pas, cependant, un démenti à cette promesse d’égalité ? La loi et la conception de la justice n’est-elle pas toujours l’œuvre d’une élite dirigeante dont on peut soupçonner qu’elle cherche ainsi à légitimer son pouvoir auprès du peuple ?[Reformulation de la question qui en précise le sens] La question suggère que l’idéal de justice des hommes pourrait n’être qu’une illusion dissimulant et justifiant à la fois la réalité d’un rapport de domination et d’exploitation de l’homme par l’homme. Un tel soupçon, qui prétend se fonder sur la lucidité du constat porté sur la nature humaine, conduit à mettre en question non seulement la légitimité des pouvoirs, mais aussi l’idéalisme moral au nom duquel les injustices commises ou couvertes par ces pouvoirs sont combattues. [Poursuite de la l’analyse de la question qui permet de présenter la thèse à discuter, c’est-à-dire l’affirmation suggérée par la question] C’est la raison pour laquelle l’affirmation selon laquelle la justice n’est que le masque de la force doit être discutée : l’admettre conduirait à renoncer à la lutte contre les injustices pour se résigner à l’ordre injuste établi, alors même que les progrès accomplis au cours de l’histoire humaine tendent à montrer que le désir de justice n’est pas vain. [Présentation d’une antithèse, de la thèse que l’on peut opposer à celle qui est suggérée par la question posée : la contradiction ouvre ainsi le débat] Réduire l’idéal de justice à n’être qu’un instrument de la domination parmi d’autres, n’est-ce pas décourager l’homme à vouloir être juste en le persuadant du caractère inéluctable de la loi du plus fort ? [Facultatif : une conclusion de l’introduction qui souligne l’enjeu de la discussion]

Point 4 – Conseils pour la dissertation

La lecture du sujet : comprendre le sens de la question

Le sujet contient une notion du programme qui indique le thème (de quoi est-il question ?). Il est important de disposer d’une définition de la notion afin de pouvoir amorcer l’analyse du sens de la question.

La question n’est pas connue à l’avance et il s’agit d’une question particulière. Ce qui signifie que l’on attend une réflexion visant à expliciter le sens de cette question. Il faut donc se demander pourquoi on pose cette question. Le but de la dissertation n’est pas d’exposer ses connaissances sur le thème, mais d’apporter une réponse argumentée à la question particulière qui est posée.

La question donne une indication sur les différentes orientations possibles de la réflexion ou sur l’orientation de la réflexion qu’il convient de privilégier. Nombre de questions de dissertation commencent par « Faut-il… » ou par « Doit-on… » : on sait en ce cas qu’il s’agit classiquement de développer une réflexion dont la finalité est normative. Il s’agit alors d’examiner la valeur d’une règle : en transformant la question en affirmation, on obtient la prescription d’une règle (norme) que l’on peut justifier ou critiquer. Exemple : la question Faut-il toujours dire la vérité ? appelle une discussion sur l’interdit du mensonge. Que faut-il penser de la règle morale selon laquelle il faut en toutes circonstances dire la vérité, du principe qui prohibe inconditionnellement le mensonge ?

La règle sur laquelle porte la discussion se rapporte nécessairement à l’une des grandes problématiques de la philosophie :

1) Quelle est la bonne manière de penser ? Quelle est la règle qui permet de bien penser, c’est-à-dire de bien juger, de ne pas se tromper, d’être rationnel ?

2) Quelle est la bonne manière d’agir du point de vue moral ? Quelle règle morale faut-il adopter pour être juste ?

3) Quelle est la bonne manière d’agir du point de vue politique ? Quel principe de justice doit servir de guide au citoyen et à l’Etat pour définir les droits et les devoirs ?

4) Quelle est la bonne manière de vivre pour vivre heureux (ou pour que la vie ait un sens et une valeur) ? Quelle règle de prudence ou maxime de sagesse faut-il adopter ?

Beaucoup de questions commencent par « Peut-on… », ce qui ouvre deux directions possibles à la réflexion. « Peut-on… » signifie d’une part, c’est le sens à privilégier, « Est-il permis de… », « A-t-on le droit (moral ou intellectuel) de… », « A-t-on raison de… ». Mais « Peut-on… » signifie d’autre part « Est-il possible de… », ce qui exige de se placer d’un point de vue descriptif. Exemple : La question Peut-on douter de tout ? exige de réfléchir aux différents usages factuellement possibles du doute (doute méthodique, scepticisme, négationnisme) en vue de répondre à la question de droit, laquelle exige de s’interroger sur la valeur de la règle de méthode selon laquelle « il faut douter de tout » pour bien penser – La règle selon laquelle il faut douter de tout se déduit-elle de l’esprit critique bien compris, qui revendique le droit de mettre en question toutes les croyances au nom de la libre recherche de la vérité ?

Enfin, il existe un troisième type de questions, les questions qui ne commencent ni par « Faut-il… » ou « Doit-on… », ni par « Peut-on… ». Il faut alors se demander si la question commande d’orienter la question vers l’examen d’une règle ou bien vers l’interprétation d’un aspect de la condition humaine. Exemple : la question La justice est-elle le masque de la force ? exige de faire porter la réflexion sur ce qui est, dans la mesure où 1) on demande si la justice est ou n’est pas le masque de la force, 2) la réponse dépend de l’idée qu’on se fait de la nature humaine.

La structure de l’introduction

L’introduction doit présenter le thème (la notion du programme impliquée par le sujet, que l’on doit définir), expliciter le sens de la question (par exemple en reformulant plus précisément la question, ou en proposant plusieurs reformulations possibles) et présenter les points de vue qu’il faut faire dialoguer (c’est cette présentation qu’on appelle « la problématique »). Enfin, si l’on peut, il faut souligner l’enjeu de la question, ce qui fait son intérêt humain et/ou son intérêt philosophique.

Pour identifier les deux thèses qu’il faut faire dialoguer, il faut 1) transformer la question en affirmation, ce qui donne la thèse que la question demande d’examiner et de discuter; 2) concevoir une raison de contester cette thèse afin de concevoir la thèse qu’on pourrait lui opposer.

La structure du développement

La raison d’être du développement est d’apporter une réponse argumentée à la question posée. Ce qui implique la mise en oeuvre des trois règles de la réflexion : 1) il faut penser par soi-même, c’est-à-dire se forger une conviction, afin de pouvoir défendre une thèse, un parti pris; argumenter, c’est défendre une thèse; 2) il faut se mettre en pensée à la place de tout autre, c’est-à-dire être capable de se placer du point de vue auquel on adhère pas afin de le présenter sous son meilleur jour; argumenter, c’est justifier un point de vue après avoir examiné tous les points de vue possible en soulignant les forces et les faiblesses de chacun; 3) en tout temps du développement de l’argumentation, à chacune des étapes du raisonnement, il faut être en accord avec soi-même; argumenter, c’est être cohérent. Le dernier point est le plus délicat : comment se contredire sans se contredire, présenter des points de vue contradictoires entre eux tout en restant cohérent ? Il importe de ne pas perdre le fil conducteur de la réflexion (la problématique présentée dans l’introduction), de ne pas perdre de vue ce qu’on veut dire (la thèse à défendre) et de justifier chacune des étapes du raisonnement comme des moyens d’arriver au but (justifier une réponse parmi les réponses possibles à la question posée).

Deux conseils pour rester cohérent

1) Choisir le plan dialectique et progressif en deux parties. Le mot « dialectique » vient de dialogue et signifie que les deux parties de l’argumentation correspondent à deux thèses contradictoires (chacune étant « l’antithèse » de l’autre). Il faut prendre pour règle que chacune des parties doit apporter une réponse différente à la question posée. Le développement ne peut donc pas comprendre moins de deux parties. Il faut également prendre pour règle de commencer par la thèse la plus faible (le point de vue auquel on n’adhère pas, que l’on juge insuffisant en dépit des raisons d’y adhérer que l’on fait valoir), puis d’enchaîner par la thèse la plus forte (la réponse que l’on veut justifier, qui se fondent sur les raisons plus fortes, des arguments que l’on juge meilleurs). Pour être cohérent, autrement dit, il faut que le plan dialectique soit également « progressif », qu’il progresse en direction de la vérité.

2) Les deux parties doivent être séparées par un paragraphe de transition. Ce paragraphe a pour fonction de signaler au lecteur le statut de chacune des parties. Il signale la distance critique à l’égard de l’argumentation développée dans la première partie et annonce la critique de cette argumentation, qui conduira à l’introduction et à la justification de la thèse défendue dans la deuxième partie. Le paragraphe de transition doit souligner, par la formulation d’une question ou/et d’une objection, une raison de douter de la valeur de la thèse défendue dans la première partie.

Conseils pour la construction d’une partie

Chacune des parties doit justifier une réponse à la question posée. Chaque partie constitue donc un tout en elle-même, une argumentation autonome. Le noyau de cette argumentation (qu’il faut enrichir autant que possible par des références et des illustrations) est un raisonnement en trois étapes. La construction de ce raisonnement obéit à deux exigences :

1) La troisième étape du raisonnement, le moment qui conclut la partie, est nécessairement l’explicitation de la réponse (la thèse qui répond à la question posée) que cette partie a pour but de justifier. C’est une étape qui peut être longuement développée, car on peut y inclure la formulation d’objections possibles et de réponses aux objections, ainsi qu’une réflexion sur les implications possibles (conséquences théoriques ou pratiques) de la thèse.

2) Argumenter, c’est donner la raison qui justifie une affirmation. Pourquoi, par exemple, affirmer que « la justice est le masque de la force » ? La réflexion, nourrie par la connaissance du cours, doit permettre de remonter dans l’ordre des raisons, d’identifier les raisons susceptibles de constituer les prémisses d’un raisonnement préparant la conclusion.

Exemple : Pourquoi affirmer que la justice est le masque de la force ? Parce que ce sont les hommes qui exercent le pouvoir qui font les lois; l’élite dirigeante n’a pas seulement une position de domination : elle peut utiliser cette position de domination pour dire le juste et l’injuste à tous les niveaux (la conception idéologique de la justice, le contrôle du pouvoir législatif, les pressions exercées sur l’institution judiciaire). Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que hommes sont ainsi fait – forts ou faibles – qu’ils cherchent à satisfaire leurs intérêts par tous les moyens, dans la mesure où ils en ont la liberté; l’intérêt des hommes sur qui s’exerce la force du pouvoir est d’obéir aux lois, mais ceux qui disposent du pouvoir n’ont aucun intérêt de soumettre leur volonté à un idéal de justice désintéressé. Les raisonnement sera donc le suivant : prémisse 1, les hommes, sans exception, sont égoïstes par nature; prémisse 2, les puissants ne sont ni plus ni moins égoïstes que les autres, mais ils disposent des moyens de satisfaire leurs intérêts, notamment en instituant les règles de justice qui arrangent ces intérêts; conclusion, ce qu’on appelle « justice » dans la société, conçue et mise en oeuvre par l’élite dirigeante, n’est que le masque de la force, un outil de la domination sociale qui permet d’obtenir le consentement du peuple à l’ordre établi et de dissimuler la réalité des rapports de forces.

Il faut donc remonter dans l’ordre des raisons durant le temps de la réflexion pour pouvoir le redescendre durant la rédaction, laquelle doit exposer l’enchaînement logique des raisons conduisant à se représenter comme vraie la thèse qui s’en déduit. C’est par exemple en posant d’abord comme une évidence que la nature humaine est égoïste qu’il m’est possible de conduire un interlocuteur ou un lecteur à admettre l’idée que la justice ne peut être autre chose qu’un habillage de l’égoïsme des dominants.

Point 3 – Le commentaire de texte

Remarque préalable

Pour les TSTI2D, le commentaire de texte offre le choix entre deux options : 1) La première option est de répondre à des questions déjà formulées, réparties en trois catégories – analyse (extraits du texte dont il faut préciser le sens), synthèse (compréhention du sens général du texte) et commentaire (questions de réflexion, auxquelles il faut répondre en développant). 2) La seconde option, le commentaire libre, suppose d’avoir à l’esprit les quelques règles de méthode présentées ci-dessous.

Lecture du texte (comprendre le sens d’un texte philosophique)

Un texte de philosophie articule deux registres de discours, le discours descriptif et le discours normatif (prescription d’une règle ou évaluation fondée sur une règle – ou norme – implicite). Alors que la science est purement descriptive, la finalité du propos philosophique est toujours normative : L’enjeu est de définir la bonne manière de penser ou la bonne manière de se conduire ou de vivre. La partie descriptive du discours philosophique concerne toujours exclusivement l’homme, la nature humaine (ou l’esprit humain). Toute philosophie, en effet, est une anthropologie, une interprétation de la nature humaine, une réponse à la question : « Qu’est-ce que l’homme ? ».

Un texte philosophique peut avoir pour but exclusif de décrire un aspect de la condition humaine ou de la vie de l’esprit, mais le plus souvent, les arguments qui relèvent de la description sont au service d’une thèse normative (un jugement de valeur, voire la prescription d’une règle). Chercher la thèse du texte revient donc le plus souvent à se demander quelle est la règle que prescrit l’auteur ou bien quel est le jugement de valeur porté par l’auteur sur la réalité qu’il décrit. La thèse donne une indication sur l’enjeu, qui se rapporte nécessairement à l’une des grandes problématiques suivantes:

1) Quelle est la bonne manière de penser ? Quelle est la règle qui permet de bien penser, c’est-à-dire de bien juger, de ne pas se tromper, d’être rationnel ?

2) Quelle est la bonne manière d’agir du point de vue moral ? Quelle règle morale faut-il adopter pour être juste ?

3) Quelle est la bonne manière d’agir du point de vue politique ? Quel principe de justice doit servir de guide au citoyen et à l’Etat pour définir les droits et les devoirs ?

4) Quelle est la bonne manière de vivre pour vivre heureux (ou pour que la vie ait un sens et une valeur) ? Quelle règle de prudence ou maxime de sagesse faut-il adopter ?

Introduction du commentaire de texte

L’introduction doit présenter le thème (de quoi est-il question ?), la thèse (quelle idée défend l’auteur ?) et le problème (à quelle question répond le texte ?). La thèse est nécessairement formulée dans une phrase ou un extrait de phrase du texte, qu’il faut chercher soit au début soit à la fin (voire au début et à la fin) du texte : autrement dit la thèse, logiquement, introduit ou conclut une argumentation. Il y a bien entendu de nombreuses exceptions : il importe donc de ne pas appliquer cette consigne trop mécaniquement. Le problème auquel répond le texte, qui est implicite et qu’il faut donc expliciter, doit pouvoir se formuler par une ou plusieurs questions de réflexion qui serviront de base à l’approfondissement du commentaire.

Développement du commentaire de texte

Il faut distinguer deux dimensions du commentaire, qui doivent impérativement être prises en compte :

1) L’explication de texte proprement dite est centrée sur le texte. Il ne faut pas « paraphraser » le texte (répéter l’ensemble du propos en moins bien), mais il est important de le citer, en prenant appui sur une sélection d’extraits. L’explication doit être linéaire, ce qui signifie qu’elle doit suivre l’ordre des arguments tel qu’il se présente dans le texte lui-même. Inutile, donc, d’annoncer un plan en comptant les lignes. L’explication doit présenter les deux ou trois arguments qui servent à justifier la thèse – l’explication de chacun des arguments constituant une « partie » du commentaire. Il faut souligner le lien entre les différents arguments et le lien entre chacun des arguments et la thèse. Il est bien entendu recommandé, si possible, d’utiliser des références ou des illustrations extérieures au texte pour en éclairer les arguments. Il importe de ne pas contourner les difficultés, de tenter d’expliciter le sens des concepts utilisés ainsi que le sens des phrases énonçant les idées les plus complexes. L’un des critère d’évaluation est l’aptitude à sélectionner les extraits les plus significatifs du texte, ceux qui appellent une explication.

2) Le commentaire – au sens strict du mot « commentaire » – est la réflexion que l’on peut développer à partir du texte. Il peut être intégré à l’explication, mais il est préférable de concevoir une partie distincte qui prolonge l’explication linéaire. Cette partie commentaire doit partir du problème dont il est question dans le texte, mais ce problème peut être traité librement, en s’éloignant du texte. L’important est de formuler une question qui puisse servir de fil conducteur à la réflexion. Le commentaire, dans cette dernière partie, obéit aux règles de la dissertation : il doit défendre de manière argumentée un parti pris, soit en prolongeant la réflexion de l’auteur, soit en exprimant une réserve critique à l’égard de celle-ci. Il est évidemment permis, dans cette dernière partie, d’introduire des références extérieures au texte, de présenter le point de vue d’autres auteurs, des points de vue qui vont dans le sens de ce que dit le texte ou qui au contraire le contredisent.

Préparation Bac blanc

Pour la méthodologie : voir la rubrique « Points de méthode ».

TG

Vous pouvez travailler sur les thèmes correspondant aux trois sujets à partir du Blog.

La vérité : voir rubrique « Cours TG », l’esprit scientifique, l’esprit critique, la vérité (définitions et propriétés).

Vérité et justice : le problème du relativisme : voir rubrique « Morale », le cours « Relativisme et universalisme », ainsi que rubrique « Cours TG », les textes sur le rapport à la vérité, la vérité (définitions et propriétés).

La justice : rubrique « Politique », les cours « La justice » et « La question du droit de résistance ». Les textes ci-dessous peuvent servir de référence.

TSTI2D

Vous pouvez travailler sur les thèmes correspondant aux trois sujets à partir du Blog.

La vérité : Rubrique « Cours TSTI2D », cours « Qu’est-ce que l’esprit critique ? ».

Vérité et justice : le problème du relativisme : voir rubrique « Morale », le cours « Relativisme et universalisme », ainsi que rubrique « Cours TSTI2D », le cours « La vérité (définitions et propriétés) ».

La justice : rubrique « Politique », les cours « La justice » et « La question du droit de résistance ». Les textes ci-dessous peuvent servir de référence.

Qu’est-ce que l’esprit scientifique ?

Il y a plusieurs définitions possibles de la science. En un sens, la science n’existe pas, il existe des sciences, chacune définie par l’objet qui lui est propre (la biologie est l’étude du vivant, la sociologie, l’étude de la société, etc.). Dans un sens très général, science est synonyme de savoir ou de connaissance; en ce sens, il est possible de parler de « science du droit » à propos du savoir du juriste, de science philosophique ou de science théologique. Ce qu’on appelle science aujourd’hui est la connaissance de la nature, la physique au sens général du terme (qui comprend toutes les sciences de la nature), ce qu’on appelait encore au 18e siècle la philosophie naturelle. Par extension, le projet d’étudier l’histoire et les sociétés humaines en prenant pour modèle sinon les méthodes du moins l’esprit des sciences de la nature a donné naissance à ce qu’on appelle les sciences historiques ou les sciences humaines.

Ce qui fait la scientificité de la science, et qui donc la définit, ce sont les règles de la méthode qui fondent la connaissance objective. C’est donc l’esprit scientifique qui définit la science, c’est-à-dire l’ensemble des règles que l’esprit doit adopter pour être scientifique dans son approche de la réalité. Il faut distinguer trois types de règles, qui concernent respectivement la définition de la réalité, la théorie de la preuve et le rapport aux valeurs.

Les postulats de la recherche scientifique

Les postulats de la recherche scientifique ont pour objet la définition a priori de la réalité qui constitue l’objet de la recherche scientifique (la définition de la réalité qu’il faut admettre avant toute connaissance pour que la connaissance soit possible). On appelle postulat ce qu’il faut admettre sans pouvoir le prouver. Les postulats sont des croyances d’un genre particulier : ce sont des croyances nécessaires, que l’on justifie par les conséquences bénéfiques que l’on en tire. Les postulats de l’esprit scientifique sont des croyances qui sont en même temps des règles : pour faire de la science, il faut 1) croire ou admettre qu’il existe une réalité objective, indépendante de ce que chacun en perçoit subjectivement, 2) appeler réalité celle qui se présente à nous par l’intermédiaire des sens, une réalité constituée de corps matériels situés dans le temps et dans l’espace, 3) croire ou admettre qu’au sein de cette réalité, qu’on appelle la nature, tout ce qui arrive a pour cause un mécanisme naturel.

Le réalisme scientifique

L’esprit scientifique postule l’existence d’une réalité objective, commune à tous les esprits. Philosophiquement, il est impossible de prouver que ce que nous appelons réalité existe indépendamment de la conscience que nous en avons : la conscience est conscience de la réalité et nous appelons réalité la réalité dont nous avons conscience. Pour prétendre à l’objectivité ou à la vérité scientifique, il faut admettre la possibilité de faire au sein de la conscience le partage entre ce qui est subjectif (la réalité pour moi ou pour le groupe auquel j’appartiens) et ce qui est objectif (la réalité en soi, abstraction faite de la conscience qu’on en a). La prétention à la vérité est fondée sur l’idée que notre esprit dispose de critères (l’évidence sensible, l’évidence rationnelle, l’accord des esprits) pour distinguer ce qui est objectif de ce qui est simplement subjectif, pour prouver que la réalité telle qu’on la pense correspond à la réalité telle qu’elle est. Encore faut-il pour cela, c’est la condition, admettre qu’il existe une réalité en soi, référence commune à toutes les consciences, par-delà la manière dont celle-ci apparaît à chacun.

L’esprit scientifique refuse donc par principe le relativisme, la doctrine philosophique selon laquelle la vérité est toujours relative à l’esprit qui la conçoit. La science ambitionne la vérité au sens de la vérité-adéquation : l’adéquation entre la représentation de la réalité par l’esprit et la réalité telle qu’elle est en soi. Un scientifique ne peut admettre que ce que la science présente comme étant « la réalité », soit considéré comme étant simplement la vision du monde particulière d’un individu, d’une culture, d’une civilisation, d’une époque ou même de l’humanité. La vérité scientifique est universelle ou elle n’est pas.

Le matérialisme scientifique (ou naturalisme scientifique)

L’esprit scientifique postule que toute connaissance commence avec l’expérience, c’est-à-dire avec la rencontre du réel par l’intermédiaire des sens. Autrement dit, la science appelle réalité la réalité empirique (la réalité dont on peut faire l’expérience, c’est-à-dire la réalité que l’on peut connaître par l’observation). Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas d’autre réalité pour la science que la réalité naturelle (la réalité physique). Cette réalité est constituée de matière, de corps (gazeux, liquides ou solides, visibles ou invisibles) situés dans le temps et dans l’espace. On parle indifféremment de naturalisme scientifique ou de matérialisme scientifique pour caractériser ce parti pris de l’esprit scientifique.

Ce postulat signifie que l’esprit scientifique prend pour règle de définir a priori (avant toute connaissance) la réalité par la matière, ce qui implique d’exclure du domaine de la science (de la connaissance de la nature) les esprits (anges, démons, etc.), l’âme et le divin (les dieux, ou Dieu). La science prohibe l’animisme et se démarque explicitement de la métaphysique (théologique ou philosophique).

Le matérialisme scientifique, qui est une règle de méthode, doit cependant être distingué du matérialisme philosophique, qui est une doctrine philosophique de la réalité. Dans les deux cas, le matérialisme correspond à l’idée selon laquelle tout est matière (il n’y a que des corps). Pour le scientifique (qui peut éventuellement être croyant par ailleurs), cette idée n’est rien d’autre que le postulat qu’il doit adopter en tant que scientifique, dans son activité de scientifique (la réalité qu’étudie la science est la même pour le croyant ou pour l’athée). Pour le philosophe, le matérialisme est la parti pris métaphysique selon lequel il n’existe pas d’autre réalité que la réalité qu’étudie la science, celle des corps matériels. Le matérialisme philosophique est donc indissociable de l’athéisme.

La science n’est pas athée, elle est agnostique, ce qui signifie qu’elle ne se prononce pas sur les questions métaphysiques relatives à l’origine et à la fin ultime de toutes choses : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? le monde est-il éternel ou bien est-il le produit d’une Création ? Existe-t-il un Dieu ? La Providence (le plan de Dieu) donne-t-il un sens à l’histoire du monde ? Existe-t-il un âme distincte du corps ? Existe-t-il un Au-delà de la vie terrestre pour les mortels ? Etc.

Le déterminisme scientifique

L’esprit scientifique postule que dans la nature (la réalité qu’étudie la science), tout ce qui arrive a pour cause un mécanisme naturel. Ce postulat est relatif à l’explication scientifique. La science ne se borne pas à décrire (dire ce qu’elle observe), elle ambitionne d’expliquer les phénomènes observés (les faits, la réalité telle qu’elle apparaît à l’observation). Expliquer, au sens scientifique du terme, signifie dévoiler et dire la cause des phénomènes observés. Le déterminisme scientifique est la règle qui exige la mise en oeuvre du principe de causalité – le principe selon lequel « rien n’arrive sans cause » – dans l’étude de la nature. Tout ce qui arrive dans la nature, tout phénomène observé, doit être interprété comme l’effet d’une cause, laquelle n’est pas toujours connue ni observable. Les lois de la nature, dont les sciences font la théorie, sont les lois qui déterminent les phénomènes à exister comme ils existent. Une détermination est une cause déterminante, la cause qui détermine l’existence et la manière d’exister d’un être.

Le postulat du déterminisme scientifique est une règle qui pose un interdit : l’explication des phénomènes observés dans la nature ne doit pas recourir au mode d’explication par lequel les hommes expliquent ordinairement leurs propres actions. L’explication scientifique proscrit le finalisme, l’explication par les causes finales (la finalité).

Il existe en effet deux manières de répondre à la question « Pourquoi ? », deux manières pour l’esprit de mettre en oeuvre le principe de raison (le principe suivant lequel « rien n’est sans raison »). Il faut distinguer les raisons et les causes ou, pour le dire autrement, les causes finales (les raisons d’agir, qui déterminent les fins – buts, finalité – des actions) et les causes efficientes (ou mécaniques).

Parce que nous sommes doués de conscience, nous pouvons rattacher nos actions à nos intentions et considérer ainsi que les décisions de notre conscience, qui déterminent notre volonté, sont la cause déterminante de nos actions. De même, nous pouvons comprendre les actions des autres hommes au moyen d’une interprétation qui postule que ces actions sont les effets de leurs décisions conscientes. Selon ce postulat interprétatif (le postulat du libre-arbitre), il y a toujours une volonté (invisible) derrière une action (visible).

L’explication du mouvement d’une chose dépourvue de conscience et de volonté, en revanche, suppose l’existence d’une cause mécanique : la cause qui détermine le mouvement (le mouvement d’un astre par exemple), en l’absence de raison d’agir, ne peut être qu’une force physique. L’explication par les causes doit donc être distinguée de l’explication par les raisons. Si on veut être précis, il faut distinguer entre expliquer – dévoiler la cause d’un mouvement – et comprendre – dévoiler le sens d’une action.

Le postulat négatif de la recherche scientifique est qu’il n’y a pas d’esprit, de volonté, derrière les mouvements et les événements du monde. Les changements observables qui affectent les corps matériels doivent être expliqués exclusivement par des causes, non par des raisons. La science n’a pas pour fonction d’interpréter le sens des événements du monde, mais de dévoiler les mécanismes (lois causales) qui les produisent. Cette règle de l’esprit scientifique se heurte à une tendance naturelle de l’esprit humain qui consiste chercher derrière les phénomènes observés – pour en comprendre le sens – une intentionalité, c’est-à-dire l’oeuvre d’une volonté, d’un esprit. Comme l’écrit Spinoza : « Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin. »

On pourrait définir la science comme le mode de connaissance de la nature qui, à la différence de l’animisme ou de la théologie, prohibe absolument l’explication des phénomènes observés par des causes finales (les intentions d’une volonté, le plan conçu par un esprit). Le postulat du déterminisme scientifique commande d’écarter le préjugé en faveur de la Providence divine, la tendance à expliquer les événements du monde par la volonté de Dieu. La volonté de Dieu considérée comme une cause susceptible de tout expliquer, estimait Spinoza au 17e siècle – en un temps où l’autonomie de la recherche scientifique n’était pas encore admise – ne peut être qu’un « asile de l’ignorance » : un refuge pour l’ignorant, qui dispose ainsi à peu de frais d’une réponse complète à ses questions (quelle est la cause de ce qui arrive ? quel sens peut avoir cet événement ?); mais aussi un obstacle à la connaissance, puisque l’illusion d’être en possession de la clé d’interprétation universelle des événements du monde empêche de se mettre à la recherche des mécanismes naturels qui en sont les causes véritables.

Comme le matérialisme scientifique, le déterminisme scientifique donne lieu à des malentendus. La théorie darwinienne l’évolution qui sert de base à la connaissance du vivant depuis le 19e siècle est parfois contestée au nom de l’argument théologique fixiste et créationniste (tirée du texte de la Genèse) selon lequel l’homme et le monde du vivant auraient été créés par Dieu tels qu’ils sont aujourd’hui au moment de la Création. Non seulement la science du vivant établit que les formes de vie ont une histoire, mais l’évolution du vivant telle que la conçoit Darwin a pour moteur un mécanisme aveugle, celui de la « sélection naturelle », de sorte que pour expliquer l’histoire de la vie l’hypothèse d’une intelligence créatrice (d’un « dessein intelligent ») n’est nullement nécessaire. L’apparition, la transformation et la disparitions des espèces s’explique par le hasard : les petites variations qui se produisent lors de la reproduction ne peuvent se transmettre aux générations suivantes que si elles favorisent la survie et la reproduction dans un environnement naturel donné. Les organismes vivants paraissent avoir été admirablement organisés en vue de l’adaptation à leur environnement, mais il n’y a pas de cause finale : les êtres vivants ne sont pas le produit d’une volonté consciente d’adaptation, ni l’oeuvre d’un créateur intelligent qui, à la manière d’un artisan, aurait conçu et réalisé la perfection de leur organisation.

Autrement dit : l’explication scientifique de l’évolution du vivant par le mécanisme de la sélection naturelle ne fait pas appel à la Providence divine (l’idée d’un plan de Dieu). Mais ce refus de principe ne vaut que pour la démarche scientifique. Une théorie qui prétendrait expliquer les transformations du vivant par l’intervention de l’intelligence divine ne pourrait pas en même temps prétendre être scientifique, puisqu’elle violerait ainsi l’un des postulats de la science, une règle méthodologique qui fait partie du « contrat » que tout scientifique doit respecter. La connaissance de la nature n’est possible que si l’on admet a priori que tout ce qui arrive dans la nature a pour cause un mécanisme naturel : ce principe d’explication constitue le point de départ de toute démarche scientifique. En revanche la science ne peut affirmer qu’il n’y a pas de Providence (de plan conçu par un Dieu créateur de toutes choses), de sorte que la théologie est compatible avec la science si – sans interférer avec la démarche scientifique – elle considère que le récit scientifique de l’évolution du vivant est le récit de l’histoire de la vie telle que Dieu l’a conçue et l’a voulue. Ce qui implique bien entendu, tout en conservant l’idée de Création divine, de renoncer à la lecture littérale des Ecritures.

La méthode scientifique (la théorie de la preuve)

C’est la méthode scientifique qui caractérise le plus essentiellement l’esprit scientifique. Le rationalisme scientifique, comme tout rationalisme, mobilise les trois règles de l’esprit critique : 1) penser par soi-même (contre les préjugés); 2) se mettre en pensée à la place de tout autre (dans la communication avec les autres scientifiques, laquelle implique la critique réciproque); 3) toujours penser en accord avec soi-même (l’exigence de cohérence des théories, qui caractérise le rationalisme en général). La singularité du rationalisme scientifique tient à la méthode d’administration de la preuve : la science dispose du moyen de contrôler la valeur de vérité de ses théories par le recours à l’expérience (à l’observation). La preuve scientifique est une preuve par l’expérience (preuve empirique, par la « méthode expérimentale »).

Deux idées épistémologiques (l’épistémologie est l’étude de la science et de la méthode scientifique) sont à retenir : 1) la science est une connaissance empirique (par expérience), qui tire sa prétention à la vérité de l’observation directe de la nature; 2) la preuve scientifique (c’est-à-dire la preuve par l’expérience, le fait observé) qui garantit la certitude de la connaissance n’est paradoxalement pas une preuve de la vérité des théories (vérification de l’hypothèse par l’expérience), mais une preuve de l’erreur (réfutation de l’hypothèse par l’expérience).

La recherche scientifique ne consiste pas à chercher la vérité dans les livres mais à étudier directement « le grand livre de la nature ». Le point de départ de la démarche scientifique est l’observation. L’observation ne suffit pas à faire de la science (« Une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierre n’est une maison« , formule du physicien Henri Poincarré), mais une théorie scientifique est dépendante des données de l’observation et doit être controlée par le recours à l’observation. D’où la nécessité de recourir à des instruments d’observations toujours plus perfectionnés (télescopes et microscopes notamment) – le progrès des techniques rendu possible par le progrès scientifique favorisant ainsi en retour le progrès des sciences.

La science consiste à décrire précisément les phénomènes observés, puis à expliquer ces phénomènes, expliquer scientifiquement signifiant dévoiler les mécanismes qui produisent les phénomènes observés. On appelle phénomène, la chose (la réalité) telle qu’elle apparaît et peut être décrite, et lois de la nature, les lois causales ou mécanismes qui font l’objet des hypothèses théoriques conçues par l’esprit du scientifique. Les deux outils de la connaissance scientifique sont donc la raison et les sens (la théorie et l’expérience). La théorie de la méthode scientifique – ou théorie de l’esprit scientifique – consiste à décrire la manière dont ces deux facultés de connaître se combinent pour produire et prouver la connaissance de la nature.

En matière de théorie de l’esprit scientifique, il est nécessaire de déconstruire un préjugé qui est à la fois ancré dans le sens commun et dans la philosophie de la connaissance sous le nom l’empirisme. L’empirisme est la théorie de la connaissance selon laquelle toutes nos idées viennent des sens. L’empirisme valorise l’expérience, prenant appui sur l’évidence sensible comme critère de vérité : nous ne pouvons pas douter de nos perceptions sensibles, je crois nécessairement ce que je vois. Selon cette théorie, l’expérience ne sert pas seulement à contrôler les théories, mais aussi à les produire par l’induction, le raisonnement qui consiste à tirer une loi générale en partant d’une série d’observations particulières : l’observation des régularité dans la nature permettrait de concevoir par généralisation les lois universelles de la nature.

Selon l’empirisme, l’esprit est scientifique en tant qu’il se laisse instruire par la nature sans préjugés – les constructions théoriques de la raison pouvant elles-mêmes être considérées comme des préjugés (des idées préconçues, puisque conçues par la raison indépendamment de l’expérience, c’est-à-dire avant la collecte de faits au moyen de l’observation). Une telle conception de la relation entre l’esprit et la nature peut être illustrée par la métaphore de la relation de l’élève et du maître d’école : l’esprit scientifique est face à la nature comme l’élève qui questionne le maître et attend de lui les réponses à ses questions. Faire preuve d’esprit scientifique consisterait à laisser parler les faits, c’est-à-dire à attendre de la nature qu’elle lui fournisse les informations – les données de l’observation – répondant aux questions que l’on se pose à son sujet.

Paradoxalement, l’esprit qui adhère à cette conception de la méthode est conduit à croire trop facilement aux théories qu’il élabore – certain qu’il est de la valeur objective des idées qu’il tire des faits eux-mêmes, de l’observation directe de la réalité. L’empirisme pèche par défaut d’esprit critique. Il cède à ce qu’on appelle aujourd’hui le biais de confirmation, la tendance naturelle de l’esprit à considérer que l’observation d’un fait qui confirme une idée constitue une preuve de vérité. L’empirisme est fondé sur la croyance fausse selon laquelle les idées et les théories sont tirées (induites) de l’observation et prouvées par l’observation.

Comme l’a montré l’épistémologue Karl Popper, la preuve scientifique est une preuve négative : l’observation d’un fait peut constituer la preuve de l’erreur d’une théorie, non la preuve de sa vérité. L’observation de mille cygnes blancs ne prouve pas la vérité de la proposition « Tous les cygnes sont blancs »; l’observation d’un seul cygne noir prouve en revanche avec certitude la fausseté de celle-ci. « Les théories ne sont jamais vérifiables empiriquement« , écrit Popper. Il baptise faillibilisme la théorie de la connaissance qu’il propose, selon laquelle toutes nos connaissances sont conjecturales (hypothétiques, conjecture est synonyme d’hypothèse), c’est-à-dire faillibles, susceptibles d’être remise en cause.

Même si cette affirmation peut sembler paradoxale, puisque la science est considérée aujourd’hui comme le domaine de la vérité par excellence, il faut considérer que dans les sciences, c’est toujours l’erreur et non la vérité qui est certaine. « Vérité scientifique » signifie que la représentation de la réalité produite par la science est la meilleure jamais produite dans l’histoire de l’humanité, et non pas qu’il est absolument certain que cette représentation de la réalité corresponde exactement à la réalité telle qu’elle est. Une théorie est vraie par rapport aux théories dont la fausseté a été démontrée, ce qui signifie qu’elle constitue la meilleure approximation de la vérité dans l’état actuel de la connaissance. Mais la seule certitude absolue dans les sciences est celle de l’erreur. La valeur de la méthode scientifique tient précisément à sa capacité à détecter l’erreur, à utiliser l’observation pour réfuter les théories : c’est la faculté à repérer et à éliminer les erreurs qui constitue le moteur du progrès scientifique.

La science, estime Popper, procède comme tout apprentissage par essais et erreurs : l’essai, c’est l’idée que l’esprit se fait de la réalité, l’erreur, le démenti que la réalité lui inflige, l’obligeant ainsi à concevoir une autre idée. Selon cette conception de l’esprit scientifique, l’initiative revient à l’esprit qui conçoit la théorie. la relation entre l’esprit authentiquement scientifique et la nature peut être illustrée par la métaphore du juge d’instruction et du témoin : loin d’être bavarde comme un professeur, la nature est muette, de sorte que l’enquêteur doit la questionner pour la faire parler. Comme le juge d’instruction, le chercheur conçoit et formule les théories, lesquelles ne sont que des hypothèses. L’expérimentation, c’est-à-dire l’expérience construite par le scientifique en vue de produire une observation qui valide ou invalide la théorie, est comme une question adressée à la nature. La valeur de la réponse dépend nécessairement de la valeur de la question.

On appelle méthode expérimentale, la méthode qui consiste à construire à partir de la théorie l’expérience susceptible de réfuter la théorie. « Pouvoir être testé, c’est pouvoir être réfuté« , écrit Popper : « Tous les tests effectifs constituent des tentatives de réfutation« . La méthode est hypothético-déductive. De l’hypothèse (la théorie de la loi de la nature) conçue par l’esprit scientifique, on tire une conséquence possible : on « déduit » de la théorie l’observation d’un événement particulier à venir (prévision). On appelle « expérience cruciale » l’observation anticipée par la théorie et destinée à contrôler celle-ci.

Par l’expérimentation, la théorie s’expose à la contradiction par l’expérience, ce qui en fait la scientificité : une théorie est scientifique si et seulement si elle est falsifiable (susceptible d’être infirmée ou réfuter) par observation nouvelle. Ce qui revient à dire qu’elle est scientifique dans la mesure où elle permet de déduires des prévisions précises qui s’exposent à être démenties par la réalité. « Un système doit être tenu pour scientifique seulement s’il formule des assertions pouvant entrer en conflit avec certaines observations. » (Karl Popper.) L’esprit scientifique est ainsi une des expression de l’esprit critique : contre le vérificationnisme (ou biais de confirmation) – la croyance selon laquelle une observation peut prouver la vérité d’une croyance – qui est la pente naturelle de l’esprit, la méthode scientifique consiste à rechercher la contradiction par l’expérience comme moyen d’éliminer les erreurs de jugement. On ne devrait donc pas dire (en toute rigueur) d’une théorie scientifiquene qu’elle est « confirmée » ou « vérifiée » par l’expérience, mais qu’elle a été « contrôlée », « corroborée » ou « validée » par l’expérience, en tant qu’elle a résisté aux tests destinés à la réfuter.

L’exposition à la contradiction par l’expérience implique que la vérité scientifique doit être considérée comme provisoire. Ce qui peut sembler paradoxal puisque la vérité est par définition définitive. Cela tient au fait qu’on appelle « vérité scientifique » ce qui n’est en réalité que la meilleure approximation possible de la vérité, la connaissance la plus « exacte » (la plus proche de la réalité telle qu’elle est) jamais produite. Seule l’erreur est définitive, puisque seule l’erreur est certaine. On ne peut parler de vérité « sanctionnée » ou définitive à propos de d’une théorie scientifique que lorque toutes les théories concurrentes ont été définitivement éliminées par la preuve de leur fausseté.

Illustrations 1

Le biologiste et médecin français Claude Bernard (1813-1878) décrit la méthode expérimentale en évoquant ses recherches sur la glycogénie animale (Claude Bernard le chercheur qui a découvert la fonction glycogénique du foie).

De ce texte, on peut tirer cinq leçons d’épistémologie, la dernière étant la plus importante :

1) Construire une expérimentation est une manière d’interroger la nature : « instituer une expérience, c’est poser une question. » « L’esprit de l’expérimentateur doit être actif, c’est-à-dire qu’il doit interroger la nature et lui poser des questions dans tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées. » « L’expérimentateur qui se trouve en face des phénomènes naturels ressemble à un spectateur qui observe des scènes muettes. Il est en quelque sorte le juge d’instruction de la nature. »

2) Ce n’est pas la nature qui fournit à l’esprit les idées, mais c’est l’esprit qui prête ses idées à la nature. « L’expérimentateur raisonne nécessairement d’après lui-même et prête à la nature ses propres idées. » Comme le dit Kant, les sens ne sont pas trompeurs, mais ils ne pensent pas. Les idées ne viennent pas des sens, mais de l’esprit qui les conçoit. L’esprit, dans l’expérimentation, est actif, il n’est pas le miroir du spectacle de la nature. La théorie scientifique, autrement dit, n’est pas le miroir de la nature, c’est une construction intellectuelle, une création de l’esprit, un produit de l’imagination scientifique.

3) Peu importe la manière dont l’esprit trouve ses idées, l’important est la manière dont il teste celles-ci. L’idée scientifique n’est pas le produit de l’expérimentation, elle la précède et en constitue la condition de possibilité. « Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue. » « L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée. »

4) La fonction de l’expérimentation est de tester la valeur de vérité de l’hypothèse, c’est-à-dire de l’idée conçue par l’esprit du scientifique. Cette idée exprime une loi de la nature qui permet d’anticiper des observations possibles. La vertu d’une théorie est de pouvoir en déduire des prévisions, lesquelles peuvent être utilisées en retour pour tester la validité de la théorie : « L’expérimentateur est celui qui, en vertu d’une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des phénomènes observés, institue l’expérience de manière que, dans l’ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l’hypothèse ou à l’idée préconçue. »

5) L’invalidation de l’idée scientifique par l’expérimentation a valeur de preuve, mais l’expérimentation ne permet pas de confirmer une hypothèse. Autrement dit : l’observation du résultat attendu ne prouve pas la vérité de l’idée scientifique, tandis que le résultat qui contredit les attentes de l’esprit (l’anticipation déduite de l’hypothèse) a valeur de preuve négative (preuve de l’erreur). Claude Bernard compare, à titre d’exemple, deux expériences. La première expérience consiste à nourrir un chien d’une soupe de lait sucrée ; l’anticipation déduite de l’hypothèse initiale du scientifique est que le sucre ingéré doit se retrouver dans le sang du chien après la digestion. Le résultat de l’expérience confirme l’hypothèse (la loi causale qui établit que la digestion de la nourriture sucrée est la cause de la présence du sucre dans le sang). Pourtant – à ce stade le chercheur ne le sait pas encore – l’hypothèse est fausse. La seconde expérience, construite pour confirmer la première, est déduite de cette même hypothèse : en donnant à un autre chien de la nourriture sans aucune matière sucrée, l’observation attendue est l’absence de sucre dans le sang après la digestion. Or, le résultat – le fait observé – est en contradiction avec la prévision de la théorie : Claude Bernard constate avec surprise que le sang du chien qui n’a pas mangé de sucre contient lui aussi du sucre, comme le sang du chien nourri avec du sucre. En conséquence, le chercheur abandonne son hypothèse initiale pour concevoir de nouvelles idées à partir de ce fait nouveau. Conclusion : l’expérimentation (le recours à l’observation) ne peut pas prouver avec certitude la vérité d’une hypothèse, mais elle prouve de manière certaine son insuffisance. Seule la preuve négative est certaine.

Claude Bernard tire de la réflexion sur sa pratique une leçon d’épistémologie (de théorie de la connaissance) : le bon scientifique est celui qui conçoit l’expérimentation non pas pour confirmer ses idées, mais pour les contester. Le mauvais scientifique est à l’inverse celui qui cherche uniquement à les vérifier. La différence entre le bon et le mauvais scientifique – et d’une manière plus générale entre la bonne et la mauvaise manière de progresser dans la connaissance de la réalité – est donc l’esprit critique. « Les hommes qui ont foi dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. »

Illustration 2 – L’exemple de loi de la chute des corps.

Galilée comme Aristote étudient la nature en recourant l’un et l’autre à l’expérience, c’est-à-dire à l’observation. La comparaison entre la formulation de la loi de la chute des corps par l’un et par l’autre permet de distinguer et d’opposer les deux interprétations de la méthode scientifique, deux interprétations de la combinaison entre théorie et expérience.

La loi de la chute des corps selon Aristote – « Plus un corps est massif, plus il tombe vite » a été établie par induction, en suivant la méthode de l’empirisme, qui consiste à généraliser sur la base d’une série d’observations. On voit les corps lourds tomber plus vite que les corps légers; on en tire l’idée générale selon laquelle les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. Suivant cette méthode qui paraît naturelle, les idées viennent des sens et la vérité scientifique dépend de l’observation.

La loi de la chute des corps établie par Aristote est pourtant fausse. Ce que Galilée a démontré par l’expérience de pensée que présente le physicien Etienne Klein dans la première partie de la vidéo ci-dessous. Comme dans une expérimentation réelle, l’expérience de pensée consiste à « supposer qu’une loi est vraie » (hypothèse) pour en déduire les conséquences que l’on peut en tirer. En l’occurrence l’expérimentation n’est pas nécessaire puisque le raisonnement suffit à lui seul à montrer la fausseté de l’hypothèse – dont on peut déduire deux conséquences contradictoires entre elles. La loi d’Aristote tirée de l’observation (c’est-à-dire fondée sur le critère de l’évidence sensible) est donc invalidée par le raisonnement, en vertu du critère de l’évidence logique (la cohérence ou non-contradiction).

Etienne Klein tire de cette réfutation de la loi d’Aristote par Galilée un plaidoyer en faveur du rationalisme, lequel valorise l’activité de l’esprit scientifique, les raisonnements et les constructions théoriques qui ne dépendent pas directement de l’observation. Dans la production de la connaissance, l’esprit scientifique ne se limite pas à tendre un miroir au spectacle de la nature. Ce n’est pas en observant les phénomènes que l’on comprend les lois qui les gouvernent. La loi de la chute des corps telle que Galilée la conçoit – « Tous les objets tombent à la même vitesse dans le vide » – ne correspond pas à ce qu’on voit, puisqu’on ne voit jamais les objets tomber dans le vide (l’air n’est pas le vide et offre une résistance à la chute des corps, comme l’eau ou la mélasse).

La science moderne consiste à expliquer le réel (ce qu’on observe) par des lois dont l’énoncé semble démenti par l’observation (la loi de la chute des corps selon Galilée semble impossible). La loi de la chute des corps n’est pas le reflet du spectacle de la chute des corps. Elle est l’oeuvre de l’esprit scientifique en tant que celui-ci construit des raisonnements en se tenant à distance du monde empirique (des phénomènes tels que nous pouvons les observer).

L’esprit scientifique découvre les lois de la nature, comme la loi de la chute des corps, en réfutant les hypothèses fausses, que celles-ci soient le produit de l’induction ou de l’imagination scientifique. La méthode privilégiée n’est pas l’induction, mais le raisonnement hypothético-déductive, qui consiste à déduire des conséquences de l’hypothèse que l’on croit vraie et qui permet d’éliminer les erreurs lorsque l’on peut montrer que ces conséquences sont fausses.

Textes sur le rapport à la vérité

I

Le texte (un éditorial, signé par Michel Eltchaninoff de la revue Philosophie Magazine)

S’il y a une expression qui m’énerve, c’est celle-là ! Vous êtes en train de déployer une délicate argumentation psychologique pour expliquer le comportement d’un ami. Vous pesez vos mots pour cerner au plus près ce que vous pensez d’un film. Vous tâchez de résumer un article de deux pages en quelques phrases. C’est alors que votre interlocuteur vous jette un regard aussi vide que la mer d’Aral et prononce ces trois syllabes d’un ton gentil, mais morne: “C’est pas faux…” Mais… Mais… C’est un peu court, jeune homme ! Et si “c’est pas faux”, pourquoi ce ne serait pas vrai ?

J’imagine le “c’est pas faux” se décliner en SMS expéditif, genre “cpf”. S’il n’existe pas, contrairement à “tfq” (“tu fais quoi ?”), “sdk” (“ça dit quoi ?”– je ne comprends même pas la question…) ou “vzy” (“vas-y”), il faudrait l’inventer. Tiens, j’aimerais créer un émoji “c’est pas faux”. Celui qui baille existe (🥱), le sceptique aussi (🤔). Mais pas celui qui imite l’air niais et un peu gêné de Franck Pitiot, le Perceval de Kaamelott, inventeur officiel du “c’est pas faux”. C’est en effet dans cette série marrante que l’expression est devenue culte. Quand on ne comprend pas grand-chose à ce qu’on vous raconte, qu’on n’a pas écouté, qu’on ne sait pas quoi dire ou qu’on s’en fiche complètement, on répond : “C’est pas faux…” Le nuancier d’intentions sous-entendues est riche, d’ailleurs : indifférence (“Tu ne trouves pas que ça sent bizarre dans la cuisine ? — C’est pas faux.”), semblant d’empathie (“Rosa est tellement aux petits soins avec Marc qu’il ne fait plus rien à la maison. — C’est pas faux.”), allusion à des informations que l’on possède sans forcément vouloir les dévoiler (“Qu’est-ce qu’elle est adorable, Lucie, elle a le cœur sur la main ! — C’est pas faux.”). Bref, “raf” – qui n’est pas ici l’acronyme de la Royal Air Force…

Pourquoi sommes-nous devenus incapables de dire “c’est vrai”, d’adhérer avec conviction à l’avis d’autrui s’il touche à quelque chose que nous reconnaissons exact ? Voici plusieurs hypothèses :

La vérité a atteint son stade démocratique. Nous vivons dans un monde de convictions et d’avis multiples. Aucun énoncé absolu, issu d’un dieu, d’un roi ou de la tradition, ne peut plus s’imposer dans la conversation collective. Toute hypothèse mérite vérification et délibération. Accepter d’emblée un énoncé tranchant est devenu impossible. Le “c’est pas faux” constitue le premier stade d’un dialogue, le sas d’entrée dans le domaine du discutable, mais surtout pas une inscription sur les Tables de la Loi (Tiens, imaginez la tête de Moïse tout juste descendu du Sinaï, face au peuple, lisant tout haut les Dix Commandements. “Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas l’adultère… — C’est pas faux”…). La formule est peut-être le signe d’une société parvenue à sa maturité démocratique, jamais prête à gober une Vérité sans l’avoir examinée sous toutes ses coutures.

La vérité s’est diluée dans le soupçon. Plongés dans un monde virtuel d’opinions qui se font passer pour des démonstrations et de fausses nouvelles, le “c’est pas faux” relève moins de la prudence démocratique que de l’abandon pur et simple de l’exigence de vérité. Face aux philosophes de la déconstruction, Pascal Engel, dans À quoi bon la vérité ? (Grasset, 2005, une discussion polémique avec Richard Rorty), critique ceux qu’il appelle les “vériphobes”. Ceux-ci – comme, d’après lui, Michel Foucault – considèrent que “la notion de vérité [n’est] rien d’autre que l’instrument du pouvoir” et qu’accepter une vérité, même rationnelle et démontrée, constitue un acte de soumission. Engel s’inquiète : “Si tout le monde devait s’accorder pour dire que la vérité n’est pas une valeur intrinsèque qu’il faut rechercher pour elle-même […], la vérité demeurerait-elle même seulement un moyen pour d’autres fins ? À mon avis, elle disparaîtrait purement et simplement.” Bref, nous entrerions dans l’ère maussade et désolée du “c’est pas faux”.

Nous sommes juste un peu paresseux. Pour trancher entre la première hypothèse, optimiste, et la deuxième, carrément déprimante, tout dépend de ce qu’on veut faire du “c’est pas faux”. S’il représente la première étape d’une discussion, l’antichambre précautionneuse et réfléchie à un échange d’arguments, le prélude à un “mais…”, alors pas de quoi s’alarmer. Mais si c’est une porte qu’on referme sans même oser la claquer, l’expression révèle surtout une grosse fatigue. Repliés sur un quant-à-soi qu’on ne cherche même pas à expliciter, nous suggérons, en l’utilisant, que cela ne vaut pas la peine de continuer de chercher. Comme si l’élan vital de déchiffrement du monde était devenu un passe-temps inutile et dérisoire. Affirmer un “c’est vrai !” (ou un “c’est faux”) est-il devenu une charge mentale trop lourde à porter ? J’espère que non.

P.-S. : Je vous en supplie : ne me répondez pas “c’est pas faux” !

Synthèse du texte

Une expression est devenue à la mode : « C’est pas faux ». Ce « c’est pas faux » n’est pas un franc « c’est vrai » : il commente sans véritablement affirmer ou nier. Deux hypothèses peuvent expliquer ce refus de trancher, cette précaution dans le rapport à la vérité : ou bien l’expression témoigne d’une forme de prudence, du doute méthodique nécessaire à la discussion qui permet de chercher la vérité avec les autres, ou bien elle témoigne d’une forme d’indifférence à l’égard de la parole de l’interlocuteur, qu’on ne prend même plus la peine de contredire. Selon la seconde hypothèse, pessimiste, l’expression « c’est pas faux » illustrerait l’abandon pur et simple de l’exigence de vérité, considérée par nos contemporains comme trop lourde à porter. Ce qui devrait inquiéter, dans la mesure où une société dans laquelle la vérité cesse d’être une valeur ne peut être qu’une société du repli sur le quant-à-soi et du soupçon généralisé.

II

Gerald BRONNER, Apocalypse cognitive (2021)

D’entre tous les faits qui caractérisent cette période passionnante et inquiétante, je retiens que les vingt premières années du XXIe siècle ont instauré une dérégulation massive du marché cognitif que l’on peut également appeler le marché des idées. Celle-ci se laisse appréhender, d’une part, par la masse cyclopéenne et inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde dans cet océan. Cette situation a affaibli le rôle des gate keepers traditionnels (journalistes, experts académiques… toute personne considérée comme légitime socialement à participer au débat public) qui exerçaient une fonction de régulation sur ce marché. Ce fait sociologique majeur a toutes sortes de conséquences mais la plus évidente est que l’on assiste à une concurrence généralisée de tous les modèles intellectuels (des plus frustres au plus sophistiqués) qui prétendent décrire le monde. Aujourd’hui, quelqu’un qui détient un compte sur un réseau social peut directement apporter la contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine. Le premier peut même se targuer d’une audience plus nombreuse que le second. […]

Si les progrès de la connaissance perturbent l’expression de la croyance, ne faut-il pas se réjouir de la concurrence cognitive généralisée qu’organise le monde contemporain ? En définitive, les énoncés objectivement rationnels ne vont-ils pas s’imposer à la faveur de cette libre concurrence contre les produits frelatés de l’esprit que sont les superstitions, les légendes urbaines et autre théories complotistes ? Un regard même superficiel sur la situation actuelle va à rebours de cet espoir. Au contraire, cette libre concurrence favorise souvent les produits de la crédulité. Certains phénomènes – qui par ailleurs n’ont pas attendu l’existence d’internet pour se constituer en réalité sociale – ont été amplifiés depuis le début des années 2000. C’est le cas de la méfiance envers les vaccins, du conspirationnisme ou encore de la multiplication de toutes sortes d’alertes sanitaires ou environnementales pas toujours fondées en raison. (…) L’avantage concurrentiel dont bénéficient certaines propositions crédules est-il durable ou bien peut-on s’attendre à ce qu’à long terme, cette mise en concurrence des propositions intellectuelles favorise celles qui sont le mieux argumentées et les plus proches du canon de la rationalité ? […]

Les fausses informations vont six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations. La crédulité a donc un avantage concurrentiel important sur le marché cognitif dérégulé parce que, nous l’avons vu, elle propose une éditorialisation du monde qui tend la main aux mécanismes les plus intuitifs de notre esprit : les stéréotypes culturels, les dizaines de biais cognitifs identifiés à ce jour par la science, l’effet de surprise et de dévoilement que proposent souvent ces produits intellectuels frelatés, et, d’une façon générale, toutes les limites qui pèsent sur notre rationalité.

Synthèse

Depuis le début du 21e siècle, Internet et les réseaux sociaux ont fabriqué une société dans laquelle les experts et les journalistes n’ont plus le monopole de la mise en circulation des informations et des idées. Quelqu’un qui détient un compte sur un réseau social peut apporter la contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine. Cette libre concurrence ne favorise pas le progrès de l’information et de la connaissance mais, au contraire, la diffusion des produits de la crédulité (superstitions, légendes urbaines, fake news, théories du complot). On a ainsi pu constater que sur les réseaux sociaux les fausses informations circulent six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations.

Galilée ou l’amour de Dieu

Lexique

Abjurer (abjuration) : renoncer (le renoncement) à une conviction de manière solennelle, publiquement et sous serment.

La cosmologie : la conception de l’ordre du monde.

Les Écritures : la Bible (le texte sacré des Chrétiens), qui comprend l’Ancien Testament (le texte hébreu de la Bible, qui comprend notamment la Genèse) et le Nouveau Testament (le texte proprement chrétien, principalement les Évangiles).

L’Inquisition : L’Inquisition est l’institution judiciaire créée au Moyen Âge (au 13e siècle) par l’Église catholique pour traquer et punir les hérétiques dans l’Europe chrétienne. Les inquisiteurs (les juges de l’Inquisition), choisis par le pape au sein des ordres religieux, étaient donc les gardiens de la vérité religieuse.

L’héliocentrisme : La théorie de l’univers d’après laquelle le Soleil (hélios en grec ancien) est le centre immobile autour duquel gravitent la Terre et les autres planètes (du système solaire). L’héliocentrisme s’oppose au géocentrisme, la théorie de l’univers d’après laquelle la Terre est le centre immobile du monde autour duquel gravitent tous les autres astres.

L’hérésie : L’erreur condamnée par l’Église. Le mot vient du grec hairesis, qui signifiait « choix », puis « école philosophique, secte religieuse ». « Hérésie » est le terme utilisé par l’Église catholique pour désigner toute doctrine déviante par rapport aux vérités de la foi reconnues comme telles sous son autorité.

L’Index. L’Index était le catalogue des livres interdits de publication par l’Église ; la mise à l’Index était le moyen par lequel celle-ci entendait contrôler la diffusion des idées nouvelles et censurer les écrits considérés comme dangereux pour les vérités de la foi et pour la morale commune. L’Index a été créé au 16e siècle par le Concile de Trente (1545-1563) et supprimé par le Concile Vatican II en 1966 (l’Index n’était plus publié depuis 1948). Le Concile de Trente fut un moment important de l’histoire de l’Église catholique, celui de la « Contre-Réforme », la réforme interne par laquelle l’Église s’est organisée en vue de contrarier l’expansion du protestantisme. La création de l’Index est une conséquence de l’invention au 15e siècle de l’imprimerie – laquelle a favorisé la circulation des idées nouvelles par la lecture – et de la Réforme protestante initiée par Luther, dont l’imprimerie a facilité l’expansion.

La « mise à l’index » a pris aujourd’hui un sens figuré ; l’expression signifie, au sens large, « rejeter, condamner, exclure » quelqu’un ou quelque chose.

L’interprétation littérale des Écritures : La méthode de lecture qui consiste à prendre le texte sacré à la lettre, de comprendre les images et les récits selon leur sens direct et ordinaire, comme s’il s’agissait de la description objective de faits réels.

L’interprétation métaphorique ou allégorique des Écritures : la méthode de lecture qui consiste à interpréter certains passages du texte sacré (images, récits) non dans leur sens littéral (des descriptions à prendre à la lettre), mais comme l’expression indirecte et symbolique d’une vérité spirituelle ou morale.

La Révélation : la manifestation directe et surnaturelle de la Parole de Dieu, par laquelle celui-ci fait connaître aux hommes la Vérité.

La théologie : l’étude de Dieu et des vérités que Dieu a révélées.  

Le sujet du film : le procès de Galilée (1632-1633)

Le sujet du film est le procès de l’astronome florentin Galilée (1564-1642), accusé d’hérésie par l’Inquisition catholique en 1632 pour avoir défendu la théorie de l’astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543) – la théorie baptisée héliocentrisme selon laquelle le Soleil est le centre de l’univers autour duquel gravitent la Terre et les autres planètes. La thèse de Copernic, bien qu’encore non établie sur des preuves solides, paraissait aux astronomes du 17e siècle comme plus vraisemblable que le géocentrisme, l’antique système d’Aristote et de Ptolémée selon lequel la Terre est le centre immobile de l’univers autour duquel tournent le Soleil et les autres astres. Pour l’Église, en revanche, Aristote demeurait la référence scientifique, tandis que la doctrine de Copernic semblait constituer une menace pour la croyance selon laquelle l’homme a été placé par Dieu au centre de la Création – croyance considérée comme une vérité éternelle de la foi fondée sur les Saintes Écritures. À l’issue de son procès, Galilée fut contraint d’abjurer, c’est-à-dire de renier publiquement ses convictions, et ses écrits furent mis à l’Index. La réhabilitation de Galilée par l’Église catholique sera déclarée par le pape Jean-Paul II en 1992. Le livre qui avait servi de prétexte à sa condamnation, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, avait été retiré de l’Index (la liste des livres interdits) en 1835.

Le film permet d’illustrer non seulement le problème de la relation entre science et religion mais aussi celui des rapports entre vérité et politique.

Science et religion au 17e siècle

Au 17e siècle, la philosophie commence à promouvoir la science nouvelle qui met en question la physique héritée d’Aristote et rend possible le progrès dans la connaissance de la nature. Le philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626) distingue explicitement deux livres de la connaissance : la Bible d’une part, le livre de la Nature d’autre part, lequel doit être consulté au moyen de l’observation, source d’une vérité indépendante de la connaissance biblique. Une telle distinction implique la revendication d’autonomie de la science par rapport à la théologie. La science recherche la vérité dans la connaissance du monde naturel selon sa propre méthode, fondée sur l’expérience, sans se considérer comme limitée a priori par ce qui est écrit dans les livres (qu’il s’agisse de la philosophie grecque ou de la Bible).

Au 17e siècle, l’Église est divisée dans son rapport à cette science nouvelle. Confrontés à la révolution copernicienne, certains théologiens estiment que la vérité sur le système du monde est l’affaire des astronomes, lesquels doivent établir par des preuves scientifiques la vérité ou la fausseté de la théorie de Copernic (l’héliocentrisme). Pour d’autres, partisans de l’interprétation littérale des Écritures, la cosmologie de la Bible, qui incline dans le sens du géocentrisme, est un objet de foi qu’il faut défendre contre les prétentions des scientifiques.

Au 17e siècle, la reconnaissance de l’autonomie de la science dépendait donc non seulement du rapport de forces entre théologiens et scientifiques (entre l’autorité de l’Église et l’esprit scientifique), mais aussi du rapport de forces au sein de l’Église entre les théologiens partisans et adversaires de la liberté de la recherche scientifique.

L’enjeu du débat théologique est la reconnaissance de l’autonomie de la cosmologie scientifique (l’étude du « système du monde ») par rapport à la théologie (l’interprétation des Écritures). Au 17e siècle, la question pour les hommes d’Église était encore de déterminer si les théories scientifiques touchaient à la matière de la foi. S’il est écrit dans les Saintes Écritures que le Soleil se lève et se couche, faut-il considérer qu’il s’agit d’une vérité de la foi mise en cause par la théorie de l’héliocentrisme ? Pour que la science gagne son autonomie par rapport à la théologie, il faut que celle-ci admette la séparation entre science et religion, en reconnaissant qu’il n’y a rien dans l’étude de la Nature qui concerne la foi, ni rien dans les textes sacrés qui concerne la connaissance de la Nature. Suivant un bon mot de l’époque, cité par Galilée : « L’intention de la Sainte Écriture est d’enseigner aux hommes comment on va au ciel, et non comment va le ciel. »

Aujourd’hui l’Église admet l’autonomie de la Science, c’est-à-dire la liberté de la recherche scientifique et de la publication des vérités scientifiques. Au 17e siècle, la séparation entre science et théologie était en débat mais n’était pas acquise.

Le film témoigne de l’ambivalence qui caractérisait l’attitude de l’Église vis-à-vis de la science au 17e siècle. La première scène du film montre deux hiérarques de l’Église, le cardinal Barberini, futur pape Urbain VIII, et le cardinal Bellarmin, le théologien le plus important de l’époque, s’intéresser aux découvertes de Galilée. La lunette astronomique fut inventée durant la première décennie du 17e siècle. Galilée fut le premier scientifique à faire usage d’un télescope comme instrument d’observation astronomique.

Copernic avait justifié l’héliocentrisme de manière purement théorique, sans ce nouvel instrument, afin de surmonter la complexité théorique qu’il fallait au système de Ptolémée pour interpréter certaines observations du ciel (le « mouvement rétrograde » de Mars et de Vénus, par exemple, qui semblent reculer avant de poursuivre leur mouvement circulaire autour de la Terre, ce qui s’explique par le fait que la Terre, étant plus rapprochée du Soleil, tourne plus vite sur son orbite, donnant ainsi l’illusion que Mars et Vénus reculent momentanément dans le ciel). Grâce à sa lunette astronomique, Galilée découvre les quatre lunes de Jupiter, lesquelles tournent autour de leur planète, et non pas autour de la Terre. Galilée a pu ainsi concevoir l’hypothèse de la loi universelle – s’appliquant également à la Terre – selon laquelle dans l’univers les petits astres gravitent autour des grands.

L’autorité de l’Église et l’enjeu politique de la vérité

Le film illustre le conflit possible entre l’intérêt pour la vérité – qui est un intérêt pour l’universel, donc un intérêt « désintéressé » – et l’intérêt politique, que celui-ci soit particulier (la conquête et la conservation du pouvoir) ou général (la cohésion politique de la communauté garantie par la communauté des croyances).

L’un des intérêts du film est en effet de montrer que la volonté de soumettre les savants à l’autorité de l’Église obéit à des considérations politiques. On voit dans le film que les autorités de l’Église ne manifestent pas d’hostilité totale à l’égard de la liberté de la recherche scientifique. Galilée est respecté en tant que savant, mathématicien et astronome. C’est la publication des résultats de la recherche qui pose un problème à l’Église, en tant que ceux-ci sont susceptibles d’entraîner des désordres politiques. Tandis que Galilée défend son droit d’exposer sans préjugés les termes du débat scientifique, les hommes d’Église cherchent un compromis entre la liberté de la recherche scientifique et la nécessaire stabilité des croyances, que seule l’autorité de l’Église et du pape peut garantir.

La finalité du procès était moins de punir Galilée que d’obtenir de celui-ci l’abjuration de la doctrine de l’héliocentrisme, afin de réaffirmer l’autorité de la papauté et de l’Église. La condamnation de Galilée était une manière pour l’Église d’assumer le contrôle politique des croyances et de proclamer dans toute l’Europe la suprématie des théologiens – seuls garants de la vérité – sur les savants, ainsi que la suprématie de la révélation Biblique sur les découvertes des astronomes.

On voit dans le film que la vérité est la valeur commune, l’enjeu étant celui de l’autorité intellectuelle : qui a le droit d’établir la vérité ? Qui possède l’autorité intellectuelle nécessaire pour distinguer le vrai du faux, en vertu de quels critères ? La liberté de la recherche était reconnue à Galilée, mais pas le droit de publier le résultat de ses travaux sans l’autorisation de l’Église, laquelle se considérait alors comme la gardienne exclusive de la vérité.

Galilée défend donc ce qu’il estime être vrai dans le domaine de la physique, et ne comprend pas que les autorités de l’Église lui demandent de renoncer à exposer le résultat de ses recherches. Les hiérarques de l’Église lui opposent moins une doctrine théologique que les exigences de l’intérêt général – l’intérêt politique de préserver l’unité de la communauté et l’autorité de l’Église qui en est le garant. L’argument est que la vérité doit être établie par l’Église, et non par la communauté scientifique, en raison de la fonction politique de la vérité (rassembler la communauté par la communauté de croyances).

Le modèle cosmologique hérité de la science grecque présentait le grand avantage d’être compatible avec l’expérience commune, puisque le mouvement de rotation de la Terre elle-même est imperceptible et que tout le monde voit depuis toujours le Soleil se lever à l’Est et se coucher à l’Ouest. Il n’était donc pas déraisonnable de craindre que la révolution copernicienne – en détruisant une « vérité » multiséculaire, le géocentrisme, pour lui substituer la théorie nouvelle de l’héliocentrisme – n’ébranlât les consciences. L’enjeu n’apparaissait pas exclusivement scientifique : c’est la stabilité du monde, de la représentation du monde commun, qui était en cause. En bousculant les préjugés les mieux ancrés et la représentation de la place de l’homme au sein de la Création, la nouvelle théorie scientifique était susceptible d’avoir des répercussions par-delà le domaine de la science, favorisant, à la suite de la Réforme protestante initiée un siècle plus tôt par Luther, l’irruption de nouvelles idées, fragilisant un peu plus l’autorité de l’Église indissociable de l’ordre politique au sein de la Chrétienté européenne.

En même temps que le conflit entre l’intérêt de la raison pour la vérité et l’intérêt général de la communauté politique tel que l’Église l’interprète, le film souligne l’émergence d’une communauté d’un genre spécial, la communauté scientifique, favorisée par la diffusion des livres à travers l’Europe que facilite l’imprimerie. Galilée incarne la solidarité entre les chercheurs, solidarité qui transcende les appartenances nationales et religieuses. L’astronome allemand protestant, Johannes Kepler (1571-1630), et Galilée, l’astronome italien catholique, sont unis par la recherche de la vérité scientifique, laquelle passe par l’échange des arguments critiques, mais aussi par le partage des instruments (la lunette astronomique), la mutualisation des observations et des arguments. La vérité scientifique apparaît comme la seule à pouvoir prétendre à l’universalité : la Nature est la même pour tous ; tandis que les vérités de la foi séparent les hommes en communautés distinctes et potentiellement hostiles, les vérités scientifiques génèrent un consensus qui dépasse toutes les barrières culturelles et politiques. L’astronome protestant et l’astronome catholique sont destinés à reconnaître la fausseté du géocentrisme et la vérité de l’héliocentrisme, quoiqu’en pensent leurs églises respectives.

Pourquoi Galilée a-t-il été accusé d’hérésie ?

Galilée n’était pas un chercheur marginal : il était non seulement un savant reconnu, mais aussi le philosophe et mathématicien personnel du grand-duc de Toscane, Cosme II. Galilée, dont l’authenticité de la foi ne fait aucun doute, disposait en outre, du fait de sa position sociale, de nombreuses relations et d’appuis au sein de l’Église. Lorsque le cardinal Barberini – un homme d’Église protecteur des sciences et des lettres – devint pape, en 1623, prenant le nom d’Urbain VIII, il s’agissait a priori d’une bonne nouvelle pour Galilée. On voit dans le film que le cardinal s’intéressait aux travaux de Galilée et que s’était établi entre eux une relation de confiance. Comment a-t-il pu donc se trouver en position d’accusé, victime de l’Inquisition ?

Deux données historiques permettent d’en comprendre la raison.

1) Au début du 17e siècle, un compromis, suggéré par le cardinal Bellarmin – un théologien influent et subtil – s’est imposé au sein de la hiérarchie de l’Église à propos de la théorie de l’héliocentrisme, en vogue chez les plus éminents astronomes européens. Du fait de l’absence de preuves parfaitement établies (qui faisaient en effet encore défaut à l’époque) et de la crainte d’un effondrement de la physique d’Aristote qui constituait alors la référence scientifique de l’Église, il fut admis que les scientifiques pouvaient présenter la doctrine de Copernic comme une « hypothèse », à la condition de ne jamais la concevoir comme une « vérité ». Ce compromis est exposé dans le film par les deux ecclésiastiques (le pape Urbain VIII et le cardinal Bellarmin) avec lesquels Galilée s’entretient. Un tel compromis visait à maintenir une hiérarchie entre les dogmes de la religion (les vérités de la foi) et les théories scientifiques, entre l’Église, gardienne et médiatrice de la vérité, et la science, libre de ses hypothèses mais soumise à l’autorité de l’Église en matière d’établissement de la vérité.

2) Un événement important s’est cependant produit en 1616, qui allait au-delà de ce compromis et qui a suscité l’inquiétude des scientifiques. Le pape Paul V (le prédécesseur d’Urbain VIII), a décrété la mise à l’Index des écrits de Copernic, cinquante ans après leur publication. La théorie de l’héliocentrisme était de fait tenue pour hérétique, de sorte que ses partisans, parmi lesquels Galilée, se voyaient condamnés au silence.

Galilée a toutefois entrepris d’exploiter sa faible marge de manœuvre en écrivant son Dialogue des deux grands systèmes du monde, dans lequel les deux théories de l’univers, celle de Copernic et celle de Ptolémée, sont exposées à travers un dialogue entre deux personnages, Salviati et Simplicio, arbitré par un troisième, Sagredo. En dépit de son apparente neutralité, le livre démolit la physique d’Aristote et le système de Ptolémée. Le personnage de Salviati, qui défend la doctrine de Copernic, est le porte-parole de Galilée, tandis que le défenseur de la physique d’Aristote reçoit le nom perfide de Simplicio. Pire : Galilée reprend les arguments du cardinal Barberini (alias Urbain VIII) en faveur du « compromis » qui établit le système de Copernic comme n’étant qu’une simple hypothèse, mais il place ces arguments dans la bouche de Simplicio, le plus faible intellectuellement de ses trois personnage – ce que le pape prendra comme un affront personnel.

Galilée achève l’écriture de son livre en janvier 1630. Commence alors une intrigue assez complexe autour de la publication du livre. Galilée parvient à obtenir l’autorisation d’imprimer de l’Inquisition de Florence, mais il a perdu certains de ses soutiens à Rome. La communication entre Florence et Rome est en outre contrariée durant quelques temps par une épidémie de peste. Lorsque Galilée se rend à Rome, en 1632, pour plaider la cause de son livre, le pape avait étudié celui-ci de près. Le lien de confiance était brisé : jugeant flagrants le parti pris en faveur de l’héliocentrisme et l’affront à l’autorité l’Église, le pape ordonna de séquestrer tous les exemplaires du livre et demanda au Tribunal de l’Inquisition d’instruire le procès de Galilée. Sans être brutalisé, celui-ci est arrêté, questionné et condamné à abjurer.

On voit dans le film que Galilée était autorisé à présenter le système de Copernic comme une hypothèse, à la condition toutefois de ne pas publier de travaux prétendant apporter la preuve scientifique de la fausseté du géocentrisme et de la vérité de l’héliocentrisme. Durant le procès qui lui est fait, Galilée est soupçonné d’avoir outrepassé la liberté qui lui était accordée, et donc d’avoir mis en cause l’autorité de l’Église en même temps que la vérité reconnue comme telle par l’Église. Galilée n’aurait sans doute pas eu de problème s’il avait strictement respecté les règles imposées par l’Église. Il se vit reprocher d’une part d’avoir fait imprimer son livre, Dialogue des deux grands systèmes du monde, à Florence et non à Rome, sans l’autorisation du pape, d’autre part d’avoir tenté de montrer dans ce livre, en argumentant en faveur du mouvement de la Terre, que l’héliocentrisme était vrai et le géocentrisme faux, ce qui n’était pas autorisé par l’Église.

Les conditions de la liberté de la recherche scientifique

L’intérêt philosophique du film est qu’il incite à la réflexion sur les conditions qui rendent possible la liberté de la recherche scientifique. La liberté de la recherche scientifique et la reconnaissance du droit de la science d’établir la vérité dans le domaine de la connaissance de la nature sont des conquêtes récentes dans l’histoire de l’humanité.

On peut distinguer trois types de conditions : politiques, culturelles et intellectuelles.

Sur le plan politique, le procès de Galilée suppose la reconnaissance de l’Église comme pouvoir spirituel vis-à-vis duquel les pouvoirs temporels (les États) ont des obligations. L’Europe du 17e siècle n’est pas encore laïque. La liberté de la recherche scientifique suppose que celle-ci soit émancipée de la censure exercée par les autorités religieuses. La condition politique qui rend possible l’autonomie de la science est la séparation de l’État et de la religion. Le principe de la séparation de l’État et de la religion garantit la neutralité de l’État dans le rapport à la vérité, condition de la liberté de la recherche scientifique. De fait, c’est l’État laïque moderne qui garantit la liberté de la recherche et de la parole scientifiques.

Sur le plan culturel, la liberté de la recherche scientifique suppose la reconnaissance sociale de la souveraineté de la science, c’est-à-dire la reconnaissance du droit de la raison humaine de dire le vrai et le faux dans le domaine de la connaissance de la nature. Il s’agit d’une caractéristique essentielle de ce qu’on appelle la civilisation des Lumières, qui fait de l’esprit critique, c’est-à-dire du libre examen de toutes les croyances, une valeur. La promotion de l’esprit critique par les philosophes du siècle des Lumières avait en effet pour finalité de défendre le progrès de la connaissance entravé par les autorités religieuses et elle s’est accompagnée, sur le plan politique, de la revendication de la liberté d’opinion en matière de religion et du droit de publier librement, c’est-à-dire d’exprimer publiquement ses opinions. Le procès de Galilée est ainsi devenu le symbole de ce que le siècle des Lumières a baptisé l’obscurantisme religieux, c’est-à-dire le refus irrationnel des lumières de la connaissance philosophique et scientifique, la censure des idées nouvelles, le combat perdu d’avance mené par des autorités religieuses au nom des vérités de la foi contre le progrès de la connaissance.

Sur le plan philosophique, la liberté de la recherche scientifique se fonde principalement sur deux conditions intellectuelles dont il est question dans le film : 1) La découverte d’une méthode propre à la science, qui permet à celle-ci de prétendre établir une connaissance de la réalité supérieure à celle contenue dans les livres – savants ou religieux – déjà écrits ; 2) une métaphysique qui justifie la liberté de la recherche de la vérité dans le domaine de la connaissance de la nature.

Ce dernier point, quelque peu oublié aujourd’hui, est au cœur du film. Il n’y a pas de science possible sans une métaphysique qui valorise et promeuve l’esprit scientifique et l’effort de la connaissance. Cette métaphysique peut-être purement philosophique ou bien théologique, si elle a pour cadre la croyance selon laquelle le monde naturel est l’œuvre de Dieu. Il est donc question dans le film du débat théologique portant sur les rapports de la foi et de la raison. Faut-il, au nom de la théologie bien comprise, donner libre cours à la recherche scientifique, ou bien au contraire imposer des limites à celle-ci ?

Galilée développe un discours théologique qui comprend deux idées essentielles : 1) d’une part l’idée selon laquelle la science rapproche de Dieu, l’esprit scientifique ayant été donné à l’homme pour qu’il puisse connaître la Création ; 2) d’autre part, le principe de la distinction entre interprétation littérale et interprétation métaphorique (ou allégorique) des Écritures. Ce second point constitue la clef de la compatibilité entre science et religion à l’ère de la science moderne. Dans la mesure où le progrès de la connaissance rend obsolètes les descriptions du monde naturel contenues dans les Écritures, une alternative s’impose à la théologie : ou bien on prend les textes sacrés à la lettre, considérant que tout ce qui est écrit correspond à la réalité telle qu’elle est, ce qui conduit à la négation de la vérité scientifique ; ou bien l’interprétation se donne la liberté de considérer les allusions au monde naturel dans les textes sacrés soit comme l’expression de la manière de voir le monde du commun des mortels, soit comme des images, des allégories dont le sens est symbolique et qui visent à délivrer un message moral ou spirituel – et non pas comme des descriptions scientifiques visant à décrire la réalité telle qu’elle est.

Méthode et progrès scientifiques : Galilée vs Aristote

En faisant de la physique d’Aristote et du système de Ptolémée une science officielle indissociable des vérités de la foi car conforme à la cosmologie de la Bible, l’Église entrave la liberté de la recherche scientifique, laquelle obéit à des règles de méthode – l’observation et la démonstration rationnelle – indépendantes de la Révélation.

Dans le film, Galilée souligne le fait que l’autorité de la tradition ne peut prévaloir en science comme c’est le cas dans la théologie, qui doit être fidèle aux vérités révélées par les Saintes Écritures. Galilée revendique une fidélité à Aristote qui n’est pas une fidélité aux théories d’Aristote mais une fidélité à la méthode d’Aristote, suivant laquelle il n’y a de connaissance de la Nature possible que par l’expérience : « L’expérience est reine ; la théorie est toujours subordonnée à l’expérience » Le film n’entre pas dans le détail du débat sur la méthode scientifique, qui porte sur le rôle respectif des sens et de la raison dans la construction de la vérité scientifique. Ce n’est pas l’expérience directe, mais l’expérimentation construite à partir de la théorie et des mathématiques qui, pour Galilée, disciple de Platon plus que d’Aristote, permet de produire la preuve scientifique.

Cependant, l’idée importante est ici que l’autonomie de la science se fonde sur l’expérience en tant qu’instrument de lecture du grand livre de la Nature, tandis que la théologie, dont l’objet est la lecture de la Bible, n’est d’aucun secours pour la connaissance de la Nature. Le débat scientifique est un débat de la raison avec elle-même, dans lequel on pratique le jeu de la critique des argumentations, lesquelles sont construites sur la base de règles méthodologiques communes. L’accord avec Aristote est réel si l’on n’entre pas dans le détail de la théorie de la preuve. La règle commune stipule que dans le cadre de la recherche scientifique (qui porte sur le monde physique, le monde auquel on accède par l’observation), la théorie doit être contrôlée par l’expérience, c’est-à-dire par l’observation. Un argument scientifique est une expérience scientifique qui donne à une observation la valeur d’une preuve.

Cette méthode argumentative distingue la science de la théologie. Galilée partage avec Aristote le postulat selon lequel le critère de la vérité en matière de connaissance de la nature est l’expérience, et non pas la Bible (ou un texte sacré quel qu’il soit, quand bien même on révère celui-ci comme fondement de la foi). Une théorie scientifique, en conséquence, n’est pas sacrée. Il n’y a aucune raison de la considérée comme un dogme (une vérité soustraite à l’esprit critique). Galilée et Aristote joue au même jeu, celui de la science, dont l’objet est de connaître la réalité telle qu’elle est au moyen des ressources dont dispose l’esprit humain (la raison et les informations fournies par les sens).

Dans le cadre de cette activité commune, l’objectif de chacun des chercheurs de vérité est de corriger l’erreur dans le jugement de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, afin de contribuer à l’objectif commun : le progrès de la connaissance. Selon la formule de Karl Popper, un épistémologue du 20e siècle, la science progresse par essais et erreurs. Dans l’entreprise de la science, l’erreur n’est pas considérée comme une hérésie qu’il faut combattre, mais comme un moyen de faire progresser la connaissance. Ce qui justifie la liberté de la recherche. La défense de Galilée devant le tribunal de l’Inquisition n’est donc pas seulement rhétorique : Galilée se montre bien en un sens disciple d’Aristote en corrigeant Aristote. Il est en cela fidèle à l’esprit scientifique qui animait Aristote, lequel prétendait corriger Platon.

Galilée théologien : l’enjeu de l’interprétation des Écritures.

Dans le film, le tribunal reproche à Galilée d’empiéter sur le domaine de la théologie en se mêlant d’exégèse (le travail d’interprétation des Saintes Écritures). Dans le premier entretien avec le pape, celui-ci avertit Galilée, lui recommandant de séparer la science et la théologie. Le reproche et l’avertissement sont en un sens fondés. Galilée réfléchit en philosophe au problème de la conciliation entre la vérité scientifique et les vérités de la foi, qui à ses yeux ne peuvent être opposées. Paradoxalement, Galilée est contraint de se faire théologien pour tenter, par des arguments théologiques, de séparer la science de la théologie afin de pouvoir à la fois repousser la tutelle de la théologie et revendiquer l’indépendance de la science.

L’argument principal avancé par l’Inquisition pour justifier l’accusation d’hérésie à l’encontre de Galilée est celui de la contradiction manifeste entre le texte biblique et la théorie de l’héliocentrisme, dont Galilée est soupçonné d’être un adepte.

Lorsqu’une contradiction apparaît entre la science et la religion, l’unité de la vérité  – il serait absurde d’admettre deux vérités différentes contradictoires entre elles – exige un arbitrage. L’Église estime que cet arbitrage relève de son autorité et de sa théologie : la vérité selon la religion vraie est éternelle et absolue, rappelle le pape à Galilée dans l’une des dernières scènes du film, tandis que la vérité scientifique est provisoire, changeante et incertaine. Il faut donc que la science cède devant la religion, laquelle a pour fonction de maintenir l’ordre du monde. Les vérités de la foi (les dogmes), qui viennent de Dieu, ne peuvent être questionnées, de sorte qu’il est nécessaire, en cas d’opposition apparente avec la vérité scientifique, de présumer que l’erreur vient de la science.

Le tribunal de l’Inquisition avance deux arguments pour justifier l’affirmation selon laquelle la théorie de l’héliocentrisme entrerait en contradiction avec la Bible. D’une part les Écritures contiennent quelques éléments de description astronomique (passages relatifs au Ciel et à la Terre) qui suggèrent une cosmologie. Par exemple, dans un verset de l’Ancien Testament, le prophète Josué ordonne au soleil et à la lune de « s’arrêter », ce qui suppose, selon une lecture littérale, que le soleil tourne autour de la terre. D’autre part, argument plus théorique, la doctrine selon laquelle la Terre gravite autour du soleil est présentée comme incohérente avec l’idée, qui au cœur du texte de la Genèse, selon laquelle l’homme, créature à l’image de Dieu, aurait nécessairement été placé par celui-ci au centre de la Création. On retrouve ces deux arguments (les passages descriptifs des Écritures interprétés à la lettre et l’idée selon laquelle l’homme est la fin ultime de la Création) dans la polémique entretenue depuis le 19e siècle au sujet de la théorie de l’évolution de Darwin.

Dans la mesure où on lui oppose les Écritures, Galilée est contraint de proposer une interprétation du texte sacré compatible avec la vérité scientifique. Il n’a en outre personnellement aucune raison de mettre en doute une telle compatibilité. Sur le plan scientifique, Galilée est sincèrement convaincu de la vérité de l’héliocentrisme. Catholique sincère, il ne met pas en cause la vérité des Saintes Écritures. Sa théologie se fonde sur la doctrine des deux livres : « La Sainte Écriture et la nature procèdent pareillement du Verbe divin », écrit-il dans la Lettre à la grande-duchesse Christine (1615), où il expose ses idées en matière de théologie ; « Dieu ne se révèle pas avec moins d’excellence dans les effets naturels que dans les paroles sacrées de l’Écriture ». La Bible et la Nature sont les deux livres à travers lesquels la Parole de Dieu peut se lire. Il s’ensuit 1) que les deux livres ne peuvent se contredire, puisque Dieu ne peut se contredire ; 2) que Dieu n’a pas voulu faire connaître à l’homme les secrets de la Création par le livre Saint, dans lequel ne se trouve aucun élément de science, rien sur les mathématiques, ni rien sur la structure du monde ; 3) que les sens et la raison ont été donnés à l’homme pour qu’il puisse laborieusement lire le livre de la Nature et percer ainsi les secrets de la Création ; 4) que les vérités révélées (les vérité de la foi) ont uniquement pour objet de faire connaître à l’homme ce qu’il ne peut découvrir par lui-même.

Selon cette conception, les quelques références superficielles à des phénomènes physiques que l’on peut trouver dans les Écritures sont sans pertinence pour la science : il faut en déduire que la communication d’une vérité scientifique n’est pas le but de la Bible. Il est donc absurde de chercher des contradictions entre les vérités révélées et les vérités scientifiques. Plutôt que de concevoir le progrès de la connaissance comme une contestation de la conception du monde contenue dans les Écritures, il faut à l’inverse considérer qu’il permet à l’homme de se rapprocher de Dieu. L’esprit scientifique, guidé par Dieu, accède à la connaissance de « l’harmonie du monde » qui est l’œuvre de Dieu. Qu’est-ce que la physique, du point de vue théologique bien compris, si ce n’est la connaissance des lois universelles qui gouvernent le monde créé par Dieu ? Dans cette perspective, comme le dit Galilée dans le film, « la science est le meilleur chemin pour se rapprocher de Dieu ».

Galilée renverse également l’argument que lui oppose le pape, suivant lequel la vérité des Écritures est éternelle tandis que la vérité scientifique serait changeante et provisoire. La connaissance scientifique est la connaissance des lois nécessaires et universelles qui règlent l’ordre du monde voulu par Dieu : « la Nature est inexorable et immuable et ne transgresse jamais les limites des lois qui lui sont imposées » La science, dans la mesure où elle parvient à la vérité, est donc aussi rigoureuse et indestructible que la Nature elle-même. En revanche, l’interprétation des Écritures est sujette à évolution, dans la mesure où la nécessaire harmonie entre la science et la religion commande, lorsque qu’une contradiction apparaît entre l’interprétation des Écritures et une théorie scientifique démontrée, de considérer qu’il n’y pas réellement de contradiction mais erreur humaine – non dans la science, mais dans l’interprétation des Écritures.

Galilée suggère donc de modifier l’interprétation des Écritures, afin de rendre celle-ci compatible avec la théorie de l’héliocentrisme. Il mobilise à cette fin la distinction entre interprétation littérale et interprétation métaphorique (ou allégorique) des Écritures, deux méthodes de compréhension du texte biblique entre lesquelles les théologiens doivent choisir, ou qu’ils peuvent choisir d’utiliser alternativement. L’interprétation littérale des Écritures est légitime, à la condition que celle-ci n’apparaisse pas comme une contre-vérité flagrante au regard de la connaissance naturelle. Les Pères de l’Église admettaient déjà que certains passages de la Bible devaient être interprétés de manière métaphorique. Par exemple, s’il est question de la main de Dieu, il est évident qu’il s’agit d’une image, d’une manière ordinaire de parler, mais que l’expression ne doit pas être prise à la lettre. De même, estime Galilée, si on lit que le Soleil se lève ou se couche, il faut considérer que le texte biblique, qui s’adresse à tous, adopte la manière de voir et de parler commune à tous les esprits. La rigueur scientifique dans la description de la nature serait inadaptée dans le cadre d’un récit dont le but n’est pas de communiquer une vérité scientifique mais une vérité spirituelle ou morale.

Le choix du principe d’interprétation est décisif pour le rapport à la vérité. L’interprétation littérale des Écritures consiste à prendre à la lettre ce qui est écrit dans le livre sacré, en considérant que le texte permet en lui-même d’accéder directement et de manière évidente à la Vérité. Dans cette perspective, l’esprit humain reçoit passivement la Parole de Dieu, comme l’enfant la parole de l’adulte. En conséquence, une vérité scientifique qui ne correspond pas exactement à ce qui est écrit dans le texte sacré est nécessairement considérée comme une hérésie (une erreur au regard de la théologie). Le choix de l’interprétation métaphorique permet en revanche de neutraliser la contradiction entre la vérité scientifique et la vérité révélée. La contradiction n’est qu’apparente si on admet que certaines expressions du texte sacré, inéxactes au regard de la vérité scientifique, ne doivent pas être prises à la lettre, mais considérées comme des images dont la signification est symbolique, ou des références à la manière commune et ordinaire de voir le monde qu’il faut relativiser. L’intérêt de cette distinction entre interprétation littérale et interprétation métaphorique des Écritures est de rendre possible la critique de la première (l’intéprétation littérale) et de reconnaître en conséquence à l’esprit humain la liberté d’interprétation du texte sacré, qui est la condition requise pour faire apparaître la compatibilité entre la vérité scientifique et les vérités révélées.

En formulant ses conceptions théologiques, Galilée témoigne de sa foi. Au regard de l’Inquisition cependant, Galilée est hérétique par le fait même d’empiéter sur le domaine de la théologie, qui est une prérogative de l’Église. Le pape le rappelle : la liberté d’interprétation des Écritures est le critère qui distingue essentiellement protestantisme et catholicisme. Tandis que la Réforme luthérienne fait du Livre, du texte biblique, la seule médiation légitime entre Dieu et la conscience du croyant, L’Église catholique se considère elle-même comme l’institution qui détient le monopole de l’interprétation légitime des Écritures, garante du règne de la Vérité au sein de la masse des hommes faillibles.

C’est tout à fait sincèrement que Galilée refuse d’être considéré comme un hérétique. Il ne cesse de répéter que ce sont l’amour de Dieu et la fidélité à Dieu qui animent ses recherches. Ce faisant, il porte atteinte à l’autorité de l’Église. Pour celle-ci en effet, l’hérésie ne consiste pas seulement dans la fausse interprétation du texte sacré, mais aussi et peut-être surtout dans la contestation de l’autorité de l’Église en matière d’interprétation : seuls les théologiens catholiques attitrés, reconnus comme tels par l’Église, ont le droit, sous l’autorité du pape, d’interpréter le texte sacré et de se prononcer sur la vérité et l’erreur en matière de religion, notamment sur la question de la compatibilité des théories scientifiques avec les vérités de la foi.  

Création, continuité, rupture.

Ces notions sont utiles pour penser le rapport de l’action humaine au temps. Toute action s’inscrit dans une histoire (l’histoire politique, l’histoire de l’art, l’histoire des sciences, des techniques, etc.) et dans l’Histoire (l’histoire de la civilisation universelle). Ce sont des catégories de la conscience historique moderne, racine de la naissance de la pensée de l’Histoire. Il faut avoir conscience de l’historicité humaine (des transformation de la condition humaine dans le temps) pour concevoir la possibilité de la création (la production d’une oeuvre humaine absolument nouvelle, différente de tout ce qui est advenu dans le passé), de la rupture (le changement historique brutal qui brise la continuité avec le passé) et de la continuité (l’absence de rupture entre le passé, le présent et l’avenir, qui garantit une certaine permanence à travers le changement historique).

Le texte de Raymond Aron sur les dimensions de la conscience historique moderne, permet de mieux caractériser celle-ci. La première dimension est celle de la liberté de l’homme dans l’Histoire: « conscience historique » signifie conscience du pouvoir de faire l’histoire, d’introduire du nouveau et de l’inédit dans la culture, conscience du pouvoir de création de l’homme. La deuxième dimension est celle de la connaissance historique : « conscience historique » signifie conscience de la nécessité de s’intéresser au passé révolu afin de mieux comprendre le réel (le présent) et le possible (l’avenir). La connaissance historique permet de rester solidaire, par la mémoire, du passé de la civilisation, dont on sait qu’il ne reviendra plus, et de mieux comprendre comment les hommes font l’Histoire, en répondant à la question : Comment sommes-nous devenus ce que nous sommes ? La naissance de la pensée de l’Histoire, au début du 19e siècle fait suite à la prise de conscience de la rupture irréversible avec le passé résultant des révolutions modernes (la Révolution française et la révolution industrielle). La troisième dimension de la conscience historique est celle de la réflexion sur le sens de l’Histoire : « conscience historique » signifie conscience du fait que l’avenir sera différent du présent et du passé, et qu’il est donc pour une grande part indéterminé et imprévisible. La réflexion sur le sens de l’Histoire englobe l’ensemble de ses dimensions (le passé, le présent et l’avenir) en vue de produire une théorie de la direction que prend l’Histoire de la civilisation (celle d’un peuple, d’une aire de civilisation ou du monde humain dans son ensemble) : progrès ou décadence ? Retour du monde ancien dont on a la nostalgie ou avènement d’un monde nouveau objet d’espérance ? La théorie de l’Histoire peut se donner pour but d’éclairer l’avenir de l’Humanité et de justifier l’action présente par l’idée que l’on se fait de cet avenir.

Autre point essentiel souligné par le texte de Raymond Aron : on assiste assiste à une mondialisation de cette conscience historique moderne qui a émergé en Europe au siècle des Lumières. Le texte de Rousseau, qui introduit la notion de perfectibilité indéfinie (la faculté « quasi illimitée » de perfectionner et donc d’altérer la nature humaine) est un bon repère. La perfectibilité humaine, qui sera ensuite baptisée historicité par les sciences humaines, désigne la plasiticité de la condition humaine dans l’histoire ce qui rend possible sa transformation dans le temps, le progrès et la décadence, et qui permet de faire apparaître chacune des dimensions de cette condition humaine comme étant non pas un don de la nature mais une oeuvre humaine (une construction historique, ou, comme on dit aujourd’hui, « une construction sociale »).

L’idée de perfectibilité indéfinie, ainsi que le fait du progrès scientifique moderne qui l’a pour une part inspirée, ont donné naissance à l’idéal de Progrès et à l’interprétation de l’Histoire à travers l’idée de Progrès. Le progrès est l’idéal de la philosophie des Lumières au 18e siècle, Rousseau excepté, qui pense que la perfectibilité humaine est à l’origine de l’inégalité parmi les hommes et de la destruction de l’harmonie entre l’homme et la Nature. Condorcet, à la fin du siècle est un des premiers grands théoriciens du Progrès, qu’il définit à la fois comme un progrès en direction de l’égalité et comme un progrès des sciences et des techniques favorisant le bien-être de l’homme.

La conscience historique moderne est non seulement conscience du changement historique, mais aussi conscience d’un changement historique profond qui sépare de manière irréversible un monde humain nouveau – que l’on va baptiser modernité – d’un monde ancien que l’on en vient à désigner sous le nom de tradition. Les notions de monde moderne, société moderne, civilisation moderne, condition de l’homme moderne, sont l’oeuvre de la conscience historique moderne, laquelle se caractérise par sa capacité à faire la disctinction entre modernité et tradition. L’homme traditionnel, par contraste, n’a pas conscience de vivre dans une société traditionnelle, puisque celle-ci se caractérise par la conscience d’une nécessaire continuité entre le passé (mythifié et qui sert de modèle), le présent (fidèle à l’héritage des Ancêtres) et l’avenir (destiné à reproduire le modèle hérité du passé). Modernité et Tradition se distinguent par une conception de la valeur : la Tradition valorise la transmission d’un héritage, la Modernité valorise la préparation d’un avenir dont on sait qu’il sera différent du présent et du passé et sur lequel il est possible de projeter son inquiétude ou son espérance.

La première dimension de la conscience historique moderne, la conscience de la liberté de l’homme dans l’histoire, génère des conceptions de l’action humaine qui font de celle-ci le moyen d’initier un changement historique qui améliore la condition humaine. On peut distinguer deux grandes modalités de l’action transformatrice : la révolution et le progrès.

La révolution, dont la Révolution française fournit le modèle, est l’expression d’un volontarisme qui entend faire table rase du passé pour construire un monde nouveau. La révolution est donc par essence le geste de la rupture avec la continuité historique qui se veut création pure. Le modèle est celui de la révolution politique, mais il peut s’exporter dans d’autres domaines, celui de l’Art par exemple, à travers la notion d’Avant-garde. La seconde modalité de l’action transformatrice est celle du progrès.

L’idée de Progrès rétablit le sens de la continuité historique, puisque progrès signifie amélioration continue. Le modèle est fourni par l’histoire des sciences : chaque génération de chercheurs s’inscrit dans la continuité de la science du passé qu’elle entend dépasser, selon la métaphore contenue dans la formule « Nous sommes des nains perchés sur les épaules des géants ». Le changement historique qui améliore peut ainsi s’inscrire dans la perspective d’un changement continu en direction de la réalisation d’un idéal (pour la science, l’idéal de l’omniscience). Appliqué à la politique, l’idée de Progrès conduit à valoriser la réforme plutôt que la révolution : nul besoin d’une rupture violente et brutale avec le passé si le mouvement de l’Histoire conduit de lui-même en direction d’un monde meilleur.

Qu’est-ce que la modernité ? (La révolution moderne selon Marx et Tocqueville)

La modernité est la civilisation du changement historique permanent, de l’accélération de l’Histoire. Pour définir la civilisation moderne, il faut définir la révolution moderne, et tenter d’identifier le moteur de cette révolution. C’est l’objet des théories de l’Histoire qui apparaissent au début du 19e siècle, après la Révolution française et pendant la révolution industrielle. Les pères fondateurs de la sociologie moderne sont en réalité des théoriciens du sens de l’histoire moderne. Ils font la théorie du moteur du changement historique (ou processus historique) par lequel on passe d’un type de société, la société traditionnelle (prémoderne) à un autre (les sociétés modernes).

Ces théories de l’Histoire utilisent la notion de révolution en lui donnant un sens nouveau, celui d’une révolution sociale qui transforme en profondeur, dans la durée, la condition humaine sous tous ses aspects. La révolution sociale, à la différence de la révolution politique, n’est pas la mise en œuvre d’un projet conscient de transformation de la société. Il s’agit d’un « fait générateur » (Tocqueville), d’une cause générale qui détermine le changement historique (la transformation de la société) indépendamment de la conscience et de la volonté des hommes qui subissent les effets de ce changement. 

Les deux grandes théories de ce moteur de la civilisation moderne sont celle de Marx et celle de Tocqueville. Aux yeux de ces deux penseurs, la Révolution française, en tant qu’événement politique particulier, doit être considérée non comme une cause de la société moderne comme l’effet de la révolution sociale qui fait advenir le monde moderne – la révolution économique pour Marx, la révolution démocratique de l’égalisation des conditions pour Tocqueville.

Pour Marx le fait majeur est la révolution industrielle, dont le Capital (la bourgeoisie capitaliste, qui possède le capital) est l’agent, par la mobilité de ses investissements ; c’est donc l’histoire matérielle qui est déterminante (transformation du régime de la propriété des moyens de la production économique, innovations scientifiques et techniques, bouleversement des classes sociales et des rapports de classe). La cause de la grande transformation historique qui détruit la société traditionnelle et fait advenir la société moderne est le fait que la principale source de la création de richesses n’est plus la propriété terrienne (les domaines de seigneurs dans la société aristocratique) mais l’argent, la propriété du capital accumulé qui s’investit dans le travail humain et le progrès scientifique et technique pour générer du profit. C’est le capital qui organise l’économie moderne et génère les révolutions industrielles qui détruisent les anciens métiers, transportent les hommes des campagnes vers les villes où se trouvent les usines, créent de nouveaux marchés, contribuent à mondialiser la division du travail, le commerce et la consommation.

L’économiste Schumpeter (qui n’est pas un disciple de Marx) introduit le concept de destruction créatrice pour caractériser le rôle révolutionnaire du capitalisme industriel, lequel innove en permanence, modifiant ou détruisant ainsi les pratiques (métiers, consommation) et les modes de vie avant qu’ils n’aient le temps de s’installer et de devenir des traditions.

Pour Tocqueville, le fait majeur est la révolution démocratique, interprétée comme étant essentiellement sociale et culturelle, et non exclusivement politique. La modernité, c’est essentiellement à ses yeux le progrès multiséculaire de l’égalité des conditions, le passage du lien social aristocratique au lien social démocratique. Le sens de l’Histoire est un mouvement permanent et irréversible d’égalisation des conditions auquel tous les faits sociaux contribuent au fil des siècles, aussi bien les faits culturels – la religion chrétienne et la philosophie – que les faits matériels – les guerres ou les transformations de l’économie à l’époque moderne, qui favorisent la mobilité sociale. L’égalité des conditions est définie moins par l’égalité économique (même si Tocqueville considère la « classe moyenne » comme un phénomène social moderne) que par une égalité morale qui consiste dans la tendance à voir en l’autre non plus un inférieur ou un supérieur, mais un semblable et un égal – par-delà les différences de condition (position sociale, culture, nationalité, âge, sexe, etc.)

La loi sociologique identifiée par Tocqueville comme le moteur de l’Histoire (baptisée « loi de Tocqueville » par les sociologues) est la loi selon laquelle plus les hommes sont égaux, plus ils désirent être égaux. Et plus ils désirent s’affirmer comme individu indépendant et différent des autres, faut-il ajouter, dans la mesure où Tocqueville considère l’individualisme (un concept sociologique qu’il distingue de l’égoïsme) comme le second trait caractéristique de la civilisation moderne. L’égoïsme est la tendance naturelle de l’individu, présente partout et en tout temps, à préférer son intérêt à celui des autres. L’individualisme est l’expression du rapport moderne de l’individu à la communauté : dans la société moderne, qui fait de l’individu une valeur, la communauté est valorisée en tant qu’elle existe pour l’individu, qu’elle respecte son indépendance et lui permet de s’épanouir. Dans une société traditionnelle, par contraste, l’individu n’existe que par et pour la communauté, laquelle constitue la valeur suprême.

La communauté fondée sur le lien social aristocratique (prémoderne) est comparée par Tocqueville à une chaîne dont l’individu est un anneau, chaque anneau étant relié à deux autres. La métaphore à cependant deux dimensions : dans ses relations avec ses contemporains, l’individu prémoderne est toujours l’inférieur-serviteur et le supérieur-protecteur de quelqu’un ; dans le temps, il s’inscrit dans une lignée, commencée avant lui par ses ancêtres et se poursuivra après lui à travers ses descendants. L’individualisme telle que le conçoit Tocqueville est un processus historique, un processus d’individualisation qui met « chaque anneau à part ». A travers ce processus que les sociologues contemporains baptisent « atomisation du social », les individus modernes tendent à se replier sur la sphère privée, vivant avec et pour leurs proches – les intimes – sans  lien avec les générations précédentes ni avec les suivantes.

Pour Marx comme pour Tocqueville, le changement historique se traduit par la dissolution des mœurs et des valeurs de la tradition. Cette dissolution est selon Marx provoquée par l’essor du système capitaliste, qui impose le règne universel et exclusif de l’argent et de l’intérêt. Elle est selon Tocqueville la résultante de la dynamique démocratique, qui transforme la manière de vivre, de penser et de sentir des individus.

La théorie de la preuve (la méthode expérimentale)

Regarder les 4 premières minutes de cette vidéo (jusqu’à 3 minutes 45 exactement). Retenir la formule qui indique la thèse illustrée ici par le physicien Etienne Klein : Ce n’est pas en observant les phénomènes qu’on comprend les lois qui les gouvernent. Noter la formule de la loi de la chute des corps selon Aristote, puis la formule de la loi de la chute des corps selon Galilée.