Éducation, transmission et émancipation.

L’éducation est l’action de former une personne en cultivant ses qualités intellectuelles, physiques est morales.

Même si l’époque moderne – au nom à la fois de la perfectibilité indéfinie de l’homme et de la nécessaire adaptation à un monde économique et social en perpétuel changement – a promu l’idée d’une éducation tout au long de la vie, le domaine de l’éducation est celui du rapport de l’adulte à l’enfant. L’adulte qui acquiert de nouvelles connaissances ou aptitudes « se cultive », tandis que la culture de l’enfant doit être prise en charge par l’adulte. L’éducation de l’enfant relève de la responsabilité de l’adulte vis-à-vis de l’enfant et se fonde sur l’autorité de l’adulte sur l’enfant, adulte en devenir qui n’est pas en mesure de se cultiver ou de s’éduquer lui-même.

La responsabilité de l’adulte vis-à-vis de l’enfant est double : l’adulte doit à l’enfant protection et éducation, le soin et la culture. Le soin, c’est-à-dire la protection matérielle et affective: les adultes responsables de l’enfant doivent garantir les conditions de sa sécurité et de sa santé, ainsi que, dans la mesure du possible, les conditions de son bien-être psychologique. La culture, c’est-à-dire l’éducation proprement dite, que l’on peut subdiviser en distinguant l’instruction (la culture des facultés intellectuelles), de l’éducation morale (la culture morale) – l’éducation au sens restreint. Selon les normes sociales en vigueur, l’instruction relève de l’enseignement public (mission de l’école), tandis que l’éducation est l’affaire des familles, comme l’établit Victor Hugo dans ce texte de 1872 :

Quant à moi, je vois clairement deux faits distincts, l’éducation et l’instruction. L’éducation, c’est la famille qui la donne ; l’instruction, c’est l’État qui la doit. L’enfant veut être élevé par la famille et instruit par la patrie. Le père donne à l’enfant sa foi ou sa philosophie ; l’État donne à l’enfant l’enseignement positif. [l’enseignement « positif » est au sens strict l’enseignement des faits; cela désigne l’enseignement des sciences et des savoir-faire, de ce qui permet de connaître et de maîtriser le réel.]

L’enjeu principal de la réflexion sur l’éducation est la question des rapports entre l’éducation – notamment l’éducation morale – et la liberté humaine. L’éducation est par essence transmission : à travers l’éducation, l’adulte transmet à l’enfant un patrimoine intellectuel est moral. L’enfant éduqué est un héritier. Mais tandis que la transmission du patrimoine économique, qui enrichit l’enfant qui hérite, pose le problème de l’inégalité devant la richesse, l’éducation, qui soumet l’enfant à des règles sociales qui brident sa liberté, pose en outre le problème de la liberté de l’héritier. L’éducation qui socialise l’enfant en contraignant sa liberté n’est-elle pas nécessairement une forme d’aliénation qui dénature l’enfant, fait obstacle à l’épanouissement du futur adulte ? Accéder à l’âge adulte, n’est-ce pas accéder à une liberté dont on a été privé durant toute son enfance ? La littérature et la philosophie modernes problématisent l’éducation, souvent présentée comme un carcan qui brime le libre épanouissement de la personnalité. L’éducation moderne a de ce fait promu un nouvel idéal éducatif : celui de l’émancipation individuelle. Ce qui a conduit à poser un nouveau problème, qui se décline à la fois sur le plan de ‘l’instruction et celui de l’éducation morale : à quelles conditions l’éducation est-elle compatible avec l’idéal de la liberté humaine ? Quelles doivent être les règles de la méthode de l’éducation à la liberté ?

Un texte contemporain sur les différentes dimensions de l’éducation (Luc Ferry) :

Trois grands principes doivent servir de guide à une éducation réussie : l’amour, la loi et les grandes œuvres, ou, si l’on veut, et pour ce qui relève de notre culture occidentale, l’élément chrétien, l’élément juif et l’élément grec. Sans l’amour, un enfant n’aura pas cette capacité de rebond face aux difficultés de la vie que Cyrulnik appelle à juste titre la « résilience ». Sans la loi mosaïque, cette fameuse « discipline » que nos modernistes veulent « déconstruire », il n’accédera pas à l’univers du « symbolique », à l’espace public et collectif de la cité des adultes. Mais sans les œuvres (et c’est dans l’Antiquité qu’apparaissent les genres littéraires), l’enfant ne parviendra pas à se comprendre lui-même, ni à saisir le monde qui l’entoure. Il sera privé des schémas intellectuels les plus puissants, ceux qui permettent de se repérer dans l’univers social et affectif, mais aussi, plus profondément encore, de s’humaniser. L’amour, la loi, les œuvres : voilà ce que l’éducation et l’enseignement doivent transmettre autant qu’il est possible en se complétant. Et cette transmission suppose à l’évidence amour, autorité et travail.

Les finalités de l’éducation

Les deux notions de transmission et d’émancipation expriment les deux grandes finalités de l’éducation. Dans toutes les sociétés, modernes ou traditionnelles, l’éducation a pour fonction de transmettre le bagage culturel qui permet à l’individu de s’intégrer au sein de la communauté humaine. La civilisation moderne assigne deux nouvelles missions à l’éducation : l’émancipation de l’humanité (l’éducation au service du Progrès) et l’émancipation de l’individu (le bonheur et la liberté de l’individu comme finalités ultime de l’éducation).

L’éducation est le propre de l’homme

Que l’on assigne pour tâche à l’éducation de transmettre ou d’émanciper, l’éducation apparaît comme le propre de l’homme. Tout animal est pourvu par la nature des facultés qui lui permettent de survivre dans la nature. Le petit d’homme doit s’intégrer dans un monde social construit par l’histoire, un monde qui n’est donc pas simplement le monde de la vie; il ne peut s’intégrer dans ce monde sans transmission de la culture (manières de vivre et de penser) héritée de l’histoire (ce qu’on appelle une tradition). En tant qu’elle a pour but la liberté, l’éducation se distingue du dressage: le dressage est l’éducation de l’animal en vue de le soumettre sa volonté à celle de l’homme; l’enfant est dressé (soumis à la volonté de l’éducateur) en vue d’être émancipé, de devenir libre, c’est-à-dire un adulte autonome qui n’a plus besoin d’être guidé par la raison et la volonté d’un autre homme.

L’homme est la seule créature qui doive être éduquée (Kant, Réflexions sur l’éducation)

L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

L’homme a besoin de soins et de culture. La culture comprend la discipline et l’instruction. Aucun animal, autant qu’on le sache, n’a besoin de cette dernière. Car aucun animal n’apprend quelque chose de ceux qui sont plus avancés en âge, exception faite des oiseaux qui apprennent leur chant.(Kant, Réflexions sur l’éducation)

Hannah Arendt appelle « monde » ce qui est construit par l’esprit de l’homme dans l’histoire et qui donne cohérence, stabilité et permanence à la communauté humaine (les institutions et les oeuvres). L’animal n’a pas de monde, ou est pauvre en monde. Ce n’est pas le fait d’être en devenir qui rend l’éducation nécessaire (le chaton est un chat en devenir comme l’enfant est un homme en devenir), mais le fait que pour l’enfant il n’y a pas d’intégration possible dans le monde humain sans transmission.

L’enfant partage cet état de devenir avec tous les êtres vivants ; si l’on considère la vie et son évolution, l’enfant est un être humain en devenir, tout comme le chaton est un chat en devenir. Mais l’enfant n’est nouveau que par rapport à un monde qui existait avant lui, qui continuera après sa mort et dans lequel il doit passer sa vie. Si l’enfant n’était pas un nouveau venu dans ce monde des hommes, mais seulement une créature vivante pas encore achevée, l’éducation ne serait qu’une des fonctions de la vie et n’aurait pas d’autre but que d’assurer la subsistance et d’apprendre à se débrouiller dans la vie, ce que tous les animaux font pour leurs petits.

L’éducation comme transmission (l’essence conservatrice de l’éducation)

Comme le souligne la philosophe Hannah Arendt, l’éducateur est aux yeux de l’enfant le représentant du monde dans lequel il est destiné à s’intégrer. En même temps qu’il est responsable de l’éducation de l’enfant, l’éducateur, qui transmet l’héritage de l’histoire, est donc aussi responsable de la continuité du monde, dont il est le conservateur.

L’éducation est une des activités les plus élémentaires et les plus nécessaires de la société humaine, laquelle ne saurait jamais rester telle qu’elle est, mais se renouvelle sans cesse par la naissance, par l’arrivée de nouveaux êtres humains. En outre, ces nouveaux venus n’ont pas atteint leur maturité, mais sont encore en devenir. Ainsi l’enfant, objet de l’éducation, se présente à l’éducateur sous un double aspect : il est nouveau dans un monde qui lui est étranger, et il est en devenir ; il est un nouvel être humain et il est en train de devenir un être humain. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Cependant, avec la conception et la naissance, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants ; ils les ont en même temps introduits dans un monde. En les éduquant, ils assument la responsabilité de la vie et du développement de l’enfant, mais aussi celle de la continuité du monde.(Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d’un monde dont, bien qu’eux-mêmes ne l’aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu’il est. Cette responsabilité n’est pas imposée aux éducateurs ; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : « Voici notre monde ». (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Hannah Arendt souligne de ce fait ce qui distingue la relation éducation de la relation politique entre les adultes au sein de la communauté des citoyens : l’éducation ne peut être qu’au service de la conservation du monde, non au service du changement; la relation éducative se fonde sur l’autorité de l’adulte (le représentant du monde) sur l’enfant (le nouveau venu dans le monde).

Il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l’essence même de l’éducation, qui a toujours pour tâche d’entourer et de protéger quelque chose – l’enfant contre le monde, le monde contre l’enfant, le nouveau contre l’ancien, l’ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l’éducation, ou plus exactement dans celui des relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

L’éducation comme projet d’émancipatio de l’humanité

Pour les philosophes des Lumières, Kant et Condorcet notamment, l’éducation doit être fondée sur la définition de l’homme donnée par Rousseau : l’homme se distingue de l’animal par sa perfectibilité indéfinie, une faculté quasi-illimitée de perfectionner les facultés dont la nature l’a doté.

Il en résulte une révolution dans la pensée de l’éducation : la dimension de transmission, présente dans toutes les sociétés traditionnelles, n’est plus la seule mission de l’éducation. Se borner à adapter l’enfant à la société dans laquelle il est destiné à vivre impliquerait de reproduire le modèle éducatif qui a façonné le monde humain telle qu’il est, avec toutes ses imperfections (supersitions, inégalités, absence de liberté individuelle). Il faut au contraire concevoir un nouveau projet pour l’éducation, dans la perspective d’un perfectionnement à venir de l’humanité. Autrement dit, l’éducation doit être mise au service du progrès de l’humanité.

C’est au siècle des Lumières, en premier lieu avec Rousseau (Emile, ou de l’éducation), dont Kant et Condorcet sont en un sens les disciples, que se met en place le projet moderne d’une réforme de l’éducation qui substitue à l’éducation traditionnelle une éducation rationnelle destinée à promouvoir la liberté humaine.

Il est possible que l’éducation devienne toujours meilleure et que chaque génération, à son tour, fasse un pas de plus vers le perfectionnement de l’humanité ; car c’est au fond de l’éducation que gît le grand secret de la perfection de la nature humaine. Dès maintenant on peut marcher en cette voie.  Car ce n’est qu’actuellement que l’on commence à juger correctement et à saisir clairement ce qui est vraiment nécessaire à une bonne éducation. C’est une chose enthousiasmante de penser que la nature humaine sera toujours mieux développée par l’éducation et que l’on peut parvenir à donner à cette dernière une forme qui convienne à l’humanité. Ceci nous ouvre une perspective sur une future espèce humaine plus heureuse. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

Il faut bien remarquer que l’homme n’est éduqué que par des hommes et par des hommes qui ont été éduqués. C’est pourquoi le manque de discipline et d’instruction que l’on remarque chez quelques hommes fait de ceux-ci de mauvais éducateurs pour leurs élèves. Si seulement un être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce que peut faire l’homme. Mais comme l’éducation d’une part ne fait qu’apprendre certaines choses aux hommes et d’autre part ne fait que développer en eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme. Si du moins avec l’appui des grands de ce monde et en réunissant les forces de beaucoup d’hommes on faisait une expérience, cela nous donnerait déjà beaucoup de lumières pour savoir jusqu’où il est possible que l’homme s’avance. C’est une chose aussi triste pour un philanthrope, que digne de remarque pour un esprit spéculatif, de voir la plupart des grands ne jamais songer qu’à eux et ne jamais participer à l’importante expérience de l’éducation, de telle sorte que la nature fasse un pas de plus vers la perfection. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

Voici un principe de l’art de l’éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d’éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’Idée de l’humanité et à sa destination finale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement les parents élèvent leurs enfants spécialement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir. (Kant, Réflexions sur l’éducation)

La révolution individualiste de l’éducation

L’éducation traditionnelle est l’expression du pouvoir de la communauté sur l’individu. Elle a pour modèle le passé, l’exemple donné par les ancêtres, et pour finalité l’imposition de ce modèle à la nouvelle génération, laquelle est destinée à respecter sans se poser de questions les codes de conduite – souvent détaillés et s’appliquant à tous les domaines de l’existence – hérités de la tradition et transmis par l’éducation.

La révolution moderne de l’éducation, comme le souligne le sociologue français Emile Durkheim est indissociablement rationaliste et individualiste. Sur le plan intellectuel, la finalité est d’apprendre à l’individu à penser par soi-même. Répéter les modèles hérités du passé ne suffit plus dans un monde en perpétuel changement en raison du progrès scientifique et technique. « Il ne suffit pas que l’éducateur conserve le passé, il faut qu’il prépare l’avenir » écrit Durkheim dans L’éducation morale. Mais la nécessaire libération de la pensée requise par l’éducation scientifique et technique va de pair avec la valorisation de l’individualité en tant que telle:

Quand on sent le besoin de libérer la pensée individuelle, c’est que, d’une manière générale, on sent le besoin de libérer l’individu. La servitude intellectuelle n’est qu’une des servitudes que combat l’individualisme. Or tout développement de l’individualisme a pour effet d’ouvrir la conscience morale et de la rendre plus exigeante. Car, comme chacun des progrès qu’il fait a pour conséquence une conception plus haute, un sens plus délicat de ce qu’est la dignité de l’homme, il ne peut se développer sans nous faire apparaître comme contraires à la dignité humaine, c’est-à-dire comme injustes, des relations sociales dont naguère nous ne sentions nullement l’injustice. (Emile Durkheim, L’éducation morale)

Une morale rationnelle ne peut être identique, dans son contenu, à une morale qui s’appuie sur une autre autorité que celle de la raison. Car les progrès du rationalisme ne vont pas sans les progrès parallèles de l’individualisme et, par conséquent, sans un affinement de la sensibilité morale qui nous fait apparaître comme injustes des relations sociales, une répartition des droits et des devoirs qui, jusque-là, ne froissaient pas nos consciences. D’ailleurs, entre l’individualisme et le rationalisme, il n’y a pas seulement développement parallèle, mais le second réagit sur le premier et le stimule. Car la caractéristique de l’injustice, c’est qu’elle n’est pas fondée dans la nature des choses, c’est qu’elle n’est pas fondée en raison. Il est donc inévitable que nous y devenions plus sensibles, dans la mesure où nous devenons plus sensibles aux droits de la raison. Ce n’est pas en vain qu’on provoque l’essor du libre examen, qu’on lui confère une autorité nouvelle ; car les forces qu’on lui donne ainsi, il ne peut pas ne pas les tourner contre des traditions qui ne se maintenaient que dans la mesure où elles étaient soustraites à son action. En entreprenant d’organiser une éducation rationnelle, nous nous trouvons donc en présence de deux sortes, de deux séries de problèmes aussi urgentes l’une que l’autre. Il nous faut veiller à ne pas appauvrir la morale en la rationalisant ; il nous faut prévoir les enrichissements qu’elle appelle, par cela seul qu’elle est plus rationnelle, et les préparer. (Emile Durkheim, L’éducation morale)

Ce « sens plus délicat de ce qu’est la dignité de l’homme » ou cet « affinement de la sensibilité morale qui nous fait apparaître comme injustes des relations sociales, une répartition des droits et des devoirs qui, jusque-là, ne froissaient pas nos consciences », a notamment conduit à faire du bien-être et de la liberté de l’individu une préoccupation sociale et politique majeure, ce qui n’est pas sans effet sur la conception de l’éducation : la reconnaissance des « droits de l’enfant » s’est accompagnée d’une mise en cause de la toute-puissance parentale et de l’autorité adulte. L’une des conséquences est le procès de la méthode des châtiments corporels, lesquels tendent à disparaître.

Parallèlement le débat sur la crise de l’éducation et la crise de l’autorité s’est imposé dans l’espace public. L’éducation comme transmission a davantage d’affinité avec la tradition qu’avec l’idéal moderne de l’émancipation, lequel met en cause l’autorité de la tradition au nom l’esprit critique (le libre examen des croyanes) et l’autorité de la morale sociale au nom de l’épanouissement de l’individu.

La crise de l’autorité dans l’éducation est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Dans le monde moderne, le problème de l’éducation tient au fait que par sa nature même l’éducation ne peut faire fi de l’autorité, ni de la tradition, et qu’elle doit cependant s’exercer dans un monde qui n’est pas structuré par l’autorité ni retenu par la tradition. (Hannah Arendt, La crise de l’éducation)

Comme l’écrit Kant, l’éducation moderne, c’est-à-dire l’éducation libérale – l’éducation par et pour la liberté – ne peut être qu’un art difficile, puisqu’il exige, comme l’art politique, de concilier deux impératifs a priori contradictoires, l’exercice de l’autorité et le respect de la liberté.

Il est deux découvertes humaines que l’on est en droit de considérer comme les plus difficiles : l’art de gouverner les hommes et celui de les éduquer  (Kant, Réflexions sur l’éducation).

Un des plus grands problèmes de l’éducation est le suivant : comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? Je dois habituer mon élève à tolérer une contrainte pesant sur sa liberté, et en même temps je dois le conduire à faire un bon usage de sa liberté. Sans cela tout n’est que pur mécanisme et l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. (Kant, Réflexions sur l’éducation).

Éducation et liberté le débat sur la discipline

Luc Ferry, La frénésie du bonheur – Dans ses Réflexions sur l’éducation, Kant a clairement expliqué pourquoi la discipline était indispensable à l’humanisation de l’enfant : en effet, dit-il, c’est elle qui « transforme l’animalité en humanité. Par son instinct un animal est déjà tout ce qu’il peut être, une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l’homme doit user de sa propre raison. Il n’a point d’instinct et doit fixer lui-même le plan de sa conduite. Or, puisqu’il n’est pas immédiatement capable de le faire, mais vient au contraire au monde pour ainsi dire à l’état brut, il faut que d’autres le fassent pour lui ». Deux idées fortes, à vrai dire d’une profondeur abyssale, dans ce passage, des idées que l’éducation positive tente à tout prix de nous faire abandonner au nom du sacro-saint « bien-être » de l’enfant. Première idée, l’animal est guidé d’entrée de jeu par un logiciel qui est celui de la nature, le petit d’homme est au contraire un être d’historicité, ce qui signifie qu’au départ, il n’est encore rien de défini, de déterminé. Deuxième idée : la discipline est par conséquent vitale pour lui, sur le plan négatif pour qu’il comprenne et accepte l’existence de limites, et sur un plan positif pour qu’il entre dans le processus infini de la perfectibilité, d’une éducation qui pourra durer tout au long de sa vie tant qu’il sera en bonne santé – une historicité infinie, donc, que l’animal ignore puisqu’il est presque d’emblée, à tout le moins au bout de quelques semaines ou au pire de quelques mois, tout ce qu’il sera dans la suite de sa vie. Renoncer à la discipline, ce serait donc renoncer à l’humanité de l’enfant en quoi, comme toujours, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Création, continuité, rupture.

Ces notions sont utiles pour penser le rapport de l’action humaine au temps. Toute action s’inscrit dans une histoire (l’histoire politique, l’histoire de l’art, l’histoire des sciences, des techniques, etc.) et dans l’Histoire (l’histoire de la civilisation universelle). Ce sont des catégories de la conscience historique moderne, racine de la naissance de la pensée de l’Histoire. Il faut avoir conscience de l’historicité humaine (des transformation de la condition humaine dans le temps) pour concevoir la possibilité de la création (la production d’une oeuvre humaine absolument nouvelle, différente de tout ce qui est advenu dans le passé), de la rupture (le changement historique brutal qui brise la continuité avec le passé) et de la continuité (l’absence de rupture entre le passé, le présent et l’avenir, qui garantit une certaine permanence à travers le changement historique).

Le texte de Raymond Aron sur les dimensions de la conscience historique moderne, permet de mieux caractériser celle-ci. La première dimension est celle de la liberté de l’homme dans l’Histoire: « conscience historique » signifie conscience du pouvoir de faire l’histoire, d’introduire du nouveau et de l’inédit dans la culture, conscience du pouvoir de création de l’homme. La deuxième dimension est celle de la connaissance historique : « conscience historique » signifie conscience de la nécessité de s’intéresser au passé révolu afin de mieux comprendre le réel (le présent) et le possible (l’avenir). La connaissance historique permet de rester solidaire, par la mémoire, du passé de la civilisation, dont on sait qu’il ne reviendra plus, et de mieux comprendre comment les hommes font l’Histoire, en répondant à la question : Comment sommes-nous devenus ce que nous sommes ? La naissance de la pensée de l’Histoire, au début du 19e siècle fait suite à la prise de conscience de la rupture irréversible avec le passé résultant des révolutions modernes (la Révolution française et la révolution industrielle). La troisième dimension de la conscience historique est celle de la réflexion sur le sens de l’Histoire : « conscience historique » signifie conscience du fait que l’avenir sera différent du présent et du passé, et qu’il est donc pour une grande part indéterminé et imprévisible. La réflexion sur le sens de l’Histoire englobe l’ensemble de ses dimensions (le passé, le présent et l’avenir) en vue de produire une théorie de la direction que prend l’Histoire de la civilisation (celle d’un peuple, d’une aire de civilisation ou du monde humain dans son ensemble) : progrès ou décadence ? Retour du monde ancien dont on a la nostalgie ou avènement d’un monde nouveau objet d’espérance ? La théorie de l’Histoire peut se donner pour but d’éclairer l’avenir de l’Humanité et de justifier l’action présente par l’idée que l’on se fait de cet avenir.

Autre point essentiel souligné par le texte de Raymond Aron : on assiste assiste à une mondialisation de cette conscience historique moderne qui a émergé en Europe au siècle des Lumières. Le texte de Rousseau, qui introduit la notion de perfectibilité indéfinie (la faculté « quasi illimitée » de perfectionner et donc d’altérer la nature humaine) est un bon repère. La perfectibilité humaine, qui sera ensuite baptisée historicité par les sciences humaines, désigne la plasiticité de la condition humaine dans l’histoire ce qui rend possible sa transformation dans le temps, le progrès et la décadence, et qui permet de faire apparaître chacune des dimensions de cette condition humaine comme étant non pas un don de la nature mais une oeuvre humaine (une construction historique, ou, comme on dit aujourd’hui, « une construction sociale »).

L’idée de perfectibilité indéfinie, ainsi que le fait du progrès scientifique moderne qui l’a pour une part inspirée, ont donné naissance à l’idéal de Progrès et à l’interprétation de l’Histoire à travers l’idée de Progrès. Le progrès est l’idéal de la philosophie des Lumières au 18e siècle, Rousseau excepté, qui pense que la perfectibilité humaine est à l’origine de l’inégalité parmi les hommes et de la destruction de l’harmonie entre l’homme et la Nature. Condorcet, à la fin du siècle est un des premiers grands théoriciens du Progrès, qu’il définit à la fois comme un progrès en direction de l’égalité et comme un progrès des sciences et des techniques favorisant le bien-être de l’homme.

La conscience historique moderne est non seulement conscience du changement historique, mais aussi conscience d’un changement historique profond qui sépare de manière irréversible un monde humain nouveau – que l’on va baptiser modernité – d’un monde ancien que l’on en vient à désigner sous le nom de tradition. Les notions de monde moderne, société moderne, civilisation moderne, condition de l’homme moderne, sont l’oeuvre de la conscience historique moderne, laquelle se caractérise par sa capacité à faire la disctinction entre modernité et tradition. L’homme traditionnel, par contraste, n’a pas conscience de vivre dans une société traditionnelle, puisque celle-ci se caractérise par la conscience d’une nécessaire continuité entre le passé (mythifié et qui sert de modèle), le présent (fidèle à l’héritage des Ancêtres) et l’avenir (destiné à reproduire le modèle hérité du passé). Modernité et Tradition se distinguent par une conception de la valeur : la Tradition valorise la transmission d’un héritage, la Modernité valorise la préparation d’un avenir dont on sait qu’il sera différent du présent et du passé et sur lequel il est possible de projeter son inquiétude ou son espérance.

La première dimension de la conscience historique moderne, la conscience de la liberté de l’homme dans l’histoire, génère des conceptions de l’action humaine qui font de celle-ci le moyen d’initier un changement historique qui améliore la condition humaine. On peut distinguer deux grandes modalités de l’action transformatrice : la révolution et le progrès.

La révolution, dont la Révolution française fournit le modèle, est l’expression d’un volontarisme qui entend faire table rase du passé pour construire un monde nouveau. La révolution est donc par essence le geste de la rupture avec la continuité historique qui se veut création pure. Le modèle est celui de la révolution politique, mais il peut s’exporter dans d’autres domaines, celui de l’Art par exemple, à travers la notion d’Avant-garde. La seconde modalité de l’action transformatrice est celle du progrès.

L’idée de Progrès rétablit le sens de la continuité historique, puisque progrès signifie amélioration continue. Le modèle est fourni par l’histoire des sciences : chaque génération de chercheurs s’inscrit dans la continuité de la science du passé qu’elle entend dépasser, selon la métaphore contenue dans la formule « Nous sommes des nains perchés sur les épaules des géants ». Le changement historique qui améliore peut ainsi s’inscrire dans la perspective d’un changement continu en direction de la réalisation d’un idéal (pour la science, l’idéal de l’omniscience). Appliqué à la politique, l’idée de Progrès conduit à valoriser la réforme plutôt que la révolution : nul besoin d’une rupture violente et brutale avec le passé si le mouvement de l’Histoire conduit de lui-même en direction d’un monde meilleur.

Qu’est-ce que la modernité ? (La révolution moderne selon Marx et Tocqueville)

La modernité est la civilisation du changement historique permanent, de l’accélération de l’Histoire. Pour définir la civilisation moderne, il faut définir la révolution moderne, et tenter d’identifier le moteur de cette révolution. C’est l’objet des théories de l’Histoire qui apparaissent au début du 19e siècle, après la Révolution française et pendant la révolution industrielle. Les pères fondateurs de la sociologie moderne sont en réalité des théoriciens du sens de l’histoire moderne. Ils font la théorie du moteur du changement historique (ou processus historique) par lequel on passe d’un type de société, la société traditionnelle (prémoderne) à un autre (les sociétés modernes).

Ces théories de l’Histoire utilisent la notion de révolution en lui donnant un sens nouveau, celui d’une révolution sociale qui transforme en profondeur, dans la durée, la condition humaine sous tous ses aspects. La révolution sociale, à la différence de la révolution politique, n’est pas la mise en œuvre d’un projet conscient de transformation de la société. Il s’agit d’un « fait générateur » (Tocqueville), d’une cause générale qui détermine le changement historique (la transformation de la société) indépendamment de la conscience et de la volonté des hommes qui subissent les effets de ce changement. 

Les deux grandes théories de ce moteur de la civilisation moderne sont celle de Marx et celle de Tocqueville. Aux yeux de ces deux penseurs, la Révolution française, en tant qu’événement politique particulier, doit être considérée non comme une cause de la société moderne comme l’effet de la révolution sociale qui fait advenir le monde moderne – la révolution économique pour Marx, la révolution démocratique de l’égalisation des conditions pour Tocqueville.

Pour Marx le fait majeur est la révolution industrielle, dont le Capital (la bourgeoisie capitaliste, qui possède le capital) est l’agent, par la mobilité de ses investissements ; c’est donc l’histoire matérielle qui est déterminante (transformation du régime de la propriété des moyens de la production économique, innovations scientifiques et techniques, bouleversement des classes sociales et des rapports de classe). La cause de la grande transformation historique qui détruit la société traditionnelle et fait advenir la société moderne est le fait que la principale source de la création de richesses n’est plus la propriété terrienne (les domaines de seigneurs dans la société aristocratique) mais l’argent, la propriété du capital accumulé qui s’investit dans le travail humain et le progrès scientifique et technique pour générer du profit. C’est le capital qui organise l’économie moderne et génère les révolutions industrielles qui détruisent les anciens métiers, transportent les hommes des campagnes vers les villes où se trouvent les usines, créent de nouveaux marchés, contribuent à mondialiser la division du travail, le commerce et la consommation.

L’économiste Schumpeter (qui n’est pas un disciple de Marx) introduit le concept de destruction créatrice pour caractériser le rôle révolutionnaire du capitalisme industriel, lequel innove en permanence, modifiant ou détruisant ainsi les pratiques (métiers, consommation) et les modes de vie avant qu’ils n’aient le temps de s’installer et de devenir des traditions.

Pour Tocqueville, le fait majeur est la révolution démocratique, interprétée comme étant essentiellement sociale et culturelle, et non exclusivement politique. La modernité, c’est essentiellement à ses yeux le progrès multiséculaire de l’égalité des conditions, le passage du lien social aristocratique au lien social démocratique. Le sens de l’Histoire est un mouvement permanent et irréversible d’égalisation des conditions auquel tous les faits sociaux contribuent au fil des siècles, aussi bien les faits culturels – la religion chrétienne et la philosophie – que les faits matériels – les guerres ou les transformations de l’économie à l’époque moderne, qui favorisent la mobilité sociale. L’égalité des conditions est définie moins par l’égalité économique (même si Tocqueville considère la « classe moyenne » comme un phénomène social moderne) que par une égalité morale qui consiste dans la tendance à voir en l’autre non plus un inférieur ou un supérieur, mais un semblable et un égal – par-delà les différences de condition (position sociale, culture, nationalité, âge, sexe, etc.)

La loi sociologique identifiée par Tocqueville comme le moteur de l’Histoire (baptisée « loi de Tocqueville » par les sociologues) est la loi selon laquelle plus les hommes sont égaux, plus ils désirent être égaux. Et plus ils désirent s’affirmer comme individu indépendant et différent des autres, faut-il ajouter, dans la mesure où Tocqueville considère l’individualisme (un concept sociologique qu’il distingue de l’égoïsme) comme le second trait caractéristique de la civilisation moderne. L’égoïsme est la tendance naturelle de l’individu, présente partout et en tout temps, à préférer son intérêt à celui des autres. L’individualisme est l’expression du rapport moderne de l’individu à la communauté : dans la société moderne, qui fait de l’individu une valeur, la communauté est valorisée en tant qu’elle existe pour l’individu, qu’elle respecte son indépendance et lui permet de s’épanouir. Dans une société traditionnelle, par contraste, l’individu n’existe que par et pour la communauté, laquelle constitue la valeur suprême.

La communauté fondée sur le lien social aristocratique (prémoderne) est comparée par Tocqueville à une chaîne dont l’individu est un anneau, chaque anneau étant relié à deux autres. La métaphore à cependant deux dimensions : dans ses relations avec ses contemporains, l’individu prémoderne est toujours l’inférieur-serviteur et le supérieur-protecteur de quelqu’un ; dans le temps, il s’inscrit dans une lignée, commencée avant lui par ses ancêtres et se poursuivra après lui à travers ses descendants. L’individualisme telle que le conçoit Tocqueville est un processus historique, un processus d’individualisation qui met « chaque anneau à part ». A travers ce processus que les sociologues contemporains baptisent « atomisation du social », les individus modernes tendent à se replier sur la sphère privée, vivant avec et pour leurs proches – les intimes – sans  lien avec les générations précédentes ni avec les suivantes.

Pour Marx comme pour Tocqueville, le changement historique se traduit par la dissolution des mœurs et des valeurs de la tradition. Cette dissolution est selon Marx provoquée par l’essor du système capitaliste, qui impose le règne universel et exclusif de l’argent et de l’intérêt. Elle est selon Tocqueville la résultante de la dynamique démocratique, qui transforme la manière de vivre, de penser et de sentir des individus.