La question de la justice sociale

Le problème de la justice sociale est celui de l’égalité des chances. L’injustice sociale est l’inégalité des chances d’accéder à certains biens sociaux ou à certaines fonctions sociales en raison d’une inégalité des conditions. Les biens sociaux sont les biens qui apparaissent nécessaires au bonheur (d’où le lien entre la question de la justice sociale et celle du bonheur) : le revenu (pouvoir d’achat), l’accès aux soins, l’accès à l’éducation, à la culture, etc. Les fonctions sociales ou positions sociales sont les activités sociales et politiques, les métiers, les positions de pouvoir. L’inégalité de conditions suppose pour être appréciée le choix d’un critère : le critère privilégié est le critère économique (la richesse, la distinction entre riches et pauvres), mais d’autres critères d’appréciation peuvent être choisis (notamment dans les débats contemporains): le sexe (la distinction hommes/femmes), la race, l’oritentation sexuelle, etc.

Il importe de distinguer deux problèmes, celui de la pauvreté et celui de l’inégalité des chances dans la compétition sociale. Le premier problème se rattache principalement à la question du bonheur, le second, à celle de la liberté

L’inégalité des conditions sociales est à la fois inévitable et susceptible d’être justifiée. Si toutefois une partie de la population vit dans le misère, dans la privation de biens essentiels, l’inégalité des richesses peut être dénoncée comme une injustice criante. Est-ce contre l’inégalité sociale qu’il faut lutter, ou bien plus spécifiquement contre la pauvreté ? Et peut-on lutter contre la pauvreté sans lutter contre l’inégalité sociale ? L’injustice sociale réside-t-elle dans l’inégalité des richesses en tant que telle ou bien exclusivement dans la pauvreté, dans l’inégal accès aux biens les plus essentiels ? Ce questionnement constitue la première pomme de discorde entre libéralisme et socialisme. . L’État doit-il se soucier du bonheur du peuple ? Le libéralisme strict exige de l’État qu’il ne s’en soucie point, pour se borner à garantir et à respecter lui-même les libertés fondamentales : « Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux« , écrit Benjamin Constant. Mais un État démocratique peut-il se désintéresser du malheur et de la pauvreté dans la société qu’il gouverne ? Dès lors que le libéralisme consent à l’intervention de l’État contre le malheur (ce qui est historiquement acquis depuis la mise en place de la sécurité sociale, du Welfare State ou État providence), se pose la question des critères et des limites d’une telle intervention.

Le second problème, celui de l’égalité des chances au sens strict, recoupe en partie celui de la pauvreté mais ne s’y réduit pas. La question n’est pas simplement celle de l’accès aux biens essentiels mais celle de la réalité de l’égalité des chances dans la compétition sociale, une promesse majeure du libéralisme politique, pour lequel les deux piliers du progrès social sont la prospérité économique et l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales. Le libéralisme prétend instituer l’égalité des chance par l’égale liberté. Mais celle-ci est-elle suffit-elle à réaliser l’égalité des chances ? L’inégalité des conditions sociales ne constitue-t-elle pas un obstacle à l’égalité des chances, un obstacle insurmontable si l’État n’intervient pas pour réformer et transformer la société, à l’inverse de ce que demande le libéralisme ?

La justification libérale de l’inégalité sociale

Le libéralisme politique a défini la justice par l’égalité stricte, ce qu’Aristote appelait l’égalité arithmétique : chaque individu doit avoir les mêmes droits que tous les autres. Le principe de l’égale liberté implique l’abolition des privilèges et se traduit par l’égalité en droits, l’exigence de l’égalité devant la loi. Le principe de l’égale liberté implique du même coup celui de l’égalité des chances : s’il n’existe pas de privilège de naissance, chacun est libre d’accéder à toutes les positions sociales. S’il n’y a plus de monarchie héréditaire, n’importe qui, quelle que soit son origine sociale, peut devenir chef de l’État. S’il n’y a plus d’aristocratie, n’importe qui, quelle que soit son origine sociale, peut espérer accéder à la fortune et à une position sociale dominante par son travail, son talent et son esprit d’entreprise.

Paradoxalement (mais le paradoxe n’est qu’apparent), l’égalité strite affirmée par le libéralisme politique justifie l’inégalité économique et sociale. On juge qu’il y a inégalité sociale si on met en parallèle les différences de situation sociale avec une hiérarchie des valeurs. Si on juge que la richesse est préférable à la pauvreté, alors la différence entre les riches et les pauvres est une inégalité. Considérant que tous les hommes disposent, du fait de l’égalité en droits, de la même liberté et donc des mêmes chances d’accéder à toutes les fonctions sociales, le libéralisme estime que l’inégalité sociale n’est pas un problème. La métaphore qui permet de comprendre les rapports entre égale liberté et inégalité sociale dans le libéralisme est celle de la compétition sportive : tous les coureurs sont à égalité sur la ligne de départ (égalité en droits, il n’y a pas de privilège); ils sont libres de donner la pleine mesure de leur talent, cultivé par le travail auquel ils ont librement consenti (égale liberté); en conséquence, le résultat de la course, le classement est nécessairement juste, à l’image de l’inégalité économique et sociale qui résulte de la compétition sociale dans la société libérale.

Au premier abord, il n’y a donc pas de problème de justice sociale pour le libéralisme politique, dont la théorie de la justice repose sur deux principes, formulés tous les deux dans l’article 1 de la Déclaration de 1789. Le premier principe, celui de l’égale liberté, est énoncé par la première phrase de l’article : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits« . Le second principe est contenu dans la deuxième phrase : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Ce principe est celui de l’égalité des chances dans la compétition sociale, le principe qui justifie les différences de situation sociale (les « distinctions sociales »), c’est-à-dire l’inégalité sociale. L’utilité commune, c’est-à-dire l’efficacité de l’organisation sociale, justifie la concurrence, la compétition sociale, tandis que l’égale liberté de participer à cette compétition justifie le classement social qui en résulte.

La critique socialiste de l’injustice sociale

La critique socialiste du libéralisme est née au début du 19e siècle de ce qu’on a baptisé « la question sociale », le problème politique posé par la misère ouvrière. Elle part d’un constat : l’inégalité sociale n’est pas juste, puisque l’inégale répartition des richesses s’accompagne d’un accès inégal à des biens sociaux aussi essentiels que pouvoir manger à sa faim, y compris quand on est trop malade ou trop vieux pour travailler, pouvoir accéder à un travail pour gagner sa vie, conserver la santé quand le travail est épuisant ou expose à des risques pour la vie, etc. Pour les socialistes, l’injustice sociale doit être compensée par une intervention de l’État, quitte à porter atteinte à la propriété privée, puisqu’il faut bien prendre aux riches si l’on veut donner aux pauvres.

Le point important sur le plan théorique consiste à souligner l’insuffisance des principes du libéralisme politique Non seulement l’égale liberté n’est pas une protection contre la misère, mais elle la rend possible, puisque la liberté économique autorise la libre exploitation du travail humain, la libre exploitation de l’homme par l’homme. En outre, l’égal respect de la propriété du riche et de celle du pauvre ne profite qu’au riche, empêchant a priori la redistribution des richesses. Le libéralisme est aveugle au fait que l’égalité politique, l’égalité en droits, ne peut suffire à garantir la justice, puisque l’injustice sociale est générée par la société elle-même, et du fait même que les hommes sont laissés libres de conduire leurs affaires comme ils l’entendent.

L’auteur Karl Marx a initié une critique sociale du libéralisme plus radicale. Le socialisme européen, à partir du début du 19e siècle, au début de l’ère industrielle, est une réponse à l’inégalité économique et sociale résultant des libertés économiques au sein de la société capitaliste. L’auteur qui a initié la critique sociale du libéralisme la plus radicale, en ce sens qu’il élabore un diagnostic visant à remonter à la racine de l’injustice sociale, est Karl Marx. Son oeuvre a marqué l’histoire du socialisme européen, à la fois sa composante révolutionnaire (qui conduit, en 1917, à la révolution russe) et sa composante réformiste (le socialisme démocratique de la social-démocratie européenne).

L’injustice sociale selon Marx et la critique socialiste du libéralisme est l’inégalité des chances d’accéder aux biens sociaux en raison du rapport de domination de classe qui structure la société capitaliste. L’inégalité des conditions entre la bourgeoisie et la classe ouvrière n’a pas pour Marx le sens d’une inégalité de richesses qui pourrait s’estomper avec le temps et quelques réformes sociales. L’inégalité des conditions est structurelle et irréductible en raison de la nature même du système économique, qui organise l’exploitation du travail par le capital (c’est ce qui le caractérise). Dans la société capitaliste, en effet, la classe dominante, la bourgeoisie détentrice du capital, mène le jeu économique en vue d’augmenter ce capital ; elle condamne les prolétaires, la masse de ceux qui doivent vendre leur force de travail pour survivre, à accepter les conditions de travail et de salaire qu’elle leur impose. L’écart se creuse ainsi inévitablement entre les riches et les pauvres, de sorte que pour les pauvres les libertés personnelles, notamment les libertés économiques, ne sont que des libertés formelles, c’est-à-dire des libertés de papier, des droits abstraits écrits dans des textes déclaratifs et constitutionnels, qui n’augmentent en rien le sentiment éprouvé de vivre une vie sociale libre et heureuse. Pour celui qui dans son existence sociale concrète, se voit dicter ses conditions de travail et de revenu par le pouvoir économique, la liberté n’est pas réelle et ne peut apparaître telle.

L’analyse critique que fait Marx du système capitaliste s’accompagne d’une critique radicale du libéralisme politique : la liberté n’est rien d’autre que la liberté des propriétaires du capital (l’épargne accumulée) d’exploiter la force de travail des prolétaires (dont la seule propriété est la force de travail), de sorte qu’au sein de cet État libéral qui garantit l’égalité des droits, l’injustice sociale prospère nécessairement. La liberté et l’égalité réelles ne peuvent advenir qu’au moyen d’un changement radical : il faut une révolution qui abolisse la propriété privée des moyens de production et confie à l’État la gestion de l’économie au seul profit du peuple.

Marx reconnaît au capitalisme le mérite d’avoir développé comme jamais auparavant les forces de production de l’humanité, condition nécessaire de la prospérité collective. Cette condition n’est toutefois pas suffisante, du fait de l’inégalité des chances de bénéficier de cette prospérité nouvelle qui résulte mécaniquement du régime de la propriété privée des moyens de production dans le système capitaliste. Il ne pourrait y avoir de justice sociale que dans la société communiste, la société qui, au moyen d’une révolution, réalise l’appropriation collective des moyens de la production économique, mettant ainsi définitivement fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. Dans l’utopie communiste, la société sans classe qui succède à la société capitaliste réalise la synthèse idéale de la justice sociale et de la prospérité générée par la production industrielle.

Les réponses du libéralisme à la critique socialiste

Le débat entre libéralisme et socialisme porte sur la crédibilité de cette utopie d’une société à la fois prospère (la « société d’abondance ») et réellement libre, puisque définitivement délivrée de toutes les formes de dominations sociales et l’exploitation de l’homme par l’homme. La liberté réelle, pour Marx comme pour les anarchistes, ne peut exister que dans la coopération sociale et non pas dans la concurrence fondée sur l’intérêt égoïste, dans l’union de l’homme avec l’homme, non dans la séparation instituée par la propriété privée. A la lutte des classes résultant de l’exploitation de l’homme par l’homme, la société communiste substitue « une libre association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous » (Marx, Le Manifeste du parti communiste). La domination politique elle-même est selon Marx amenée à disparaître (thèse du « dépérissement de l’État » après la révolution communiste) : l’État étant toujours, selon l’interprétation marxiste de l’histoire, l’instrument de domination de la classe dominante, devrait logiquement être privé de raison d’être dans la société sans classe. Communistes et anarchistes ne diffèrent que sur la question des moyens, de la conception de l’action politique, mais ils partagent l’idéal d’une société parfaitement libre et égalitaire fondée sur la coopération sociale, une société sans classe dans laquelle l’auto-organisation du peuple rend inutile la contrainte exercée par un pouvoir politique.

La critique libérale du socialisme s’inspire à la fois de sa critique de l’anarchisme et de sa critique du despotisme. Le libéralisme politique se fonde sur une conception de la nature humaine qui se veut réaliste : l’homme est par nature égoîste, animé par la passion de la domination (au moyen de la richesse, du pouvoir ou de la gloire). En conséquence, les doctrines qui, telles l’anarchisme et le communisme, conçoivent la société juste comme une société dans laquelle l’homme cesserait d’être égoïste et belliqueux, sont jugées utopiques, irréalistes. Le libéralisme milite pour l’Etat de droit, un État respectueux de la liberté humaine, mais il juge l’État nécessaire, en vertu de l’argumentation de Thomas Hobbes, parce que « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître » (Kant).

L’argument de l’efficacité économique

Le débat entre libéralisme et socialisme porte d’abord sur l’économie. A l’idéal socialiste d’une société prospère et juste, qui conserveraient les bienfaits du capitalisme après la collectivisation de l’économie, les libéraux opposent l’objection du réalisme : l’efficacité économique a pour condition la concurrence, dont le moteur est l’intérêt particulier. L’homme, naturellement paresseux, ne travaille que sous l’aiguillon du besoin ou par ambition personnelle, pour s’enrichir, surpasser les autres hommes et triompher de ses concurrents. « L’erreur commune des socialistes est de ne pas tenir compte de la paresse naturelle aux hommes« , écrit John Stuart Mill. Travaillant égoïstement pour lui-même, l’homme travaille en même temps pour les autres, puisque sa production satisfait une demande sociale. Le projet de l’économie politique libérale est ainsi de mettre l’intérêt particulier au service de l’intérêt général, de prendre appui sur l’égoïsme naturel de l’homme, en tant que celui-ci est un agent rationnel cherchant à maximiser ses intérêts, afin de maximiser l’utilité commune, à savoir la création de richesse dans la société (la croissance économique). « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts » écrivait Adam Smith, le premier grand théoricien de l’économie politique libérale.

Le libéralisme défend le principe de la concurrence contre l’idée socialiste de la planification par l’Etat de l’activité économique. La concurrence, bien qu’elle soit la cause des malheurs que l’on regarde comme injustes (faillites, chômage, exploitation des travailleurs), est justifiée à la fois du point de vue de l’efficacité économique et du point de vue moral, puisqu’elle incite l’homme à cultiver ses talents et qu’elle concrétise le principe libéral de l’égalité des chance : « Au lieu de considérer, comme la plupart des socialistes, la concurrence comme un principe funeste et antisocial, je vois que, dans l’état actuel de la société et de l’industrie, tout ce qui la limite est un mal et tout ce qui l’étend, fût-ce même aux dépens du bien-être temporaire d’une classe de travailleurs, est un bien en définitive. La protection contre la concurrence est une protection en faveur de l’oisiveté, de l’inaction intellectuelle ; une dispense de l’obligation d’être aussi intelligent et aussi laborieux que les autres hommes. » (John Stuart Mill)

La critique du despotisme

La critique libérale du socialisme est également politique. Le libéralisme politique se fonde sur la critique du despotisme. Les libéraux ont repris les argument de Thomas Hobbes justifiant l’existence de l’État tout en s’inquiétant du risque qu’une telle justification fait peser sur la liberté : c’est précisément parce que l’État est nécessaire qu’il apparaît en retour nécessaire de limiter son pouvoir. Or aux yeux des libéraux, le socialisme, en confiant à l’État la fonction de s’approprier l’industrie et d’organiser l’économie, contribue à fabriquer un despotisme pire que celui de la monarchie absolue. En plaçant la question sociale au coeur du débat politique, les socialistes oublient la question de la liberté politique, l’exigence de construire un État de droit apte à protéger les libertés personnelles et politiques. Les penseurs libéraux ont interprété la révolution russe de 1917 comme une expérience grandeur nature montrant que l’abolition du capitalisme (l’appropriation de l’économie par l’État) conduisait nécessairement non à la liberté réelle mais au renforcement du pouvoir de l’État aux dépens des libertés personnelles, voire à l’État totalitaire.

La critique du diagnostic critique

Le libéralisme comprend de nombreux courants, plus ou moins favorables ou hostiles au socialisme (à la critique de l’injustice sociale) et plus ou moins enthousiastes ou critiques à l’égard du libéralisme économique. On peut caractériser le libéralisme par deux traits que tous les libéraux ont en commun : 1) le libéralisme consiste à donner la priorité à la défense de la démocratie libérale et des droits-liberté par rapport à toute autre considération, notamment l’exigence de mettre fin à l’injustice sociale; 2) même s’il admet l’existence d’effets indésirables de la liberté économique et du capitalisme, ainsi que la nécessité de réformes sociales et d’une régulation de l’économie par l’État, le libéralisme consiste à juger l’économie de marché fondée sur les libertés économiques comme étant le système économique optimal indépassable. Les libéraux ne peuvent donc admettre la critique radicale du capitalisme formulée par Marx. L’idée d’une correction des inégalités sociales par la redistribution de la richesse produite est acceptables par les libéraux, afin que tous puissent bénéficier de la prospérité, mais il importe à leurs yeux de reconnaître que sans la propriété privée, la concurrence et l’exploitation du travail par le capital, il n’y aurait pas de croissance économique, il n’y aurait pas la création de la richesse nécessaire à la redistribution. Par ailleurs et surtout, les libéraux ne considèrent pas comme purement « formelles », la liberté, l’égalité en droits et l’égalité des chances telles que les conçoit la société libérale. La comparaison entre la domination de l’aristocratie et celle de la bourgeoisie, à leurs yeux, ne tient pas. L’aristocratie est une classe dominante de naissance : on naît aristocrate, on ne le devient pas. Dans la société libérale à l’inverse, dans laquelle les hommes naissent libres et égaux en droits, n’importe quel individu issu de n’importe quelle classe sociale est susceptible, par son travail, son talent et son esprit d’entreprise, d’intégrer la classe dominante, devenant à son tour un « propriétaire du capital ».

La critique libérale de l’injustice sociale

a synthèse entre libéralisme et socialisme est possible, soit du fait de socialistes admettant la nécessité de défendre le libéralisme politique (le socialisme libéral), soit du fait de libéraux reconnaissant l’existence de l’injustice sociale dans la société libérale et la nécessité d’y répondre par une réforme du libéralisme (libéralisme social). Une telle synthèse peut cependant être considérée comme libérale, en ce sens qu’elle implique de donner la priorité à la défense des libertés (libertés politiques et libertés personnelles) dénoncées comme « formelles » par le socialisme révolutionnaire. Une telle synthèse exige également d’admettre l’économie de marché ou système capitaliste, en vertu de deux arguments : 1) le principe de l’égale liberté appliqué à l’économie implique la justification de la concurrence, le droit reconnu à tous de s’enrichir par son travail; 2) l’économie fondée sur le principe de concurrence est plus efficace pour créer des richesses que la planification socialiste, l’efficacité économique étant une condition certes non suffisante mais nécessaire du progrès social.

L’injustice sociale est l’inégalité des chances d’accéder à certains biens ou à certaines positions sociales du fait d’une inégalité de condition. Du point de vue du droit, la condition est dans la société libérale égale pour tous : chacun a les mêmes droits et les mêmes devoirs que tous les autres (principe de l’égalité devant la loi). L’égalité en droits implique l’égalité des chances sociales, chacun dispose du droit de s’enrichir par son travail et d’accéder à toutes les fonctions sociales. Dans la mesure où l’organisation politique de la société est juste, le libéralisme estime que les inégalités sociales sont justifiées. Une société est un système de coopération économique et sociale. Dans la société libérale, la coopération est indissociable de la compétition (concurrence), considérée comme juste (égalité des chances) et efficace. On peut voir dans la compétition sportive une bonne métaphore de la compétition sociale telle que la conçoit le libéralisme : sur la ligne de départ, tous les coureurs ont le même droit de participer et de tenter de gagner la course, ce qui justifie le classement final (nul n’est en droit de se plaindre de sa place dans le classement). En quel sens, si l’inégalité économique et sociale est ainsi justifiée, le libéralisme peut-il juger qu’il existe des injustices sociales ?

L’inachèvement du programme libéral

Historiquement, la mise en place d’un État fondé sur la philosophie des droits de l’homme s’est accompagné de la survivance de dominations sociales contraires au principe de l’égale liberté. L’injustice sociale se conçoit alors comme une inégalité des chances fondée sur une inégalité de condition qui est rendue possible par la non application du principe libéral de l’égalité en droits. On peut donner deux grands exemples de ce type d’injustices sociales : la survivance de l’esclavage au sein de la démocratie américaine et la survivance de la domination masculine dans toutes les sociétés libérales jusqu’à très récemment. Si elle constitue un énorme problème pratique, l’injustice liée à la domination sociale traditionnelle ne pose pas au libéralisme de problème théorique : l’injustice prenant la forme de l’inégalité des droits, la solution réside dans l’application des principes du libéralisme. La difficulté pratique tient au conservatisme social, qui s’explique à la fois par l’intérêt des dominants et par la force des préjugés, notamment, comme l’écrit John Stuart Mill dans un livre consacré à la critique de la domination masculine, L’asservissement des femmes (1869), l’idée selon laquelle la domination est justifiée par la nature.

La solution libérale au problème de l’injustice économique

Un problème théorique se pose en revanche sur le terrain économique et social. L’inégalité des conditions générée par la société capitaliste résulte bien de l’application des principes libéraux. L’égale liberté, chacun peut le constater, a pour effet de générer dans les sociétés libérales d’immenses écarts entre les plus riches et les plus pauvres. Cette inégalité économique peut s’accompagner de deux injustices sociales : la pauvreté d’une part, l’inégal accès aux biens essentiels (ne pas avoir faim, ne pas avoir froid, dirait Épicure); l’absence de réalité de l’égalité des chances d’accéder aux différentes positions sociales, en dépit de l’égalité des chances libérale, que l’on peut alors qualifier de « formelle ». Pour reprendre la métaphore sportive, le droit égal pour tous de participer à la course est une égalité des chances formelle et non pas réelle, en raison du rapport des forces au départ. Dans la société, ce rapport des forces est constitué par la domination des plus riches, des classes sociales favorisées. La sociologie (notamment en France celle de Pierre Bourdieu) souligne les mécanismes de « reproduction sociale » de l’inégalité, en dépit de la démocratisation de l’accès à l’éducation, en dépit, donc, de l’apparente égalité des chances. D’une manière plus générale, l’héritage fait obstacle à la réelle égalité des chances, que l’héritage soit constitué par un capital économique ou par un « capital culturel » (notion introduite par Pierre Bourdieu).

La difficulté théorique pour le libéralisme est de justifier la nécessité d’une intervention de l’État en vue de corriger des inégalités résultant spontanément de la libre activité de chacun dans le cadre de l’égalité en droits, ce qui met a priori le libéralisme en contradiction avec lui-même. Sur le plan pratique, les libéraux sociaux défendent l’idée du « filet de sécurité », de politiques sociales visant à garantir un minimum de sécurité sociale. Le libéralisme contemporain peut aller jusqu’à défendre le principe du Revenu Universel, un revenu minimum (type RSA) qui serait versé automatiquement à tous, tous les mois, sans condition de ressources. L’idée est qu’un revenu minimum de ce type pourrait protéger les plus faibles (handicapés, malades, vaincus de la compétition sociale, chômeurs) de la grande pauvreté. Sur le terrain de l’égalité des chances, les libéraux sociaux sont favorables à l’aide sociale en faveur des plus défavorisés, notamment sur le terrain éducatif, voire à la discrimination positive (dans les universités américaines, par exemple, dont l’entrée est sélective, des « quotas » de places sont réservés aux minorités jugées défavorisées). Les plus audacieux des libéraux sociaux veulent taxer, voire abolir l’héritage, afin que les individus disposent réellement tous, à égalité, des mêmes chances de réussite sociale.

Il existe une diversité de politiques sociales, toutes discutables, visant à compenser les effets injustes de l’inégalité économique et sociale dans le cadre d’une société libérale. Le problème philosophique est celui de leur justification sur le plan des principes de la justice politique. Le grand théoricien contemporain de la justice sociale libérale est le philosophe américain John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice (1974), qui est le livre de philosophie le plus traduit et le plus commenté dans le monde.

La société juste, estime Rawls, est la société dans laquelle chacun pourrait et devrait déclarer vouloir vivre « sous un voile d’ignorance », c’est-à-dire sans connaître à l’avance sa condition (classe sociale, fonction sociale, sexe, intelligence, etc.). Rawls considère que l’organisation sociale préférable est celle fondée sur les deux principes libéraux déjà énoncés par l’article 1 de la Déclaration de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Pour le dire autrement : il est dans l’intérêt de tous de préférer l’efficacité politique et sociale, ce qui implique l’acceptation des hiérarchies et des inégalités sociales, à la condition 1) d’être pleinement libre (de choisir sa vie, son métier, etc.); 2) d’avoir la garantie de l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales.

Il manque toutefois une dimension à la société libérale ainsi définie pour apparaître juste et préférable à toute autre société. « L’injustice est constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. » Il est donc nécessaire, pour que la société libérale soit préférable à toute autre, que dans cette société la condition des plus défavorisés soit, malgré l’inégalité économique et sociale dont on a accepté le principe, préférable à ce qu’elle pourrait être dans une autre société. Cette exigence correspons à ce que Rawls appelle la règle de la maximisation du minimum (ou « maximin »). « Si la répartition des richesses et des revenus n’a pas besoin d’être égale, estime Rawls, elle doit être à l’avantage de chacun« , ce qui implique de prendre comme critère de la société juste le sort qui est fait au plus défavorisé de ses membres. La justice distributive (la justice dans la répartition des richesses) exige donc de trouver un équilibre entre la nécessaire redistribution en faveur des plus défavorisés et l’inégalité économique requise par l’efficacité de la coopération sociale (inégalité liée à la rémunération du capital, à l’inégale contribution des individus à la création de richesse, à l’exigence de l’incitation au travail ou à la prise de responsabilité).

La théorie de la justice formulée par Rawls n’a donc rien de révolutionnaire : elle se borne à reformuler en les précisant les deux grands principes d’organisation de la société libérale, afin de justifier les politiques sociales de visant à lutter contre les injustices sociales (pauvreté, inégalité réelle des chances) reconnues comme telles dans les sociétés libérales. Le premier principe dont, comme tout libéral, Rawls admet la suprématie (la liberté ne peut être limitée qu’un nom de la liberté), est celui du droit pour tous à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres. La question de la justice sociale est l’enjeu de la formulation du second principe, que Rawls nomme « principe de différence », parce qu’il vise à justifier la différence des conditions, l’inégalité sociale.

Le principe de diférence définit les deux conditions qui doivent être réunies pour que l’inégalité économique puisse être considérée comme juste d’un point de vue libéral : « Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient : a) au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans la limite d’une juste épargne, et b) attachées à des fonctions ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances. » La mention de « la limite d’une juste épargne » rappelle les droits du capital dans la coopération à l’avantage de tous telle que le libéralisme la conçoit : la redistribution des richesses au bénéfice des plus défavorisés ne doit pas s’opérer au détriment de la prospérité future, dont l’une des conditions est le libre investissement du capital en vue d’obtenir une rémunération (un profit).

Le libéralisme peut ainsi selon Rawls, revendiquer la mise en oeuvre conjointe et optimale du tryptique des valeurs liberté-égalité-fraternité : « la liberté correspond au premier principe, l »égalité à l’idée d’égalité contenue dans le premier principe [l’égale liberté, c’est-à-dire l’égalité en droits] et à celle d’une juste égalité des chances, et la fraternité correspond au principe de différence. » La fraternité libérale consiste dans le souci du plus désavantagé, à l’image de ce qu’il se passe dans la famille « Le principe de différence semble bien correspondre à une signification naturelle de la fraternité : à savoir à l’idée qu’il faut refuser des avantages plus grands s’ils ne profitent pas aussi à d’autres moins fortunés. la famille, dans sa conception idéale et souvent en pratique, est un lieu où le principe de la maximisation du total des avantages est rejeté. Les membres d’une famille, généralement, ne souhaitent pas un profit qui ne servirait pas en même temps les intérêts des autres. Or, vouloir agir selon le principe de différence conduit précisément à ce résultat. Ceux qui sont mieux lotis désirent une augmentation de leurs avantages seulement dans un système tel que cela profite aux moins favorisés. »

La mise en oeuvre du principe de différence tel que reformulé par Rawls conduit à rejeter comme insuffisante la conception méritocratique de la justice sur le modèle de la compétition sportive, ou sur le modèle darwinien (ou pseudo-darwinien) de la sélection naturelle. Selon cette conception : « L’égalité des chances signifie une chance égale de laisser en arrière les plus défavorisés dans la quête personnelle de l’influence et de la position sociale. » C’est précisément cette conception de l’égalité des chances libérale, qui sert ordinairement de repoussoir aux critiques de la société libérale, que la théorie de la justice de Rawls entend dépasser.

Le point essentiel qu’il faut souligner est que la souci du plus défavorisé, la règle de maximisation du minimum promue par cette théorie, est conciliable avec l’accroissement de l’inégalité économique. Peu importe que les riches soient toujours plus riches : la justice sociale libérale n’exige pas que les riches soient moins riches; elle exige que la société, par son organisation juste et efficace, garantisse aux plus pauvres une pauvreté moindre et une égalité des chances plus grande que dans toute autre société.

Le libéralisme politique

Le régime politique moderne, la démocratie libérale, est né de la philosophie politique des 17e et 18e siècles, qui a eu trois grandes traductions historiques immédiates : l’apparition du premier régime parlementaire en Angleterre (1689), puis, à la fin du siècle des Lumières, l’avènement de la démocratie américaine et la Révolution française (1789). On appelle libéralisme politique la philosophie politique des Lumières qui établit les principes de la politique moderne, parce qu’elle promeut l’idéal de la liberté contre le despotisme (tout régime politique dans lequel la liberté n’existe pas). Le libéralisme politique est la théorie de la justice selon laquelle l’État doit avoir pour but de promouvoir l’égale liberté, c’est-à-dire de garantir le droit de chacun à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.

Les révolutionnaires français, à la fois pour justifier leur action et formuler leur programme de refondation de l’État, ont produit en 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui constitue une synthèse de la philosophie politique des Lumières. L’article 1 énonce le principe de l’égale liberté « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». La justice, c’est l’égalité, et l’égalité, c’est l’égale liberté pour tous, ce qui implique l’égalité en droits, l’abolition de l’esclavage, des privilèges, le refus de l’idée selon laquelle certains hommes (les maîtres, les seigneurs, les aristocrates, les rois) sont par nature supérieurs et destinés à commander, tandis que d’autres (les esclaves, le peuple, les femmes) seraient destinés à obéir. Cette théorie libérale de la justice est celle sur laquelle se fondent les démocraties modernes, qu’on appelle « démocraties libérales », pour souligner le fait qu’elles sont indissociablement « démocratiques » (instituant le pouvoir du peuple) et « libérales » (instituant pour chacun la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres).

La justification de l’État

Le libéralisme n’est pas l’anarchisme en ce qu’il juge l’État nécessaire. L’anarchisme est la théorie selon laquelle l’État est l’ennemi de la liberté, de sorte que la réalisation de l’idéal de la liberté exige la suppression de l’État, le refus de tous les pouvoirs, puisque le pouvoir est par définition une domination de l’homme sur l’homme. L’État se définit en effet par l’exercice du monopole du droit de contraindre ou, selon la célèbre formule du sociologue allemand Max Weber, par « le monopole de violence physique légitime » sur un un territoire donné. Les bras armés de l’État, qui témoignent de l’existence de ce monopole de la violence, sont la police et l’armée, les forces qui permettent à L’État qui administre un territoire et gouverne une population de s’opposer par la violence à la violence, soit à la violence venue de l’extérieur (invasion), soit à la violence venue de l’intérieur (rebellion). Affirmer la nécessité de L’État revient donc à justifier l’existence d’un rapport de domination de l’homme sur l’homme, ainsi que le suggère cette autre formule de Max Weber : « L’État est un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). »

La définition de Max Weber est puremet descriptive : il constate qu’un État ne peut exister sur un territoire donné 1) sans disposer du monopole de l’usage de la violence (s’il est concurrencé par d’autres forces, la situation est celle de la guerre civile), 2) sans être accepté par la population qui vit sur ce territoire (si la population n’accepte pas le pouvoir politique qui s’exerce sur elle, la situation est révolutionnaire). La légitimité politique est la justification du pouvoir politique au regard de ceux qui sont soumis à ce pouvoir et qui subissent la violence par laquelle ce pouvoir peut les contraindre d’obéir aux lois. La question philosophique est celle de la justification et de la critique de cet état de fait. Faut-il consentir à l’existence de État ou au contraire, comme le pensent les anarchistes, la refuser ? Et si l’État est nécessaire, faut-il toujours l’accepter tel qu’il est, quelle que soit sa forme, ou bien faut-il l’accepter ou le contester (pour le réformer) en fonction de sa conformité à un idéal de justice ?

Pour que règne l’égale liberté, il ne doit plus y avoir ni maître ni esclave, ni aucune relation d’obéissance. L’anarchisme est une utopie (ce qui n’a lieu nulle part) fondée sur l’idée qu’une société sans l’État est à la fois possible et souhaitable. Non pas une société sans loi, mais une société où la plus grande liberté de chacun serait compatible avec la coopération de tous grâce à des règles communes que chacun respecterait librement et spontanément, sans contrainte. Le modèle est celui de l’amitié, une relation morale dans laquelle le respect et la bienveillance réciproques n’ont pas pour condition la contrainte exercé par un pouvoir. L’idéal anarchiste est fondé sur un parti pris optimiste sur la nature humaine : une société sans État est possible parce qu’il existe en l’homme une disposition naturelle à coopérer avec les autres, parce que la sociabilité, l’aptitude à vivre en société, est naturelle à l’homme.

La justification de l’État, à l’inverse, est la justification du droit de contraindre, du droit reconnu à un pouvoir d’utiliser la violence pour imposer la loi commune. Le libéralisme politique s’appuie sur la justification rationnelle de l’État donnée par Thomas Hobbes dans son Léviathan : l’argument principal est que l’homme est par nature insociable, incapable de vivre en société. Un « état de nature » (situation dans laquelle l’État n’éxiste pas) serait nécessairement « un état de guerre de chacun contre chacun », une situation caractérisée, comme dans les relations internationales, par la course aux armements, dans laquelle personne ne pourrait être assez puissant pour espérer pouvoir disposer d’une sécurité permanente. Du fait de son « insociable sociabilité », l’homme ne peut vivre dans la liberté naturelle, la liberté illimitée. Ce diagnostic, qui réfute l’anarchisme, est ainsi résumé par Emmanuel Kant, le plus grand penseur du siècle des Lumières : « L’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître.« 

Thomas Hobbes justifie l’absolutisme : la souveraineté (le pouvoir suprême de décision, c’est-à-dire le pouvoir d’une volonté de décider sans être soumise à la décision d’une autre volonté) est absolue ou elle n’est pas. L’existence d’une volonté souveraine est nécessaire à celle de l’État (à la sortie de l’état de nature) et elle implique de la part de tous les hommes qui deviendront ses sujets (les citoyens soumis au pouvoir de l’État) qu’ils renoncent à leur propre souveraineté (au pouvoir de décider de ce qui est bon pour soi sans avoir de comptes à rendre à personne). Chacun doit comprendre qu’il ne peut conserver sa vie, jouir de ses biens et vivre sous une loi commune garantissant la justice que s’il existe « un pouvoir supérieur commun » qui décide et agisse à sa place et auquel il lui faut obéir. Avec réalisme, Hobbes souligne le fait que la liberté dans l’État (la liberté civile) consiste uniquement, puisque l’obéissance à la loi doit être sans réserve, dans le pouvoir de faire ce que la loi n’interdit pas : « la liberté des sujets dépend du silence de la loi » écrit-il.

Tout en acceptant ce raisonnement, le libéralisme veut la plus grande liberté possible dans le cadre de la soumission à la loi que l’État exige du citoyen. Il dénonce le despotisme, l’exercice du pouvoir qui opprime la liberté. Le problème théorique et pratique que pose le libéralisme est donc celui de la conciliation entre la liberté et l’obéissance. L’homme est un animal qui a besoin d’un maître, écrit Kant, mais il ajoute immédiatement : « ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d’un maître« . Comment maîtriser le pouvoir, donner un maître aux hommes qui dirigent l’État ? Telle est le problème politique de la liberté dès lors qu’on écarte l’hypothèse de l’anarchisme. La solution théorique est l’idée selon laquelle le bon régime politique est celui qui établit le règne de la loi, qui soumet le pouvoir au pouvoir de la loi, ce qu’on appelle « l’État de droit ». L’État de droit est l’État dans lequel le citoyen, en obéissant à la loi, n’obéit qu’à la loi, et non pas à la volonté d’un autre homme.

Théorie démocratique et théorie libérale de la liberté

Comme ce sont toujours des hommes qui font les lois, on peut légitimement se demander comment il est possible d’obéir aux lois sans obéir aux hommes qui font les lois. Le libéralisme politique répond à cette question à travers deux théories de l’État de droit et de la liberté politique: la théorie démocratique de la liberté et la théorie libérale de la liberté (le libéralisme au sens strict). Ces deux versions du libéralisme politique qui coexistent dans les constitutions des démocraties libérales modernes peuvent se compléter, mais aussi s’opposer.

Selon la théorie démocratique, celle de Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social, le citoyen n’obéit qu’aux lois lorsque le peuple est souverain : en obéissant à la volonté générale, à la volonté de tout le peuple, le citoyen n’obéit pas à la volonté arbitraire d’un homme. Selon la théorie libérale, celle que défend par exemple Benjamin Constant contre Rousseau, le citoyen n’obéit qu’à la loi lorsque celle-ci est contrainte par une constitution à respecter les libertés fondamentales (les droits de l’homme) ; ces libertés fondamentales doivent être garanties à tout individu, y compris contre la volonté du souverain, y compris lorsque le souverain est le peuple (théorie de la souveraineté limitée opposée à la souveraineté absolue).

La conception démocratique de la liberté

« Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas, écrit Rousseau ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Comment concilier liberté et obéissance ? Comment peut-on obéir sans servir, c’est-à-dire sans être soumis à la volonté d’un maître ? La réponse est dans la formule de la liberté que donne Rousseau, la formule de la liberté-autonomie : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté« . Si je suis l’auteur de la loi à laquelle j’obéis, je suis pleinement libre dans l’obéissance.

Le problème politique tient au fait que la liberté de l’individu dans l’État, la liberté de l’homme comme citoyen, est une liberté limitée par une loi extérieure qui le contraint, la loi de la communauté politique. Comment peut-on se considérer pleinement libre en obéissant à la loi de État ? Il faut pour cela que le citoyen (l’homme comme membre de l’État) ne soit pas seulement « sujet » (soumis à la loi) mais « souverain », ou, plus exactement, « membre du souverain ». « Le Peuple soumis aux lois doit en être l’auteur« , écrit Rousseau. La théorie de la souveraineté du peuple offre à chacun des citoyens, en tant qu’il est un membre du peuple souverain, le pouvoir de faire la loi à laquelle il obéit.

Pour que l’homme soit pleinement libre dans l’État, il faut que la loi soit l’expression de la volonté générale, et non pas celle d’un volonté particulière, qu’il s’agisse de la volonté d’un homme, d’une minorité, ou même de la majorité. Ce point constitue la difficulté de la théorie de Rousseau dans le Contrat social (1662). La volonté du peuple ne doit pas être la tyrannie de la majorité, la volonté d’une majorité qui dicte sa loi aux dépens d’une minorité. Il faut que chacun des citoyens puisse reconnaître la loi comme étant l’expression de la volonté générale, en dépit du fait qu’il n’y a pas d’unanimité et que l’on recourt au principe majoritaire pour voter la loi. Comment est-ce possible ? La réponse de Rousseau tient en une formule : la volonté est générale, écrit-il, « quand tout le peuple statue sur tout le peuple« .

Deux conditions doivent être remplie pour la volonté soit générale, clairement formulées dans l’article 6 de la Déclaration de 1789, un article qui résume la pensée de Rousseau : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous. » La première condition pour que la loi soit l’expression de la volonté générale est que « tout le peuple » participe à la formation de la loi, que ce soit par la participation au débat public (d’où l’importance de la liberté d’expression, justifiée comme liberté de participer à la vie politique) ou par le vote (d’où l’importance de la revendication du suffrage universel dans l’histoire). La seconde condition est que la loi s’applique à « tout le peuple », sans discrimination. Le principe de l’égalité devant la loi est une garantie contre la tyrannie, puisque la condition qu’on impose aux autres par le moyen de la loi, on se l’impose aussi à soi-même.

La conception libérale de la liberté

Le libéralisme est la doctrine qui défend le droit de l’individu à la liberté. « Il n’y a qu’un seul et unique droit naturel, la liberté. » (Kant) La philosophie des « droits de l’homme » est individualiste en ce qu’elle exige de l’État qu’il respecte un ensemble de libertés personnelles (liberté de circulation, libertés économiques, liberté d’opinion et de religion, droit à la vie privée, etc.) qui définissent le domaine de l’indépendance individuelle. Le droit à la liberté est l’affirmation d’une souveraineté de l’individu sur lui-même, le droit à une libre disposition de soi-même. « L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit« , écrit John Stuart Mill, l’un des grands penseurs libéraux du 19e siècle.

La critère strictement libéral de la liberté politique (de la liberté du citoyen dans l’État) est la liberté individuelle. La liberté de l’individu dans l’État doit être la plus grande possible, ce qui implique que le pouvoir de l’État de limiter par la loi la liberté individuelle doit être le plus limité possible. Le libéralisme exprime la volonté de limiter le pouvoir de limiter la liberté, de limiter donc le pouvoir de la loi. Dans n’importe quel État, libéral ou pas, « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu). Puisque la liberté civile est toujours par définition la liberté limitée par la loi, l’extension de la liberté dépend, comme l’avait bien vu Hobbes, de ce que dit ou ne dit pas la loi. Le libéralisme propose d’inverser le raisonnement : il faut d’abord définir la liberté indépendamment de la loi, puis définir la loi par rapport à la liberté.

C’est ce que fait la Déclaration de 1789 dans ses articles 4 et 5, lesquels font système. L’article 4 définit la liberté sans référence à la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Cette définition contient le principe de non-nuisance, un principe que le philosophe libéral John Stuart Mill explicitera. La seule limite concevable pour la liberté individuelle est le respect de la liberté et des intérêts des autres hommes. Le rôle de la loi est de poser les limites qui garantissent la coexistence pacifique des libertés; elle est au service de la liberté, ce que stipule la Déclaration de 1789 dans son article 5 : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. » Autrement dit : selon ce principe, la loi a interdiction de poser une interdiction qui n’augmente pas la liberté, la liberté de chacun et de tous (l’égale liberté). Le principe est simple mais abstrait. Le point de vue démocratique peut objecter le fait qu’il faut toujours interpréter concrètement ce qu’on juge utile ou nuisible d’interdire, que seul le peuple est légitime pour le faire, et qu’il peut légitimement s’interdire ce qu’il veut s’interdire.

Ce qui importe dans la perspective strictement libérale est moins la souveraineté du peuple que la limitation de la souveraineté de la loi et des pouvoirs de l’État. L’État de droit est l’État dans lequel le droit protège l’individu contre l’État. Le domaine des droits de l’homme est le domaine des libertés personnelles inviolables (« inaliénables », « imprescriptibles ») que le législateur (l’auteur de la loi), fut-il le peuple lui-même, doit respecter inconditionnellement, en toutes circonstances. C’est la raison pour laquelle Benjamin Constant, contemporain de la Révolution française, partisan de celle-ci et du libéralisme politique mais spectateur horrifié de l’épisode de la Terreur, critique la théorie démocratique de Rousseau. La volonté générale est l’unique source possible de justification de la souveraineté de la loi, c’est entendu, l’important est cependant que cette souveraineté ne soit pas absolue mais limitée (théorie de la souveraineté limitée).

Constant caractérise ainsi le libéralisme au sens strict par opposition à la théorie démocratique de la liberté, en opposant la liberté des Modernes à la liberté des Anciens : au sein de la démocratie athénienne, la liberté politique était une liberté-participation, une liberté de participer aux activités politiques, mais la liberté personnelle n’était pas protégée (il n’y avait pas, notamment, de liberté de religion); la liberté promue par le libéralisme politique moderne est à l’inverse une liberté-indépendance, une protection de l’indépendance individuelle et de la vie privée contre la tyrannie de l’État ou celle de la majorité. Dans les grandes sociétés modernes, la participation politique présente peu d’intérêt, car le poids de chacun ne peut être que faible : le système représentatif dans lequel les affaires publiques sont confiées à des professionnels de la politique (la classe politique) est non seulement nécessaire mais préférable, car chacun dispose ainsi du pouvoir de jouir d’une vie privée rendue intéressante par les libertés personnelles et les progrès de la civilisation.

La priorité donnée à la défense de la liberté individuelle par le libéralisme au sens restreint s’accompagne d’une théorie politique de la limitation et du contrôle du pouvoir : la constitution doit 1) organiser la séparation des pouvoirs (les trois pouvoirs de l’État sont le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire), afin que le pouvoir arrête le pouvoir, 2) prévoir un contrôle de constitutionnalité des lois (pouvoir donné à des juges non élus de censurer, au nom des libertés constitutionnelles, la loi exprimant la volonté du souverain, même si le souverain est le peuple), 3) soumettre les gouvernants à des élections régulières, afin qu’ils ne puissent s’approprier le pouvoir (c’est la justification « libérale » de la démocratie); 4) garantir la liberté d’expression et le pluralisme (la diversité des opinions), afin que la critique du pouvoir soit possible et que les droits de l’homme puissent être publiquement défendus.

L’État et les droits de l’homme

L’État est la puissance qui, selon la formule du sociologue Max Weber, exerce « le monopole de violence physique légitime » sur un un territoire donné. Les bras armés de l’État, qui témoignent de l’existence de ce monopole de la violence, sont la police et l’armée, les forces qui permettent à L’État qui administre un territoire et gouverne une population de s’opposer par la violence à la violence, soit à la violence venue de l’extérieur (invasion), soit à la violence venue de l’intérieur (rebellion).

Dans sa volonté d’être descriptif, Max Weber souligne le fait que L’État est une réalité qui ne peut exister sans l’usage de la force. Mais il souligne du même mouvement un autre fait, paradoxal, à savoir que la condition de l’existence de L’État est l’acceptation de son pouvoir par le peuple qui lui est assujetti : « L’État est un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). » La légitimité politique est la justification du pouvoir politique au regard de ceux (les sujets, les citoyens) qui sont soumis à ce pouvoir et subissent sa violence. La définition de L’État par Max Weber est parfois utilisé pour justifier la violence policière, notamment la « répression » par la force d’une manifestation de colère sociale. Dans la mesure où Weber, qui est sociologue prétend simplement décrire une réalité, sa formule pourrait tout aussi bien servir à justifier la révolte contre L’État. A quoi peut-on reconnaître la légitimité du « monopole de la violence » exercé par L’État ? Au fait qu’il n’est pas contesté. A quoi peut-on reconnâitre l’absence de légitimité ? Au fait qu’il y a contestation, révolte, voire révolution.

Les principes de justice politique démocratique

La question philosophique à propos de L’État est celle de la définition du critère de la légitimité politique : à quelles conditions est-on en droit d’affirmer que L’État est juste, qu’il lui est permis d’exercer le monopole de la violence (dans le langage de la philosophie politique : qu’il a le droit de contraindre ses sujets en utilisant la force ? La contrepartie du droit de contrainte est le devoir d’obéissance. Une théorie de la justice politique définit donc les principes justifiant l’existence et l’action de L’État ainsi que, du point de vue du citoyen, l’obéissance ou la désobéissance à L’État. Ce qu’on appelle la doctrine des droits de l’homme, dont la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 énonce pour la première fois dans l’Histoire publiquement les grands principes, constitue la théorie moderne de la légitimité politique, celle qui justifie ce qu’on appelle aujourd’hui la démocratie et qu’on appelait république (pour distinguer L’État des droits de l’homme de la démocratie antique) au siècle des Lumières. Dans le langage de la philosophie, on appelle « despotisme » ou « tyrannie » l’État injuste ou illégitime, le régime politique n’obéissant pas aux principes de la justice politique. La Déclaration de 1789 ne tombe pas du ciel : elle est l’expression politique de la philosophie politique qu’on appelle philosophie du droit naturel moderne ou libéralisme politique, et dont les oeuvres de l’anglais John Locke (Traité sur le gouvernement civil) et du « citoyen de Genève » Jean-Jacques Rousseau (Le Contrat social) constituent les références principales. La notion de « droit naturel », héritée de l’antiquité, était aux 17e et 18e siècles le moyen d’exprimer l’idée selon laquelle la loi de l’État ne suffit pas à dire le juste et l’injuste : pour être juste, les lois (le « droit positif ») doivent respecter les droits naturels de l’homme, lequel est homme avant d’être citoyen (membre de l »État assujetti à ses lois). La « justice » désigne ou bien la légalité (ce que dit la loi) ou bien la légitimité (ce qui fait qu’une loi est juste). Une théorie philosophique des principes de justice est une théorie de la légitimité politique, susceptible de justifier l’État ou sa contestation.

Une théorie de la légitimité ou de la justice politique. La doctrine des droits de l’homme comprend quatre grands principes:

1) Il n’y a qu’un droit naturel de l’homme en tant qu’homme, la liberté, de sorte que l’État juste est celui qui se fonde sur le principe de l’égale liberté. Selon ce principe, chaque individu dispose du pouvoir de libre décision du sens de ses actions et de sa vie, à la condition de respecter la liberté de tous les autres. Cela implique en premier lieu qu’il ne doit pas y avoir d’esclaves. Cela implique en second lieu le respect de « lois universelles » garantissant la coexistence des liberté en imposant l’égale obligation de respecter la liberté de tous les autres. La liberté individuelle du citoyen peut se définir comme « le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » et exige comme condition l’égalité en droits, l’égalité devant la loi.

2) La liberté comme droit naturel, pour être concrète, est indissociable de la protection de la sécurité de la vie et des biens de l’individu, lequel a donc droit à la « sûreté » et à la « propriété ». Par extension, la réflexion sur les conditions matérielles de la liberté conduit à élargir les fonctions de l’État, auquel on ne demande pas seulement d’être un « gardien de nuit », veillant à mettre les délinquants hors d’état de nuire, mais aussi d’être une « providence », un ‘État pourvoyeurs d’aides sociales, au service du bonheur individuel, en apportant l’assistance nécessaire pour faire face à la misère et la maladie, ou au service de la « liberté réelle », en maximisant l’égalité des chances.

3) La liberté comme droit naturel est également indissociable, dans le domaine de l’esprit, de la liberté de conscience, ce qui exige de l’État la neutralité idéologique, notamment la séparation entre l’État et la religion. Ce principe de la liberté de conscience de conscience est fondé sur l’idée que la pensée est libre par nature, puisque si la force peut combattre la force, elle ne peut combattre une conviction, un jugement relatif à la vérité et à l’erreur exprimé dans le for intérieur de la conscience. Seul un argument peut vaincre un argument, de sorte que le combat pour la vérité a pour unique terrain adéquat le débat contradictoire, ce qui implique d’admettre le pluralisme des convictions (politiques, scientifiques, philosophiques, religieuses) et l’existence d’un espace public de communication. Les traductions politiques concrètes du principe de la liberté de conscience sont la liberté d’expression des opinions, la liberté de la presse, la liberté des cultes religieux, la liberté de la recherche scientifique.

La concrétisation en France de ce principe de l’État libéral fut l’enjeu du combat pour la laïcité, c’est-à-dire pour la séparation de l’Église et de l’État. Une religion d’État n’est pas compatible avec l’égalité des cultes et la liberté de croire ou de ne pas croire. L’alliance de l’État avec une religion implique un double risque de confusion : la confusion entre les fins de l’État (protéger la liberté d’action, la sécurité de la vie et des biens, en tant que biens de l’individus menacés par des forces extérieures) et celles de la religion (dévoiler aux hommes la vérité, enseigner la morale, proposer la voie du salut en s’adressant aux âmes, afin de nourrir la vie spirituelle et de transformer l’homme intérieur); la confusion entre les moyens de l’État (la contrainte, y compris par l’usage de la violence, qui a pour fonction d’opposer la force à la force) et les moyens de la vérité, la liberté de l’esprit, la liberté de pouvoir exprimer ce que l’on croit vrai, la liberté de débattre, de prêcher, d’argumenter, de critiquer pour tenter de convaincre autrui. Ces moyens, s’agissant de la recherche de la vérité, sont reconnus comme les seuls pertinents non seulement par le rationalisme philosophique et scientifique, mais aussi par la théologie consciente de la nature de l’esprit et de la vérité (« point de contrainte en religion »).

4) Le principe de la souveraineté du peuple, le principe démocratique, est relatif à la la théorie de la loi qui se déduit de la doctrine des droits de l’homme et qui justifie l’obéissance inconditionnelle à la loi de l’État en démocratie (ou en république). Il signifie concrètement que l’individu comme citoyen doit avoir le droit de participer à l’élaboration de la loi à laquelle il est soumis, le droit, au minimum, d’exprimer son consentement. La philosophie des droits de l’homme n’est pas anarchiste : elle appelle le règne de la loi comme institution nécessaire à la coexistence des libertés. L’État juste est l’État dans lequelle la souveraineté de la loi (nul n’est au-dessus de la loi et nul n’a le droit d’y résister) est au service de l’égale liberté. Le problème de l’État juste est ainsi formulé par Rousseau dans le Contrat social :

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

La solution théorique du problème est le renoncement de l’individu à sa liberté naturelle (liberté illimitée) et l’obéissance inconditionnelle à la loi en tant qu’elle est l’expression de la volonté générale. La volonté est générale, explique Rousseau, quand « tout le peuple statue [décide] sur tout le peuple« , c’est-à-dire quand tous, d’une part, à égalité, participent à l’élaboration de la loi, et, d’autre part, quand la loi est la même pour tous. Dans ce cas, ce qu’on exige des autres, à travers la loi, on l’exige aussi de soi-même, tandis que ce qu’on s’accorde à soi-même, on l’accorde aussi aux autres. Obéir à la loi en tant qu’elle est l’expression de la volonté générale, c’est-à-dire en tant qu’elle est l’expression de la volonté souveraine du peuple considéré comme un Tout, non d’une volonté particulière dans l’État (un individu ou un groupe d’individus), revient à obéir librement. Car « obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté. » Telle est la théorie républicaine ou démocratique de la loi. En pratique, la traduction politique primordiale de ce principe est le suffrage universel, c’est-à-dire le droit de vote pour tous à égalité (« un homme, une voix »), permettant de choisir des représentants, les élus du peuple, chargés de gouverner et de légiférer (produire les lois) au nom du peuple.

Droits de l’homme et souveraineté de l’État

Les droits de l’homme sont des droits de l’individu. La philosophie des droits de l’homme fonde à la fois les droits du citoyen et les devoirs de l’État : l’État juste est l’État au service de l’individu. Ce qui implique la possibilité de la critique permanente de l’État, suspect de ne pas satisfaire suffisamment aux exigences des individus (liberté, sécurité, bien-être). La doctrine des droits de l’homme, paradoxalement, est pourtant fondée sur une entreprise de justification de la souveraineté de l’État. La doctrine des droits de l’homme, autrement dit, est née de la volonté de justifier le devoir d’obéissance des citoyens à l’égard de la loi de l’État, la loi étant l’expression de la volonté du Souverain (la volonté qui dispose du pouvoir de décision en toute indépendance, à laquelle aucune autre volonté n’a le droit de s’opposer). La doctrine des droits de l’homme a pour origine la théorie du fondement de la souveraineté de l’État par Thomas Hobbes dans le Léviathan (le titre de son livre est le nom d’un monstre biblique, nom par lequel Hobbes baptise l’État dont il entreprend pourtant de justifier l’existence). Thomas Hobbes, contemporain des guerres de religion, constate l’impuissance de la légitimité politique traditionnelle. La maxime formulée par Saint-Paul dans les Évangiles, « Tout pouvoir vient de Dieu », ne fonctionne plus, pas davantage que le respect coutumier pour le caractère héréditaire du pouvoir royal. Il entreprend donc de justifier l’obéissance à l’État par une fondation rationaliste de la souveraineté (du pouvoir absolu, irrésistible, de la volonté législatrice, la volonté qui décide des lois).

Comment peut-on justifier l’autorité de l’État d’une manière incontestable, en dépit des désaccords politiques et religieux ? Pour répondre à cette questin, Hobbes propose une expérience de pensée, qui consiste à faire abstraction de l’État et de la culture (donc aussi des croyances et des institutions religieuses). Pour cela, il conçoit la fiction de « l’état de nature », la situation qui serait celle des hommes sans l’État et sans les institutions nées de la civilisation. Que désirerait l’homme à l’état naturel ? Serait-il naturellement sociable ? La société humaine naturelle serait-elle pacifique et harmonieuse ? Ce qu’il y a de plus naturel en l’homme, répond Hobbes, et qui est commun à tous les hommes, est le désir de se conserver en vie. La vie est le droit naturel par excellence, le premier et le plus fondamental des droits de l’individu, même en l’absence de lois et d »État.

Dans l’état de nature, l’individu a donc un droit illimité d’utiliser tous les moyens possibles, y compris la force et la ruse, pour sécuriser sa vie. Il ne peut que vouloir accumuler de la puissance pour garantir sa sécurité, d’autant qu’il se sait en compétition avec les autres hommes, qu’il sait que les autres aussi doivent accumuler de la puissance pour garantir leur sécurité. Une telle situation est nécessairement une situation dans laquelle chacun, se méfiant de tous les autres, doit s’armer contre tous les autres. L’état de nature, estime Hobbes, ne peut être qu’un « état de guerre de chacun contre chacun ». Un état de guerre, précise-t-il n’est pas forcément une situation où la violence est permanente; c’est une situation dans laquelle l’insécurité est permanente, parce que la menace existe en permanence, de sorte qu’il faut constamment se préparer à la guerre, s’armer, accumuler de la puissance, sans la certitude que cela suffira. Cette situation dans laquelle le conflit et la violence de la guerre est toujours possible correspond à la réalité des relations entre les États. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe pas au niveau international de « puissance commune » qui puisse souverainement imposer aux États une loi qui garantirait à chacun le droit à la sécurité. (De fait, il y a bien un droit international, mais il est précaire, en raison de l’absence d’un ‘État mondial disposant du droit de contraindre). Conclusion de Hobbes : si le droit naturel de chacun à la vie (à la sécurité) est garanti au sein de la société, c’est en raison de l’existence de l’État, de la puissance commune qui, en désarmant tout le monde, dispose du monopole de l’usage de la force et peut ainsi imposer souverainement sa volonté. Si l’État n’existait pas, si nous étions dans l’état de nature, il faudrait donc l’inventer, pour sortir de l’état de nature qui est un état de guerre de chacun contre chacun, une situation où l’insécurité est permanente.

C’est la raison qui commande de vouloir l’État. La raison, c’est-à-dire la faculté de penser les moyens d’atteindre une fin. Pour l’individu, le désarmement universel est un moyen plus efficace d’assurer sa sécurité, à la condition que ce désarmement de tous soit garanti, que l’accumulation de puissance dans une situation où chacun s’arme pour se protéger de tous les autres. Or, la condition du désarmement de tous, l’unique moyen de la sortie de l’état de nature, est le « transfert de souveraineté », le renoncement par tous du droit de décider des moyens de sa sécurité au profit d’un tiers, le souverain, qui concentrera toute la puissance et le pouvoir de décision. Ce transfert de souveraineté par lequel chacun abandonne en même temps que tous les autres sa liberté naturelle illimitée correspond à l’idée du « pacte social » par lequel l’État est institué.

Cette argumentation, qui présente l’État comme le produit d’un pacte par lequel les individus, dans le but de garantir leur droit naturel à la sécurité, décident librement de soumettre leur volonté à la volonté d’un souverain, constitue la matrice de la légitimité démocratique moderne. L’État démocratique est justifié en tant qu’il est l’instrument dont se servent les individus pour garantir les biens essentiels, la vie, la propriété, etc., que tous s’accordent à vouloir protéger. Le paradoxe de cette argumentation tient au fait que cet instrument de concrétisation des droits individuels qu’est l’État exige pour exister l’obéissance inconditionnelle à la loi (à la volonté du souverain). Les droits du citoyen que l’État doit respecter inconditionnellement (en toutes circonstances) ont pour contrepartie le devoir d’obéissance inconditionnelle (en toutes circonstances) du citoyen à la loi de l’État.

La liberté du citoyen, en conséquence ne peut être que la liberté civile, la liberté limitée par la loi à laquelle le citoyen doit obéir, de sorte, comme l’écrit Hobbes, que « la liberté dépend du silence de la loi« . Ce qui signifie que tout ce qui n’est pas interdit par le souverain est permis. L’individu ne peut jouir de ses droits naturels que dans le cadre prévu par la loi à laquelle, en tant que citoyen, il doit obéir. En pratique, la justification de l’État par les droits de l’homme ne change pas cette donnée fondamentale de la condition politique, la limitation de la liberté individuelle par la contrainte légale : « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XI, 3).

Souveraineté de l’État et tolérance

Un autre philosophe anglais, John Locke, lui aussi confronté aux troubles politico-religieux de l’Angleterre du 17e siècle, prend appui sur la théorie de l’État de Thomas Hobbes pour établir un principe de justice politique destiné à devenir un pilier de la démocratie libérale moderne : le principe de la séparation de l’État et de la religion. John Locke présente ce principe dans la Lettre sur la tolérance, publiée en 1689, aux lendemains de la « Glorieuse révolution » anglaise, la révolution libérale, dont John Locke fut un acteur et qui accoucha du parlementarisme britannique. Locke appelle « tolérance » ce que nous appelons aujourd’hui en France « laïcité », à savoir le principe de la séparation entre l’État et la religion.

Le point de départ de l’argumentation de Locke est la justification de la souveraineté de l’État dont Thomas Hobbes a fait la théorie dans le Léviathan (1651). L’État dispose du monopole de l’usage de la force et du droit de contraindre, monopole justifié par sa fonction, qui est de garantir les droits naturels de l’homme. Locke observe que ces droits naturels sont des biens du corps, qui correspondent aux intérêts de l’individu, la sécurité, la propriété, etc., qui ne concernent pas la vie de l’esprit. Ces intérêts sont les mêmes pour tous, de sorte que l’État, conformément à la doctrine du « transfert de souveraineté » par un « pacte social », devrait être considéré comme le produit de l’association volontaire des individus en vue de sastisfaire ces intérêts qu’ils ont en commun :

L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil [le chef de l’État] d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. (John Locke, Lettre sur la tolérance)

Les lois doivent protéger les « intérêts civils » de tous les sujets, abstraction faite des croyances religieuses, qui ne regardent pas l’État, dont la fonction est de protéger le corps (la vie et la santé), la liberté du corps (liberté d’agir, de travailler) et les biens produits et appropriés par le corps (la propriété). Le bien de l’âme, l’idéal qui guide la conscience, les objets de la vie de l’esprit, la vérité, la vertu, le salut (la vie éternelle), tout cela ne concerne pas directement l’État. Ni la vérité ni la vie éternelle ne font partie des droits naturels que l’État a pour fonction de protéger. Conformément à ce qu’avait établi l’argumentation de Hobbes, ce n’est pas ce qui justifie l’État, lequel n’a pas à prendre parti dans les querelles religieuses, si ce n’est pour empêcher que ces querelles viennent troubler l’ordre public (la paix civile) et dégénérer en violences susceptibles de nuire à la sécurité et aux biens des citoyens qu’il doit protéger.

John Locke ajoute cependant un argument : la vérité ne relève pas de la compétence de l’État parce que la force est impuissante à modifier une opinion. L’État pourrait exterminer le groupe d’hommes porteurs de l’opinion qu’il voudrait détruire, il pourrait empêcher l’expression publique de cette opinion, voire contraindre les hommes à exprimer l’opinion contraire à celle dont ils sont convaincus, mais il ne dispose d’aucun moyen d’agir sur le jugement d’une conscience, de changer réellement une conviction. Par nature, l’activité de la pensée, qui appartient au domaine intérieur de la vie de l’esprit, est hors d’atteinte du pouvoir. Il est possible d’opposer la violence à la violence, la force extérieure à la force extérieure, mais il n’est pas possible d’opposer la force et la violence à une idée ou une croyance :

Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste dans la persuasion intérieure de l’esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement [l’entendement est la faculté de connaître] est de telle nature, qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous nous faisons des choses.(…) Donner des lois, exiger la soumission et contraindre par la force, tout cela n’appartient qu’au magistrat seul. C’est aussi sur ce fondement que je soutiens que le pouvoir du magistrat ne s’étend que sur pas jusqu’à établir, par ses lois, des articles de foi ni des formes de culte religieux. Car les lois n’ont aucune vigueur sans les peines; et les peines sont tout à fait inutiles, pour ne pas dire injustes, dans cette occasion, puisqu’elles ne sauraient convaincre l’esprit. Il n’y a que la lumière et l’évidence qui aient le pouvoir de changer les opinions des hommes; et cette lumière ne peut jamais être produite par les souffrances corporelles, ni par aucune peine extérieure. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’État qui par ses lois règne souverainement sur les corps, est impuissant par nature à pénétrer les consciences. Il doit en conséquence renoncer à les régler, et renoncer à se mêler de religion, et se borner à exiger de tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, le respect de ses lois. Les communautés religieuses, que Locke appelle les églises, doivent quant à elles être dépossédées de tout usage de la contrainte, dont l’État a le monopole, pour se consacrer à la vie de l’esprit avec les moyens qui conviennent à la vie de l’esprit. Par analogie avec l’État, défini comme une société produite par la volonté des individus de protéger les droits naturels du corps, Locke définit l’Église (la communauté religieuse), comme une société d’hommes produite par la volonté des individus de se réunir pour rendre un culte à Dieu et obtenir ainsi le salut de leur âme (c’est-à-dire gagner la vie éternelle) :

Examinons à présent ce qu’on doit entendre par le mot d’Église. Par ce terme, j’entends une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire, puiqu’il n’y a personne qui soit membre né d’aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu’il jouit de ses terres; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici comme il faut concevoir la chose. Il n’y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu’à une autre; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l’espérance du salut a été la seule cause qui l’a fait entrer dans cette communion, c’est aussi par ce seul motif qu’il continue d’y demeurer. Car s’il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d’irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d’en sortir qu’il l’a été d’y entrer ? Les membres d’une société religieuse ne sauraient y être attachés par d’autres liens que ceux qui naissent de l’attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’analogie entre l’État et l’Église, deux associations volontaires, l’une au service du corps, des biens temporels, l’autre au service de l’âme, des biens spirituels, n’a de sens que si on souligne toutes les implications de la différence de nature entre l’État et l’Église. La caractéristique qui définit l’État, le monopole du droit de contraindre sur un territoire donné, qui fait la souveraineté de l’État, découle de sa fonction, protéger les corps par la loi. De même la liberté d’entrer et de sortir de la communauté religieuse découle de sa fonction, qui est de réunir les personnes partageant la même conviction concernant le sens de la vie et de la mort. La vie de l’esprit est affaire de conviction, non de force: on persuade et on est persuadé (on convainc et on est convaincu). Une église peut avoir ses propres lois et doit être libre d’expulser un de ses membres, mais elle ne peut imposer ni faire respecter ses lois par la contrainte, seulement par la persuasion. Le fait que la communauté religieuse ne puisse recourir à la force, dont l’État a le monopole, est indissociable de la liberté du croyant de cesser de croire, de cesser de se soumettre aux lois de l’église dont il était membre. Pour la même raison, il peut y avoir plusieurs églises (communautés religieuses), plusieurs cultes sur un territoire donné, alors qu’il ne peut y avoir qu’un seul État. L’État, qui n’a pas d’intérêt spirituel, n’est pas assujetti aux lois d’une église, tandis les églises sont assujettis aux lois de l’État, qui sont communes à tous, parce que tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, partagent les mêmes « intérêts civils », les mêmes droits à la liberté, à la sécurité et à la propriété.

Ce que Locke appelle la tolérance est la liberté de religion, pilier du libéralisme politique des démocraties modernes, laquelle repose sur deux fondements : 1) la souveraineté de l’État qui, au moyen du monopole du droit de contraindre, empêche les conflits interreligieux, impose l’égalité devant la loi, protège les droits naturels communs à tous. 2) la distinction des fonctions de l’État et de la religion, qui justifie leur séparation : l’État conscient de sa nature, qui est de contraindre les corps pour les protéger, ne peut que vouloir respecter la liberté de conscience (ou liberté de l’esprit); la communauté religieuse, consciente de sa véritable nature, qui est de se consacrer à la vie spirituelle des croyants en utilisant les moyens de l’esprit (le dévoilement de la vérité et la persuasion) ne peut que vouloir renoncer à l’usage de la force, à l’instrumentalisation de l’État. Une telle instrumentalisation consisterait à détourner l’État de sa mission, qui est de protéger les corps, pour le mettre au service d’un objectif contradictoire, persuader les esprits de la vraie foi par le moyen de la contrainte.

La Question du droit de résistance

Problématique

Peut-il être juste de désobéir aux lois ? La question présuppose qu’il est en général juste d’obéir aux lois, injuste d’y désobéir. D’abord parce que c’est la loi qui, dans l’Etat, définit le juste et l’injuste, le permis et l’interdit. Ensuite parce que désobéir aux lois revient à contester l’existence même de l’Etat. L’Etat se définit par le droit de contraindre, ce qui a pour contrepartie le devoir d’obéissance des citoyens. Ce droit et ce devoir sont fondés sur l’idée selon laquelle il ne peut régner un peu de justice dans les rapports humains sans un pouvoir qui impose des lois. Ce qu’exprime cette phrase de Thomas Hobbes : « Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste. » Sans les lois communes, et sans un État qui utilise au besoin la force pour assurer le respect des lois, il n’y aurait pas de paix sociale possible. Seuls les anarchistes contestent cette idée, en imaginant qu’une société sans Etat pourrait générer spontanément des relations sociales pacifiques et harmonieuses.

La question de la légitimité de la désobéissance aux lois n’a de sens que d’un point de vue moral. On ne peut pas justifier la désobéissance aux lois par l’intérêt. Les lois sont là pour arrêter les intérêts et empêcher qu’ils ne conduisent les uns à nuire aux autres par le recours à la force et à la ruse. Justifier la désobéissance ne consiste pas à justifier l’escroquerie, le vol et le meurtre en tant que tels. Mais il peut y avoir des raisons morales de s’opposer aux lois. On a par exemple fait des procès pour crime contre l’humanité à d’anciens hauts fonctionnaires nazis, auxquels il était reproché d’avoir obéi aux décisions d’un État criminel au mépris de la conscience morale. Le droit lui-même peut donc reconnaître que l’on peut, et même que l’on doit parfois désobéir aux lois, lorsque celles-ci sont à l’évidence injustes. La question de la désobéissance se pose à deux niveaux. Celui de l’individu d’abord. Le citoyen est un homme pourvu d’une conscience, capable de juger par lui-même de ce qui est juste ou injuste, indépendamment de ce que dit la loi. Le devoir d’obéissance inconditionnel impliquerait d’étouffer la voix de la conscience, de renoncer à tout jugement personnel. Celui du peuple ensuite : face à la tyrannie, à l’oppression d’un Etat qui viole les droits fondamentaux, le peuple ne devrait-il pas disposer d’un droit de révolution ? On le voit, la question est large : il faut examiner la légitimité de l’objection de conscience, du droit de révolution, ainsi que les divers moyens de la contestation, la violence politique et la désobéissance civile non violente.

On ne peut pas se contenter de répondre qu’il faut obéir à la loi quand elle est juste, lui désobéir quand elle est injuste. La question, en effet, porte sur l’obéissance à la loi comme condition de l’existence de l’Etat. Il faut prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle il serait de la responsabilité politique du citoyen de contribuer au règne de la justice par l’obéissance inconditionnelle à la loi de l’Etat. L’argument contre le droit de résistance et la désobéissance civile est qu’on ne peut donc pas justifier la désobéissance aux lois sans fragiliser l’État qui garantit l’ordre et la paix dans la société. A cette raison d’obéir s’oppose l’argument selon lequel lorsque l’Etat est injuste, seule une contestation active et efficace des citoyens peut faire advenir le règne de la justice. La question qu’il faut traiter est donc celle-ci : le citoyen doit-il toujours obéir aux lois, y compris quand celles-ci lui semblent injustes, y compris lorsque l’Etat lui-même semble pouvoir être dénoncé comme étant injuste et tyrannique ?

La question peut être posée à deux niveaux, en distinguant la question du droit de révolution et celle de la désobéissance civile.

Le débat sur le droit de résistance (ou droit de révolution)

Existe-t-il un « droit de résistance à l’oppression » ? Peut-on justifier le droit de résistance armée qui vise à renverser le pouvoir politique ? Le peuple opprimé a-t-il le droit de révolution, c’est-à-dire le droit de désobéir au souverain et de le renverser en utilisant la force ?

La Déclaration des droits de l’homme de 1789 reconnaît « le droit de résistance à l’oppression », mais n’est-il pas suicidaire, pour un État, de reconnaître le droit de prendre les armes contre l’État ? L’argumentation par laquelle Thomas Hobbes justifie l’Etat consiste à démontrer que les individus, en tant qu’ils sont animés par le désir de conserver leur vie, ne peuvent que vouloir transférer leur droit de défendre leurs intérêts par la force à une « puissance commune », laquelle, en désarmant tous les membres de l’Etat, s’arroge le monopole du droit de contraindre. L’Etat n’est selon Hobbes rien d’autre que l’exigence de la raison qui commande à chacun de vouloir l’existence d’une puissance souveraine pour sortir de l’état de nature, l’état de guerre de chacun contre chacun où personne ne peut vivre en sécurité. La révolution est donc irrationnelle. Vouloir la révolution, ce serait à la fois vouloir et ne pas vouloir la sortie de l’état de nature.

Objection : Le mot important dans « droit de résistance à l’oppression » est le mot « oppression ». Du point de vue même de Hobbes, l’Etat est légitime en tant qu’il garantit la vie et la sécurité des sujets. Si l’Etat viole le droit naturel à la vie, il cesse donc d’être légitime. C’est l’argument de John Locke, qui s’inspire de l’argumentation de Hobbes pour justifier le droit de révolution : si l’Etat menace des droits des sujets (la sécurité et la propriété), le peuple et le souverain se trouvent dans la situation de l’état de nature, qui est un état de guerre, une situation où « rien n’est injuste », où par conséquent le peuple est en droit d’utiser la force et la ruse pour détruire la force qui l’opprime.

Le débat à propos de la désobéissance civile.

Le débat contemporain oppose la défense de l’autorité de l’Etat républicain et les partisans de la désobéissance civile. Peut-il être juste de désobéir aux lois en démocratie ?

La conception républicaine ou démocratique de l’Etat fonde le devoir inconditionnel du citoyen d’obéissance à la loi sur le principe de la souveraineté du peuple. Le critère pour savoir si le peuple a le droit moral de faire la révolution devrait être le caractère démocratique ou non de la constitution de l’Etat. Une constitution est démocratique si elle reconnaît au peuple le droit de participer directement ou indirectement à la formation des lois auxquelles il doit obéir. Dans ce cas, l’obéissance à la loi est toujours juste car, comme l’écrit Rousseau, « Obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Désobéir aux lois signifieraient s’opposer à la volonté générale, à la volonté du peuple souverain en tant qu’elle s’exprime suivant les règles prévues par la constitution. Une constitution démocratique rend possible la révolution pacifique, la possibilité de chasser les gouvernants par l’élection et la possibilité de changer la constitution selon les règles établies. Rien donc, ne saurait justifier la désobéissance aux lois.

Objection. La démocratie ne garantit pas le règne de la justice. Que doit faire le citoyen qui, en conscience, estime que les lois et l’Etat trahissent une exigence morale qu’il juge fondamentale ? On appelle « désobéissance civile » le moyen d’action politique qui, dans le cadre démocratique, consiste à désobéir délibéremment à la loi, de manière désintéressée, en assumant les conséquences (la répression de la transgression), pour défendre une cause juste. L’idée remonte à Henry David Thoreau, qui militant pour l’abolition de l’esclavage dans le cadre de la démocratie américaine au milieu du 19e siècle, refusa de payer ses impôts, non pour frauder, mais pour marquer son opposition au système légal de l’esclavage.

La justification de la désobéissance repose sur deux idées :

Il faut un moyen d’action qui ne soit pas la violence, car l’État est démocratique, mais qui ambitionne de frapper l’opinion en raison de l’urgence du problème. La démarche qui consiste à tenter de convaincre patiemment, par des moyens légaux, de la nécessité de changer la loi n’est pas adapté à l’urgence morale. « Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? Tenterons-nous de les amender en leur obéissant jusqu’à ce que nous soyons arrivés à nos fins – ou les transgresserons-nous tout de suite ? »(Thoreau)

Le critère du juste et de l’injuste est fourni par la conscience morale. Thoreau oppose les droits de la conscience non seulement aux droits de l’État, mais aux droits de la majorité en démocratie. « Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne serait pas les majorités qui trancheraient du bien et du mal mais la conscience ? » « Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au législateur ? »

La désobéissance civile se justifie par la recherche de l’efficacité politique, comme moyen d’action politique le plus radical possible si l’on s’interdit la violence. Elle se justifie également par l’importance morale de la cause. Historiquement, la désobéissance civile a été utilisée pour lutter contre la colonisation, contre l’esclavage et la discriminaton raciale. Aujourd’hui, elle est notamment préconisée par des militants écologistes. La désobéissance civile est le moyen d’action privilégié par une minorité qui soit s’oppose à la tyrannie de la majorité soit entend « alerter » cette majorité pour la sortir d’une indifférence coupable.

Objection : il n’y a pas d’arbitre possible entre la majorité et la minorité, la règle démocratique étant précisément que l’arbitrage des débat revient à la majorité, laquelle s’exprime à l’occasion des élections ou, éventuellement, à l’occasion d’un référendum.

Références

Le débat philosophique sur le droit de résistance (droit de révolution).

L’invention de la désobéissance civile (Henry David Thoreau).

L’examen philosophique de la notion de désobéissance civile.

Une illustration contemporaine

Henry David Thoreau est l’inventeur du concept de désobéissance civile, dans le contexte d’une démocratie américaine au sein de laquelle l’esclavage était une institution légale. Gandhi, qui a lu Thoreau en prison, s’est emparé du concept pour en faire un instrument dans le contexte de la décolonisation. Dans les années 60, c’est à nouveau là où Thoreau avait inventé le concept, dans le sud des Etats-Unis, qu’il est question de désobéissance civile. L’esclavage a été aboli mais les lois autorisent un système de segrégation raciale qui continue de faire des Noirs des citoyens de seconde zone. Martin Luther King, qui a découvert les écrits de Thoreau et de Gandhi pendant ses études de théologie et qui croit à l’efficacité politique de la désobéissance civile, lance le mouvement des droits civiques. Dans les années 1960, des dizaines de milliers de Noirs transgressent pacifiquement les lois ségrégationnistes en s’installant dans des espaces réservés aux Blancs. Dans ces trois cas de figure, le trouble à l’ordre public généré par la violation de la légalité pouvait se justifier par l’existence d’un système de domination de l’homme sur l’homme (l’esclavage, la colonisation, la ségrégation) à l’évidence injuste. La référence à la désobéissance civile comme moyen d’action politique aurait pu disparaître avec ces systéme d’oppression institutionnalisée. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé.

La cause dont se réclament les partisans de la désobéissance civile aujourd’hui est l’écologie. La désobéissance civile a toujours pour origine une révolte de la conscience qui dénonce un scandale moral. La conception écologiste de la responsabilité morale conduit à mettre en question l’égoisme ou l’indifférence du monde présent, où prévalent les intérêts de société de consommation et du système de production, aux dépens des droits de la Nature et des générations futures. Comme au temps de Thoreau à propos de l’esclavage, une minorité active se présente comme la minorité éclairée dont la mission est d’alerter sur l’urgence morale, de bousculer des dirigeants cyniques élus par une majorité apathique, indifférente ou insoucieuse face à l’injustice.

Extrait d’un appel à la désobéissance civile lancé par 1000 scientifiques dans une tribune du journal Le Monde, le 20 février 2020, tribune intitulée « Face à la crise écologique, la rebellion est nécessaire » :

La prochaine décennie sera décisive pour limiter l’ampleur des dérèglements à venir. Nous refusons que les jeunes d’aujourd’hui et les générations futures aient à payer les conséquences de la catastrophe sans précédent que nous sommes en train de préparer et dont les effets se font déjà ressentir. Lorsqu’un gouvernement renonce sciemment à sa responsabilité de protéger ses citoyens, il a échoué dans son rôle essentiel. En conséquence, nous appelons à participer aux actions de désobéissance civile menées par les mouvements écologistes, qu’ils soient historiques (Amis de la Terre, Attac, Confédération paysanne, Greenpeace…) ou formés plus récemment (Action non-violente COP21, Extinction Rebellion, Youth for Climate…). Nous invitons tous les citoyens, y compris nos collègues scientifiques, à se mobiliser pour exiger des actes de la part de nos dirigeants politiques et pour changer le système par le bas dès aujourd’hui. En agissant individuellement, en se rassemblant au niveau professionnel ou citoyen local (par exemple en comités de quartier), ou en rejoignant les associations ou mouvements existants (Alternatiba, Villes en transition, Alternatives territoriales…), des marges de manœuvre se dégageront pour faire sauter les verrous et développer des alternatives.

La liberté et la loi

Pour qu’il y ait un État, il faut un pouvoir et des lois. Il y a un pouvoir lorsqu’il y a un monopole de l’exercice de la force. Si ce n’est pas le cas la situation est celle de la guerre civile. Les lois sont les règles du jeu social, connues de tous et identiques pour tous et qui rendent possible une vie sociale paisible. Le pouvoir sans les lois serait purement arbitraire, au seul service des caprices de ceux qui l’exercent. Une telle situation est rare et non durable : tout pouvoir, même le plus despotique ou tyrannique, doit justifier son existence auprès de la population en imposant à la société des lois qui protègent contre le désordre et l’arbitraire. C’est ce qu’on appelle l’État de droit, l’État au service des lois qui définissent le juste et l ‘injuste dans une société. C’est la nature des lois, la définition même de ce qu’est la loi, qui permet de distinguer entre les régimes politiques.

En un sens, tout État est une république gouvernée par des lois. C’est le point de vue développé par Thomas Hobbes : peu importe que le régime soit monarchique, démocratique ou aristocratique, que le pouvoir soit exercé par un seul, la masse du peuple ou quelques-uns, l’essentiel est qu’il y ait au sein de la communauté une volonté souveraine, un pouvoir supérieur commun capable de s’imposer à tous par le recours à la force. La loi est l’expression de la volonté du souverain. Il faut, autrement dit, pour qu’il y ait des lois, qu’il y ait une volonté capable d’imposer ses décisions aux autres volontés, une volonté qui exprime la volonté de la communauté tout entière.

Dans cette perspective, on ne peut critiquer le despotisme. La liberté naturelle, la liberté illimitée de l’état de nature, n’est pas viable. Pour qu’il y ait une société, il faut que la liberté soit limitée par la loi, et donc l’obéissance à un pouvoir souverain. Les individus qui composent la société doivent renoncer à leur souveraineté, à leur droit illimité sur toutes choses, au profit d’un tiers, celui qui exerce le pouvoir. La loi n’est possible qu’en sacrifiant la liberté individuelle. Ou, plus exactement, il faut considérer que les individus ne peuvent jouir d’une part réelle de liberté qu’en sortant de l’état de nature, qui est un état de guerre. Pas de liberté sans sécurité, sans l’ordre et la paix garantis par un pouvoir souverain qui impose les lois auxquelles chacun doit obéir. La loi est la définition par un pouvoir souverain du permis et de l’interdit qui définissent le juste et l’injuste dans une société. Elle n’est pas contraire à la liberté, puisqu’elle en garantit au contraire l’exercice réel : il n’y a pour l’homme qui vit en société d’autre liberté possible que la liberté civile, la liberté dans l’obéissance aux lois de l’État. Qu’est-ce alors que la liberté ? « La liberté, écrit Hobbes, dépend du silence de la loi« . Tout ce qui n’est pas interdit par le souverain est permis. Le citoyen doit s’en contenter. C’est mieux que rien, comme on dit aux enfants. Faire respecter les lois, les règles du jeu social connues et identiques pour tous les membres de la communauté, qui dispose du monopole de l’exercice de la force pour imposer « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XI, 3).

Le libéralisme politique est né de la critique de la monarchie absolue et, sur le plan philosophique, de la critique de la justification par Thomas Hobbes de l’État absolutiste. De cette critique sont sorties deux théories de la loi, la théorie républicaine (ou démocratique) et la théorie libérale, présentes l’une et l’autre dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

La théorie républicaine (ou démocratique) est résumée par l’article 6 de la Déclaration : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. » La théorie de la loi comme expression de la volonté générale est développée par Rousseau dans le Contrat social (1762). Rousseau admet avec Hobbes que la souveraineté de la loi doit être absolue. Il reproche à Hobbes d’avoir sacrifier la liberté et pose en conséquence le problème de la conciliation, a priori impossible, entre l’obéissance et la liberté. Il présente ainsi le problème fondamental de la politique dont le Contrat social donne la solution : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » La solution consiste dans l’institution d’une volonté souveraine qui ne soit pas celle d’un particulier, d’un homme ou d’une partie du peuple, mais qui soit générale, c’est-à-dire qui soit la volonté indivisible du peuple considéré comme un Tout. Ainsi, chacun, en obéissant à la loi, n’obéira à personne en particulier. Si le maître est la volonté générale, il n’y a pas de maître. « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. »

Pour être vraiment une loi, c’est-à-dire pour être l’expression de la volonté générale, la loi doit, selon Rousseau, remplir deux conditions : elle doit être produite par tout le peuple et doit s’appliquer à tout le peuple. « Mais qu’est-ce donc enfin qu’une loi ? (…) Quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui-même; et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi. » Quand « le peuple statue sur tout le peuple », Tous participent à la formation de la loi, c’est l’exigence démocratique, et l’ État de droit est parfaitement garanti, puisque nul n’est au-dessus des lois et que la loi ne contient aucune discrimination qui pourrait nuire à une partie du peuple. Ce sont ces deux conditions qui sont reprises par l’article 6 de la Déclaration. Bien entendu, il ne s’agit là que de principes philosophiques. En pratique, il faut une constitution, énonçant les règles du jeu politique que l’État doit respecter, pour concrétiser ces principes. L’exigence de la participation de tous à la formation de la loi s’est historiquement concrétisée par la revendication et l’institution du suffrage universel. L’exigence de l’égalité devant la loi nécessite pour être traduite dans les faits, plusieurs mécanismes institutionnels : la division des pouvoirs, les droits de l’opposition et des minorités, la liberté d’expression, le contrôle de la constitutionnalité des lois (qui, concrètement, sont l’expression d’une volonté majoritaire, et non l’expression de la volonté générale).

Quand la loi est vraiment une loi, quand elle est l’expression de la volonté générale, elle est nécessairement juste, et la désobéissance aux lois toujours injuste. Telle est la doctrine républicaine du gouvernement des lois telle que Rousseau l’a définie. La liberté politique, la liberté du citoyen dans l’État ne se conçoit pas comme une indépendance de l’individu vis-à-vis des lois de l’ État, mais comme une liberté-autonomie consistant à obéir à la loi dont on est soi-même l’auteur : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1, 8) Le problème, qui justifie le scepticisme des libéraux à l’égard de la théorie de Rousseau, est qu’en pratique, c’est l’individu qui obéit et une entité abstraite, le peuple, qui prescrit. La souveraineté de la loi demeure absolue, et cet absolutisme est d’autant plus dangereux pour les libertés individuelles qu’il revendique d’être la volonté du peuple tout entier.

Ce texte de Benjamin Constant qui, critiquant la théorie rousseauiste de la souveraineté absolue de la volonté générale, plaide pour une souveraineté limitée par la reconnaissance des droits des individus, présente ce qui constitue l’argument principal en faveur de la doctrine libérale de la loi :

En un mot, il n’existe au monde que deux pouvoirs, l’un illégitime, c’est la force; l’autre légitime, c’est la volonté générale. Mais en même temps que l’on reconnaît les droits de cette volonté, c’est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d’en bien concevoir la nature et d’en bien déterminer l’étendue. Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application. La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de liberté des individus; et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe [.. ] L’universalité des citoyens est le souverain, dans ce sens que nul individu, nulle faction, nulle association partielle ne peut s’arroger la souveraineté, si elle ne lui a pas été délégué. Mais il ne s’ensuit pas que l’universalité des citoyens, ou ceux qui par elle sont investis de la souveraineté, puissent disposer souverainement de l’existence des individus. Il y a au contraire une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur (…) L’assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner ; lorsqu’une autorité quelconque commet des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il importe peu qu’elle se nomme individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime.

Les libéraux souligne la menace que l’existence même de l’État, même démocratique, fait peser sur la liberté individuelle. En pratique, le pouvoir exercé au nom du peuple est toujours nécessairement l’émanation d’une volonté particulière: non pas la volonté de tout le peuple, mais la volonté de la majorité, voire, comme s’est désormais souvent le cas, la volonté de la majorité des suffrages exprimés à l’occasion d’une élection, majorité qui, compte tenu de l’abstention, peut être minoritaire dans le pays. La liberté de la ou des minorité(s) ne peut donc être garantie si on maintient de principe de la souveraineté absolue, illimitée, de la loi, au motif qu’elle serait toujours juste. La loi n’est pas juste en tant qu’elle exprime la souveraineté du peuple ou de la nation, mais dans la mesure où elle respecte les droits des individus. La souveraineté du peuple doit être limitée par la souveraineté de l’individu. Quand bien même elle serait la voix de la nation entière moins le citoyen qu’elle opprime, tant que les droits d’un seul sont violés, la loi ne peut être considérer comme juste. La fonction de la loi n’est pas d’exprimer la volonté générale mais de garantir à tous les individus la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.

C’est la théorie de la loi présentée dans les articles 4 et 5 de la Déclaration de 1789 qui définissent conjointement la liberté limitée par la loi et la loi qui limite la liberté, justifiées l’une et l’autre par le principe de non-nuisance. L’article 5 énonce le principe qui limite le pouvoir de la loi de limiter la liberté individuelle : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. L’article 4 définit la liberté de l’individu en société, qui est une liberté limitée par le droits des autres à la liberté avant d’être limitée par la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui« . Le point décisif de la doctrine libérale, développé dans le texte de John Stuart Mill ci-dessous, est la démarcation entre le domaine de la loi et le domaine des libertés individuelles, entre le domaine de la souveraineté de l’État et celui de la souveraineté de l’individu. L’État et la loi sont nécessaires pour garantir la coexistence pacifique des libertés, pour empêcher les usages de la liberté qui pourraient nuire à autrui. Mais la loi et la contrainte étatique ont pour fonction exclusive d’empêcher l’individu de porter préjudice à autrui. Leur rôle est strictement limité. La doctrine libérale interdit à l’État d’imposer par la loi aux individus une manière de penser ou de conduire sa vie, une conception du bonheur ou du sens de la vie. Tant qu’il ne nuit pas à autrui, autrement dit, l’individu doit rester souverain et pouvoir décider librement de la conduite de sa propre vie.

La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante. On ne peut pas l’obliger ni à agir ni à s’abstenir d’agir, sous prétexte que cela serait meilleur pour lui ou le rendrait plus heureux; parce que dans l’opinion des autres il serait sage ou même juste d’agir ainsi. Ce sont là de bonnes raisons pour lui faire des remontrances ou le raisonner, ou le persuader, ou le supplier, mais ni pour le contraindre ni pour le punir au cas où il agirait autrement. La contrainte n’est justifiée que si l’on estime que la conduite dont on désire le détourner risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l’aspect qui le concerne simplement lui-même son indépendance est, en droit, absolue. L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. (John Stuart Mill, De la liberté).

La guerre peut-elle être juste ?

Éléments pour l’introduction

L’idée à discuter que suggère la question

La guerre est toujours injuste. Justifier la guerre paraît difficile : la guerre est un déchaînement de violence, souvent aux dépens des populations civiles, dont la finalité est la destruction ou la domination. La guerre entre en contradiction avec le commandement moral universel : tu ne tueras point ! La morale exige le refus de la violence dans les rapports humains. Agir pour la paix semble donc toujours juste, faire la guerre, toujours injuste.

L’objection

La politique est fondée sur un constat : « La justice sans la force est impuissante » (Pascal). L’emploi de la force est nécessaire pour lutter contre la violence. Le rôle de l’État est de garantir la paix sur un territoire donné, au moyen de sa police à l’intérieur et de son armée à l’extérieur. L’usage de la violence comme moyen de garantir la paix appartient par définition à l’État, qui prend nécessairement pour devise « si vis pacem para bellum » (si tu veux la paix, prépare la guerre). Tout État possède une armée, pour protéger son territoire et sa population.

Plan suggéré

Première partie – Si la guerre est toujours injuste, faut-il militer pour le pacifisme ?

La guerre repose sur une décision humaine, une libre décision dont on sait d’avance qu’elle va générer la destruction, le malheur et la mort. C’est la raison pour laquelle la guerre apparaît comme un Mal : il ne s’agit pas simplement d’une grande catastrophe, comme peuvent l’être les catastrophes naturelles, mais d’une grande catastrophe voulue par les hommes et, circonstance aggravante, rationnellement organisée par l’État. Le pacifisme est à la fois la révolte morale contre la guerre et le moyen politique de l’éviter : pour éviter la guerre et son cortège de malheurs, il suffit de refuser de la faire, de prendre la décision de ne pas la faire, de dire « non à la guerre! »

Le pacifisme peut s’appuyer sur un argument réaliste : l’argument selon lequel il est possible de briser la course aux armements par le désarmement unilatéral. C’est la défiance qui incite à préparer la guerre et qui alimente les rivalités de puissance. Témoigner par le désarmement de sa volonté de paix pourrait créer un climat de confiance transformant l’ennemi potentiel en ami, instaurant ainsi les conditions de la paix.

On peut objecter que la bonne volonté ne suffit pas toujours face à un authentique prédateur. Le pacifisme n’a pas empêché Hitler de mettre en oeuvre sont projet impérialiste. La réflexion sur le pacifisme pourrait aussi conduire à se demander si celui-ci est vraiment aussi moral qu’il en a l’air. Vouloir la paix à tout prix, au prix de la liberté par exemple, n’est-il pas une forme de lâcheté ? Si l’héroïsme des soldats qui défendent leur patrie est salué, c’est bien parce qu’ils combattent ainsi pour la souveraineté de l’État, qu’ils risquent leur vie pour la liberté, pour éviter la servitude à laquelle conduit la défaite. Si la paix n’est pas toujours juste, si le sacrifice de la liberté pour avoir la paix est un déshonneur, alors cela implique réciproquement que la guerre puisse être juste.

Deuxième partie – Par quels arguments peut-on justifier la politique de puissance de l’État (préparer et faire la guerre) ?

La justification de la guerre ne peut être justification de la guerre pour la guerre, de la guerre comme fin en soi. La guerre est toujours un Mal, de sorte qu’elle ne peut être justifiée que comme un Mal nécessaire. La guerre juste ne peut être non plus simplement la bonne manière de faire la guerre, même s’il existe fort heureusement un droit de la guerre qui interdit par exemple l’emploi de certaines armes ainsi que la maltraitance des populations civiles et des prisonniers de guerre. Lorsque la guerre éclate, la fin (la victoire) justifie inéluctablement les moyens (l’escalade des moyens militaires employés), de sorte que la guerre est toujours plus ou moins une « sale guerre ». La question de la guerre juste est moins de celle du « comment » on fait la guerre que celle du « pourquoi » : quels sont les buts susceptibles de justifier la violence dans les relations entre États ?

Selon la célèbre formule de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». La justification de la guerre est politique. L’État met en oeuvre une politique de puissance en vue de garantir et de promouvoir la sécurité et la prospérité de l’État. L’homme d’État ne peut pas être pacifiste, comme l’a souligné Max Weber, parce qu’il a en charge la responsabilité d’une communauté. La morale du responsable politique ne peut être la morale pure, le strict respect des lois morales en vue d’être en règle avec sa conscience, mais une éthique de la responsabilité qui recherche l’efficacité de l’action au service des intérêts de l’État. A cet égard, la guerre est justifié si elle conduit à la victoire et permet de renforcer la sécurité et la prospérité de l’État. La prudence politique (la rationalité stratégique) peut toutefois s’accorder aisément avec la fin morale commandée par le droit international, le respect des frontières et donc de la souveraineté des autres États, en donnant comme principal, voire comme unique objectif à la politique de puissance la préparation des guerres défensives. Le principe susceptible de justifier la préparation de la guerre et la guerre, la fin qui justifie les moyens, est dans cette perspective la légitime défense.

Peut-on aller plus loin dans la justification morale de la guerre ? L’autre grand argument possible est l’assistance à peuple en danger, l’aide apportée à autrui. Une intervention militaire peut être justifiée par des raisons humanitaires ou par la nécessité de soutenir un État agressé. Paradoxalement, ce motif purement moral (désintéressé, du moins en apparence) sert à justifier des guerres extérieures, des interventions sur un territoire étranger. Il favorise donc l’impérialisme, la conquête de nouveaux territoires ou d’une nouvelle zone d’influence.

Troisième partie – Peut-on espérer mettre fin à la guerre ? Le débat paix par le droit / paix par l’équilibre des puissances.

La situation des relations interétatiques correspond à ce Thomas Hobbes appelle « l’état de nature ». L’état de nature est une situation dans laquelle il n’y a pas de puissance ni de lois communes. Comme l’écrit Hobbes : « Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste. » L’état de nature est donc un état de guerre, une situation dans laquelle la guerre est toujours possible et où il est nécessaire de s’armer, de préparer la guerre, pour défendre sa vie et son droit. Au sein de la société, l’État est la puissance commune qui permet d’imposer les lois qui garantissent la paix civile et des droits pour chacun. Mais entre les États, il n’y a pas de puissance commune, la guerre revient donc sans cesse.

Le seul moyen d’avoir une puissance commune pouvant garantir la paix est la constitution d’un empire, la constitution par une superpuissance d’un État qui englobe plusieurs peuples pour les contraindre à vivre en paix. C’est le modèle de la « pax romana », la paix romaine. Idéalement, il faudrait un empire universel, un État mondial, pour atteindre la paix universelle. Mais l’empire n’est ni possible ni souhaitable. Il n’est pas possible, car la diversité des cultures fragilise dans la durée les empires. Les peuples aspirent à l’indépendance, raison pour laquelle l’État-nation (un État pour un peuple ou une nation), quoique de taille plus réduite, est en définitive plus solide. L’empire n’est pas non plus souhaitable, car il constitue précisément une « prison des peuples », le cimetière de la liberté. La paix par l’empire est une paix sans la liberté, donc une paix injuste.

Comment obtenir une paix universelle, juste et durable ? Le moyen ne peut être ni le pacifisme moral ni l’impérialisme. La paix juste doit garantir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le respect de la souveraineté des États. Pour être universelle et durable, la paix doit être globale, garantir en même temps à tous les États sécurité et souveraineté. Il existe deux modèles possibles de dépassement de la guerre, une solution réaliste et une solution idéaliste : la paix par l’équilibre des puissances et la paix par le droit.

L’équilibre des puissance est l’objectif d’une politique de puissance combinant diplomatie et action militaire en vue de produire un ordre mondial ou régional (à l’échelle d’un continent). Cette perspective est plus ambitieuse que la stricte défense des intérêts de l’État. L’idée est que la sécurité de l’État sera d’autant mieux garantie que la sécurité de tous les États sera garantie. Pour ce faire, il importe de construire un équilibre des forces tel que chaque État soit dissuadé d’accroître sa puissance aux dépens des autres par le risque de la défaite. Certaines armes (l’arme nucléaire) et le jeu des alliances (visant à renforcer les faibles et à affaiblir les forts) permettent ainsi aux puissances les plus faibles de tenir les plus fortes en respect. C’est l’équilibre des puissances qui a rendu possibles les plus longues périodes de paix en Europe, avant 1914 puis après 1945. Malheureusement, c’est l’objection que l’on peut faire, cette solution réaliste est aussi une solution précaire : un équilibre des puissances est un chateau de cartes qui peut s’effondrer à tout moment.

L’autre modèle est celui de la paix par le droit, tel que l’idée en a été présentée par le philosophe Emmanuel Kant dans son Projet de Paix Perpétuelle. Il s’agit de la définition d’un idéal non encore réalisé, l’idéal cosmopolitique de l’unification politique de l’humanité par le droit. Ce projet est-il une utopie (ce qui n’a jamais eu lieu et ne pourra jamais avoir lieu) ou bien un progrès en direction de sa réalisation est-il possible ? La réponse à cette question commande la préférence pour la prudence politique (la force associée à la ruse) au service de l’équilibre des puissances ou pour l’idéalisme d’une politique au service du droit. Un droit international digne de ce nom, estime Kant, doit revêtir la forme d’un fédéralisme d’États indépendants, ce qui signifie qu’il faut qu’il puisse y avoir des lois communes (un droit international) en l’absence d’une puissance commune (l’État mondial, inconciliable avec la liberté des États). Comment cela pourrait-il être possible si Hobbes, comme le croît Kant, a raison d’affirmer qu’il n’y a pas de droit sans État ? La condition nécessaire, qui se substitue à la contrainte étatique, pourrait être selon Kant que chaque État se dote d’une constitution républicaine, c’est-à-dire d’un régime politique semblable à ce qu’on appelle aujourd’hui « démocratie libérale », fondé sur une constitution qui empêche l’appropriation et l’exercice personnels du pouvoir tout en garantissant la liberté à l’individu et au peuple, le pouvoir de n’obéir qu’aux lois auxquelles il a librement consenti. Ce dernier point est aux yeux de Kant la clé de la paix universelle, juste et perpétuelle, ce qui garantit à chaque État que son droit sera respecté : dans la mesure où les peuples subissent l’effort de guerre et les destructions causées par les guerres, ils exigeront nécessairement de leurs gouvernants, dès lors qu’ils jouiront de la liberté d’exprimer leur consentement, la conclusion et le respect des traités de paix.

La justice

« Le juste est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité; l’injuste, ce qui est contraire à la loi et ce qui manque à l’égalité. » (Aristote)

De cette formule d’Aristote, il faut en premier lieu retenir le fait que la notion de justice est liée à celle du droit (jus en latin), donc à la vie en société. La justice consiste à donner ou à rendre à chacun ce qui lui revient afin que la vie commune soit possible. Il faut distinguer entre d’une part la justice distributive qui concerne la distribution (le partage) des biens et des droits, et d’autre part la justice corrective, qui intervient pour corriger, c’est-à-dire pour réparer l’injustice et rétablir la justice.

En second lieu, la formule d’Aristote invite à distinguer entre deux notions, la légalité et l’égalité, toutes deux impliquées dans la définition de l’idée du justice. Au regard du droit positif (le droit tel qu’il existe en fait dans une société), c’est-à-dire de la Justice comme institution judiciaire (le pouvoir des juges institué par l’Etat), est juste ce qui est conforme à la loi (le permis), est injuste ce qui transgresse la loi (l’interdit). Cette conception de l’idée de justice n’est toutefois pas suffisante, d’où la question : la loi est-elle toujours juste ? Les lois sont justes parce qu’il est juste qu’il y ait des lois et une égalité devant la loi pour protéger les droits et les biens de chacun. Pour justifier les lois, autrement dit, il faut un idéal de justice qui soit en quelque sorte l’idéal moral de l’Etat. La formule d’Aristote suggère que cet idéal des lois (du droit, de l’Etat) est nécessairement un idéal d’égalité : la justice, c’est l’égalité.

Le grand problème philosophique de la justice commence là : répondre à la question « Qu’est-ce que la justice ? » revient à répondre à la question « Qu’est-ce que l’égalité ? » La répartition des droits et des biens doit obéir au principe d’égalité. Mais que signifie l’égalité, ou plus exactement l’idéal d’égalité ? L’égalité qui définit la justice n’est pas l’identité ni l’égalité de fait. Nous sommes tous différents et ces différences font que l’on peut observer des inégalités de grandeur en fonction d’une référence commune : inégalité de taille, de poids, d’âge, de force physique, de beauté, d’intelligence, etc. Le problème politique de la justice concerne plus spécifiquement l’égalité en matière de droits et d’accès aux ressources sociales garantis par l’Etat. La justice, c’est l’égale considération de tous en matière de répartition des droits et d’accès aux ressources sociales disponibles.

Difficulté supplémentaire : il existe deux idées d’égalité. Ce qui fait que l’on oppose parfois deux idées de justice : l’égalité et l’équité. L’égalité stricte est l’égalité de traitement, illustrée par l’égalité devant la loi et par le partage égalitaire, au moyen duquel on distribue à chacun la même part. L’équité est un traitement différencié justifié par la différence des situations. Il s’agit en quelque sorte d’une « discrimination positive ». Le meilleur exemple est l’impôt progressif. Demander aux pauvres et aux riches de verser le même montant ou la même proportion de leur revenu est considéré comme injuste eu égard aux différences de situation. On considère qu’une telle conception de l’impôt serait égalitaire mais non équitable. L’équité exige que ceux qui ont plus donnent plus, et versent à l’Etat un part toujours plus grosse de leur revenu à l’Etat à mesure que la fortune est plus importante. Le principe de l’impôt progressif consiste donc à exiger de chacun un effort différent, qui varie en fonction de la tranche de revenu à laquelle on appartient. Autre exemple, qui concerne la justice corrective : l’équité dans l’application des lois par les juges. Il s’agit de prendre en considération les différences de situation, la particularité de chaque situation, afin de faire respecter l’esprit de la loi plutôt que la lettre de la loi, en relativisant le principe de l’égalité devant la loi. Le cas emblématique est celui de la mère de famille qui vole pour nourrir ses enfants ou (cas d’euthanasie, plus actuels et qui ont été médiatisés ces dernières années) qui provoque la mort de son enfant lourdement handicapé ou gravement malade pour mettre un terme à ses souffrance. Ces cas particuliers et bien d’autres conduisent à pose la question : faut-il toujours appliquer la loi dans toute sa rigueur ?

L’égalité stricte et l’équité sont en vérité deux variantes du principe d’égalité, de l’égale considération de tous. La notion d’équité est étymologiquement indissociable de celle d’égalité (aequus signifie « égal »). L’égalité stricte est, comme le remarquait déjà Aristote, une égalité arithmétique du type 1 = 1. C’est le principe – la même part pour tous – qu’on applique en partageant le gâteau d’anniversaire : un enfant, une part de gâteau identique (mesurée au trébuchet, sinon les enfants protestent). C’est aussi, autre exemple, le principe du suffrage universel : « un homme, une voix ». L’équité est le principe de l’égalité proportionnelle : il s’agit de respecter une égalité de rapports. C’est cette conception que l’on mobilise pour justifier une différence de distribution, lorsqu’on dit « à chacun selon ses besoins » ou « à chacun selon son mérite« . Ce qui signifie, pour la première formule, « il faut que celui qui a moins reçoive une part plus importante, proportionnelle à ses besoins », et pour l’autre, « il faut que celui qui a fait plus reçoive une part plus importante, proportionnelle à son mérite (à la valeur de son action) ». Le fait de pouvoir mobiliser plusieurs conceptions de l’égalité rend complexe la réflexion sur la justice. Il est par exemple possible, même si cela peut sembler paradoxal, de justifier l’inégalité parmi les hommes au nom d’une conception de l’égalité. Quand on parle d’égalité, il faut donc toujours se demander : de quelle égalité parle-t-on ?

Le débat politique moderne sur la justice concerne principalement la question de la justice sociale et met aux prises le libéralisme et le socialisme. La conception libérale de la justice est parfaitement formulée par l’article 1 de la Déclaration des droits de 1789, qui vise à justifier l’abolition des privilèges aristocratique et, accessoirement pour l’époque, l’abolition de l’esclavage : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » La première phrase énonce le principe de l’égale liberté. Les libertés garanties par l’Etat aux individus (sécurité, propriété, liberté de travailler, liberté d’expression, de religion, etc.) doivent être les mêmes pour tous. En matière de répartition des droits, c’est donc pour le libéralisme politique le principe de l’égalité stricte qui doit être appliqué : la même part de liberté pour tous. Il en résulte l’égalité des chances d’accéder à toutes les positions sociales, qui justifie en retour les « distinctions sociales », c’est-à-dire les différences de fonction et de revenu. Dès lors que chacun est libre de travailler, de commercer et d’entreprendre, considèrent les libéraux, l’inégalité des richesses est toujours juste et favorise, en vertu de la concurrence et des lois du marché, « l’utilité commune », c’est-à-dire la prospérité de la société.

Cette conception libérale de la justice n’a jamais cessé d’être critiquée depuis deux siècles, au nom de ce qu’on appelle la « justice sociale », l’exigence d’une intervention de l’Etat pour favoriser l’égalité économique et sociale au moyen d’une redistribution des richesses produites par l’économie. Historiquement, le débat entre libéralisme et le socialisme a pris la forme d’une opposition entre liberté et égalité. Si on applique le principe de l’égalité stricte à la répartition des richesses (sur le modèle du partage du gâteau d’anniversaire), on obtient le communisme. Le communisme se définit toutefois par l’abolition la propriété privée, principalement la propriété des moyens de production qui permet à l’Etat de devenir le maître de l’économie, condition de réalisation de l’égalité. Au regard des libéraux, le communisme signifie l’abolition d’une liberté fondamentale, la liberté de travailler et d’entreprendre, ainsi que du droit de jouir des fruits de son travail qui accompagne cette liberté. Libéralisme et communisme représentent deux modèles de la société juste radicalement antagonistes : le libéralisme défend l’égale liberté et justifie l’inégalité des richesses comme conséquence inévitable de la garantie des libertés (de l’égalité en droits); le communisme refuse l’inégalité des richesses et propose l’abolition des libertés économiques par l’Etat comme moyen de parvenir à l’égalité.

Qu’est-ce qu’une société juste ? Comme pour toutes les autres questions philosophiques, le débat relatif à cette question ne peut être définitivement tranché. Le cadre démocratique a toutefois permis la recherche d’une synthèse entre libéralisme et socialisme. La mise en place en Europe, au milieu du 20e siècle, de ce qu’on a appelé l’Etat-providence (ou Welfare State, l’Etat du bien-être) en constitue la formule politique. L’Etat doit garantir les libertés fondamentales, parmi lesquelles les libertés économiques et le droit à la propriété privée, mais il doit aussi se soucier du bien-être des citoyens et mettre en place une sécurité sociale (protection contre le chômage, la pauvreté, la maladie et la vieillesse) au moyen de la redistribution des richesses. Les droits sociaux sont venus compléter les droits-liberté sans les abolir, tandis que la révolution russe de 1917 a fourni une illustration des inconvénients du communisme : l’appropriation collective des moyens de production requiert non seulement l’abolition des libertés économiques mais aussi la suppression des libertés politiques; la collectivisation de l’économie s’est en outre avérée moins efficace que le système capitaliste fondé sur les libertés économiques pour créer de la prospérité économique.

Le débat contemporain sur la justice porte sur un aspect du libéralisme : la question de l’égalité des chances. L’égalité en droits (l’absence de privilèges, c’est-à-dire de différence de droits) garantie à tous le droit d’accéder à toutes les positions sociales et à tous les niveaux de richesse. L’égale liberté implique que tout est possible pour tous. L’égalité en droits suffit-elle pour autant à garantir une réelle égalité des chances ? Il y a des raisons d’en douter, du fait de la différence des situations de départ, de l’inégalité des conditions. Ces différences peuvent être dues à la nature et aux accidents de la vie (handicaps, maladies), à l’inégalité sociale (inégalité des richesses, inégalité géographique, inégalité éducative en fonction du « capital culturel » familial), ou encore aux discriminations (liées au sexe ou à l’appartenance à une minorité). La question des conditions de réalisation de l’égalité des chances donne lieu à des débats analogues à ceux qui ont opposé libéralisme et socialisme : aux partisans d’une stricte égalité en droits s’opposent les défenseurs de l’équité qui réclament des mesures concrètes pour égaliser les chances, lesquelles peuvent aller jusqu’à la rupture de l’égalité en droits (les « discriminations positives »).

La politique

Notions mobilisées

L’État, la justice, la liberté, le devoir, la conscience, le bonheur, le travail, la religion, la raison, la vérité, la nature, la technique, le langage.

Le problème fondamental

Le problème de la politique est celui des rapports entre la force et la justice et, par voie de conséquence, celui des rapports entre l’État et la justice. Il pourrait être formulé, dans son abstraction philosophique qui vise à saisir l’essentiel, à la manière de Blaise Pascal dans ce texte :

Il est juste que ce qui est juste soit suivi; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujète à dispute; la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force. Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et la paix fut, qui est le souverain bien.

La justice désigne ici l’idéal moral de la politique, c’est-à-dire les principes d’une bonne organisation sociale, d’une bonne constitution de l’État, de la bonne manière de régler par la loi les relations entre les hommes dans une société ainsi que les rapports entre l’État et les citoyens (les droits et les devoirs de l’État et du citoyen). En raison d’une part de la diversité des cultures (des traditions historiques) et d’autres part des diverses conceptions philosophiques de la justice, on peut considérer avec Pascal que « la justice est sujète à dispute » (elle est matière à débats dirait-on aujourd’hui).

Abstraction faite de l’idée qu’on peut concevoir de la justice, la condition politique de l’homme est une réalité : « l’homme est un animal politique« , disait Aristote. C’est un animal grégaire (il vit en société) mais il est le seul animal qui doit créer, par la parole, les lois qui permettent la vie en société. Une communauté politique est une communauté unie par des lois imposées par un pouvoir. Les régimes politiques peuvent varier mais partout où il y a des hommes il y des lois (du droit) et un pouvoir politique (un État). Partout faire exister la communauté politique consiste donc à « mettre ensemble la justice et la force » à travers l’institution de l’État qui se définit, selon Max Weber, par « le monopole de la violence légitime ».

Pascal souligne cependant que la force est plus certaine que la justice (« la force est très reconnaissable et sans dispute »). La réalité de la politique, c’est d’abord la réalité du pouvoir, qui est par essence une force, un pouvoir de contraindre par la force, c’est-à-dire par la violence, qui est utilisation de la force en vue de soumettre la volonté (contraindre à l’obéissance) ou éventuellement de détruire (les ennemis intérieurs ou extérieurs du pouvoir et de la société). La force est « nécessaire » (caractère de ce qui ne peut être autrement qu’il n’est) en ce qu’elle s’impose à nous. Lorsque celui qui est contraint par la force ne consent pas à l’existence de la force qui le contraint, la force est « tyrannique » : un pouvoir est tyrannique lorsqu’il n’est pas regardé comme juste ou légitime par les sujets, c’est-à-dire par les citoyens assujetis aux lois et aux décisions imposées par ce pouvoir.

La force est une réalité, la justice, une idée. Il ne faudrait pas croire, suggère Pascal, que les hommes ont créé la force pour réaliser la justice. La force existe toujours, elle existe nécessairement. La nature, et spécifiquement la nature humaine, est constituée de forces et de rapports de forces. La violence est la réalité première et inéliminable de la condition naturelle de l’homme. L’histoire humaine n’est pas seulement histoire de la lutte de l’humanité contre les éléments naturels, mais aussi histoire de lexploitation de l’homme par l’homme, de la domination de l’homme par l’homme, de la violence exercée par l’homme contre l’homme. Elle est faite de conflits entre les individus ou les groupes sociaux et de guerres entre les communautés. Posé en termes réalistes, le problème politique de l’homme, celui de la civilisation, est de surmonter la tyrannie, d’instituer une société et des relations entre les sociétés dans lesquelles la violence est surmontée et le pur rapport de forces dépassé. Le problème fondamental, autrement dit, est celui de la guerre et de la paix. Le bien suprême (l’idéal) de la politique, nous dit Pascal, ne peut-être qu’un moindre mal, la paix, c’est-à-dire le dépassement de la guerre, de la violence, dans les rapports humains. Il écrit ailleurs que Platon et Aristote ne se sont intéressés à la politique (et la tradition philosophique après eux) que parce qu’il faut bien tenter de régler la société des hommes, qui est « un hôpital de fous ».

Tout pouvoir prétend être juste. Tout pouvoir prétend « mettre ensemble la justice et la force ». Dans l’histoire réelle, on ne part pas de l’idée de justice pour mettre la force à son service mais de la force pour essayer de la rendre juste. Le pouvoir peut, ce faisant, dire que la justice est injuste et dire que c’est la force qui est juste. Il peut, autrement dit, définir l’idée de justice de manière à ce qu’elle convienne à ses intérêts. Cette contradiction entre la force et la justice qui fait le malheur de la condition politique de l’homme semble indépassable. D’où le soupçon qui accompagne l’État, consistant à ne voir dans le droit (les lois) qu’il instaure et l’idéal de justice dont il se réclame que le masque de la force, le moyen par lequel celle-ci à la fois dissimule et justifie la domination de l’homme par l’homme. Dans sa phrase de conclusion, paradoxale, Pascal valide et renverse en même temps ce soupçon : « Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que le juste et le fort fussent ensemble, et la paix fût, qui est le souverain bien ». Les solutions politiques au problème de la violence et de la domination sont sans doute imparfaites, laisse-t-il entendre, mais elles le sont nécessairement, en raison de la nature de la politique et de la nature de l’homme, de sorte qu’il faut, pour avoir la paix, qui est le maximum que l’on puisse espérer de la politique, feindre de croire que l’État est toujours juste comme celui-ci feint d’être toujours juste.

La thèse de Pascal est à la fois pessimiste et conservatrice. En tant qu’elle prendre pour objet de sa réflexion l’idée de justice, l’idée d’une société juste, la philosophie engendre des projets de réforme, voire de révolution. Platon, dans son plus célèbre texte consacré à la justice et à la politique, La République, avait conçu le rêve du règne des philosophes. De philosophe-roi, cependant, il ne peut y avoir, la postérité se fera une raison, le philosophe pouvant tout au plus espérer jouer le rôle de conseiller du Prince. Le vrai politique est un homme d’action, qui consacre l’essentiel de son énergie et de ses pensées à la conquête et à la conservation du pouvoir. En tant qu’il est un véritable « homme d’État », il se consacre essentiellement à la conquête et à la conservation de la puissance de l’État. S’il en allait autrement, l’homme de pouvoir n’aurait pas le pouvoir et l’homme d’État n’aurait pas d’État, de sorte qu’il ne pourrait servir la justice et que la justice, dépourvue du levier de la force, demeurerait ainsi impuissante. La vertu intellectuelle de l’homme d’action est la prudence, la faculté de concevoir les moyens de parvenir à ses fins, les moyens de réussir en s’adaptant aux circonstances. Le philosophe, comme le scientifique, est un homme de réflexion animé par l’idéal de vérité. Lorsqu’il conçoit une théorie de la justice, il vise la cohérence et l’universalité : la philosophie définit des principes de justice universellement valables, c’est-à-dire valables pour tous les hommes, partout et en tout temps. Pour se faire, il lui faut faire abstraction des intérêts particuliers d’une société ou d’un pouvoir, faire abstraction des circonstances particulières et conserver une distance critique à l’égard de l’existant, des camps politiques, du pouvoir, mais aussi des lois (le droit positif) et des institutions telles qu’elles sont.

La raison d’être de la philosophie politique, autrement dit, est de définir l’idéal du droit, les principes de la justice politique qui peuvent « justifier la force » et servir de guide tant à l’homme d’État, au législateur, qu’au citoyen contraint d’obéir aux lois. Le citoyen dispose ainsi d’un critère autre que la loi elle-même pour distinguer le juste et l’injuste, ce qui rend possible la critique de l’État et du droit existant. La distinction devient possible entre la légalité et la légitimité du pouvoir ou entre la servitude et l’obéissance du citoyen.

Qu’est-ce qu’une théorie de la justice ?

Une théorie de la justice présuppose nécessairement que le sens de la justice est inscrit dans la nature humaine, raison pour laquelle, depuis Platon et Aristote aux origines de la philosophie politique, on parle d’un « droit naturel » pour désigner l’idéal du droit et de l’État, en tant que cet idéal n’est pas relatif, subjectif, variable suivant les opinions et les cultures mais au contraire objectif parce qu’ancré dans l’universelle nature humaine. La notion de droit naturel varie bien entendu selon l’idée que l’on se fait de la nature et de l’homme : le droit naturel moderne, issu des théories « contractualiste » (utilisant les concepts d’état de nature et de contrat social) de Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau, aux 17e et 18e siècles, et dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen rédigée par les révolutionnaires français en 1789 est le produit, doit être distingué du droit naturel des Anciens (Grecs et Romains), fondé sur l’idée qu’il existe un ordre naturel qui admet l’inégalité naturelle entre les hommes. Dans tous les cas de figure cependant, la distinction entre droit naturel et droit positif permet de concevoir un critère rationnel pour définir la société juste. C’est le point que souligne ce texte du philosophe Léo Strauss au 20e siècle (Droit naturel et histoire, 1953):

Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or, il est évident qu’il est parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif. Bien des gens aujourd’hui considèrent que l’étalon en question n’est tout au plus que l’idéal adopté par notre société ou notre « civilisation » tel qu’il a pris corps dans ses façons de vivre ou ses institutions. Mais, d’après cette même opinion, toutes les sociétés ont leur idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées. Si les principes tirent une justification suffisante du fait qu’ils sont reçus dans une société, les principes du cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l’homme policé. De ce point de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme mauvais purement et simplement. Et puisque tout le monde est d’accord pour reconnaître que l’idéal de notre société est changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d’accepter en toute tranquillité une évolution vers l’état cannibale. S’il n’y a pas d’étalon plus élevé que l’idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui le recul nécessaire au jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions nous demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans l’homme quelque chose qui n’est point totalement asservi à sa société et par conséquent que nous sommes capables, et par là obligés, de rechercher un étalon qui nous permette de juger de l’idéal de notre société comme de toute autre. Cet étalon ne peut être trouvé dans les besoins des différentes sociétés, car elles ont, ainsi que leurs composants, de nombreux besoins qui s’opposent les uns aux autres : la question de priorité se pose aussitôt. Cette question ne peut être tranchée de façon rationnelle si nous ne disposons pas d’un étalon qui nous permette de distinguer entre besoins véritables et besoins imaginaires et de connaître la hiérarchie des différentes sortes de besoins véritables. Le problème soulevé par le conflit des besoins sociaux ne peut être résolu si nous n’avons pas connaissance du droit naturel.

En rappelant la distinction entre droit droit naturel et droit positif, entre l’idéal du droit rationnel tel que la réflexion philosophique tente de théoriser et l’ensemble des lois produite par le législateur au sein d’une société, Léo Strauss est conduit à poser le problème du relativisme et de l’universalisme. L’idéal de justice ne peut-il être autre chose que l’idéal d’une société ou d’une civilisation particulière ? C’est le point de vue du relativisme pour lequel, selon la célèbre formule de Pascal commentant Montaigne, il faut admettre qu’en matière de conception du juste et de l’injuste « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Une théorie philosophique de la justice vise à l’inverse à produire un critère universel (valable pour tous) du jugement politique, permettant de juger à la fois les lois de sa propre société et le droit positif de n’importe quelle époque ou de n’importe quelle société. Concevoir par exemple l’esclavage comme étant contraire au droit naturel de l’homme revient à considérer celui-ci comme injuste en tout temps et en tout lieu. L’argument en faveur du relativisme consiste à faire valoir qu’une théorie de la justice, quelle qu’elle soit, est toujours le produit d’une histoire, donc d’une époque et d’une civilisation particulières. La philosophie des droits de l’homme exprimée dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, par exemple, prétend à l’universalité mais elle est le produit de la philosophie du droit naturel moderne née des guerres de religions au sein de l’Europe chrétienne depuis la réforme luthérienne au 16e siècle.

Afin à la fois d’écarter les ambigüités liées à la notion de droit naturel (qui pose le problème de ce qu’on entend par « naturel » et la question de savoir si on se rèfère à la conception antique ou à la conception moderne du droit naturel) et d’intégrer la question de la justice sociale au socle théorique du libéralisme politique, on parle plus volontiers aujourd’hui de « théorie de la justice » pour désigner la conception idéale et rationnelle de l’organisation politique de la société. L’oeuvre qui fait référence, A Theory of Justice (1971) a l’américain John Rawls pour auteur, le plus commenté au monde au 20e siècle. Sans utiliser les notions d’état de nature et de contrat social, Rawls s’inscrit toutefois dans la logique de la philosophie politique moderne en cherchant à définir les grands principes de justice politique universellement valables sur lesquels des individus libres et égaux pourraient s’accorder pour fonder une société juste.

Les problématiques de la philosophie politique

La philosophie politique est étroitement liée à l’histoire, il ne peut en être autrement. Elle accompagne les problèmes de la condition politique de l’homme, laquelle se transforme dans l’histoire. La Déclaration de 1789, par exemple, est une synthèse de la philosophie politique des 17e et 18e siècles, qui définit la théorie libérale de la justice et qui a donné la formule de la justification moderne de l’État : la formule d’un État laïque dont la finalité est de garantir les droits des individus, ces biens terrestres que sont la liberté, la propriété ou la vie elle-même. Avec la révolution industrielle est apparue au début du 19e siècle, dans le cadre d’un État reconnaissant l’égalité en droits des individus, ce qu’on a appelé « la question sociale », c’est-à-dire le problème de la condition ouvrière et, plus généralement, celui de l’inégalité économique et sociale. Dans cette perspective, ce n’est plus seulement les rapports de L’État et du citoyen qui doivent être étudiées, mais aussi la condition des travailleurs, le rapport à la propriété, l’organisation sociale du travail, les rapports sociaux (la lutte ou la coopération entre les classes sociales) et l’inégalité des chances de réussite sociale. L’opposition entre libéralisme et socialisme au sujet de la question des inégalités et du rôle de l’État a structuré le débat politique dans les sociétés occidentales au cours des 19e et 20e siècles.

Les questions de philosophie politique au Bac, sont pour la plupart relatives au problème des rapports entre l’État et la justice et requierent de pouvoir rendre compte des principes du libéralisme politique (la valorisation de la liberté et de l’égalité en droits) et de la critique socialiste du libéralisme au nom de l’idéal d’une égalité réelle des conditions. Il existe cependant deux autres grandes problématiques possibles : celle du rapport entre les peuples et celle de l’écologie. La première conduit à poser la question de la guerre juste, par exemple, celle du cosmopolitisme (la question de l’unité politique de l’humanité) ou encore celle du relativisme culturel rendue actuelle par ce qu’on appelle parfois « le choc des civilisations ». La dernière grande problématique politique, apparue dans le monde occidental au 20e siècle, est celle de la critique écologique de la transformation de la condition humaine et du rapport de l’homme à la nature résultant du développement technique et industriel. Ce problème sera abordée dans le cadre du cours sur l’anthropologie, qui traitera non seulement de la définition de l’homme mais aussi de la place de l’homme dans la nature ainsi que du rapport de l’homme et de la nature.

Les questions

Peut-il être juste de désobéir aux lois de l’État ?

Peut-il y avoir une société sans État ?

La vengeance peut-elle être juste ?

L’État est-il l’ennemi de la liberté ?

Le peuple peut-il être injuste ?

La vérité est-elle l’affaire de l’État ?

La justice exige-t-elle la fin des inégalités ?

L’État doit-il prendre pour fin le bonheur ?

L’esclavage est-il contre nature ?

Le travail suffit-il à justifier le droit de propriété ?

La division du travail sépare-t-elle les hommes ?

Le capitalisme est-il moral ?

La justice n’est-elle que le masque de la force ?

Le langage peut-il être un instrument de domination ?

La diversité des cultures empêche-t-elle de s’accorder sur ce qui est juste ?

Un État mondial est-il souhaitable ?

La morale est-elle la meilleure des politiques ?

Y a-t-il un devoir de mémoire ?

Les repères

Légalité et légitimité. Les deux termes sont construits étymologiquement à partir de la racine latine leg- (lex, legis : ce qui est établi par la loi). Est légal ce qui est conforme à la loi, ce qui établi par la loi. La légalité renvoie donc au droit positif et désigne le juste et l’injuste selon le droit existant, le droit fabriqué par le législateur au sein de l’État. Est légitime ce qui est conforme à l’idée qu’on se fait de la justice, en conscience (la légitimité se confond alors avec la moralité) ou sur la base d’une théorie énonçant des principes politiques de justice (la légitimité est alors définie par une conception du droit naturel ou une théorie de la justice permettant d’évaluer le droit positif).

Obligation et contrainte. Ma liberté d’action est limitée quand j’agis sous la contrainte ou par obligation. La contrainte est une force extérieure exerçant une pression ou imposant une limite. L’obligation est la conscience d’une règle ou à d’une limite que l’on s’impose à soi-même ou que l’on consent à respecter. La contrainte et l’obligation peuvent exprimer le rapport d’une volonté libre à la loi : il y a contrainte si le respect de la loi est imposé par l’État, lequel a le droit d’user de la force publique pour exercer une pression sur les volontés et, éventuellement, contraindre les corps; il y a obligation (conscience du devoir) si le respect de la loi est commandé par la conscience morale ou civique (la conscience du citoyen de son devoir d’obéir aux lois). La contrainte est une force physique imposée de l’extérieur; l’obligation, une force morale (vertu) que l’on s’impose à soi-même. On « est contraint » mais on « s’oblige ». On peut cependant parler de contrainte morale à propos d’une pression ou d’une violence psychologique extérieure et subie. Cette distinction entre contrainte et obligation permet de concevoir celle entre servitude et obéissance. La servitude est l’acte de soumission à la force, la caractéristique d’une volonté qui obéit à la volonté d’un autre sous l’effet exclusif de la contrainte. L’obéissance consiste à soumettre sa volonté par obligation et caractérise une volonté qui consent à renoncer à sa liberté parce qu’elle juge légitime le pouvoir qui s’exerce sur elle. D’où l’idée formulée par Rousseau que dans l’État juste le citoyen obéit mais ne sert pas, parce qu’il ne soumet pas sa volonté à un maître en obéissant aux lois : « Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. » (Lettres écrites de la montagne – VIII)