Le libéralisme politique

Le régime politique moderne, la démocratie libérale, est né de la philosophie politique des 17e et 18e siècles, qui a eu trois grandes traductions historiques immédiates : l’apparition du premier régime parlementaire en Angleterre (1689), puis, à la fin du siècle des Lumières, l’avènement de la démocratie américaine et la Révolution française (1789). On appelle libéralisme politique la philosophie politique des Lumières qui établit les principes de la politique moderne, parce qu’elle promeut l’idéal de la liberté contre le despotisme (tout régime politique dans lequel la liberté n’existe pas). Le libéralisme politique est la théorie de la justice selon laquelle l’État doit avoir pour but de promouvoir l’égale liberté, c’est-à-dire de garantir le droit de chacun à la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.

Les révolutionnaires français, à la fois pour justifier leur action et formuler leur programme de refondation de l’État, ont produit en 1789 la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui constitue une synthèse de la philosophie politique des Lumières. L’article 1 énonce le principe de l’égale liberté « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». La justice, c’est l’égalité, et l’égalité, c’est l’égale liberté pour tous, ce qui implique l’égalité en droits, l’abolition de l’esclavage, des privilèges, le refus de l’idée selon laquelle certains hommes (les maîtres, les seigneurs, les aristocrates, les rois) sont par nature supérieurs et destinés à commander, tandis que d’autres (les esclaves, le peuple, les femmes) seraient destinés à obéir. Cette théorie libérale de la justice est celle sur laquelle se fondent les démocraties modernes, qu’on appelle « démocraties libérales », pour souligner le fait qu’elles sont indissociablement « démocratiques » (instituant le pouvoir du peuple) et « libérales » (instituant pour chacun la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres).

La justification de l’État

Le libéralisme n’est pas l’anarchisme en ce qu’il juge l’État nécessaire. L’anarchisme est la théorie selon laquelle l’État est l’ennemi de la liberté, de sorte que la réalisation de l’idéal de la liberté exige la suppression de l’État, le refus de tous les pouvoirs, puisque le pouvoir est par définition une domination de l’homme sur l’homme. L’État se définit en effet par l’exercice du monopole du droit de contraindre ou, selon la célèbre formule du sociologue allemand Max Weber, par « le monopole de violence physique légitime » sur un un territoire donné. Les bras armés de l’État, qui témoignent de l’existence de ce monopole de la violence, sont la police et l’armée, les forces qui permettent à L’État qui administre un territoire et gouverne une population de s’opposer par la violence à la violence, soit à la violence venue de l’extérieur (invasion), soit à la violence venue de l’intérieur (rebellion). Affirmer la nécessité de L’État revient donc à justifier l’existence d’un rapport de domination de l’homme sur l’homme, ainsi que le suggère cette autre formule de Max Weber : « L’État est un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). »

La définition de Max Weber est puremet descriptive : il constate qu’un État ne peut exister sur un territoire donné 1) sans disposer du monopole de l’usage de la violence (s’il est concurrencé par d’autres forces, la situation est celle de la guerre civile), 2) sans être accepté par la population qui vit sur ce territoire (si la population n’accepte pas le pouvoir politique qui s’exerce sur elle, la situation est révolutionnaire). La légitimité politique est la justification du pouvoir politique au regard de ceux qui sont soumis à ce pouvoir et qui subissent la violence par laquelle ce pouvoir peut les contraindre d’obéir aux lois. La question philosophique est celle de la justification et de la critique de cet état de fait. Faut-il consentir à l’existence de État ou au contraire, comme le pensent les anarchistes, la refuser ? Et si l’État est nécessaire, faut-il toujours l’accepter tel qu’il est, quelle que soit sa forme, ou bien faut-il l’accepter ou le contester (pour le réformer) en fonction de sa conformité à un idéal de justice ?

Pour que règne l’égale liberté, il ne doit plus y avoir ni maître ni esclave, ni aucune relation d’obéissance. L’anarchisme est une utopie (ce qui n’a lieu nulle part) fondée sur l’idée qu’une société sans l’État est à la fois possible et souhaitable. Non pas une société sans loi, mais une société où la plus grande liberté de chacun serait compatible avec la coopération de tous grâce à des règles communes que chacun respecterait librement et spontanément, sans contrainte. Le modèle est celui de l’amitié, une relation morale dans laquelle le respect et la bienveillance réciproques n’ont pas pour condition la contrainte exercé par un pouvoir. L’idéal anarchiste est fondé sur un parti pris optimiste sur la nature humaine : une société sans État est possible parce qu’il existe en l’homme une disposition naturelle à coopérer avec les autres, parce que la sociabilité, l’aptitude à vivre en société, est naturelle à l’homme.

La justification de l’État, à l’inverse, est la justification du droit de contraindre, du droit reconnu à un pouvoir d’utiliser la violence pour imposer la loi commune. Le libéralisme politique s’appuie sur la justification rationnelle de l’État donnée par Thomas Hobbes dans son Léviathan : l’argument principal est que l’homme est par nature insociable, incapable de vivre en société. Un « état de nature » (situation dans laquelle l’État n’éxiste pas) serait nécessairement « un état de guerre de chacun contre chacun », une situation caractérisée, comme dans les relations internationales, par la course aux armements, dans laquelle personne ne pourrait être assez puissant pour espérer pouvoir disposer d’une sécurité permanente. Du fait de son « insociable sociabilité », l’homme ne peut vivre dans la liberté naturelle, la liberté illimitée. Ce diagnostic, qui réfute l’anarchisme, est ainsi résumé par Emmanuel Kant, le plus grand penseur du siècle des Lumières : « L’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître.« 

Thomas Hobbes justifie l’absolutisme : la souveraineté (le pouvoir suprême de décision, c’est-à-dire le pouvoir d’une volonté de décider sans être soumise à la décision d’une autre volonté) est absolue ou elle n’est pas. L’existence d’une volonté souveraine est nécessaire à celle de l’État (à la sortie de l’état de nature) et elle implique de la part de tous les hommes qui deviendront ses sujets (les citoyens soumis au pouvoir de l’État) qu’ils renoncent à leur propre souveraineté (au pouvoir de décider de ce qui est bon pour soi sans avoir de comptes à rendre à personne). Chacun doit comprendre qu’il ne peut conserver sa vie, jouir de ses biens et vivre sous une loi commune garantissant la justice que s’il existe « un pouvoir supérieur commun » qui décide et agisse à sa place et auquel il lui faut obéir. Avec réalisme, Hobbes souligne le fait que la liberté dans l’État (la liberté civile) consiste uniquement, puisque l’obéissance à la loi doit être sans réserve, dans le pouvoir de faire ce que la loi n’interdit pas : « la liberté des sujets dépend du silence de la loi » écrit-il.

Tout en acceptant ce raisonnement, le libéralisme veut la plus grande liberté possible dans le cadre de la soumission à la loi que l’État exige du citoyen. Il dénonce le despotisme, l’exercice du pouvoir qui opprime la liberté. Le problème théorique et pratique que pose le libéralisme est donc celui de la conciliation entre la liberté et l’obéissance. L’homme est un animal qui a besoin d’un maître, écrit Kant, mais il ajoute immédiatement : « ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d’un maître« . Comment maîtriser le pouvoir, donner un maître aux hommes qui dirigent l’État ? Telle est le problème politique de la liberté dès lors qu’on écarte l’hypothèse de l’anarchisme. La solution théorique est l’idée selon laquelle le bon régime politique est celui qui établit le règne de la loi, qui soumet le pouvoir au pouvoir de la loi, ce qu’on appelle « l’État de droit ». L’État de droit est l’État dans lequel le citoyen, en obéissant à la loi, n’obéit qu’à la loi, et non pas à la volonté d’un autre homme.

Théorie démocratique et théorie libérale de la liberté

Comme ce sont toujours des hommes qui font les lois, on peut légitimement se demander comment il est possible d’obéir aux lois sans obéir aux hommes qui font les lois. Le libéralisme politique répond à cette question à travers deux théories de l’État de droit et de la liberté politique: la théorie démocratique de la liberté et la théorie libérale de la liberté (le libéralisme au sens strict). Ces deux versions du libéralisme politique qui coexistent dans les constitutions des démocraties libérales modernes peuvent se compléter, mais aussi s’opposer.

Selon la théorie démocratique, celle de Jean-Jacques Rousseau dans le Contrat social, le citoyen n’obéit qu’aux lois lorsque le peuple est souverain : en obéissant à la volonté générale, à la volonté de tout le peuple, le citoyen n’obéit pas à la volonté arbitraire d’un homme. Selon la théorie libérale, celle que défend par exemple Benjamin Constant contre Rousseau, le citoyen n’obéit qu’à la loi lorsque celle-ci est contrainte par une constitution à respecter les libertés fondamentales (les droits de l’homme) ; ces libertés fondamentales doivent être garanties à tout individu, y compris contre la volonté du souverain, y compris lorsque le souverain est le peuple (théorie de la souveraineté limitée opposée à la souveraineté absolue).

La conception démocratique de la liberté

« Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas, écrit Rousseau ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. Comment concilier liberté et obéissance ? Comment peut-on obéir sans servir, c’est-à-dire sans être soumis à la volonté d’un maître ? La réponse est dans la formule de la liberté que donne Rousseau, la formule de la liberté-autonomie : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté« . Si je suis l’auteur de la loi à laquelle j’obéis, je suis pleinement libre dans l’obéissance.

Le problème politique tient au fait que la liberté de l’individu dans l’État, la liberté de l’homme comme citoyen, est une liberté limitée par une loi extérieure qui le contraint, la loi de la communauté politique. Comment peut-on se considérer pleinement libre en obéissant à la loi de État ? Il faut pour cela que le citoyen (l’homme comme membre de l’État) ne soit pas seulement « sujet » (soumis à la loi) mais « souverain », ou, plus exactement, « membre du souverain ». « Le Peuple soumis aux lois doit en être l’auteur« , écrit Rousseau. La théorie de la souveraineté du peuple offre à chacun des citoyens, en tant qu’il est un membre du peuple souverain, le pouvoir de faire la loi à laquelle il obéit.

Pour que l’homme soit pleinement libre dans l’État, il faut que la loi soit l’expression de la volonté générale, et non pas celle d’un volonté particulière, qu’il s’agisse de la volonté d’un homme, d’une minorité, ou même de la majorité. Ce point constitue la difficulté de la théorie de Rousseau dans le Contrat social (1662). La volonté du peuple ne doit pas être la tyrannie de la majorité, la volonté d’une majorité qui dicte sa loi aux dépens d’une minorité. Il faut que chacun des citoyens puisse reconnaître la loi comme étant l’expression de la volonté générale, en dépit du fait qu’il n’y a pas d’unanimité et que l’on recourt au principe majoritaire pour voter la loi. Comment est-ce possible ? La réponse de Rousseau tient en une formule : la volonté est générale, écrit-il, « quand tout le peuple statue sur tout le peuple« .

Deux conditions doivent être remplie pour la volonté soit générale, clairement formulées dans l’article 6 de la Déclaration de 1789, un article qui résume la pensée de Rousseau : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous. » La première condition pour que la loi soit l’expression de la volonté générale est que « tout le peuple » participe à la formation de la loi, que ce soit par la participation au débat public (d’où l’importance de la liberté d’expression, justifiée comme liberté de participer à la vie politique) ou par le vote (d’où l’importance de la revendication du suffrage universel dans l’histoire). La seconde condition est que la loi s’applique à « tout le peuple », sans discrimination. Le principe de l’égalité devant la loi est une garantie contre la tyrannie, puisque la condition qu’on impose aux autres par le moyen de la loi, on se l’impose aussi à soi-même.

La conception libérale de la liberté

Le libéralisme est la doctrine qui défend le droit de l’individu à la liberté. « Il n’y a qu’un seul et unique droit naturel, la liberté. » (Kant) La philosophie des « droits de l’homme » est individualiste en ce qu’elle exige de l’État qu’il respecte un ensemble de libertés personnelles (liberté de circulation, libertés économiques, liberté d’opinion et de religion, droit à la vie privée, etc.) qui définissent le domaine de l’indépendance individuelle. Le droit à la liberté est l’affirmation d’une souveraineté de l’individu sur lui-même, le droit à une libre disposition de soi-même. « L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit« , écrit John Stuart Mill, l’un des grands penseurs libéraux du 19e siècle.

La critère strictement libéral de la liberté politique (de la liberté du citoyen dans l’État) est la liberté individuelle. La liberté de l’individu dans l’État doit être la plus grande possible, ce qui implique que le pouvoir de l’État de limiter par la loi la liberté individuelle doit être le plus limité possible. Le libéralisme exprime la volonté de limiter le pouvoir de limiter la liberté, de limiter donc le pouvoir de la loi. Dans n’importe quel État, libéral ou pas, « la liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu). Puisque la liberté civile est toujours par définition la liberté limitée par la loi, l’extension de la liberté dépend, comme l’avait bien vu Hobbes, de ce que dit ou ne dit pas la loi. Le libéralisme propose d’inverser le raisonnement : il faut d’abord définir la liberté indépendamment de la loi, puis définir la loi par rapport à la liberté.

C’est ce que fait la Déclaration de 1789 dans ses articles 4 et 5, lesquels font système. L’article 4 définit la liberté sans référence à la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Cette définition contient le principe de non-nuisance, un principe que le philosophe libéral John Stuart Mill explicitera. La seule limite concevable pour la liberté individuelle est le respect de la liberté et des intérêts des autres hommes. Le rôle de la loi est de poser les limites qui garantissent la coexistence pacifique des libertés; elle est au service de la liberté, ce que stipule la Déclaration de 1789 dans son article 5 : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. » Autrement dit : selon ce principe, la loi a interdiction de poser une interdiction qui n’augmente pas la liberté, la liberté de chacun et de tous (l’égale liberté). Le principe est simple mais abstrait. Le point de vue démocratique peut objecter le fait qu’il faut toujours interpréter concrètement ce qu’on juge utile ou nuisible d’interdire, que seul le peuple est légitime pour le faire, et qu’il peut légitimement s’interdire ce qu’il veut s’interdire.

Ce qui importe dans la perspective strictement libérale est moins la souveraineté du peuple que la limitation de la souveraineté de la loi et des pouvoirs de l’État. L’État de droit est l’État dans lequel le droit protège l’individu contre l’État. Le domaine des droits de l’homme est le domaine des libertés personnelles inviolables (« inaliénables », « imprescriptibles ») que le législateur (l’auteur de la loi), fut-il le peuple lui-même, doit respecter inconditionnellement, en toutes circonstances. C’est la raison pour laquelle Benjamin Constant, contemporain de la Révolution française, partisan de celle-ci et du libéralisme politique mais spectateur horrifié de l’épisode de la Terreur, critique la théorie démocratique de Rousseau. La volonté générale est l’unique source possible de justification de la souveraineté de la loi, c’est entendu, l’important est cependant que cette souveraineté ne soit pas absolue mais limitée (théorie de la souveraineté limitée).

Constant caractérise ainsi le libéralisme au sens strict par opposition à la théorie démocratique de la liberté, en opposant la liberté des Modernes à la liberté des Anciens : au sein de la démocratie athénienne, la liberté politique était une liberté-participation, une liberté de participer aux activités politiques, mais la liberté personnelle n’était pas protégée (il n’y avait pas, notamment, de liberté de religion); la liberté promue par le libéralisme politique moderne est à l’inverse une liberté-indépendance, une protection de l’indépendance individuelle et de la vie privée contre la tyrannie de l’État ou celle de la majorité. Dans les grandes sociétés modernes, la participation politique présente peu d’intérêt, car le poids de chacun ne peut être que faible : le système représentatif dans lequel les affaires publiques sont confiées à des professionnels de la politique (la classe politique) est non seulement nécessaire mais préférable, car chacun dispose ainsi du pouvoir de jouir d’une vie privée rendue intéressante par les libertés personnelles et les progrès de la civilisation.

La priorité donnée à la défense de la liberté individuelle par le libéralisme au sens restreint s’accompagne d’une théorie politique de la limitation et du contrôle du pouvoir : la constitution doit 1) organiser la séparation des pouvoirs (les trois pouvoirs de l’État sont le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire), afin que le pouvoir arrête le pouvoir, 2) prévoir un contrôle de constitutionnalité des lois (pouvoir donné à des juges non élus de censurer, au nom des libertés constitutionnelles, la loi exprimant la volonté du souverain, même si le souverain est le peuple), 3) soumettre les gouvernants à des élections régulières, afin qu’ils ne puissent s’approprier le pouvoir (c’est la justification « libérale » de la démocratie); 4) garantir la liberté d’expression et le pluralisme (la diversité des opinions), afin que la critique du pouvoir soit possible et que les droits de l’homme puissent être publiquement défendus.

Le principe de séparation de l’Etat et de la religion

Parmi les libertés personnelles promues par le libéralisme politique, il en est une qui est à part les autres pour des raisons historiques : la liberté de religion. La liberté de religion est la liberté de croyance et de culte (de pratique extérieure ou publique de sa religion, comme la construction et la fréquentation d’un temple, la prière, la cérémonie, la fête, etc.) reconnue à l’individu. Il n’y a pas pour l’individu de liberté de religion possible dans une société où la religion (le rapport au sacré) est la source de la loi (du permis et de l’interdit) de la communauté politique. La communauté ne peut alors admettre qu’une seule religion, suivant le principe « un roi, une foi ».

Historiquement, la liberté de religion n’a existé que sous la forme d’une « tolérance » accordée aux religions minoritaires par l’État. La tolérance n’est pas la reconnaissance de l’égale légitimité, mais l’acceptation, au nom de la pacification des relations, de ce qu’on devrait combattre au nom de la vérité et de la justice. La tolérance religieuse a été principalement pratiquée par les États impériaux qui, comme l’empire romain, se devaient, pour s’assurer de leur loyauté, de tolérer la religion des peuples dont il avait fait la conquête. Une telle tolérance ne pouvait être qu’une liberté relative, dans la mesure où elle ne reposait pas sur le principe de l’égale liberté entre les religions. La religion étant originairement l’expression d’une communauté humaine, la tradition d’un peuple, la source sacrée qui lui donne sa loi en même temps que ses croyances et ses rites, il y avait partout une religion d’État (une religion de l’État), même lorsqu’il existait plusieurs religions dans l’État protégées par l’État.

La liberté de religion n’existe pleinement que dans l’égale liberté de toutes les religions, plus largement dans l’égalité de toutes les croyances philosophiques, en incluant l’athéisme. Elle a pour condition la neutralité religieuse de l’État, ce qu’on appelle en France « laïcité ». Mais qu’on baptise ou non ce principe par le terme de laïcité, la condition politique de la liberté de religion est la reconnaissance par la constitution de l’État du principe de séparation entre politique et religion, le principe de la séparation entre l’État et l’Église (la communauté religieuse).

Ce principe de séparation entre l’État et de la religion est une création du libéralisme politique dont on peut situer l’origine dans la pensée de John Locke, le père du libéralisme politique moderne. Les écrits dans lesquels il énonce ce principe (l’Essai sur la tolérance de 1667 et la Lettre sur la tolérance de 1689) reprennent dans un sens nouveau l’ancienne notion de tolérance. Locke utilise cette notion de tolérance pour désigner le principe de justice politique qui correspond à ce que la République française baptisera « laïcité » au 19e siècle. Locke défend l’idée selon laquelle l’égale liberté de religion (la liberté de croyance et de culte) a pour condition la séparation de l’État et de la religion, c’est-à-dire la neutralité de l’État en matière de religion et la dépolitisation de la religion.

Locke justifie ce principe de la séparation de l’État et de la religion par trois grands arguments, qui établissent en même temps les conditions de la séparation : 1) la reconnaissance du fait de la liberté de conscience ; 2) la redéfinition de l’État ; 3) la redéfinition de la religion.

La reconnaissance du fait de la liberté de conscience.

L’argument le plus fort en faveur de la séparation est celui de la liberté de conscience. La première condition de la séparation de l’État et de la religion est la reconnaissance par l’État du fait de la liberté de conscience. Avant d’être un droit, la liberté de conscience est d’abord un fait, une réalité irréductible que l’on ne peut nier sans absurdité. Le pouvoir politique peut nier les droits de l’homme, notamment la liberté d’exprimer sa croyance ou de pratiquer sa religion. Il ne peut cependant pas supprimer la liberté de conscience, parce qu’il ne dispose pas du pouvor de pénétrer l’intérieur de la conscience pour y dicter les pensées. La contrainte, qui est l’instrument de l’action de l’État, est sans pouvoir sur la vie de l’esprit. On ne peut espérer modifier les opinions par la force. La croyance de chacun ne peut être transformée que par l’influence des idées et la force des arguments, non par la violence et la contrainte extérieure.

L’État pourrait exterminer le groupe d’hommes porteurs de l’opinion qu’il voudrait détruire, il pourrait empêcher l’expression publique de cette opinion, voire contraindre les hommes à exprimer l’opinion contraire à celle dont ils sont convaincus, mais il ne dispose d’aucun moyen d’agir sur le jugement d’une conscience, de changer réellement une conviction. Raison pour laquelle Locke écrit : « La liberté de conscience est le grand privilège des sujets [les citoyens en tant qu’ils sont assujettis aux lois et soumis au pouvoir politique], comme le droit de contraindre est la grande prérogative des magistrats » [les dirigeants de l’État ] » (Essai sur la tolérance). Le pouvoir se définit par le monopole du droit de contraindre, mais aucun pouvoir n’est en mesure de priver ses sujets de leur liberté de conscience. Par nature, l’activité de la pensée, qui appartient au domaine intérieur de la vie de l’esprit, est hors d’atteinte du pouvoir. Il est possible d’opposer la violence à la violence, la force extérieure à la force extérieure, mais il n’est pas possible d’opposer la force et la violence à une idée ou une croyance :

Le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil parce que tout son pouvoir consiste dans la contrainte. Mais comme la religion vraie et salutaire consiste dans la foi intérieure de l’âme, sans quoi rien ne vaut devant Dieu, telle est la nature de l’entendement humain qu’il ne peut être contraint par aucune force extérieure [L’entendement humain, c’est-à-dire l’esprit humain, la faculté de se représenter la vérité]; que l’on confisque les biens, que l’on accable le corps par la prison et la torture, ce sera en vain, si l’on veut par ces supplices changer le jugement sur l’esprit des choses. (…) Voici ce que je veux dire : le pouvoir civil ne doit pas prescrire des articles de foi par la loi civile, qu’il s’agisse de dogmes ou de formes du culte divin. Si, en effet, aucune peine ne leur est jointe, la force des lois périt ; si des peines sont prévues, elles sont évidemment vaines et fort peu aptes à persuader. Si quelqu’un veut, pour le salut de son âme, adopter quelque dogme ou pratiquer quelque culte, il faut qu’il croie du fond de l’âme que ce dogme est vrai et que ce culte sera accepté par Dieu et qu’il lui sera agréable ; mais aucune peine ne peut le moins du monde instiller dans les âmes une conviction de ce genre. Il faut, pour changer un sentiment dans les âmes, une lumière que ne peut en aucun façon produire le supplice des corps. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

La redéfinition de l’État

La séparation de l’État et de la religion a pour condition la redéfinition du rôle de l’État. L’argumentation de Locke prend appui sur la justification de la souveraineté de l’État dont Thomas Hobbes a fait la théorie dans son Léviathan (1651). Le monopole de l’usage de la force et du droit de contraindre qui constitue l’État se justifie par la nécessité de mettre fin à « l’état de guerre de chacun contre chacun » pour garantir la permanence de la paix et la sécurité. L’État apparaît ainsi comme une association volontaire, le produit d’un « pacte », dont la finalité est de protéger un droit naturel que tous les hommes, quelles que soient leurs croyances, ont en commun : la conservation de la vie. Locke généralise le principe et l’applique à tous les biens du corps ou « bien temporels » : tous les biens que l’on désigne comme droits naturels de l’homme sont des biens du corps et correspondent aux intérêts de l’individu qui ne concernent pas la vie de l’esprit. Ces intérêts sont les mêmes pour tous, de sorte que l’État, conformément à la doctrine du « transfert de souveraineté » par un « pacte social », devrait être considéré comme le produit de l’association volontaire des individus en vue de les satisfaire :

L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils. J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature. Il est du devoir du magistrat civil [le chef de l’État] d’assurer, par l’impartiale exécution de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. (John Locke, Lettre sur la tolérance)

Pour que la séparation de l’État et de la religion soit possible, il faut limiter l’action de l’État à la défense des intérêts que tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances, ont en commun. Ces intérêts que Locke baptise « intérêt civils » [intérêts du citoyen, du membre de l’État] correspondent à ce qu’on appelle depuis 1789 les « droits de l’homme » : ce sont les intérêts qui concernent exclusivement la vie matérielle ou la vie extérieure de l’homme (protection de la vie, de la santé, de la propriété, de la liberté d’action). « Tout le pouvoir du gouvernement civil [de l’État] ne se rapporte qu’à l’intérêt temporel des hommes. » (John Locke, Lettre sur la tolérance). L’État doit être défini comme l’instrument dont se servent les hommes rassemblés en société pour protéger leurs intérêts matériels (sécurité des biens et des personnes, éventuellement sécurité sociale) et leur liberté d’agir (liberté d’aller et venir, de travailler, d’échanger, de pratiquer sa religion). Une telle définition de l’État définit donc par là-même la limite de sa compétence : l’État n’a pas vocation a s’occuper de la vie de l’esprit de ses sujets.

L’État doit reconnaître que la vérité n’appartient pas à son domaine de compétence. Il n’a pas à établir le critère de l’erreur et de la vérité ni à dicter aux citoyens ce qu’ils doivent croire ou penser, y compris dans le domaine moral et religieux. Il ne s’occupe pas du bien de l’âme : ni la vérité, ni la vie éternelle ne font partie des droits naturels que l’État a pour fonction de protéger. Conformément à ce qu’avait établi l’argumentation de Hobbes, ce n’est pas ce qui justifie l’État, lequel n’a pas à prendre parti dans les querelles religieuses, si ce n’est pour empêcher que ces querelles viennent troubler l’ordre public (la paix civile) et dégénérer en violences susceptibles de nuire à la sécurité et aux biens des citoyens qu’il doit protéger.

La redéfinition de la religion

La séparation de l’État et de la religion implique non seulement la redéfinition de l’État,’mais aussi celle de la religion et celle de l’Église (la communauté des croyants). En effet, la séparation présuppose la limitation de chacun des deux domaines, une limitation réciproque nécessaire pour que l’empiètement de chacun de ces deux domaines par l’autre soit rendu définitivement impossible. La religion doit admettre elle aussi le fait de la liberté de conscience et reconnaître que la vérité ne peut être imposée par la contrainte. Il faut en conséquence définir la communauté des croyants non comme une communauté à laquelle on appartient à la naissance, à l’image de la famille, mais une libre association à laquelle on puisse adhérer librement en raison de sa foi, et dont on puisse sortir librement si l’on a cessé de croire.

La religion ne doit donc plus se définir comme la tradition d’un peuple mais comme la foi d’un individu. La croyance religieuse doit cesser de se concevoir comme un préjugé, un héritage communautaire, pour se concevoir comme une conviction personnelle, fruit d’une décision de la conscience individuelle. Elle ne doit plus se concevoir comme loi d’une communauté mais comme foi, expression d’une adhésion intime et personnelle.

Par analogie avec l’État, défini comme une société produite par la volonté des individus de protéger les droits naturels du corps, Locke définit donc l’Église (la communauté religieuse), comme une société d’hommes produite par la volonté des individus de se réunir pour rendre un culte à Dieu et obtenir ainsi le salut de leur âme (c’est-à-dire gagner la vie éternelle) :

Examinons à présent ce qu’on doit entendre par le mot d’Église. Par ce terme, j’entends une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. Je dis que c’est une société libre et volontaire, puiqu’il n’y a personne qui soit membre né d’aucune Église. Autrement, la religion des pères et des mères passerait aux enfants par le même droit que ceux-ci héritent de leurs biens temporels; et chacun tiendrait sa foi par le même titre qu’il jouit de ses terres; ce qui est la plus grande absurdité du monde. Voici comme il faut concevoir la chose. Il n’y a personne qui, par sa naissance, soit attaché à une certaine église ou à une certaine secte, plutôt qu’à une autre; mais chacun se joint volontairement à la société dont il croit que le culte est le plus agréable à Dieu. Comme l’espérance du salut a été la seule cause qui l’a fait entrer dans cette communion, c’est aussi par ce seul motif qu’il continue d’y demeurer. Car s’il vient dans la suite à y découvrir quelque erreur dans sa doctrine, ou quelque chose d’irrégulier dans le culte, pourquoi ne serait-il pas aussi libre d’en sortir qu’il l’a été d’y entrer ? Les membres d’une société religieuse ne sauraient y être attachés par d’autres liens que ceux qui naissent de l’attente assurée où ils sont de la vie éternelle. Une Église donc est une société de personnes unies volontairement ensemble pour arriver à cette fin. (John Locke, Lettre sur la tolérance).

L’analogie entre l’État et l’Église, deux associations volontaires, l’une au service du corps, des biens temporels, l’autre au service de l’âme, des biens spirituels, n’a de sens que si on souligne toutes les implications de la différence de nature entre l’État et l’Église. La caractéristique qui définit l’État, le monopole du droit de contraindre sur un territoire donné, qui fait la souveraineté de l’État, découle de sa fonction, protéger les corps par la loi. De même la liberté d’entrer et de sortir de la communauté religieuse découle de sa fonction, qui est de réunir les personnes partageant la même conviction concernant le sens de la vie et de la mort. De la conception claire des fins et des moyens appropriés à chacun des deux domaines découle une conception claire des droits et des devoirs de l’État et de l’Église. Il résulte en effet de l’affirmation du principe de séparation deux grandes conséquences : 1) l’obligation pour l’État de respecter l’égale liberté de toutes les religions en matière de croyance et de culte ; 2) l’obligation pour les différentes religions de se soumettre à la loi de l’État.

Le droit absolu et universel à la tolérance

C’est l’expression qu’utilise Locke pour caractériser l’obligation faite à l’État de respecter les droits de toutes les communautés de croyants, sans exclusive, sans aucune discrimination fondée sur l’idée de la valeur de vérité des dogmes auxquels elles adhèrent : « Le magistrat n’a nul droit d’empêcher qu’une l’Église croie ou enseigne des dogmes de spéculation [les vérités de religion], parce que cela ne regarde point les intérêts civils des sujets. (…) Les lois n’ont pas à décider de la vérité des dogmes; elles n’ont en vue que le bien et la conservation de l’État et des particuliers qui le composent. »

La liberté de religion n’est pas reconnu à la communauté religieuse en tant qu’elle est porteuse d’une vérité mais à l’individu, lequel doit pouvoir bénéficier à égalité avec tous les autres, quelle que soit sa croyance, de tous les droits naturels de l’homme: « Tout consiste à accorder les mêmes droits à tous les citoyens d’un État. (…) On ne doit exclure des droits de la société civile ni les païens, ni les mahométans, ni les juifs, à cause de la religion qu’ils professent. »

La dépolitisation de la religion

La contrepartie du respect par l’État de l’égale liberté de religion est la dépolitisation de la religion. L’État, qui par ses lois règne souverainement sur les corps, est impuissant par nature à pénétrer les consciences. Il doit en conséquence renoncer à les régler, et renoncer à se mêler de religion, et se borner à exiger de tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, le respect de ses lois. Réciproquement, les communautés religieuses, que Locke appelle les Églises, doivent quant à elles être dépossédées de tout usage de la contrainte, dont l’État a le monopole, pour se consacrer à la vie de l’esprit avec les moyens qui conviennent à la vie de l’esprit. Il peut y avoir plusieurs communautés de croyants et plusieurs cultes sur un territoire donné, mais il ne peut y avoir qu’un seul État. L’État, qui n’a pas d’intérêt spirituel, n’est pas assujetti aux lois d’une Église, tandis les Églises sont assujettis aux lois de l’État, lesquelles sont communes à tous, parce que tous, croyants ou non croyants, croyants de toutes religions, partagent les mêmes « intérêts civils », les mêmes droits à la liberté et à la sécurité.

Chacune des religions doit renoncer à dicter le droit de l’État au nom des droits de Dieu et des dogmes qui lui sont propres. Renonçant au droit de contraindre, dont l’État a le monopole, chaque Église doit en conséquence renoncer à l’usage de la contrainte pour éliminer les religions concurrentes ou pour imposer à ses propres membres le respect des dogmes et les pratiques du culte. L’État est l’unique garant du respect de la liberté de religion, laquelle, comme toute liberté, est encadrée par la loi, en vertu du principe libéral de non nuisance : la liberté est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

Cette limitation de la liberté de religion par la loi de l’État n’affecte pas les croyances et les dogmes, qui appartiennent à la vie de l’esprit, mais les pratiques extérieures, lesquelles peuvent avoir des implications sur les droits d’autrui ou sur la paix civile. C’est ainsi que Locke justifie en son temps les mesures contre les catholiques par les droits politiques de l’État : ce ne sont pas les croyances et les dogmes spécifiques de l’Église catholique qui posent problème, mais le fait que les catholiques reconnaissent pour chef politique le pape, dont l’autorité vient concurrencer celle de l’État. Au 19e siècle, lorsque la IIIe République entreprendra en France la conquête de l’indépendance de l’État l’Etat en l’arrachant à l’emprise de l’Église catholique, Jules Ferry usera du même argument : ce n’est pas le catholicisme que nous combattons, disait-il, mais le catholicisme politique.

Bac blanc – Faut-il respecter la nature ?

Problématique

L’analyse du sens de la question, dans l’introduction, doit permettre de poser le problème au bon niveau. Le terme important (outre la notion du programme, la notion de nature) est ici le verbe « respecter ». Comme la notion de responsabilité et notion de devoir, ou les questions qui commencent par « Faut-il… » ou par « Doit-on… », la notion de respect indique qu’on a affaire à un problème de la philosophie morale. La question demande ici s’il faut considérer la nature comme un objet du devoir, un objet de la responsabilité morale de l’homme. Autrement dit, il ne faut pas donner un sens faible au verbe « respecter » en le considérant comme une synonyme de « protéger » ou de « faire attention à ». Tout le monde pense qu’il faut protéger la nature, il n’y aurait pas en ce sens matière à discussion. Une politique écologique qui se soucie de protection de la nature peut se fonder soit sur une simple considération de prudence, laquelle commande de prendre soin des ressources naturelles comme on prend soin des biens qui nous appartiennent, parce que c’est le meilleurs moyen d’en profiter plus longtemps; soit sur une exigeance morale de respect, qui conduit à mettre plus radicalement en cause l’appropriation et l’exploitation de la nature par l’homme. Telle est le sens de la question : il s’agit de s’interroger sur le sens de l’impératif écologique, simple recommandation de prudence qui ne conduit pas à remettre en question la philosophie du progrès et la morale humaniste, ou bien transformation de l’éthique, de la conception de la responsabilité morale, qui conduit à mettre en cause, au nom des droits de la nature ou des générations futures, l’idéal du progrès et les anciennes conceptions de la morale. Faut-il respecter la nature par prudence, c’est-à-dire par intérêt, ou bien par devoir, c’est-à-dire en vertu de l’exigence désintéressée qui caractérise la volonté morale ?

Plan et développement (conseils… qu’on n’est pas obligé de suivre)

Il faut discuter l’éthique écologique, qui promeut l’idée d’une responsabilité morale de l’homme à l’égard de la nature et dont les bases ont été établies par le philosophe Hans Jonas dans son livre Le principe responsabilité (1979), principale référence de l’écologie politique. L’organisation de la dissertation doit donc exprimer un parti pris argumenté, pour ou contre l’éthique écologique, tout en exposant les principaux arguments de celle-ci, qui sont des arguments polémiques à l’égard de la philosophie du progrès et de l’éthique humaniste.

Dans la mesure où la question conduit à poser la question de la Technique, le problème des rapport entre progrès technique et transformation de la nature, le plan peut être à la fois thématique (distinguer des thèmes permettant d’aborder progressivement différents aspects ou niveaux de la discussion) et dialectique (organisation d’une discussion entre des thèses contradictoires).

En l’occurrence, aborder en premier lieu la question de la Technique permet de présenter de manière neutre, dans une première partie, les raisons de l’émergence historique de l’impératif écologique et la mise en cause du progrès technique par l’écologie.

Le débat contradictoire opposant l’éthique écologique et l’éthique humaniste peut être introduit dans un deuxième temps, ce qui dispense d’avoir à se poser la question de la synthèse. La deuxième et troisième partie de la dissertation présentent une thèse et son antithèse selon un ordre de présentation qui dépend du parti pris choisi. Pour défendre l’éthique écologique, il faut a) présenter l’éthique humaniste et son incompatibilité avec l’écologie, puis b) critiquer l’éthique humaniste pour justifier l’éthique humaniste (Hans Jonas). Pour défendre l’éthique humaniste, il faut a) présenter la critique écologiste de l’éthique humaniste (Hans Jonas), puis b) critiquer la critique pour défendre l’éthique humaniste en montrant qu’il est possible d’intégrer la prise en compte des problèmes écologiques sans remise en cause radicale de la morale humaniste et de la philosophie du progrès.

D’autres plans sont possibles :

Un plan progressif, essentiellement thématique, adapté pour développer une argumentation en faveur de l’éthique écologistetout en explorant les grandes philosophies morales modernes. 1) La première partie présente la réponse humaniste à la question, en expliquant les raisons pour lesquelles l’éthique humaniste ne peut faire de la nature un objet de respect. 2) La deuxième partie présente la critique « animaliste », d’origine utilitariste (Bentham), de la morale humaniste, montrant la nécessité d’élargir le domaine de la réalité à respecter à la nature sensible non humaine. 3) La troisième partie, soulignant les insuffisances de l’humanisme et de l’utilitarisme au regard du problème posé par le progrès technique (Jonas), justifie la nécessité d’une transformation de l’éthique afin d’élargir le domaine de la réalité à respecter à la Nature (au « tout » de la biosphère, l’écosystème de toutes les formes de vie sur Terre).

Un plan classiquement dialectique : thèse (parti pris), antithèse (objections), synthèse (réponse aux objections). Plan adapté si le parti pris est en faveur de l’éthique humaniste : 1) L’éthique humaniste ne peut justifier le respect de la nature (les droits de la nature); 2) les objections de l’éthique écologiste contre l’éthique humaniste (Jonas) ; 3) la critique humaniste de l’éthique écologiste et le point de vue humaniste sur l’écologie. Dans le cas où le parti pris est en faveur de l’éthique écologiste, le plan peut être à la fois dialectique et thématique : 1) présentation de la question de la Technique qui rend nécessaire une transformation de l’éthique (Jonas); 2) objections possibles du point de vue de l’éthique humaniste; 3) réponse aux objections qui approfondit la critique de la morale humaniste et de la philosophie du progrès (Jonas).

Le problème de la technique et l’écologie

L’éthique écologiste selon Hans Jonas

La thèse défendue par Hans Jonas dans Le principe responsabilité est que la transformation de l’agir humain, l’extension du pouvoir technique de l’homme, appelle une transformation de la responsabilité morale et politique, une extension du domaine de la responsabilité morale à la Nature (la biosphère) et aux générations futures. « La responsabilité est le corrélat d’un pouvoir« , écrit Jonas. Le fait majeur de l’histoire moderne est la transformation du rapport à la nature qui résulte du développement du pouvoir technique. De puissance écrasante, la nature, l’écosystème de la vie sur terre, est devenue vulnérable, ce qui suscite la prise de conscience d’une responsabilité nouvelle, la responsabilité écologique. Toute la philosophie morale et politique de l’écologie est comprise dans ces quelques lignes écrites par Jonas :

« La solidarité de destin entre l’homme et la nature, solidarité nouvellement découverte à travers le danger, nous fait également redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous commande de respecter son intégrité par-delà l’aspect utilitaire« .

La conscience écologique, autrement dit, ne doit pas être interprétée comme une extension du domaine de la prudence mais, « par-delà l’aspect utilitaire », comme un progrès de la conscience morale, la découverte d’un « dignité autonome de la nature » qui en fait un objet de respect inconditionnel au même titre que la personne humaine.

Cette thèse, celle de la philosophie morale écologiste, se décline en deux grandes idées : 1) la critique du monde moderne comme monde de la Technique; 2) la critique de l’anthropocentrisme de la morale et du droit humanistes.

La critique du progrès technique

« La promesse de la technique s’est inversée en menace » : tel est le diagnostic de départ. L’écologie morale et politique est en son fond une critique des illusions de la philosophie du progrès commune au libéralisme et au socialisme modernes, lesquels attendent du développement scientifique et technique le progrès sans fin de la condition humaine; l’accroissement des richesses bien entendu (la croissance conjointe de la production et de la consommation), mais à travers la prospérité de la « société d’abondance », la progrès de la liberté et du bonheur.

La critique écologique de la société moderne est une critique de la démesure du pouvoir technique de l’homme, qui en vient à perturber l’ordre naturel, voire à faire disparaître la nature, la différence entre l’artificiel, le produit du travail humain et le naturel, la réalité indépendante de toute activité humaine. En 1979, le concept d’anthropocène n’existait pas encore (il apparaît au début des années 2000), mais l’idée est déjà présente dans le livre de Jonas : « La différence de l’artificiel et du naturel a disparu, le naturel a été englouti par la sphère de l’artificiel« . Ce qu’illustrent les faits étayés par la science, la réduction de la biodiversité et le réchauffement climatique dû aux émissions de carbone liées à l’activité de l’homme depuis le début de la révolution industrielle.

L’écologie politique critique les effets destructeurs de l’industrie humaine, de la course à la croissance économique, ce que les écologistes appellent le productivisme et consumérisme du monde moderne : exploiter toujours plus la nature pour produire toujours plus pour consommer toujours plus. Hans Jonas pointe ce qui lui paraît constituer la racine du mal, par-delà la révolution industrielle, à savoir ce qu’il appelle le « programme baconien », une conception du rapport de l’homme à la nature qui se met en place philosophiquement au 17e siècle, chez des auteurs comme l’anglais Francis Bacon et le français René Descartes, et qui consiste à associer la révolution de la physique moderne à l’idéal d’une maîtrise technique de la nature ouvrant de nouvelles espérances à l’humanité. Là est l’origine de la démesure du pouvoir technique moderne et de la destruction des conditions de la vie sur terre que celui-ci génère :

« Le danger a son origine dans les dimensions excessives de la civilisation scientifique-technique-industrielle. Ce que nous pouvons appeler le programme baconien, à savoir orienter le savoir vers la domination de la nature et utiliser la domination sur la nature pour l’amélioration du sort humain, n’a sans doute possédé dès l’origine dans sa mise en œuvre capitaliste ni la rationalité ni la justice avec lesquelles il aurait de soi pu être compatible ; mais sa dynamique de succès conduisant nécessairement à la démesure de la production et de la consommation aurait, compte tenu de la brièveté de la fixation humaine des buts et de l’imprévisibilité réelle des proportions du succès, probablement envahi n’importe quelle société (car aucune ne se compose de sages). » (Hans Jonas)

La critique de l’anthropocentrisme

« Toute éthique traditionnelle est anthropocentrique« , écrit Jonas. Il faut entendre par là que la morale, jusqu’à l’époque contemporaine, a toujours été une morale des devoirs de l’homme envers l’homme. Et même une devoir de l’homme envers le prochain, c’est-à-dire envers l’autre homme avec lequel on entre en relation. Autrement dit la morale a toujours été centrée sur l’homme (anthropocentrée) et sur le présent. La nature représentant aux yeux des hommes l’ordre du monde éternel et indestructible, l’idée d’une responsabilité de l’homme envers la nature ne pouvait effleurer la conscience.

La critique de l’anthropocentrisme par l’éthique écologiste vise aussi bien la morale théologique, puisque la théologie fait de l’homme la créature privilégiée par Dieu, à qui Dieu a donné la nature à exploiter pour qu’il puisse prospérer, que la morale humaniste rationaliste, celle qui sous-tend la philosophie des droits de l’homme. Hans Jonas définit la responsabilité selon l’éthique écologiste par contraste avec la philosophie morale humaniste. Il critique trois dimensions de l’anthropocentrisme propre à la morale et à la politique humanistes à laquelle il oppose les trois caractéristique de l’éthique écologistes qu’il entreprend de définir.

1) L’anthrocentrisme de la morale et du droit humanistes est fondé sur l’idée d’obligation réciproque. Non seulement l’homme est le seul agent moral et le seul sujet de droit, parce qu’il est le seul être à pouvoir se penser lui-même comme capable d’obligation, une caractéristique que ne conteste pas Jonas, mais pour l’humanisme, c’est ce qui fait sa spécificité philosophique, l’homme est également le seul « patient moral », le seul être qui puisse être objet de respect inconditionnel, le seul être auquel on reconnaît une « dignité » (valeur absolue) et des droits inaliénables. « L »homme ne peut avoir de devoir qu’envers l’homme, écrit Kant ». Pourquoi ? Parce que l’impératif moral commande de relativiser l’égoïsme de la recherche du bonheur par l’idée d’une loi universelle : « Agis seulement d’après la maxime dont tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». L’obligation morale commande donc à chacun de respecter la loi qui oblige à faire pour les autres ce que la loi oblige tous les autres à faire pour tous les autres. Seul l’être raisonnable, l’homme peut se représenter une loi universelle (« il ne faut pas tuer », « il ne faut pas mentir », etc.), laquelle loi ne peut concerner que l’ensemble des êtres capables d’être unis par une telle loi en une communauté fondée sur l’obligation réciproque. Autrement dit, le fonctionnement du droit décrit le fonctionnement de la morale, considérée comme le fondement du droit.

2) Au coeur de la philosophie humaniste on trouve l’idée d’autonomie de la conscience, l’idée selon laquelle l’homme est l’auteur de la loi morale. Autrement dit : le but moral de l’action, ce que l’homme doit faire ou ne pas faire, n’est dicté ni par Dieu ni par la nature. Agir par devoir consiste à obéir à une loi que l’homme se donne à lui-même, que la loi soit conçue comme dictée par la raison en l’homme (Kant), ou comme créée librement par l’engagement individuel (Sartre).

3) La troisième dimension de l’anthropocentrisme est l’utopie progressiste. La finalité de la morale et de la politique humanistes est le perfectionnement de l’homme et de la société humaine dans l’histoire : progrès du droit (Kant), progrès économique (le libéralisme), progrès économique et social (socialisme) qui tend même vers l’utopie communiste, l’utopie d’une société parfaite, la société sans classe, qui associe abondance et égalité avec la disparition de l’exploitation de l’homme par l’homme. Selon Jonas, cette éthique du perfectionnement est fille du progrès scientifique et technique, matrice de toutes les espérances modernes.

Hans Jonas conçoit le « principe responsabilité » qui définit l’éthique écologiste en opposition à ces trois dimensions de l’anthropocentrisme qui caractérise la morale et la politique humanistes. Le modèle de la responsabilité morale tel qu’il la conçoit est la responsabilité des parents à l’égard du nouveau-né : il s’agit d’une responsabilité sans réciprocité (le nouveau-né est un être vulnérable qui n’est pas capable d’obligation); la responsabilité n’est pas choisie et ne vient pas de l’homme, elle est « dictée » par la nature; l’objet de la responsabilité est un être vulnérable, « périssable » dont la survie dépend de l’action du responsable.

1) La responsabilité est une responsabilité sans réciprocité. Comme l’animalisme, l’écologie ne peut justifier une responsabilité morale à l’égard d’un être non humain qu’en distinguant agent moral et patient moral. L’homme est le seul être moral, conscient d’une responsabilité moral, capable de s’obliger, c’est-à-dire d’agir de manière désintéressée, en sacrifiant ses intérêts. Autrement dit, la morale de s’adresse qu’à l’homme, quelle que soit la morale. On ne demandera pas aux fourmis ou aux baleines de respecter la nature. Que l’on adhère ou pas à l’éthique animale ou à l’éthique écologiste, celles-ci ne sont concevables que sous la forme d’une responsabilité morale sans réciprocité.

2) L’éthique écologiste est une éthique de la conservation de la vie. La finalité morale est objective, « domiciliée dans la nature » écrit Jonas : toute forme de vie indique une finalité qui ne provient pas de la conscience et qui s’impose à la conscience quand conscience il y a :continuer à vivre. L’objet de la responsabilité morale écologiste est donc la vie, en tant qu’elle est périssable, vulnérable et menacée. « On peut seulement être responsable pour le périssable dans son caractère périssable« , écrit Jonas. Il formule ainsi le nouvel impératif moral, l’impératif de la morale écologiste et de l’écologie politique : « Agis de façon telle que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre« .

Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon telle que les effets de ton action soit compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir. (Jonas)

3) Cette éthique écologiste est tournée vers le futur (« Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet de ton vouloir« ), comme l’utopie progressiste, mais, à « l’éthique du perfectionnement », elle substitue « une éthique de la conservation, de la préservation, de l’empêchement » qui se soucie indissociablement de la nature (de l’écosystème global de la terre) et des générations futures. C’est du reste cette dimension futuriste qui fait apparaître la dimension morale de l’écologie, qui n’est pas simple prudence puisqu’elle exide des sacrifices de la part des générations présentes en vue du salut de générations futures qu’elles ne connaîtront pas. La responsabilité morale écologiste exprime un refus moral de l’égoïsme du « après moi le déluge ». Ce souci éthique, on l’a vu, résulte de la vulnérabilité historiquement inédite de la nature : « Nulle éthique antérieure, écrit Jonas n’avait à prendre en considération la condition globale de la vie humaine et l’avenir lointain et l’existence de l’espèce elle-même. ».

L’écologie politique : catastrophisme éclairé et principe de précaution

Ces notions ne se trouvent pas dans le livre de Jonas, mais elles ont été inspirées par les idées qui y sont développées. La méthode politique proposée par Hans Jonas peut en effet être baptisée « catastrophisme éclairé », dans la mesure où Jonas préconise un usage rationnel de la peur de la catastrophe. La conscience morale écologiste repose sur une vision alarmiste de la situation de la nature et de l’avenir de la vie sur terre. « Nous vivons, écrit Jonas, dans une situation apocalyptique, c’est-à-dire dans l’imminence d’une catastrophe universelle, au cas où nous laisserions les choses actuelles poursuivre leur cours. » La peur est donc justifiée. Il ne s’agit pas d’un sentiment de peur qui paralyse, mais d’un devoir de peur, pourrait-on dire, qui incite à agir, à réveiller les indifférents et les inconscients : « La peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir ; cette peur que nous visons est la peur pour l’objet de la responsabilité.« 

Il faut voir l’avenir non dans la perspective de l’espérance d’un progrès pour l’humanité mais dans celle de la peur de la catastrophe possible. La réflexion écologique selon Jonas est une réflexion sur les conséquences pour la nature et pour l’homme du développement du pouvoir technique de l’homme, réflexion qui conduit à la volonté de contrôler, freiner, voir empêcher le progrès scientifique et technique. C’est la logique du principe de précaution, qui n’est pas la prudence ordinaire (le calcul bénéfice/risque), mais la traduction politique concrète du catastrophisme éclairé. Face aux innovations et aux effets de l’activité industrielle de l’homme, il faut mettre en oeuvre la maxime in dubio pro malis (dans le doute, il faut agir en privilégiant le scénario du pire). « Il faut, écrit Jonas, davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie du bonheur« ; non pas par complaisance morbide pour le malheur, mais en vue d’agir concrètement pour éviter la catastrophe : « la prophétie du malheur est faite pour éviter qu’elle se réalise ».

Selon Jonas et les écologistes, la situation contemporaine est caractérisée par le règne de la Technoscience, dont le développement immaîtrisé conduit la nature et l’humanité à la catastrophe. La politique contemporaine ne doit pas être fondée sur l’espérance d’un monde meilleur mais sur la peur de la catastrophe, une peur qu’il faut cultiver afin d’inciter les hommes à agir pour l’éviter.

L’écologie doit-elle être humaniste ou anti-humaniste ?

Cette refondation de l’éthique sur la base de la critique de l’idée de Progrès et de l’anthropocentrisme pose deux problèmes, l’un théorique, l’autre pratique.

Sur le plan théorique, on peut s’interroger sur la nécessité de mettre en question l’humanisme, l’idée selon laquelle l’homme n’a de devoirs qu’envers l’homme. La nouvelle responsabilité écologique est-elle une responsabilité envers la nature ou bien une responsabilité envers les générations futures ? Deux interprétations sont possibles. Ce qu’on appelle l’écologie profonde, l’écologie anti-humaniste, prend au sérieux l’obligation de respecter la nature, ce qui implique de faire de la nature une fin en soi et de condamner le progrès humain, notamment le progrès scientifique et technique, ainsi bien sûr que l’activité industrielle et l’augmentation de la population humaine que celle-ci rend possible, en tant que ce progrès humain ne concerne qu’une partie de la nature et se trouve être nuisible au Tout. Certains écologistes vont même jusqu’à refuser de faire des enfants pour le bien des écosystèmes.

L’autre interprétation consiste à fonder le respect de la nature sur le devoir envers les générations futures. Une telle obligation reste ainsi dans le cadre de l’humanisme, puisque les devoirs envers la nature apparaissent alors comme des devoirs indirects. La nature n’est pas respectée comme fin en soi mais comme moyen, ensemble de ressources qu’il faut conserver, avec les conditions de la vie elle-même, pour les transmettre aux générations humaines à venir. L’humanité reste la finalité morale, ce sont les conséquences indésirables du progrès et non pas le progrès lui-même qui sont mises en cause par la critique procédant ce cette écologie humaniste.

La question pratique est celle de la traduction concrète de l’exigence de respect de la nature. Faut-il reconnaître un droit de la nature, un droit des écosystèmes à persévérer dans leur être ? Faut-il introduire dans le droit un « crime d’écocide » ? Ce sont des questions abordées sérieusement par certains juristes partisans de l’écologie. L’idée est de reconnaître une personnalité juridique aux écosystèmes, à des « commmunités naturelles » telles que des lacs, des rivières, des forêts, afin de mieux les protéger. Certains Etats ont d’ores et déjà tenté d’intégrer cette idée, qui consiste à faire de la nature un sujet de droit comme l’homme auquel on attribue des droits inaliénables qu’il faut respecter inconditionnellement.

Ce projet rompt cependant avec la conception humaniste du droit, selon laquelle seul l’homme peut être sujet de droit, en tant qu’il est le seul être capable d’obligation, donc aussi d’obligation réciproque, le droit étant toujours la contrepartie d’un devoir. Or, si l’homme est capable de se représenter qu’il a une responsabilité envers un écosystème, l’inverse n’est pas possible. Les écosystèmes peuvent être l’enjeu de conflits qui opposent des intérêts humains. Le souci désintéressé des générations future peut être partie prenante des ces conflits, de même que l’intérêt humain, en un sens lui aussi désintéressé, pour la beauté naturelle que l’on souhaite préserver en empêchant la destruction causée par le jeu des seuls intérêts économiques. Mais quel que soit l’arbitrage final, l’écosystème, dépourvu de conscience, de volonté, de libre-arbitre et de responsabilité, ne peut exprimer aucune préférence qu’il serait moralement impératif de respecter. Au sens strict, le respect de la nature est absurde au regard de l’humanisme philosophique, pour lequel l’homme est le seul être moral dans la nature, donc le seul à pouvoir être considéré comme un sujet de droit. Cela n’implique pas l’impossibilité de protéger la nature. Mais que le droit protège la nature, en tant que les hommes expriment leur volonté de la protéger, ne signifie pas que la nature ait des droits qu’il faudrait inconditionnellement respecter.