Faut-il vivre dans l’espérance ?

Les éléments pour l’introduction
Les éléments de définition.

L’espérance est l’attente d’un bien que l’on désire et dont on pense qu’il pourrait arriver. Elle accompagne le désir ou l’action. et porte généralement sur l’avenir : espérer, c’est croire en un avenir meilleur, croire qu’un désir se réalisera, qu’une action réussira, qu’un projet s’accomplira.

Les éléments pour formuler le problème

En tant qu’elle porte sur l’avenir, ce qui n’est pas encore arrivé, qui pourrait arriver mais aussi ne pas arriver, l’espérance est marquée par la confiance, espérer, c’est croire en un destin favorable, et par l’incertitude, la connaissance certaine d’un événement à venir soustrait celui-ci à l’espoir comme à la crainte. De là l’ambivalence du sentiment d’espérance. D’un côté, la confiance en l’avenir peut être jugée nécessaire à l’action et à la vie, « l’espoir fait vivre », comme on dit ; de l’autre, la part d’incertitude associée à cette confiance peut faire naître le soupçon : espérer, n’est-ce pas prendre ses désirs pour des réalités, ce qu’on espère pouvant fort bien ne jamais arriver ? L’espérance n’est-elle pas l’illusion par excellence ? En outre, puisque l’espérance est une attente concernant l’avenir, l’incline-t-elle pas à la passivité plutôt qu’à l’action, étant entendu, à l’inverse, qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ?

Les enjeux de la question qui peuvent servir à illustrer le problème

La question de la possibilité du bonheur. Croire au bonheur, c’est vivre dans l’espérance. Espérer, c’est attendre la satisfaction du désir d’être heureux. Le problème du bonheur est celui de la contradiction entre l’espérance et l’expérience. Tout homme espère être heureux, mais tous se plaignent : l’expérience semble contredire l’espérance et faire apparaître celle-ci comme une illusion. « Espérer, écrit André Comte-Sponville, c’est désirer sans jouir. ». L’espérance porte sur l’avenir mais on ne jouit de la vie qu’au présent. Le bonheur est présent ou il n’est pas. La critique de l’espérance est donc associée à la réflexion au sujet du bonheur. Les sagesses antiques (épicurisme et stoïcisme) sont des invitations à vivre plutôt qu’à espérer : « carpe diem » (« cueille le jour »), il faut habiter le présent, qui seul existe, plutôt que de vivre dans l’avenir, qui est imaginaire.

L’espérance religieuse. Dans la théologie chrétienne, l’espérance est avec la foi et la charité l’une des trois vertus théologales qui font la force du croyant. L’espérance est indissociable de la foi. La foi, c’est l’espérance de Dieu. Espérer, c’est avoir foi en l’accomplissement des promesses de Dieu, le soutien ici-bas et l’accès au Paradis. La foi, qui se définit par la relation confiante avec Dieu, est une certitude subjective sur fond d’incertitude métaphysique : du point de vue du non-croyant, elle est un pari, un pari qui transforme la vision du monde, le rapport au bonheur, à la justice et surtout à la mort. L’espérance du non-croyant porte sur l’avenir et butte sur la certitude de la mort. L’espérance du croyant transcende l’impossibilité du bonheur et la certitude de la mort. Vivre dans l’espérance, pour le croyant, permet de vaincre la mort, le malheur et l’injustice.

La question du Progrès. Croire au progrès de l’humanité ou de la civilisation, c’est une manière de vivre dans l’espérance. On appelle « conscience historique » la conscience de la perfectibilité humaine, c’est-à-dire la conscience du pouvoir de l’homme de faire son histoire, de transformer sa condition dans le temps, donc de construire l’avenir. La philosophie du Progrès est née, au siècle des Lumières, de la conscience de cette perfectibilité de l’homme : l’observation des progrès accomplis par l’humanité, principalement le progrès scientifique et technique, accrédite l’utopie, l’idée qu’il est possible de construire un avenir meilleur, de réaliser le bonheur et le règne de la justice sur Terre, de faire advenir ce qui n’a jamais été vu nulle part dans le passé de la civilisation.

Éléments pour le plan

Le plan est l’esquisse de la construction d’une réponse argumentée à la question posée. La première règle est qu’il y ait à la fois une progression de la réflexion vers la réponse et des renversements dialectiques (basculement d’une thèse vers une thèse qui la contredit). La deuxième règle est que chacune des parties du développement réponde à la question, sous un angle à chaque fois différent.La troisième règle est que l’argumentation et la progression soient dictée par un parti-pris : il faut un point de vue, avoir quelque chose à dire. Par conséquent, ce qui suit n’est qu’une proposition. Il ne s’agit pas d’une dissertation rédigée. L’ordre de présentation des idées est ici aléatoire : elles sont juxtaposées et non liées comme il se doit dans une dissertation. Parmi les arguments proposés, il est possible de faire un choix, voire d’en ajouter qui ne sont pas présents. L’essentiel est de construire un propos cohérent et argumenté.

Pour ce sujet, il suffit d’explorer les illustrations suggérées, qui correspondent aux grandes conceptions de la condition humaine. L’ordre de présentation dépend du parti-pris de chacun, qui doit déterminer le sens de l’argumentation. Le mouvement doit aller du moins convaincant au plus convaincant. A la question « Faut-il vivre dans l’espérance ? », il y a trois réponses possibles : 1) Oui, il faut vivre dans l’espérance religieuse ; 2) Non, il faut cesser d’espérer pour parvenir à la sérénité du sage ; 3) Oui, il faut croire au pouvoir de l’homme de construire par son action (le travail, la connaissance, la réforme ou la révolution) un avenir meilleur. Il y a donc plusieurs combinaisons possibles pour le plan, en fonction de deux critères : 1) le choix de justifier ou de critiquer l’espérance religieuse ; 2) le choix de justifier ou de critiquer la croyance au progrès, qui apporte la réponse a priori la moins satisfaisante à la question existentielle de la mort. Il est également possible de ne retenir que deux de ces trois illustrations possibles de la vie dans l’espérance.

Les trois plans possibles 

I – Parti-pris : oui, il faut vivre dans l’espérance d’un avenir meilleur.

1) Présentation et critique de l’espérance religieuse, laquelle donne l’illusion d’une victoire sur la mort et s’accompagne d’une résignation au malheur et à l’injustice ici-bas.

2) Présentation et critique de la sagesse antique, laquelle justifie la résignation au mal naturel et à l’injustice par impuissance à transformer réellement la condition humaine.

3) Présentation et justification de la philosophie du progrès.

II – Parti-pris : non, il faut cesser d’espérer pour parvenir à la sérénité du sage.

1) Présentation et critique de l’espérance religieuse, laquelle donne l’illusion d’une victoire sur la mort et s’accompagne d’une résignation au malheur et à l’injustice ici-bas.

2) Présentation et critique de la philosophie du progrès, laquelle conduit la démesure des ambitions humaines et fait naître en l’homme l’illusion qu’il pourrait échapper à sa conditon de mortel.

3) Présentation et justification de la sagesse antique.

III – Parti-pris : oui, il faut vivre dans l’espérance du Royaume de Dieu.

1) Présentation et critique de la philosophie du progrès, qui conduit à la démesure des ambitions humaines et fait naître en l’homme l’illusion qu’il pourrait échapper à sa condition de mortel.

2) Présentation et critique de la sagesse antique, qui donne l’illusion de vaincre le malheur mais qui se heurte à la fois au problème de la mort et à celui de la contradiction entre l’idéal du bonheur et celui de la justice.

3) Présentation et justification de l’espérance religieuse.

Arguments en faveur de l’espérance religieuse

Argument : l’espérance religieuse doit être distinguée de l’espérance terrestre. « Vivre dans l’espérance » est une caractéristique de la vie du chrétien, voire du croyant de manière générale. Foi et espérance sont en effet indissociables. La foi est confiance en Dieu, espérance de Dieu. Espérer, c’est avoir foi en l’accomplissement des promesses de Dieu, le soutien ici-bas, l’accès au Paradis. L’espérance religieuse n’est cependant pas assimilable à l’espérance terrestre et s’accompagne d’une critique des faux et vains espoirs qui animent la vie de l’homme sans Dieu. C’est notamment le thème d’un chapitre de la bible hébraïque, l’Ecclésiaste : « vanité des vanités », tous les plaisirs de la vie, tous les biens que l’homme poursuit, y compris la sagesse, sont vains (insatisfaisants) sans la foi.

Argument : le problème fondamental de la condition humaine est la mort, la brièveté de la vie au regard de l’éternité de la mort. Seule la foi, en tant qu’elle permet de vivre dans l’espérance d’un bonheur éternel, sauve de la mort. La conscience de la mort est le problème fondamental de l’existence, car la joie, la réussite et l’amour s’accompagnent de la certitude de leur caractère éphémère. Il est impossible d’être pleinement heureux en sachant qu’on est mortel. La maladie, le vieillissement et le deuil rappellent à l’homme la brièveté de la vie et l’impossibilité du bonheur.

Argument : sans Dieu, la condition humaine est nécessairement malheureuse (Pascal). Sans l’espérance religieuse, il n’existe que deux voies, explique Pascal, pour échapper à la peur de la mort : le divertissement et la sagesse. Le divertissement consiste à vivre comme si on ne devait jamais mourir. Au sens strict, le divertissement est le moment de plaisir qui fait diversion, nous permet d’oublier les aspects pénibles de la vie et d’échapper à l’ennui. Selon Pascal, toute entreprise humaine est un divertissement, dans la mesure ou un projet et une ambition, quels qu’ils soient, permettent d’échapper à la pensée de la mort qui nous attend, à la conscience de la brièveté de la vie et de l’impossibilité du bonheur. Il faut se donner un but qui donne de l’espoir pour échapper à l’ennui et à la pensée de la mort. Le joueur croit vivre dans l’espérance du gain, mais en réalité, si on lui offrait le gain espéré pour le dispenser de jouer, il serait malheureux : toute espérance terrestre vise ainsi à nous faire oublier le malheur de notre condition. « Sans divertissement, il n’y a point de joie; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse » (Pascal) Mais la voie du divertissement, empruntée par la plupart des hommes est la plus inauthentique, la moins lucide. Il faut vivre dans la vérité, pas dans l’oubli de sa condition.

Argument : la critique de l’espérance dans les doctrines de la sagesse est juste, mais elle ne vaut que pour l’espérance terrestre; la jouissance de l’existence au présent est impossible sans la foi. L’alternative au divertissement, la sagesse, est vaine, car le bonheur de l’homme sans Dieu est impossible, on ne peut vaincre la peur de la mort en démontrant que « la mort n’est rien pour nous ». D’une part, parce que la mort nous prive de la vie éternelle ; d’autre part, parce qu’elle nous sépare éternellement des êtres que nous aimons. Les philosophes ont raison : c’est parce que nous espérons de vivre que nous de vivons jamais ; c’est parce que nous plaçons de bonheur dans l’avenir que nous sommes incapable de jouir de l’existence au présent. Mais les philosophes ont tort : l’homme ne peut se sauver du malheur et de la mort par lui-même, sans le secours de Dieu. La jouissance de l’existence au présent n’est paradoxalement possible que pour l’imbécile qui perd sa vie dans le divertissement, pas pour le sage qui contemple avec lucidité la condition humaine, et qui ne peut s’empêcher de penser à la mort.

Argument : les doctrines de la sagesse sont impuissantes devant la persécution des justes; or, le bonheur est impossible sans le triomphe de la justice, que seul Dieu garantit. Les doctrines de la sagesse véhiculent l’idée selon laquelle seul le sage peut être heureux. Le sage, c’est-à-dire l’homme rationnel, vertueux (capable de régler ses désirs par l’usage de sa raison) et juste (car la justice suppose l’usage de la raison dans le partage). L’homme injuste, à l’inverse, est celui qui désire toujours avoir plus que sa part parce qu’il veut assouvir tous ses désirs. Le tyran devient tyran des autres hommes parce que lui-même est tyrannisé par l’illimitation du désir. L’ambition démesurée qui naît du désir d’avoir ce qu’on n’a pas et d’être ce qu’on n’est pas est la source à la fois du malheur et de l’injustice. Toutefois, même si on admet ce point, force est de constater que le sage peut être persécuté et mis à mort par un tyran. Il est déjà difficile d’admettre que le sage soit heureux en toutes circonstances, y compris lorsqu’il est victime d’une persécution. Mais il est impossible de ne pas reconnaître son impuissance à établir le règne de la justice face à la violence du tyran qui emploie la force et la ruse pour écraser ce qui fait obstacle à sa volonté. Comment l’homme juste pourrait-il être heureux devant le triomphe de l’injustice ? Comment persuader les hommes d’être justes quand la loi est celle du plus fort, que le méchant triomphe toujours de l’homme bon ? Sans le recours à l’idée d’un Dieu de justice, il est impossible de répondre positivement à ces questions. C’est ce que comprend Platon qui introduit dans sa philosophie l’idée d’un jugement dernier, après la mort, qui condamne les âmes des méchants à la souffrance éternelle et les âmes des Justes au bonheur éternel. Ce thème de la réconciliation du bonheur et de la justice est au coeur de la promesse du Royaume de Dieu : « Heureux les persécutés pour la justice, déclare Jésus dans le Sermon sur la montagne, car le Royaume des cieux est à eux ».

Argument : l’échec de l’utopie communiste illustre l’illusion du progrès, la perspective de la réalisation d’un bonheur parfait sur Terre. La philosophie du progrès incline l’homme à la poursuite d’un paradis terrestre illusoire. On a pu dire à propos du communisme qu’il s’agissait d’une « religion séculière », parce que l’utopie (la société d’abondance sans l’injustice de l’inégalité) déplace le Royaume de Dieu sur la Terre et remplace la foi en Dieu par la foi en l’avenir. L’attente confiante d’un avenir qui concilie bonheur parfait et règne de la justice paraît ainsi constituer l’équivalent de l’espérance religieuse, en y ajoutant la promesse de réalité tangible, alors que la promesse du Royaume de Dieu serait purement imaginaire. Mais pour cette raison même, l’utopie s’expose à la contradiction par l’expérience. Comme le montre l’histoire de l’idée communiste, à l’espérance révolutionnaire succède la déception d’une société jamais à la hauteur de l’idéal proclamé. L’espérance d’un avenir meilleur est la mauvaise espérance, celle qui conduit à remettre toujours au lendemain le bonheur promis dans l’insatisfaction permanente. Pire : l’utopie commande de combattre par tous les moyens, y compris la violence et l’extermination, les obstacles à la réalisation du bonheur parfait sur la Terre. L’idéalisme révolutionnaire conduit ainsi à l’État totalitaire.

Argument : la foi est efficace; l’espérance fondé sur la foi est un vertu, une force morale, dont la réalité s’impose aux yeux de tous, même à ceux qui doutent de l’existence de Dieu. La plus grande objection contre l’espérance religieuse est le doute quant à l’existence de Dieu. Il n’existe pas de preuves rationnelles possibles susceptibles de contraindre la raison naturelle à admettre l’existence de Dieu comme elle admet une vérité mathématique. Les preuves de l’existence de Dieu n’existent qu’aux yeux ou à l’esprit du croyant. La « Révélation », la découverte par l’homme de la Parole de Dieu, à l’initiative de celui-ci, ne fait autorité que si on admet déjà l’existence de Dieu et la possibilité de sa Parole. Au non-croyant, il est toutefois possible d’opposer l’expérience de la foi et de l’efficacité de la foi. Sans la foi, le bonheur, l’amour, la conciliation entre bonheur et combat pour la justice sont impossibles. L’espérance religieuse, la confiance en un Dieu qui récompense les justes et qui accorde la vie éternelle confère au croyant la force de ne jamais désespérer dans le malheur, malgré la certitude de la mort, l’épreuve du deuil et les échecs de la lutte contre l’injustice.

Arguments en faveur de la philosophie du progrès

Argument : l’espérance, l’imagination d’un avenir meilleur est justifiée par la liberté humaine, qui peut se définir par le pouvoir de transformer un avenir possible en réalité. « Vivre dans l’espérance » est une caractéristique de l’humanité qui croit au progrès. Il n’y a pas de liberté sans espérance. La liberté, en tant qu’elle est le pouvoir de définir par soi-même sa destinée, consiste comme l’écrit Sartre à se projeter vers un avenir possible dont la réalisation dépend de l’engagement. Une telle liberté n’a de sens que si l’avenir n’est pas déjà écrit, s’il est incertain, justifiant l’espérance ou la crainte qu’un avenir possible devienne réalité. Au niveau collectif, la liberté est le pouvoir de faire l’histoire. De la conscience du pouvoir de faire l’histoire naît la responsabilité de l’avenir. Nous savons que l’avenir de l’humanité dépend de nous. Il serait irresponsable de ne pas se soucier de l’avenir, comme si celui-ci ne dépendait pas de nous, de notre action ou de notre inaction. Or se soucier de l’avenir consiste à espérer le meilleur et à craindre le pire.

Argument : la conscience de la perfectibilité humaine ôte toute limite à l’espérance terrestre d’un avenir meilleur. Ce n’est toutefois qu’à l’époque moderne que l’humanité a pris conscience de son pouvoir de dépasser les limites imposées par l’ordre permanent de la nature ou de la tradition. Le progrès scientifique et technique a rendu possible la révolution industrielle et l’amélioration de la condition matérielle de l’homme. La Révolution française, à la fin du siècle des Lumières, renverse l’inégalité en droits que l’on croyait inscrite dans l’ordre naturel des choses. Rousseau explique que l’homme se distingue des autres animaux par sa perfectibilité. L’animal n’a pas d’histoire. Par la civilisation, l’homme sort de la nature. Il transforme celle-ci par son travail, en cultivant ses facultés. Comme le souligne Kant, « il est impossible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme ». La prise de conscience de la perfectibilité humaine implique la fin de la croyance dans la permanence de la condition humaine. Il est possible de rompre avec le passé pour construire de manière volontariste un avenir différent, une nouvelle société, voire un homme nouveau.

Argument : les doctrines de la sagesse sont des doctrines de la résignation au malheur et à l’injustice qui font obstacle à l’engagement dans le monde pour amélirer réellement la condition humaine. Les doctrines de la sagesse veulent débarrasser l’homme de la crainte et de l’espoir parce que, comme l’écrit Descartes à propos du stoïcisme, elles recommandent de changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde. L’idéal de la sagesse procède de la recherche d’un bonheur indépendant des biens extérieurs. Selon la doctrine d’Épicure, il faut pour être heureux apprendre à se détacher des désirs qui naissent de la vie en société, notamment de l’envie qui consiste, en se comparant aux autres, à désirer ce que les autres ont et qu’on n’a pas soi-même. Savoir se contenter de peu en limitant ses désirs aux seuls désirs naturels, ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid, est pour Épicure préférable à l’ambition ou à la révolte contre l’inégalité des richesses. Le stoïcisme justifie l’engagement dans la vie sociale et politique mais son idée directrice est que le bonheur ne doit pas dépendre des biens extérieurs, les biens dont l’acquisition et la conservation ne dépendent pas entièrement de nous. Seuls le jugement et le désir dépendent entièrement de nous. Il faut, pour être heureux, apprendre à connaître l’ordre du monde qui règle le destin afin d’éliminer les désirs non réalistes et de consentir au destin qui est le nôtre. La transformation de la condition humaine ne fait pas partie du programme. Le stoïcisme peut donc être interprété comme une doctrine conservatrice qui incite l’homme à se résigner aux limites que lui imposent l’ordre naturel et la société. Le bonheur n’est pas à espérer, il est à vivre, espérer le bonheur à travers la construction d’un avenir meilleur ne pourrait être que le symptôme d’un manque de sagesse, l’indice que l’on se plaint de son sort et qu’on se révolte contre lui. Selon l’idéal philosophique antique, il faut connaître la nature pour apprendre à vivre en accord avec celle-ci.  C’est pourquoi Karl Marx a pu écrire, au début du 19e siècle : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit désormais de le transformer. ». L’activité théorique, selon Marx, doit s’intéresser au cours de l’Histoire et à la vie matérielle de l’homme afin de penser les conditions d’une transformation du monde matériel et politique qui fasse advenir une société dans laquelle les hommes soient enfin libérés à la fois du besoin matériel et de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Argument : l’espérance religieuse est l’opium du peuple qui fait obstacle à l’espérance authentique, l’espérance politique d’un bonheur véritable bâti par l’action des hommes dans l’Histoire. L’espérance religieuse ne porte pas sur le monde réel. La Royaume de Dieu est imaginaire, un paradis artificiel dont la raison d’être est de persuader les hommes d’accepter leur malheur dans le monde réel, qui est une « vallée de larmes ». C’est que veut dire Marx en présentant la religion comme « l’opium du peuple ». Le bonheur espéré dans l’au-delà est un bonheur illusoire qui naît d’une « situation qui a besoin de l’illusion ». La religion est « l’âme d’un monde sans cœur », une protestation contre l’injustice et le malheur du monde, mais une protestation impuissante. Il est nécessaire de renoncer à vivre dans l’espérance religieuse pour pouvoir vivre dans l’espérance authentique, l’espérance d’un monde réel meilleur construit par l’action de l’homme : « L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est l’exigence de son bonheur véritable. »

Argument : l’espérance du Progrès, la foi en l’avenir de l’humanité, constitue au même titre que l’espérance religieuse une vertu, une force spirituelle susceptible de soutenir l’individu dans l’épreuve du malheur. « Vivre dans l’espérance » peut avoir une signification spirituelle non religieuse. L’objection la plus forte contre la doctrine du progrès tient au fait que l’espérance terrestre condamne à la déception, à la différence de l’espérance religieuse, qui non seulement résiste à toutes les épreuves ici-bas mais constitue une force spirituelle permettant de mieux les affronter. L’objection est d’autant plus forte que l’idée de Progrès implique soit l’utopie, l’ambition d’atteindre une perfection sans exemple dans l’histoire de l’humanité, soit le perpétuel dépassement des limites, quel que soit l’état de la civilisation. De la conscience de la perfectibilité naît un constat : « peut mieux faire ». Au regard d’une conception de la condition humaine qui n’assigne pas de limites à celles-ci, il y aura toujours matière à insatisfaction. L’horizon ultime est d’affranchir l’homme du malheur et de l’injustice. Cela implique notamment de prendre au sérieux l’ambition la plus antinaturelle que l’homme ait pu concevoir : l’abolition de la mort. La science permet de connaître les mécanismes biologiques, y compris celui du vieillissement, non en vue de consentir au destin biologique, comme le recommande la sagesse stoïcienne, mais pour éradiquer les maladies et, ultimement repousser indéfiniment les limites de la longévité humaine. Vivre dans l’espérance du progrès consiste à vivre dans l’espérance qu’il sera toujours possible de faire progresser la science afin d’accroître l’espérance de vie. Pour l’individu cependant, le progrès est à la fois une chance et une source d’insatisfaction : il arrive toujours trop tôt au regard de la promesse d’avenir meilleur. Dans une société qui promet l’égalité, la moindre inégalité est révoltante. De même, la promesse de nouvelles techniques médicales susceptibles d’éradiquer une maladie incurable fait apparaître la mort non plus comme une nécessité qu’il faut accepter mais comme un événement contingent qui aurait pu être évité. Néanmoins, comme le souligne Condorcet, la réflexion sur la perfectibilité humaine conduit à mettre en évidence le caractère grandiose de l’aventure humaine. La vie individuelle, malgré les échecs et la finitude, peut prendre sens en tant qu’elle participe au progrès de l’humanité. « Vivre dans l’espérance », pour l’individu, n’a alors pas le sens d’une attente associée au désir de bonheur personnel. L’espérance, la foi en l’avenir de la civilisation, est au contraire, comme l’espérance religieuse, à la fois un soutien dans la lutte pour l’amélioration de la condition humaine et, quand le malheur arrive, une consolation pour l’individu que ce sentiment relie au sens de l’histoire humaine.

Arguments en faveur des doctrines de la sagesse

Argument : la sérénité du sage, qui permet de vivre pleinement et joyeusement le présent est paradoxalement un « désespoir », une disposition de l’esprit qui refuse l’espérance. « Vivre dans l’espérance » est le signe de la folie des hommes au regard des doctrines antiques de la sagesse. Le philosophe André Comte-Sponville en résume fort bien l’esprit, reprenant à son compte leur héritage, en parlant de « gai désespoir » pour caractériser l’idéal du sage. La disposition intérieure qui définit le sage, la sérénité (l’ataraxie, « l’absence de trouble », c’est-à-dire la tranquillité ou la paix de l’âme) ne peut en effet être atteinte qu’après s’être débarrassé de la crainte et de l’espoir, ces dispositions de l’âme inquiète, « troublée » par le souci de l’avenir et qui ne peut ainsi jouir paisiblement de l’existence au présent.

Argument : l’espoir et la crainte sont de même nature, une inquiétude qui trouble la tranquillité de l’esprit. Crainte et espoir, dans cette perspective, sont les deux faces d’une même pièce. Comme l’écrit Spinoza, « Il n’y a pas d’espoir sans crainte ni de crainte sans espoir ». Espérer, c’est craindre d’être déçu. Craindre, c’est espérer être rassuré. Si je crains d’être malade, j’espère ne pas l’être ; si j’espère rester en bonne santé, c’est que je crains d’être malade. On ne peut donc vaincre les peurs sans tuer l’espoir. La crainte et l’espoir ont en commun d’être la marque de notre faiblesse. Ils sont la marque de notre impuissance, puisque la puissance, le pouvoir de réaliser ce que l’on veut, permet de n’avoir rien à craindre ni à espérer. Ils sont la marque de notre ignorance, puisqu’il n’y a pas d’espoir ni de crainte sans incertitude. Raison pour laquelle l’espoir et la crainte portent principalement sur l’avenir, par essence incertain puisque non encore advenu. Pour celui qui connaîtrait avec certitude l’avenir, la crainte et l’espoir seraient inutiles.

Argument : le bonheur consiste à ne manquer de rien, donc à n’avoir rien à espérer. Un dieu tout-puissant et omniscient ne pourrait donc faire l’expérience de la crainte et de l’espoir. Or, dit Épicure dans la Lettre à Ménécée, le sage est celui qui vit « comme un dieu parmi les hommes », libéré de la crainte et de l’espoir. Que veut-il dire par là ? La sagesse d’Épicure vise à rendre l’homme autosuffisant pour le bonheur. Il faut, pour atteindre cette « autarcie », se libérer de l’esclavage des désirs superflus ainsi que de la peur de la mort et de la crainte des dieux. Savoir se contenter de peu en limitant les désirs aux seuls désirs naturels et nécessaires garantit au corps la sécurité du bien-être pour l’avenir. Cela libère de la crainte de manquer et de l’espérance d’avoir plus. L’excès du désir, à l’inverse, repousse dans l’avenir la jouissance de la vie. Le désir est manque. Désirer, c’est espérer avoir ce qu’on n’a pas ou bien être ce qu’on n’est pas. « Vivre dans l’espérance » revient donc à vivre dans l’insatisfaction, c’est la marque de notre inaptitude au bonheur. La limitation du désir, à l’inverse, est à la fois la condition de la jouissance de l’existence au présent, qui seul existe, et de la certitude de pouvoir en jouir dans l’avenir.

Argument : espérer l’immortalité et craindre la mort sont une seule et même chose, et ce sont de vaines inquiétudes dont il faut se débarrasser. Le bonheur exige également, selon Épicure, de se débarrasser des inquiétudes de l’âme, notamment de la crainte des dieux et de la crainte de la mort. Le problème dans le rapport aux dieux est celui de la superstition, la disposition qui consiste à croire que les dieux ont pour rôle d’accorder ou de refuser des faveurs. Croire que son bonheur dépend des dieux conduit donc à vivre à la fois dans l’espérance et dans la peur, donc dans l’inquiétude permanente. L’obstacle au bonheur le plus important est toutefois la peur de la mort. La connaissance de la nature (la physique) permet de la dissiper : le critère du bonheur et du malheur est la sensation, sensation de plaisir et sensation de souffrance. La mort est privation de sensation, donc « la mort n’est rien pour nous ». Le stoïcisme parvient à la même conclusion en suivant un autre raisonnement. Naître, vieillir, mourir sont les étapes nécessaires de notre destin naturel. Il faut contempler et méditer cet ordre nécessaire (au sens où cela ne peut être autrement) de la nature pour comprendre que nous n’avons d’autre choix qu’entre le refuser, ce qui est insensé, ou l’accepter, ce qui est sage. La sagesse réside dans « l’amour du destin » (ou dans « l’amour du monde »), qui consiste à cesser d’espérer ou de craindre ce qui ne dépend pas de nous.

Argument : l’espérance religieuse est fondée sur une promesse forte mais illusoire, car elle consiste à prendre ses désirs pour des réalités. La promesse de la religion est inégalable : « vivre dans l’espérance » donne l’assurance de la vie éternelle et du triomphe de la justice. Comme le dit André Comte-Sponville en s’inspirant de Freud : « C’est trop beau pour être vrai ! ». L’illusion est l’erreur qui consiste à prendre ses désirs pour la réalité. Le désir d’immortalité, le désir de justice, le désir de ne pas être séparé des personnes que nous aimons sont des désirs puissants, universels, profondément ancrés en nous. Il n’est donc pas surprenant que nous soyons disposés à croire dans la promesse de leur accomplissement. La religion est une doctrine du salut qui prétend apporter la victoire sur la mort. Mais rien ne garantit que la mort ne soit pas définitive, que la promesse de salut ne soit pas une pure illusion de l’imagination. « La foi sauve, donc elle ment », écrit Nietzsche. L’idéal philosophique de la sagesse à l’inverse fondé sur une exigence de lucidité. Il est possible que le mot de l’Ecclésiaste soit juste : « plus de sagesse, plus de tristesse ». Mais le philosophe, qui veut la vérité davantage encore que le bonheur, préfère par principe un désespoir lucide à une espérance illusoire. Quand, face à la mort, la religion promet la vie éternelle, la philosophie propose plus modestement d’apprendre à mourir, c’est-à-dire de se préparer à accepter la mort. Quand la foi permet de vivre dans l’espérance de la vie éternelle, la philosophie vise à débarrasser l’esprit de la crainte et de l’espérance, de la peur de la mort et du désir d’immortalité, parce que ce sont des pensées vides de réalité. Comme l’écrit le stoïcien Sénèque, il s’agit de « penser à la mort toujours pour ne la craindre jamais », mais pas pour se réfugier dans l’espérance illusoire de la vie éternelle.

Argument : l’espérance, l’attente confiante de l’avenir, ou la foi en l’avenir, n’est pas nécessaire à l’action, il n’est donc pas nécessaire d’espérer pour entreprendre de travailler au progrès de l’humanité. La critique de l’espérance dans les doctrines de la sagesse est-elle compatible avec la philosophie du progrès ? Oui, si on distingue le point de vue moral et politique, d’une part, le point de vue de la définition de la vie bonne (bonheur et sens de la vie) d’autre part. « Vivre dans l’espérance » n’a pas le même sens selon qu’on se place de l’un ou de l’autre de ces points de vue. La morale et la politique répondent à la question « Que dois-je faire ? » Il faut agir autant qu’il est possible pour éliminer l’injustice dans les relations humaines par le progrès du droit. La sagesse répond à la question « Que m’est-il permis d’espérer ? », en affirmant que l’espérance est vaine En un sens, agir implique nécessairement d’espérer la réussite de l’action, mais on peut également affirmer qu’il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre. En tant que l’espérance est une attente, elle n’est en rien utile à l’action. Plus on agit, moins on a de raison d’espérer, puisqu’on réalise ; moins on agit, en revanche, plus il est nécessaire d’espérer : celui qui joue au loto n’a rien d’autre à faire qu’espérer. L’action rend l’attente superflue, que celle-ci soit confiante ou inquiète. La sagesse stoïcienne commande d’agir sans crainte ni espérance : l’amour du destin n’est pas un fatalisme : il consiste à consentir par avance au résultat de l’action, échec ou réussite, en tant que celui-ci ne dépend pas exclusivement de nous. Dans la mesure où la perfectibilité humaine et l’engagement pour un avenir meilleur n’empêchent ni l’échec, ni le malheur, même amoindri, ni la mort, en dépit de l’augmentation de l’espérance de vie, la perspective du Progrès ne rend pas caduque la réflexion critique sur les faux espoirs, les illusions de la promesse de bonheur, produite par les doctrines de la sagesse.

Argument (incompatible avec le précédent) : la perspective du progrès illimité n’est pas conciliable avec la sagesse, qui commande de vivre en accord ave la nature. La critique de l’espérance dans les doctrines de la sagesse est-elle compatible avec la philosophie du progrès ? Non. La perspective du Progrès conduit à la disparition de la référence à l’idée d’un ordre naturel ou d’une nature humaine susceptible de servir de référence pour définir comment vivre. L’utopie, la représentation d’un avenir meilleur au regard duquel le monde présent est toujours insatisfaisant, n’est pas compatible avec l’amour du destin. Dans l’univers du progrès, les hommes sont voués à se plaindre et à se révolter, car le meilleur est toujours pour après, la société parfaite (la disparition de l’inégalité par exemple) est toujours à venir. L’idéal du transhumanisme, conçoit aujourd’hui le projet d’abolir le vieillissement et la mort grâce au progrès scientifique et aux biotechnologies. Dès lors qu’on en vient à douter de l’existence d’une limite naturelle objective s’ouvre un horizon infini pour l’espérance. Si le désir d’immortalité devient rationnel, l’idéal de la sagesse, vaincre la peur de la mort, cesse de l’être. Mais pour l’individu, n’est-ce pas folie et démesure de vivre dans une telle espérance, de prendre au sérieux le désir d’immortalité qui a toujours été considéré comme la marque la plus évidente d’une absence de sagesse ? De même qu’on n’atteint jamais la ligne d’horizon en avançant dans sa direction, la science et la médecine continueront de progresser sans épargner aux individus la nécessité de se préparer à mourir. Vivre dans l’espérance, c’est se condamner à la démesure de l’ambition et à la désillusion. La critique écologiste fournit une autre illustration de la contradiction entre sagesse et Progrès. Le culte de la croissance économique, le désir d’avoir toujours plus au niveau de la collectivité, tend à nous faire oublier les limites des ressources naturelles. Or, il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini : la démesure de l’homme se heurtera nécessairement à l’épuisement des ressources physiques. Il n’y a pas d’autre issue pour l’humanité que de limiter le désir et l’espérance, pour revenir à l’idéal de sobriété défini par la sagesse épicurienne.

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