Bac blanc TG

Sujet 1 – La guerre peut-elle être juste ?

Sujet 2 – L’avenir peut-il être meilleur ?

Sujet 3 – L’humanité peut-elle se passer de religion ?

Sujet 4 – Texte sur le thème de la diversité des cultures

La présentation des sujets de dissertation donne des éléments pour l’introduction et le développement ainsi qu’une suggestion du plan à suivre. Il ne s’agit pas de dissertations entièrement rédigées. Vous devez trier entre les éléments (on n’est pas obligé de tout dire) et vous les approprier afin de produire votre effort de rédaction pour défendre votre point de vue de manière argumentée.

L’explication de texte doit remplir les exigences suivantes :

L’introdution doit présenter le thème, la thèse (l’idée principale du texte) et suggérer un problème (le sujet d’une discussion possible).

Le commentaire doit témoigner d’un esprit d’analyse et d’un esprit de synthèse. L’analyse consiste à repérer les phrases ou les parties de phrase dont le sens demande à être précisé et appelle un développement. La synthèse consiste à repérer l’idée principale ainsi que les principaux arguments ou illustrations, en montrant comment ceux-ci s’articulent entre eux et avec l’idée principale.

Enfin, il convient dans la mesure du possible d’élargir le commentaire et de mettre le texte en perspective, au moyen de références extérieures au texte et en rattachant celui-ci à un problème philosophique. Le parti-pris de l’auteur doit être discuté librement, pas nécessairement pour en faire la critique, mais pour en tirer les diverses implications possibles.

L’avenir peut-il être meilleur ?

Problématique

Le sujet, traité sous l’angle de la question du bonheur, conduit à examiner le lieu commun de l’expérience ordinaire (on a raison d’espérer, il faut croire que l’avenir peut être meilleur) et le lieu commun de la philosophie du bonheur, la critique de l’espérance. Le mieux est de partir de l’expérience commune pour introduire le point de vue de la critique philosophique, contenue dans ces deux textes de Pascal qui résument les objections des sagesses antiques à l’encontre de l’expérience commune. Le premier texte souligne l’universalité du désir d’être heureux ainsi que l’universalité de l’expérience du malheur (de l’insatisfaction). Comment expliquer cette contradiction entre l’espérance et l’expérience, sinon par le caractère illusoire de la croyance en un avenir meilleur (la croyance en la possibilité du bonheur) ? « L’expérience instruit peu », écrit Pascal, ce qui signifie que nous avons sous les yeux toutes les preuves de notre erreur, de la vanité de l’espérance, mais que nous ne pouvons pas nous empêcher d’espérer. C’est le caractère de l’illusion, qui est illusion du désir et désir d’illusion. Le deuxième texte souligne la contradiction entre l’espérance et le bonheur, qui est présent ou qui n’est pas. Être heureux consiste à être heureux, à être bien, c’est-à-dire à jouir du simple fait d’être, d’exister, de vivre, ce qui n’est possible qu’au présent puisque seul le présent existe, que le passé n’est plus et l’avenir pas encore. C’est dans la mesure où « le seul avenir est notre fin » que « nous ne vivons jamais mais nous espérons de vivre » : l’espérance, l’attente d’un avenir meilleur, nous sépare du bonheur, la jouissance de l’existence au présent.

Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. Et cependant, depuis un si un si grand nombre d’années, jamais personne, sans la foi, n’est arrivée à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent : princes, sujets ; nobles, roturiers ; vieux, jeunes ; forts, faibles ; savants, ignorants ; sains, malades ; de tous pays, de tous les temps, de tous âges et de toutes conditions. Une épreuve si longue, si continuelle et si uniforme, devrait bien nous convaincre de notre impuissance d’arriver au bien par nos efforts ; mais l’exemple nous instruit peu. Il n’est jamais si parfaitement semblable, qu’il n’y ait quelque délicate différence ; et c’est de là que nous attendons que notre attente ne sera pas déçue en cette occasion comme en l’autre. Et ainsi, le présent ne nous satisfaisant jamais, l’expérience nous dupe, et, de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.

Éléments pour l’introduction

L’idée à discuter suggérée par la question

« L’espoir fait vivre ». Nous vivons avec la conviction que l’avenir peut être meilleur, conviction qui paraît aussi indispensable que l’air que nous respirons. La question invite à examiner une pensée ordinaire associée à l’expérience quotidienne et qu’on n’a pas l’habitude de mettre en question. L’espérance, qui consiste à croire que l’avenir viendra combler nos attentes, accompagne nécessairement toutes nos actions. En dépit de l’adage selon lequel « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre », nul n’agit sans l’espoir de réaliser le but de son action. Nos actions se fondent sur la conviction qu’il est nécessaire et possible d’améliorer par nous-mêmes notre condition. Penser l’avenir meilleur que le présent est donc en un sens inévitable. Cela tient au fait que nous poursuivons un idéal dont nous situons la réalisation dans l’avenir, qu’il s’agisse de notre bonheur ou d’un idéal moral, désintéressé, comme l’idéal de justice. La vie est faite d’échecs et de réussites. Nous savons que la réalisation de nos désirs et de nos projets n’est pas certaine. Il suffit cependant qu’elle soit possible pour justifier l’espérance.

Objection

L’objection est l’objection faite par la philosophie à la l’expérience commune. Les sagesses antiques sont des philosophies du bonheur fondées sur la critique du rapport ordinaire au bonheur, l’espérance, qui place le bonheur dans l’avenir. A-t-on raison de penser que « l’avenir peut être meilleur » ? Il s’agit d’une croyance, puisqu’on ne peut connaître l’avenir, hors le fait certain que la vieillesse, la maladie et la mort nous attendent, et peut-être d’une croyance illusoire. L’illusion est une erreur nécessaire, au sens où on ne peut pas l’éviter parce qu’elle est naturelle (comme l’illusion d’optique), de sorte qu’il s’agit d’une erreur persistante, qui résiste à la critique. Prendre ses désirs pour des réalités est l’illusion la plus ordinaire. De fait nous croyons au bonheur parce que nous désirons être heureux. L’expérience devrait pourtant nous apprendre que le mécontentement est partout. Serait-il possible que notre espérance d’un avenir meilleur ne soit qu’une croyance égocentrique et illusoire qui, de déception en déception, « de malheur en malheur nous mène jusqu’à la mort » (Pascal).

Première partie – Ambition et réussite font partie de la condition humaine : n’est-ce pas la preuve que l’avenir peut-être meilleur ?

Comme on peut le voir au moment des élections, le « pouvoir d’achat » est une préoccupation largement partagée. En admettant qu’un avenir meilleur est un avenir plus heureux, il semble logique de penser que l’argent y contribue, dans la mesure où il constitue le moyen de satisfaire de nombreux désirs. L’économie, c’est-à-dire l’organisation des moyens de la prospérité, est au coeur du débat politique parce que l’augmentation de la richesse produite (« la croissance) apparaît, associée au besoin à une redistribution des fruits de la croissance en direction des plus pauvres, comme la condition de l’amélioration du bien-être de tous. Or l’augmentation du « niveau de vie », au plan individuel comme au plan collectif, dépend pour une bonne part de nous, de notre ambition, de notre travail et de notre ingéniosité. Si nous pouvons pas notre action accroître notre pouvoir d’achat et que le pouvoir d’achat permet d’acheter une part de bonheur toujours plus grande à mesure que celui-ci augmente, alors nous pouvons regarder vers l’avenir avec une confiance et un espoir justifiés.

La pensée selon laquelle l’avenir peut être meilleur est donc un lieu commun conforté par l’expérience. Certes il peut y avoir des échecs, des périodes de récession et de chômage, des entreprises en faillite, des plans de carrière contrariés, mais la réussite économique est possible, pour les individus comme pour les sociétés. Pour donner tort à l’idée qu’il est possible d’améliorer sa condition, il faudrait pouvoir montrer que l’augmentation du niveau de richesse ne s’accompagne pas nécessairement d’un accroissement du niveau de bonheur. Certains économistes ont étudié la corrélation entre richesse et bonheur en définissant celui-ci par le sentiment subjectif du bonheur, ce qui paraît logique, dans la mesure où le bonheur n’est rien d’autre que le contentement de son état, l’état de bien-être, en tant que celui-ci se caractérise par une certaine durée et une certaine stabilité, à la différence du plaisir ou de la joie. Les enquêtes sur le bonheur mesurent le bonheur déclaré et permettent de faire des comparaisons entre les « notes de bonheur ». Un économiste américain, Richard Easterlin, a ainsi fait une observation étonnante, connue depuis sous le nom de « paradoxe d’Easterlin ». D’un côté, l’observation de la situation des ménages ou des pays à une date donnée montre que plus on est riche, plus on est satisfait de la vie; d’un autre côté, il est apparaît que la forte croissance des revenus ne se traduit pas par une évolution significative de la satisfaction de la vie moyenne sur le long terme.

Comment expliquer ce paradoxe ? L’hypothèse d’un seuil de satiété a été avancée. Comme le dit Epicure, le ventre n’est pas insatiable. Au-delà du niveau de revenu permettant de se mettre à l’abri du besoin, l’accroissement de richesse ne serait pas en mesure de générer un surplus de satisfaction. Il serait ainsi possible de définir aussi bien la pauvreté objective que la richesse objective, le niveau de richesse nécessaire pour atteindre le niveau maximum de satisfaction possible. Cette hypothèse a toutefois été invalidée par l’observation : s’il est vrai que le surcroît de satisfaction généré par l’augmentation du revenu est plus important chez les pauvres que chez les riches, il est vrai aussi qu’à tous les niveaux de richesse, son accroissement se traduit pas plus de satisfaction. La contradiction disparaît en revanche si on admet que ce n’est pas le niveau de revenu en lui-même mais le revenu relatif qui explique le bonheur déclaré. Le sentiment de satisfaction dépend de la comparaison, avec soi-même (niveaux de richesses antérieurs, écart entre niveau de vie et aspirations) et avec les autres (l’important pour le niveau de bonheur déclaré étant moins la richesse en soi que le fait de se savoir plus riche ou plus pauvre que les autres). Marx avait déjà reconnu le caractère social et relatifs des désirs : la satisfaction que me procure ma maison dépend moins de la fonction qu’elle remplit objectivement, me fournir un lieu d’habitation correct, mais de la taille et du luxe des maisons voisines. Pour être La reconnaissance du caractère néces, sans délégitimer complètement l’espérance d’un avenir meilleur, relativise toutefois sa portée

Deuxième partie – La méditation sur la mort et le destin ne conduit-elle pas nécessairement à l’idée que l’avenir ne peut être meilleur et qu’il est vain d’espérer ?

Toute vie humaine obéit à la loi d’airain d’un destin naturel, auquel nul n’échappe. La mort est le destin commun, qui met fin aux espoirs. Et la mort intervient au sein même de la vie, avec le passage du temps et l’expérience de la dépossession, de la perte irrémédiable, du « never more ». Jamais plus la jeunesse, jamais plus la présence de l’être aimé, jamais plus la santé. Espérer un avenir meilleur, n’est-ce pas l’erreur suprême, le comble de l’illusion dont le désir d’être est la cause ? La méditation sur la mort et le destin est le point de départ de la philosophie (étymologiquement, l’amour ou le désir de la sasgesse), qui vise à « apprendre à mourir » (Platon), c’est-à-dire à apprendre à bien vivre, mais lucidement, dans la conscience d’être mortel. La partie la plus heureuse de l’existence devrait être la jeunesse, qui précède l’âge des privations. C’est pourtant sans doute, nous dit Schopenhauer, l’époque de la vie la plus malheureuse, en raison de « l’espoir perpétuellement trompé » et de l’insatisfaction qui naissent de la croyance au bonheur : « Ce qui rend malheureuse la première moitié de la vie, qui a tant d’avantages par rapport à la seconde, écrit-il, c’est la chasse au bonheur à partir du ferme présupposé qu’il doit être accessible durant la vie. » Le bonheur que promet la sagesse est fondé sur la critique de cette chasse au bonheur, sur la conscience du tragique de la condition humaine.

Face au tragique, les doctrines antiques de la sagesse ne préconisent en effet pas l’espérance d’un avenir meilleur, qui constitue l’illusion par excellence, mais une médecine de l’âme visant à garantir une vie heureuse par l’exercice de la raison, le bonheur dans la lucidité, sans les vaines craintes ou espérances qui naissent de l’imagination de l’avenir. Epicure propose ainsi un quadruple remède : a) les dieux ne sont pas à craindre car ils ne s’occupent pas de nous; b) la mort n’est pas non plus à craindre car elle n’est rien pour nous : quand elle est là, nous ne sommes plus, et tant que nous sommes vivants, elle n’est pas là; c) le bien-être est facile à obtenir, dès lors que l’on renonce aux désirs superflus qui naissent de la vie en société, car les désirs naturels et nécessaires (ne pas avoir faim, ne pas avoir soif) sont faciles à satisfaire; d) les souffrances sont évitables, si on fait preuve de prudence et de modération, qu’on se garde des excès aux conséquences indésirables, et peuvent être compensées par le souvenir des jours heureux. En s’épargnant la crainte et l’espérance qui naissent de l’illimitation du désir, le sage épicurien peut jouir avec constance du simple bonheur d’exister.

Le remède contre la mort proposé par Epicure souffre d’une carence grave : il n’est d’aucune utilité face à l’épreuve du deuil, sans doute l’épreuve la plus tragique de l’existence. La doctrine stoïcienne préconise une remède de cheval, qui exige une stricte discipline de l’esprit, mais qui est applicable à tous les coups du destins, à toutes les catastrophes qui nous attendent : l’amor fati, l’amour du destin. Plutôt que d’être contrarié par ce qui nous arrive, il faut y consentir, vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive. Et par la pensée, se préparer à la possibilité de la catastrophe pour y consentir par avance : « Pense à la mort toujours pour ne la craindre jamais« , conseille Sénèque; « si tu embrasses ton enfant, ton frère ou ton ami, rappelle-toi que tu aimes un mortel« , suggère Epictète. Il faut se persuader que le sentiment du malheur n’est qu’un trouble de notre imagination fondé sur une erreur de jugement, le refus de la réalité telle qu’elle est qui conduit à une vaine révolte contre le destin. Le remède qui rend le sage invulnérable au malheur consiste à distinguer ce qui dépend de nous (le jugement, le désir) et ce qui ne dépend pas de nous (notre situation, le destin), afin de nous disposer à changer nos désirs plutôt que l’ordre du monde. Le stoïcisme est une doctrine du bonheur mais une doctrine paradoxale du bonheur, une sagesse du désespoir, qui consiste dans le renoncement volontaire à l’espérance de pouvoir échapper aux malheurs de l’existence. Pour éviter le malheur, il faut consentir au malheur : « le seul malheur auquel est exposé un homme, c’est qu’il existe dans toute la nature quelque chose qui soit pour lui un malheur« , écrit Sénèque.

S’il faut renoncer à l’espérance d’un avenir meilleur, pour les Stoïciens comme pour les épicuriens, ce n’est pas seulement parce que la contemplation lucide de la condition humaine l’exige, mais parce que c’est la clé du bonheur. Espérer, c’est désirer sans jouir : l’espérance est la marque de notre insatisfaction et témoigne de notre incapacité à aimer notre vie, la seule que nous ayons à vivre, telle qu’elle est. L’espérance nous sépare du seul temps dans lequel il nous soit donné de vivre, le seul qui existe vraiment, le présent. Cesser d’espérer un avenir meilleur est donc la condition requise pour vivre heureux le moment présent. Se préparer à accepter les épreuves du destin en méditant sur la précarité de l’existence n’empêche pas de jouir de la vie, bien au contraire, puisque ce sont la crainte du pire et l’espoir du meilleur qui gâchent le bonheur de vivre le présent : « j’attends la prospérité en homme préparé à l’adversité« , précise Sénèque, l’amour du destin permettant d’apprécier d’autant plus intensément ses faveurs que l’on n’a plus à redouter les épreuves que l’avenir nous réserve.

Troisième partie – Doit-on vraiment renoncer à espérer pour mieux vivre au présent ?

Une première objection peut être adressée à cette promesse de bonheur au présent : l’ennui. L’ennui est l’expérience du malheur d’exister, d’un malheur qui ne tient pas à l’insatisfaction du désir, mais qui pointe au contraire au comble de la satisfaction. « La vie oscille comme un pendule de la souffrance à l’ennui« , écrit Schopenhauer : souffrance du désir frustré, souffrance du désir satisfait. Pascal fait de l’ennui l’expérience qui témoigne de l’impossibilité du bonheur des sages. L’absence d’espérance ne conduit pas à la sérénité, à la jouissance tranquille et lucide du bonheur d’exister, mais à l’insupportable conscience du non-sens de la condition humaine, un état qu’il convient de fuir de toute urgence et par tous les moyens possibles : « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre« , écrit Pascal. La sagesse est peut-être une folie, le comble de l’illusion. Nul besoin de sagesse pour être heureux, l’illusion suffit, l’espérance suffit, courir après une balle suffit, le divertissement suffit. Le divertissement est ce qui nous tire de l’ennui, ce qui évite d’avoir à penser à la vanité de tous les biens, à l’absurdité de l’existence; le divertissement, c’est-à-dire n’importe quelle activité, n’importe quel but à poursuivre. Une ambition, l’espérance d’un avenir meilleur, est assurément une illusion, mais c’est aussi, pour cette raison même, la condition du bonheur : « Sans divertissement, il n’y a point de joie; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse. » Ainsi le joueur : si on lui donne le matin l’argent qu’il espère gagner le soir, à la condition qu’il ne joue pas, on le rend malheureux; si on le fait jouer pour rien, il s’ennuie. Il faut qu’il puisse se faire illusion à lui-même, croire son espérance motivée par l’enjeu du gain, alors qu’elle est en réalité déterminée par le besoin d’espérer et de se passionner pour échapper à l’ennui. Quant à l’homme endeuillé, qui a perdu depuis peu son fils unique, accablé par le malheur, il n’est pas difficile de lui redonner le goût de vivre : il suffit de l’emmener à la chasse et de lui faire espérer attraper un sanglier. Le divertissement est un remède plus efficace que la sagesse pour affronter le tragique de l’existence. Pour le bonheur, l’absence de lucidité de l’imbécile heureux qui oublie sa condition de mortel est préférable à la lucidité du sage. L’avenir ne peut pas être meilleur mais le divertissement, l’ambition, la passion, l’illusion de l’espérance sauvent l’homme de la certitude du néant, de la vanité de l’existence, qui le gagnerait s’il pensait à sa condition.

Peut-être y a-t-il un malentendu sur la perspective du « meilleur ». Si la recherche du bonheur est vouée à l’illusion, cela tient peut-être au fait que l’homme n’est pas fait pour le bonheur, mais pour la liberté. « L’homme est condamné à être libre« , affirme Sartre, ce qui signifie qu’il est fondamentalement responsable de l’avenir, lequel avenir se présente à lui comme une diversité de possibles entre lesquels il faut choisir. La liberté, c’est-à-dire le pouvoir de déterminer par soi-même la finalité de son action et le sens de son existence, ne nous laisse pas tranquille. Elle nous interdit l’innocence de l’animal et celle de l’enfant qui, l’un et l’autre, parce que privés de la concience de la liberté, peuvent vivre pleinement le présent sans être troublé par le passé (le regret, la conscience qu’il aurait fallu faire autrement) ou par l’avenir (l’anxiété suscitée par la conscience de la nécessité de choisir).

La liberté condamne l’homme à se projeter en direction de l’avenir et à ne pas se contenter de jouir au présent du bonheur d’exister. D’autant que la conscience de la responsabilité est aussi conscience de la responsabilité morale. Le libre-arbitre permet de donner un but désintéressé, donc un sens moral à son action. Le dévouement pour autrui, proche ou lointain, relativise la quête du bonheur personnel. La révolte contre l’injustice rend purement et simplement absurde l’amor fati, l’amour du destin, la volonté de vivre en harmonie avec l’ordre du monde, l’acceptation de la réalité telle qu’elle. Le souci pour les générations futures et la conscience de la possibilité du pire légitime la peur de l’avenir. La conscience de la possibilité du Bien (le progrès du droit par exemple) légitime l’espérance d’un avenir meilleur.

La liberté n’est pas seulement associée à la responsabilité, mais aussi à la perfectibilité humaine. A la différence de l’animal, note Rousseau, qui est au bout de quelques mois ce qu’il sera toute sa vie et dont l’espèce est au bout de mille ans ce qu’elle était la première année de ces mille ans, l’homme se caractérise par une faculté de se perfectionner presque illimitée. Ce qui se traduit par le fait de la culture, l’histoire de la civilisation et la nécessité de l’éducation : « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation« , écrit Kant. L’histoire est l’histoire de la liberté, qui fait que l’homme est l’oeuvre de l’homme. Ce n’est peut-être pas le bonheur, mais la liberté en acte, notamment le travail par lequel l’homme cultive et développe ses talents, qui donne de la valeur et du sens à la vie humaine. Le travail est souffrance parce qu’il est une contrainte. Le désir d’être heureux est désir de loisir, la paresse avant le travail, le repos après le travail, la réalisation des désirs rendue possible par le salaire du travail. Mais le sens de la vie est dans le travail, qui est « une culture par contrainte » (Kant). Par et dans le travail, contraint par la nécessité, l’homme se cultive, c’est-à-dire développe et perfectionne ses facultés, son savoir et son savoir-faire. « L’homme est le seul animal qui doit travailler« , écrit Kant. Car le travail, pour l’homme, est la liberté en acte, l’activité par laquelle il se modifie lui-même en modifiant le monde, non pas seulement l’activité nécessaire à la conservation de la vie.

Au regard de la philosophie de la liberté, l’homme s’améliore avec le temps, par le travail et par ses engagements. L’avenir peut être meilleur en tant qu’il est l’oeuvre de la liberté. Il se peut que le bonheur soit une illusion, « un idéal de l’imagination » précise Kant. Mais les engagements de la liberté qui font le sens de la vie, une notion à distinguer du simple bien-être, donne peut-être le bonheur par surcroît, ainsi que le suggère le philosophe Alain : « Le bonheur vient en récompense à ceux qui ne l’ont pas cherché« .

Bac blanc TSTI2D

Sujet 1 – La guerre peut-elle être juste ?

Sujet 2 – Peut-il être juste de désobéir aux lois ?

Sujet 3 – L’humanité peut-elle se passer de religion ?

Sujet 4 – Texte sur le thème de la diversité des cultures

La présentation des sujets de dissertation donne des éléments pour l’introduction et le développement ainsi qu’une suggestion du plan à suivre. Il ne s’agit pas de dissertations entièrement rédigées. Vous devez trier entre les éléments (on n’est pas obligé de tout dire) et vous les approprier afin de produire votre effort de rédaction pour défendre votre point de vue de manière argumentée.

La guerre peut-elle être juste ?

Éléments pour l’introduction

L’idée à discuter que suggère la question

La guerre est toujours injuste. Justifier la guerre paraît difficile : la guerre est un déchaînement de violence, souvent aux dépens des populations civiles, dont la finalité est la destruction ou la domination. La guerre entre en contradiction avec le commandement moral universel : tu ne tueras point ! La morale exige le refus de la violence dans les rapports humains. Agir pour la paix semble donc toujours juste, faire la guerre, toujours injuste.

L’objection

La politique est fondée sur un constat : « La justice sans la force est impuissante » (Pascal). L’emploi de la force est nécessaire pour lutter contre la violence. Le rôle de l’État est de garantir la paix sur un territoire donné, au moyen de sa police à l’intérieur et de son armée à l’extérieur. L’usage de la violence comme moyen de garantir la paix appartient par définition à l’État, qui prend nécessairement pour devise « si vis pacem para bellum » (si tu veux la paix, prépare la guerre). Tout État possède une armée, pour protéger son territoire et sa population.

Plan suggéré

Première partie – Si la guerre est toujours injuste, faut-il militer pour le pacifisme ?

La guerre repose sur une décision humaine, une libre décision dont on sait d’avance qu’elle va générer la destruction, le malheur et la mort. C’est la raison pour laquelle la guerre apparaît comme un Mal : il ne s’agit pas simplement d’une grande catastrophe, comme peuvent l’être les catastrophes naturelles, mais d’une grande catastrophe voulue par les hommes et, circonstance aggravante, rationnellement organisée par l’État. Le pacifisme est à la fois la révolte morale contre la guerre et le moyen politique de l’éviter : pour éviter la guerre et son cortège de malheurs, il suffit de refuser de la faire, de prendre la décision de ne pas la faire, de dire « non à la guerre! »

Le pacifisme peut s’appuyer sur un argument réaliste : l’argument selon lequel il est possible de briser la course aux armements par le désarmement unilatéral. C’est la défiance qui incite à préparer la guerre et qui alimente les rivalités de puissance. Témoigner par le désarmement de sa volonté de paix pourrait créer un climat de confiance transformant l’ennemi potentiel en ami, instaurant ainsi les conditions de la paix.

On peut objecter que la bonne volonté ne suffit pas toujours face à un authentique prédateur. Le pacifisme n’a pas empêché Hitler de mettre en oeuvre sont projet impérialiste. La réflexion sur le pacifisme pourrait aussi conduire à se demander si celui-ci est vraiment aussi moral qu’il en a l’air. Vouloir la paix à tout prix, au prix de la liberté par exemple, n’est-il pas une forme de lâcheté ? Si l’héroïsme des soldats qui défendent leur patrie est salué, c’est bien parce qu’ils combattent ainsi pour la souveraineté de l’État, qu’ils risquent leur vie pour la liberté, pour éviter la servitude à laquelle conduit la défaite. Si la paix n’est pas toujours juste, si le sacrifice de la liberté pour avoir la paix est un déshonneur, alors cela implique réciproquement que la guerre puisse être juste.

Deuxième partie – Par quels arguments peut-on justifier la politique de puissance de l’État (préparer et faire la guerre) ?

La justification de la guerre ne peut être justification de la guerre pour la guerre, de la guerre comme fin en soi. La guerre est toujours un Mal, de sorte qu’elle ne peut être justifiée que comme un Mal nécessaire. La guerre juste ne peut être non plus simplement la bonne manière de faire la guerre, même s’il existe fort heureusement un droit de la guerre qui interdit par exemple l’emploi de certaines armes ainsi que la maltraitance des populations civiles et des prisonniers de guerre. Lorsque la guerre éclate, la fin (la victoire) justifie inéluctablement les moyens (l’escalade des moyens militaires employés), de sorte que la guerre est toujours plus ou moins une « sale guerre ». La question de la guerre juste est moins de celle du « comment » on fait la guerre que celle du « pourquoi » : quels sont les buts susceptibles de justifier la violence dans les relations entre États ?

Selon la célèbre formule de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». La justification de la guerre est politique. L’État met en oeuvre une politique de puissance en vue de garantir et de promouvoir la sécurité et la prospérité de l’État. L’homme d’État ne peut pas être pacifiste, comme l’a souligné Max Weber, parce qu’il a en charge la responsabilité d’une communauté. La morale du responsable politique ne peut être la morale pure, le strict respect des lois morales en vue d’être en règle avec sa conscience, mais une éthique de la responsabilité qui recherche l’efficacité de l’action au service des intérêts de l’État. A cet égard, la guerre est justifié si elle conduit à la victoire et permet de renforcer la sécurité et la prospérité de l’État. La prudence politique (la rationalité stratégique) peut toutefois s’accorder aisément avec la fin morale commandée par le droit international, le respect des frontières et donc de la souveraineté des autres États, en donnant comme principal, voire comme unique objectif à la politique de puissance la préparation des guerres défensives. Le principe susceptible de justifier la préparation de la guerre et la guerre, la fin qui justifie les moyens, est dans cette perspective la légitime défense.

Peut-on aller plus loin dans la justification morale de la guerre ? L’autre grand argument possible est l’assistance à peuple en danger, l’aide apportée à autrui. Une intervention militaire peut être justifiée par des raisons humanitaires ou par la nécessité de soutenir un État agressé. Paradoxalement, ce motif purement moral (désintéressé, du moins en apparence) sert à justifier des guerres extérieures, des interventions sur un territoire étranger. Il favorise donc l’impérialisme, la conquête de nouveaux territoires ou d’une nouvelle zone d’influence.

Troisième partie – Peut-on espérer mettre fin à la guerre ? Le débat paix par le droit / paix par l’équilibre des puissances.

La situation des relations interétatiques correspond à ce Thomas Hobbes appelle « l’état de nature ». L’état de nature est une situation dans laquelle il n’y a pas de puissance ni de lois communes. Comme l’écrit Hobbes : « Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste. » L’état de nature est donc un état de guerre, une situation dans laquelle la guerre est toujours possible et où il est nécessaire de s’armer, de préparer la guerre, pour défendre sa vie et son droit. Au sein de la société, l’État est la puissance commune qui permet d’imposer les lois qui garantissent la paix civile et des droits pour chacun. Mais entre les États, il n’y a pas de puissance commune, la guerre revient donc sans cesse.

Le seul moyen d’avoir une puissance commune pouvant garantir la paix est la constitution d’un empire, la constitution par une superpuissance d’un État qui englobe plusieurs peuples pour les contraindre à vivre en paix. C’est le modèle de la « pax romana », la paix romaine. Idéalement, il faudrait un empire universel, un État mondial, pour atteindre la paix universelle. Mais l’empire n’est ni possible ni souhaitable. Il n’est pas possible, car la diversité des cultures fragilise dans la durée les empires. Les peuples aspirent à l’indépendance, raison pour laquelle l’État-nation (un État pour un peuple ou une nation), quoique de taille plus réduite, est en définitive plus solide. L’empire n’est pas non plus souhaitable, car il constitue précisément une « prison des peuples », le cimetière de la liberté. La paix par l’empire est une paix sans la liberté, donc une paix injuste.

Comment obtenir une paix universelle, juste et durable ? Le moyen ne peut être ni le pacifisme moral ni l’impérialisme. La paix juste doit garantir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le respect de la souveraineté des États. Pour être universelle et durable, la paix doit être globale, garantir en même temps à tous les États sécurité et souveraineté. Il existe deux modèles possibles de dépassement de la guerre, une solution réaliste et une solution idéaliste : la paix par l’équilibre des puissances et la paix par le droit.

L’équilibre des puissance est l’objectif d’une politique de puissance combinant diplomatie et action militaire en vue de produire un ordre mondial ou régional (à l’échelle d’un continent). Cette perspective est plus ambitieuse que la stricte défense des intérêts de l’État. L’idée est que la sécurité de l’État sera d’autant mieux garantie que la sécurité de tous les États sera garantie. Pour ce faire, il importe de construire un équilibre des forces tel que chaque État soit dissuadé d’accroître sa puissance aux dépens des autres par le risque de la défaite. Certaines armes (l’arme nucléaire) et le jeu des alliances (visant à renforcer les faibles et à affaiblir les forts) permettent ainsi aux puissances les plus faibles de tenir les plus fortes en respect. C’est l’équilibre des puissances qui a rendu possibles les plus longues périodes de paix en Europe, avant 1914 puis après 1945. Malheureusement, c’est l’objection que l’on peut faire, cette solution réaliste est aussi une solution précaire : un équilibre des puissances est un chateau de cartes qui peut s’effondrer à tout moment.

L’autre modèle est celui de la paix par le droit, tel que l’idée en a été présentée par le philosophe Emmanuel Kant dans son Projet de Paix Perpétuelle. Il s’agit de la définition d’un idéal non encore réalisé, l’idéal cosmopolitique de l’unification politique de l’humanité par le droit. Ce projet est-il une utopie (ce qui n’a jamais eu lieu et ne pourra jamais avoir lieu) ou bien un progrès en direction de sa réalisation est-il possible ? La réponse à cette question commande la préférence pour la prudence politique (la force associée à la ruse) au service de l’équilibre des puissances ou pour l’idéalisme d’une politique au service du droit. Un droit international digne de ce nom, estime Kant, doit revêtir la forme d’un fédéralisme d’États indépendants, ce qui signifie qu’il faut qu’il puisse y avoir des lois communes (un droit international) en l’absence d’une puissance commune (l’État mondial, inconciliable avec la liberté des États). Comment cela pourrait-il être possible si Hobbes, comme le croît Kant, a raison d’affirmer qu’il n’y a pas de droit sans État ? La condition nécessaire, qui se substitue à la contrainte étatique, pourrait être selon Kant que chaque État se dote d’une constitution républicaine, c’est-à-dire d’un régime politique semblable à ce qu’on appelle aujourd’hui « démocratie libérale », fondé sur une constitution qui empêche l’appropriation et l’exercice personnels du pouvoir tout en garantissant la liberté à l’individu et au peuple, le pouvoir de n’obéir qu’aux lois auxquelles il a librement consenti. Ce dernier point est aux yeux de Kant la clé de la paix universelle, juste et perpétuelle, ce qui garantit à chaque État que son droit sera respecté : dans la mesure où les peuples subissent l’effort de guerre et les destructions causées par les guerres, ils exigeront nécessairement de leurs gouvernants, dès lors qu’ils jouiront de la liberté d’exprimer leur consentement, la conclusion et le respect des traités de paix.

L’humanité peut-elle se passer de religion

Éléments pour l’introduction

L’idée à discuter suggérée par la question

Le siècle des Lumières (le 18e siècle, le siècle des philosophes, baptisé par Kant « le siècle de la critique ») a introduit l’idée d’un progrès de la civilisation fondé sur l’émancipation de l’humanité vis-à-vis de la religion. L’humanité a certes toujours vécu dans la religion mais la religion correspondrait à l’enfance de l’Homme, tandis que la sortie de la religion caractériserait une humanité parvenu à l’âge adulte, enfin capable de penser par elle-même sans le soutien des dieux. De fait, la promotion de la science et du libéralisme politique (la philosophie des droits de l’homme) par la philosophie des Lumières s’est accompagnée d’une critique de la religion au nom de la Raison : critique de la superstition (des croyances irrationnelles, comme la croyance aux miracles) et de l’autorité des Églises qui, en défendant la tradition, s’opposaient à la fois au progrès des idées et à celui des institutions politiques.

Objection

Sans contester le progrès que représentent pour l’humanité la conquête de l’autonomie de la science et l’avènement de l’État laïque et démocratique, on pourrait objecter que la connaissance et la politique ne sont pas les aspects essentiels de la religion. La question posée conduit à s’interroger sur les fondement de la religiosité, présente dans toutes les sociétés humaines alors que les animaux en sont dépourvus. Quelle est la raison d’être de la religion ? A quels besoins, en l’homme, la religion répond-elle ? On peut faire l’hypothèse que la religion apporte à l’homme des réponses à des questions auxquelles tout homme se doit d’apporter une réponse : comment diriger sa vie, selon quelles règles ? (question de la morale); comment bien vivre, malgré les épreuves du destin et la conscience d’être mortel ? comment vaincre, sinon la mort, du moins la peur de la mort ? que m’est-il permis d’espérer ? (question du sens de la vie et de l’espérance). Sur ce terrain, celui des questions existentielles, un choix est nécessaire : faut-il vivre dans la foi ou sans la foi ? Placer sa vie sous la direction de Dieu, de vérités révélées, de l’autorité d’une tradition, ou bien sous la direction de la seule raison ?

Plan suggéré

Première partie – La communauté humaine peut-elle se passer de religion ?

L’expérience comme l’histoire et l’anthropologie nous apprennent que la religion est un phénomène collectif. En un sens, toute religion est politique. Une religion est un système de croyances et de pratiques relatives au surnaturel, au sacré et au divin, qui unissent une communauté humaine. Comme l’écrit Émile Durkheim, « partout où nous observons une vie religieuse, elle a pour substrat un groupe défini« . La religion témoigne d’un temps où l’homme ne se concevait pas comme étant lui-même la source de la loi : « Le véritable législateur chez les anciens, écrit l’historien Fustel de Coulanges, ce ne fut pas l’homme, ce fut la croyance religieuse que l’homme avait en soi« . Encore aujourd’hui, nombreux sont les peuples qui font de la religion le marqueur essentiel de leur identité politique et la source de la loi commune. Les société sécularisées, c’est-à-dire les sociétés dont la culture commune n’est pas exclusivement définie par la religion, ont cependant montré qu’il était possible de séparer communauté politique et communauté religieuse. Un État laïque et démocratique est un État dont le droit n’est pas l’émanation d’une tradition sacrée ou d’une volonté divine mais l’expression de la seule souveraineté du peuple, de la raison imparfaite et de la volonté changeante des hommes.

Comment séparer communauté politique et communauté religieuse ? L’idée de laïcité, c’est-à-dire le principe de séparation de L’État et de la religion, n’a rien d’une évidence puisque, du point de vue religieux, le divin est par essence supérieur à l’humain. La laïcité ne dépend toutefois pas de l’athéisme. Elle requiert simplement une conception précise et rigoureuse du rôle et de la finalité de L’État, laquelle s’accompagne d’une définition de la finalité de la religion et des limites de son rôle dans la condition humaine. Ce travail de définition de la nature et des limites respective de l’État de l’Église (la communauté des croyants, quelle qu’elle soit) a été accompli et présenté par John Locke, l’un des pères du libéralisme politique, dans la Lettre sur la tolérance (1689). L’argument, emprunté à Thomas Hobbes, consiste à justifier l’usage de la force qui caractérise l’État par une finalité indépendante de toute considération religieuse. Selon Hobbes, raison d’être de l’État est la conservation de la vie, une fin naturelle qui définit un intérêt que tous les hommes en commun. Locke y ajoute la liberté et la propriété, mais l’argumentation reste la même, celle du contrat social, argumentation suivant laquelle l’État est institué et légitimé par la volonté des hommes réunis en société afin de garantir les droits naturels de l’individu. « L’État, écrit Locke, est un société d’hommes constituée à seule fin de conserver et de promouvoir leurs biens civils. J’appelle bien civils la vie, la liberté, l’intégrité du corps et sa protection contre la douleur, les possessions des biens extérieurs, tels que sont les terres, l’argent, les meubles, etc. » On pourrait y ajouter la sécurité sociale sans changer le coeur de l’argument : l’État est au service de la vie du corps et son rôle se limite à la vie du corps; le pouvoir, l’usage de la force, qui consiste à empêcher ou à contraindre les corps, a pour unique finalité de promouvoir les biens associés à la vie du corps (parmi lesquels la liberté d’action).

Par contraste, cette justification du rôle de l’État exclut la vie de l’esprit du domaine de compétence de celui-ci. Le rapport à la vérité, les croyances ou les convictions religieuses et philosophiques, ne sont pas du ressort de l’État. De cette limite se déduit la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire, liberté de recherche et de conviction en matière de religion et de philosophie. La neutralité de l’État est d’abord neutralité dans le rapport à la vérité : l’État au service des droits de l’homme n’a pas d’idéologie. Il n’y a pas de vérité officielle que l’État aurait pour mission d’imposer. La théorie de l’État libéral au service des droits de l’homme n’est-il pas, pourrait-on objecter, une idéologie ? Le libéralisme contemporain répond à cette objection par la distinction du Juste et du Bien. L’État libéral est fondé sur des principes de justice, notamment le principe de séparation de l’État et de l’Église, qu’il doit imposer par la force; mais, imposant l’égale liberté d’action, il assure l’égalité en droits des individus de pratiquer leur culte, de vivre leur foi et de vivre selon la conception de la vie bonne qui leur convient.

La neutralité de l’État dans le rapport à la vérité a pour contrepartie nécessaire le renoncement des communautés religieuses à l’usage de la contrainte, à la tentation de mettre la force de l’État au service des vérités de religion et de la morale fondée sur les vérités de religion. La religion doit donc consentir à distinguer droit et morale, c’est-à-dire admettre que la Loi de Dieu est le fondement de la conscience morale de l’homme individuel et non pas le fondement de la loi de l’État. Ce qui revient à considérer que le coeur de la vie religieuse est la foi, le rapport personnel de l’homme à Dieu, au Bien et à la Vérité. Dans cette perspective, la religion se définit par la spiritualité, la vie de l’esprit, la découverte d’une vérité relative à la morale et au salut (l’espérance). Par nature, la vie de l’esprit est libre. La contrainte peut agir sur les corps, non sur les esprits. Comme l’écrit Locke, reprenant un lieu commun de la pensée philosophique et théologique : « telle est la nature de l’entendement humain [la faculté de penser] qu’il n’ peut être contraint par aucune force extérieure« . La force n’agit que sur la force. Le jugement ne peut être modifié que par la force de conviction d’une vérité ou d’une apparence de vérité. Le principe de séparation entre religion et politique, pour être admis, requiert un approfondissement de la nature de la religion, une juste compréhension de la foi authentique ainsi qu’une conception précise de ce que doit être une communauté religieuse, à savoir une société libre et volontaire d’hommes partageant une même foi et une même quête du salut, deux biens que l’État n’a pas pour fonction de leur garantir. « L’Église me semble être une société libre d’hommes volontairement réunis pour adorer publiquement Dieu de la façon qu’ils jugent lui être agréable et propre à leur faire obtenir le salut » : cette définition que Locke donne de l’Église souligne la modalité qui doit être celle de la communauté religieuse, la libre adhésion, ainsi que sa finalité, le salut, c’est-à-dire l’espérance de la vie éternelle qui récompense la conduite morale qui plaît à Dieu. Pour être tolérée au sein de l’État libéral, une communauté religieuse doit respecter ces deux limites : l’absence de contrainte dans le rapport à ses membres et l’absence d’ambition politique.

Deuxième partie – La morale peut-elle se passer de la foi ?

La séparation de l’État et de l’Église comme principe de justice politique établit que la communauté politique non seulement peut, mais aussi doit se passer de la religion comme fondement des principes du droit et du rôle de l’État. Elle implique que la religion doit cesser d’être politique. A ce stade, la question peut faire l’objet d’une nouvelle interprétation : l’individu libre de croire ou de ne pas croire peut-il et doit-il se passer de religion ? Quelles sont pour l’individu les raisons de croire ? La foi est une croyance métaphysique. Elle porte sur une dimension de surnaturel (Dieu, la vie après la mort) à propos de laquelle il n’existe aucune preuve de type scientifique (expérience reproductible, démonstration). Les « preuves » de l’existence ou de la non-existence de Dieu ne sont que des arguments plus ou moins rationnels que le croyant ou l’athée donnent pour justifier et conforter leur certitude subjective, une certitude qui ne peut en réalité se fonder sur l’objectivité de la preuve. A cet égard Pascal a raison : si elle n’est pas un simple préjugé, la foi ne peut être qu’un don (« Dieu sensible au coeur ») ou un pari. Ce qu’on peut en revanche étudier, pour le justifier ou le critiquer, c’est le Bien qu’apporte la foi, les réponses de la religion aux attentes de l’homme ou aux questions qu’il se pose.

L’interprétation de la raison d’être de la religion dans la condition humaine peut se fonder sur l’observation de la relation universelle de la religion et de la morale. De là l’idée qu’il ne peut y avoir de morale sans religion, selon la célèbre formule de Dostoïevsky : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis ». La nécessité de la religion peut à cet égard être établie par deux grands arguments : d’une part, l’idée que la religion apporte à l’homme la connaissance du Bien et du Mal (la Loi de Dieu fournit le critère); d’autre part, du fait de l’égoïsme naturel, la foi peut apparaître comme nécessaire à la possibilité même de la moralité, c’est-à-dire du désintéressement (sans la foi, pas de charité, sans l’amour de Dieu, pas d’amour du prochain). Le second argument est conforté par la perspective du jugement de Dieu, qui suscite crainte de la punition et espérance de la récompense. Kant a toutefois justement critiqué cette croyance : si j’agis en vue du bonheur (par crainte des souffrances de l’enfer ou espérances des jouissances du Paradis) je n’agis pas de manière désintéressée, de sorte que je n’ai aucun mérite susceptible de me valoir une récompense divine.

Le premier argument a été mis à mal par la reconnaissance de l’athée vertueux. Plus l’athéisme se développe, et plus il devient aisé d’observer que la conduite morale ne dépend pas essentiellement du fait de croire ou de ne pas croire. Plus s’impose également l’idée que le critère du Bien et du Mal est ancré dans la nature humaine, de sorte que sa reconnaissance ne dépend pas essentiellement des dogmes particuliers de telle ou telle tradition religieuse. C’est ainsi que la philosophie des Lumières, au XVIIIe siècle, a relativisé la dimension proprement chrétienne et même proprement religieuse de la morale en soulignant le caractère universel et naturel de la règle d’or. Cette règle est certes inscrite au coeur de la morale chrétienne mais, si on peut montrer qu’elle est présente dans toutes les civilisations, on peut la considérer comme une loi naturelle : « La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : ‘Traite les autres comme tu voudrais être traité’. C’est que cette loi est la nature même : elle ne peut être arrachée du coeur humain. » (Voltaire) Les grandes philosophies morales modernes, rationalistes et universalistes, proposent précisément d’interpréter ce principe comme une règle de la réflexion que les hommes ont en commun, en tant qu’ils sont également doués de raison.

Néanmoins, il est possible sur cette base de reconnaître un rôle historique à la religion dans la promotion de la morale, plus particulièrement dans le culte de la moralité de l’homme. Rousseau défend cette idée que la vérité de la religion réside exclusivement dans le culte intérieur de la moralité : « Le culte essentiel est celui du coeur« . Pas de véritable vertu sans la foi mais pas non plus de foi sincère sans vertu authentique, sans charité ou bienveillance sincère. Dans la religion, il faudrait donc faire le partage entre les pratiques extérieures et la diversité des cultes, dont l’homme pourrait se passer, et la foi sincère, inséparable du culte intérieur de la moralité, qui constitue le noyau de la vie religieuse authentique et universelle. Il est cependant possible de considérer avec Kant que la « volonté bonne », le désintéressement, ne suppose rien d’autre que le libre-arbitre de l’homme et n’est ni plus ni moins accessible au croyant et à l’incroyant. Kant sépare morale et religion et justifie la foi par l’espérance d’une réconciliation, dans le Royaume de Dieu, de la moralité et du bonheur. La moralité se confond avec le désintéressement, de sorte qu’il ne faut pas fonder la morale sur la religion, sur la croyance en un Dieu de justice qui punit les méchants et récompense les bons. En revanche, on peut fonder la religion sur la morale. Croyant ou pas, l’homme se rend par une conduite morale « digne du bonheur ». Croyant ou pas, on ne peut qu’être révolté par la contradiction entre vertu et bonheur. Il est rationnel d’espérer que l’homme juste, celui qui par désintéressement sacrifie tout ou partie de son bonheur ici-bas pour la justice, soit récompensé. Seule la foi en la conciliation du bonheur et de la vertu dans le Royaume de Dieu permet de combler cette attente rationnelle, ce besoin de la raison humaine. La foi est donc pour Kant rationnelle, à la condition, paradoxalement, d’admettre que la morale en tant que telle peut et doit se passer de religion.

Troisième partie – L’homme peut-il se passer d’espérance ?

Le propos de Kant sur les rapports entre morale et espérance conduit à faire de l’espérance le véritable objet de la foi. Les morales laïques attestent le fait que l’homme n’a pas nécessairement besoin de religion pour répondre à la question « Que dois-je faire ? ». Il se pourrait bien, en revanche, qu’aucune réponse satisfaisante ne puisse être apportée, sans la foi, à la question « Que m’est-il permis d’espérer ? ». Bien entendu, nous avons des désirs, des projets, des ambitions et des rêves qui nourrissent notre attente de l’avenir, nos espoirs et nos craintes. Dans une certaine mesure, dans la mesure où il dépend de nous d’éviter le malheur, de réaliser nos projets et de provoquer la chance, nous avons raison d’espérer. Néanmoins l’expérience, directe ou indirecte, nous apprend que l’on n’échappe pas au destin : des épreuves nous attendent, ne serait-ce que le vieillissement, la maladie et la mort, la sienne bien sûr, mais aussi celle des êtres aimés. La vie, la réussite et l’amour, le bonheur, sont toujours éphémères et provisoires, inéluctablement destinés à être anéantis par la mort, et bien souvent par le destin dès avant la mort. La question est donc celle-ci : peut-on se passer d’espérer et a-t-on raison d’espérer ce qu’on ne pourrait espérer sans la foi, pas seulement le bonheur des Justes dans le Royaume de Dieu, mais aussi et surtout la victoire sur la mort, l’éternité pour soi et pour les êtres aimés, ainsi que la présence d’un Dieu qui aime, protège et sauve en toutes circonstances ?

La force de la religion repose sans doute sur la promesse faite à l’homme d’une victoire sur le malheur et sur la mort. Et après tout pourquoi pas ? Tel est le sens du « pari sur Dieu » selon Pascal : « Si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. » Si la foi sauve réellement, si la promesse d’éternité est tenue, on a raison de croire, on gagne l’éternité (« une infinité de vies infiniment heureuses », écrit Pascal); s’il n’y a rien, on n’a rien perdu, puisque la vie n’est rien, ou pas grand-chose, vouée à « la misère de l’homme sans Dieu »,c ‘est-à-dire à l’épreuve d’un malheur sans issue autre que le divertissement, l’oubli provisoire de notre mortelle condition. S’il n’y a rien, pourrait-on ajouter, le pari est quand même gagnant, on a raison de croire, car la foi sauve du désespoir en permettant au croyant de vivre dans l’espérance quand il n’y a plus rien à espérer, et l’aide à continuer à vivre lorsqu’il atteint le comble du malheur.

Pourquoi alors ne pas croire ? Le choix qui motive l’athéisme est celui de la lucidité : il faut placer sa vie sous la direction de la seule raison et préférer la lucidité au bonheur, vivre en regardant en face la réalité désespérante plutôt que dans l’espérance d’un bonheur illusoire. Au coeur de l’athéisme philosophique, on trouve la critique de l’illusion religieuse : « La foi sauve, donc elle ment » (Nietzsche); « La critique de la religion détruit les illusions de l’homme pour qu’il pense, agisse, façonne sa réalité comme un homme sans illusions parvenu à l’âge de raison. » (Marx). L’illusion consiste à prendre ses désirs pour des réalités, une erreur née de notre imagination, qui persiste tant que persiste le désir qui lui a donné naissance. Les représentation de la religion sont au regard des athées comme le rêve dans la définition qu’en donne Freud, la satisfaction symbolique (imaginaire) d’un désir. « les idées religieuses, qui professent être des dogmes, écrit Freud, ne sont pas le résidu de l’expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, c’est-à-dire la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l’humanité; le secret de leur force est la force de ces désirs. » La croyance religieuse est suspecte précisément dans la mesure où elle vient satisfaire nos désirs les plus puissants : être aimé, protégé, ne pas mourir, vivre le triomphe de l’amour sur la mort, de la justice sur l’injustice, récompenser les bons, soutenir les faibles, punir les méchants. « Ce qui m’empêche de croire en Dieu, écrit André Comte-Sponville, c’est que je préférerais qu’il existe. […] Dieu est trop beau pour être vrai.« 

Que propose l’athéisme en lieu et place de l’espérance fondée sur la foi ? Deux voies sont possibles, celle de la libre activité de transformation du monde et celle de la sagesse du désespoir. Pour Marx, par exemple, le bonheur illusoire qu’offre l’espérance religieuse est un « opium du peuple », comme un drogue qui en plongeant les hommes dans un paradis artificiel les condamne à se résigner au malheur et à l’injustice qui règnent dans le monde réel. Selon cette perspective, il s’agit moins de renoncer à l’espérance que de la déplacer : il faut abolir le Ciel pour ouvrir l’avenir, pour construire ici-bas le Royaume de Dieu, la synthèse de la justice et du bonheur. L’espérance du Progrès fonde et prolonge à la fois l’action de transformation du monde, tandis que l’espérance religieuse est à la fois le produit du malheur de la condition humaine et la cause de sa conservation. La révolte contre le malheur réel et critique de l’illusion religieuse se conditionnent donc l’une l’autre. « L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel, écrit Marx. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusion. » Par-delà la perspective qui était celle de Marx, cette argumentation sous-tend tous les projets d’amélioration de la condition de l’homme par l’action de l’homme, le transhumanisme par exemple, qui espère augmenter la longévité humaine par le développement des biotechnologies.

L’autre voie, celle de l’épicurisme, du stoïcisme et du bouddhisme, consiste tout à l’inverse à renoncer à toute dimension d’espérance pour proposer une sagesse du désespoir. Tout le malheur de vivre vient de l’attente de l’avenir, de la crainte ou de l’espérance, qui nous sépare de la jouissance de l’existence au présent, car « qui a l’espoir pour raison de vivre voit le présent lui échapper d’heure en heure » (Sénèque). Nous sommes victimes de nos désirs, qui nous empêchent de jouir de la vie en nous portant à espérer une autre condition, un autre monde, une autre réalité. Plutôt que de vouloir changer l’ordre du monde, ce qui ne dépend pas de nous, il est préférable de changer nos désirs, ce qui ne dépend que de nous, pour « vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive » (Épictète). Tel est le sens de la doctrine du stoïcisme, pour laquelle la voie de la sagesse consiste à se réconcilier avec le destin plutôt que de se révolter contre lui ou d’espérer qu’un autre monde ou qu’une transformation du monde nous permette de lui échapper. Si désespérer consiste à cesser d’espérer, le désespoir, le désespoir conscient et volontaire du sage, n’est pas le plus grand malheur mais l’invulnérabilité au malheur. « A mes yeux écrit Sénèque en s’adressant à son disciple Lucilius, le seul malheur auquel est exposé un homme, c’est qu’il existe dans toute la nature quelque chose qui soit pour lui un malheur. » Le sage stoïcien n’échappe pas à la mort et aux épreuves du destin : il se prépare par l’exercice de la pensée à les vivre lucidement avec sérénité lorsqu’elles se présenteront. S’il faut « penser à la mort toujours », estime Sénèque, c’est « pour ne la craindre jamais » et pour vivre plus intensément : « j’attends la prospérité en homme préparé à l’adversité » ajoutait Sénèque. La sagesse du désespoir est l’acceptation lucide de ce qui est donné à vivre. « Le bonheur, a écrit le philosophe Alain, est une récompense qui vient à ceux qui ne l’ont pas cherché« , c’est-à-dire à ceux qui ont renoncé à désirer être heureux, à espérer le bonheur ou à se révolter contre le malheur. A moins que cette prétention à échapper au malheur et à l’espérance par l’exercice de la raison ne soit le comble de l’illusion ?

Sujet 4 – Explication de texte sur le thème de la diversité des cultures

Le texte sera relatif à un problème lié au thème de la diversité des cultures. Vous pourrez prendre appui sur les éléments de cours ci-dessous.

Le fait de la diversité des cultures

L’humanité se caractérise par sa perfectibilité (Rousseau), c’est-à-dire par la capacité propre à l’homme de transformer ses conditions d’existence dans le temps. De ce fait la condition humaine n’est pas une condition naturelle mais historique, et donc culturelle. On appelle civilisation le processus par lequel les hommes inventent des manières de vivre et de penser qui ne sont pas innées, qu’il s’agisse d’organisation sociale de la production économique, de la fabrication technique d’objets et d’outils, de langage, de cuisine, d’arts et de goûts, d’organisation politique, de connaissances, de croyances métaphysiques (religieuses) et de conception du Bien et du Mal (du permis et de l’interdit, du juste et de l’injuste).

La culture est donc constituée par « les formes acquises du comportement dans les sociétés humaines » (Marcel Mauss). Elle varie dans le temps et dans l’espace, de sorte que l’humanité est divisée en une diversité de cultures et de civilisations. Dans la mesure où l’être de l’homme n’est pas constitué exclusivement par la biologie et que les communautés humaines sont façonnées par l’histoire, les hommes ne se définissent pas par l’appartenance à une nature (la « race » ou l’espèce) mais par l’appartenance à un « peuple », une culture ou à une civilisation. Il existe une espèce humaine mais pas un peuple humain. Un peuple se caractérise par une identité culturelle, principalement déterminée par la langue, la religion et les moeurs (manières de vivre, pratiques, coutumes associées au système de valeurs et de croyances). L’identité culturelle d’un peuple est constituée par sa tradition, ce qui, au sein de la culture, ne varie pas, ou varie peu, d’une génération à l’autre, se transmet par l’éducation et se perpétue ainsi dans le temps. Il arrive cependant que des identités culturelles (langues et surtout religions) transcendent les limites de leur berceau originaire pour devenir les traits d’une aire de civilisation (la Chrétienté et l’Islam, par exemple, désignent des civilisations englobant plusieurs peuples de différentes cultures).

Les bénéfices de la diversité culturelle

L’ethnologue français Claude Lévi-Strauss a mis en évidence le contraste entre diversité des cultures et unité de la nature humaine : « Il y a beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités : deux cultures élaborées par des hommes appartenant à la même race peuvent différer d’autant, ou davantage, que deux cultures relevant de groupes racialement éloignés. » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, 1952). L’ethnologie, l’étude des peuples et des cultures éloignés de la civilisation moderne (notamment les peuples de chasseurs-cueilleurs) a permis de prendre la mesure de la diversité humaine, du rôle de la diversité des cultures dans le processus de civilisation et, surtout, de relativiser la tendance de chaque culture à se prendre pour le centre du monde et la culture de référence. Lévi-Strauss adresse notamment cette critique à la civilisation occidentale, du fait de la prétention de celle-ci, depuis le siècle des Lumières (18e siècle), à constituer le siège de la civilisation universelle (de la science et des valeurs démocratiques modernes). Il s’inquiète de « la marche du progrès » de la civilisation technique moderne, cause d’une uniformisation culturelle sans précédent au niveau mondial.

La diversité culturelle, expression de la créativité humaine, est un bienfait pour l’humanité. Cette diversité présente en effet un avantage évident dans les domaines scientifiques et techniques. Ce qui est découvert ou inventé par une société peut être emprunté et approprié par d’autres peuples. L’invention de l’écriture par les Phéniciens, du papier et de la boussole par les Chinois, du verre par les Indiens, la culture de la pomme de terre, du cahoutchouc et du tabac par les Amérindiens : tout ceci peut être échangé et partagé, participant de la sorte au progrès général de la civilisation. On peut donc à bon droit évoquer une « collaboration des cultures » à travers laquelle une différence culturelle constitue pour les autres cultures une chance de progrès : « tout progrès culturel est fonction d’une coalition entre les cultures » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire).

Lévi-Strauss met cependant en évidence un paradoxe de l’histoire de la civilisation : le progrès résultant de l’échange contribue à l’uniformisation de la culture, comme en témoigne les deux grandes révolutions économiques de l’histoire de l’humanité, l’invention de l’agriculture, il y a 10 000 ans (la révolution du néolithique) et la révolution industrielle, débutée il y a deux siècles en Europe. Or, si la différence est le moteur du progrès, cette uniformisation peut s’avérer dommageable. Il importe donc à de préserver la diversité culturelle en tant qu’elle représente un potentiel de différenciation bénéfique pour l’humanité. La volonté de protéger la diversité culturelle menacée par l’émergence d’une culture mondialisée, monotone et uniforme, exige de distinguer entre deux aspects de la culture. Une culture peut s’approprier certains apports culturels sans être menacée dans son identité. Que le tabac soit venu d’Amérique, par exemple, est un fait qui ne porte pas atteinte aux racines de la culture européenne. Un Français qui allume une cigarette n’éprouve pas le sentiment de subir l’impérialisme de la culture amérindienne. L’appropriation d’une langue étrangère ou d’une religion d’importation, en revanche, ne peut se faire sans que l’identité culturelle de la communauté disparaisse. Une telle appropriation ne peut être que l’effet d’une domination culturelle, à travers laquelle une culture en vient à détruire une autre, plus ou moins progressivement ou brutalement selon que la domination culturelle s’accompagne ou non d’une domination politique (colonisation).

La dimension essentielle de la culture est celle qui définit l’identité d’un peuple dans le temps, notamment les croyances, les lois et les valeurs qui structurent l’organisation de la société et façonnent ses moeurs. La culture en ce sens constitue un tout cohérent, une identité ou un « style de vie », par rapport auquel des apports extérieurs semblent représenter une menace : « on aperçoit mal comment une civilisation pourrait espérer profiter du style de vie d’une autre, à moins de renoncer à être elle-même. » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire). La nécessité de protéger la diversité culturelle de l’uniformisation du monde paraît donc impliquer la préservation, au sein d’une société, de ce que celle-ci tient pour sacré et qui constitue son identité profonde. Telle est la thèse défendue par Claude Lévi-Strauss, pour lequel il n’y a pas de contradiction entre le progrès de l’humanité et l’affirmation par chaque culture ou civilisation, de son identité propre : « La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité. » (Race et histoire)

La critique de l’ethnocentrisme

Le concept le plus célèbre de Claude Lévi-Strauss est le concept d’ethnocentrisme. L’ethnocentrisme (racine étymologique, comme pour ethnologie, ethnie ou ethnique : « ethnos », qui en grec signifie « peuple ») désigne la tendance de chaque peuple à évaluer les autres peuples en prenant pour référence les valeurs de sa propre culture ou civilisation. Lévi-Strauss se réfère explicitement à Montaigne, qu’il considère comme le premier grand critique de l’éthnocentrisme. Contemporain des guerres de religion en France et de la sanglante conquête de l’Amérique par les conquistadors espagnols, Montaigne décrivait en effet déjà l’ethnocentrisme sans utiliser le terme : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » écrit-il à propos des cannibales amérindiens.

L’ethnocentrisme se traduit par deux types d’attitudes :

La négation de la culture de l’autre peuple qui, n’étant pas reconnu comme appartenant à la civilisation, est animalisé, renvoyé au domaine de la nature. C’est ce que signifie des termes comme « barbare » ou comme « sauvage ». Les conséquences de ce jugement de valeur peuvent être dramatiques, puisque l’humain animalisé peut être traité comme un animal, que l’on peut sans aucun scrupule réduire en esclavage ou exterminer.

La hiérarchisation des cultures ou des civilisations. Dans ce cas, l’autre peuple est reconnu dans son humanité, sa culture est reconnue comme appartenant à la civilisation universelle, mais les différentes cultures ou civilisations ne sont pas considérées comme étant de même niveau. Certaines sont jugées supérieures à d’autres, en fonction d’un critère constitué par la culture de référence, le système de valeurs à partir duquel on juge, le système de valeurs de celui qui juge, évalue et hiérarchise. Sans être rejeté dans le domaine de la nature, les autres peuples sont ainsi hiérarchisés en fonction du degré de civilisation qu’on leur attribue, du « primitif » au plus « civilisé ». Un tel procédé peut justifier une entreprise impérialiste (colonisation), l’autre étant perçu non plus comme un animal mais comme un enfant à éduquer. Le projet pour les peuples différents est de les convertir (religion) ou de leur apporter les lumières de la civilisation.

La célèbre controverse de la Valladolid, controverse théologique à propos du statut des Amérindiens, témoigne de la difficulté d’appréhender l’autre, le peuple différent, à la fois comme semblable et comme différent. Las Casas défend les Amérindiens, sur la base à la fois d’une reconnaissance de la relativité culturelle et de ses convictions de chrétien pour lequel le catholicisme, le christianisme de l’Eglise catholique, est la vraie religion universelle à laquelle l’humanité est destinée à se convertir.

Peut-on, et si oui comment, surmonter l’ethnocentrisme ?

Il y a deux partis-pris possibles :

Le relativisme culturel

Le relativisme culturel de Montaigne et de Claude Lévi-Strauss préconise la neutralisation du jugement de valeur. Il faut s’interdire les jugements qui distinguent barbarie et civilisation, primitifs et civilisés, qui sont l’expression d’un ethnocentrisme auquel il est difficile d’échapper. Il importe pour cela de prendre conscience de la diversité des systèmes de valeur et donc de l’incommensurabilité des cultures ou civilisations, c’est-à-dire de l’impossibilité ou de l’absurdité qu’il y a à vouloir comparer pour les mesurer l’une par l’autre les différentes cultures. Puisqu’on juge toujours une culture en prenant pour référence les valeurs d’une autre culture, le jugement de valeur n’a aucune valeur.

Pour le dire autrement, ce point de vue selon lequel il n’y a pas de vérité dans le domaine des valeurs. Il faut établir l’égalité en valeur de toutes les traditions dans la mesure où il n’existe pas de système de valeurs dont on puisse considérer qu’il est universellement valable (valable pour tous). Cette perspective, celle de Montaigne caractérise ce qu’on appelle le scepticisme, le parti-pris philosophique selon lequel la raison humaine est impuissante à reconnaître la vérité, de sorte qu’il est préférable de rester dans le doute, la suspension du jugement. La thèse sceptique est exprimée par célèbre formule de Blaise Pascal, qui est un commentaire de Montaigne : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà« . Il s’agit de souligner l’extraordinaire diversité humaine dans le domaine moral : il n’est pratique condamnée quelque part (le cannibalisme par exemple) qui ne soit jugée bonne ailleurs. La définition du Bien, du juste et de l’injuste semble dépendre de la coutume ou de la tradition davantage que d’une loi naturelle qui serait commune à tous les hommes, de sorte que l’ambition d’établir des vérités morales universelles comme il existe des vérités scientifiques ou mathématiques paraît vaine :

« Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, qu’elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s’est si bien diversifié, qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. »

Le scepticisme de Montaigne, appliqué au rapport aux valeurs, fonde le relativisme culturel. Il n’y a pas de vérités morales parce que les lois morales ne sont pas des lois naturelles que la raison naturelle pourrait retrouver mais des produits de l’histoire toujours particulière de chaque peuple: « Les lois de la conscience, que nous disons naître de la nature, naissent de la coutume.« , écrit Montaigne.  Elles sont l’expression d’une culture, d’une tradition. La diversité des valeurs ou des conceptions de la justice est donc aussi irréductible que la diversité des cultures. Si la justice est définie par la coutume, elle n’est qu’un préjugé, non une vérité. En matière de conception du Bien et du Mal, il n’y a pas de vérités, mais seulement des préjugés, qui naissent de l’autorité de la tradition. Contrairement à Las Casas, qui veut protéger et libérer les Amérindiens afin de les convertir au christianisme, Montaigne invite à considérer la religion non comme une vérité universelle mais comme une tradition particulière : « Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes Périgourdins ou Allemands »; à propos des Amérindiens que les catholiques voulaient convertir, il ajoute : « quant au Dieu unique, l’idée leur en avait plu, mais ils ne voulaient pas changer leur religion, après l’avoir pratiquée avec tant de profit depuis si longtemps. »

Si les valeurs sont des « usages », des « coutumes », des traditions particulières, elles ne sont que des préjugés, non des vérités valables pour tous. Nous jugeons barbares les préjugés des autres en prenant pour critère nos propres préjugés. C’est ce qui caractérise l’ethnocentrisme, qui consiste, au regard de Montaigne et de Lévi-Strauss, à prendre pour naturel ce qui est culturel, pour universellement valable ce qui n’est valable que pour une tradition particulière, pour vérité ce qui n’est que préjugé.

L’universalisme

Le deuxième parti-pris possible est celui de l’universalisme, pour lequel il existe un système de valeurs universellement valable, susceptible de constituer un idéal pour l’humanité, de référence pour critiquer les différentes traditions lorsqu’elles apparaissent en contradiction avec ce système de valeurs, et d’indiquer la direction du progrès de la civilisation universelle. Dans cette perspective la critique de l’ethnocentrisme est juste en tant qu’elle constitue la dimension d’autocritique nécessaire à toute tradition particulière pour que celle-ci soit capable de s’ouvrir à la dimension de l’universel. Sans la critique de l’ethnocentrisme, il serait en effet impossible de reconnaître l’autre homme comme semblable. La prise de conscience du caractère historique et relatif des productions culturelles permet à la fois de reconnaître l’autre dans sa différence – il a une histoire qui lui est propre – et de le reconnaître comme un semblable :nous sommes tous des êtres perfectibles, capables de critiquer, relativiser et transcender notre propre tradition afin de participer au progrès de la civilisation, dans le domaine moral comme dans le domaine scientifique.

La thèse du relativisme culturel défendue par Montaigne et Claude Lévi-Strauss vise en pratique à justifier la valeur de tolérance et de respect de la différence, la seule valeur qui puisse garantir la coexistence pacifique en dépit de la diversité des croyances et permettre l’enrichissement mutuel. Pour le relativisme, il importe de reconnaître l’égale valeur de tous les systèmes de valeurs, et donc de renoncer aussi bien à l’idée qu’une religion ou une civilisation pourrait être supérieure à une autre qu’à l’idée de progrès ou de sens de l’Histoire. Rien n’est plus dangereux, dans cette perspective, que la prétention à la vérité dans le domaine des valeurs: cela peut conduire à l’intolérance, au fanatisme (la violence exercée au nom du Vrai et du Bien), et à l’impérialisme (la tyrannie de l’universel). « C’est mettre ses conjectures à bien haut prix, écrit Montaigne, que d’en faire cuire un homme tout vif »

L’argument est très fort, mais il se heurte à une objection possible qui met en cause la cohérence de l’argumentation en profondeur : le relativisme n’est-il pas en contradiction avec lui-même en affirmant la valeur universelle de la tolérance ? Ne constitue-t-il pas ainsi un critère universel qui permettrait d’affirmer par exemple qu’une civilisation tolérante est supérieure à une civilisation qui ne l’est pas, ou qu’une époque tolérante est supérieure à une époque qui ne l’est pas ? Le scepticisme lui-même ne se contredit-il pas en prenant la forme d’une argumentation rationnelle destinée à justifier la validité universelle (la vérité) de la critique de l’ethnocentrisme et de la nécessité de la tolérance ?

Autre objection, factuelle celle-là. La découverte de la diversité des cultures et des civilisations a permis de mettre en évidence un noyau de règles et d’attitudes morales universelles, qu’on retrouve partoutseconde objection porte sur les faits eux-mêmes (critère de l’accord de la pensée avec le réel). Si la diversité des cultures est un fait indéniable, on peut aussi faire apparaître des convergences, dans le temps et dans l’espace, sur quelques valeurs morales fondamentales. C’est ainsi que la philosophie des Lumières, au XVIIIe siècle, a relativisé le caractère proprement chrétien et même proprement religieux de la morale en soulignant le caractère universel et naturel de la règle d’or. Cette règle est certes inscrite au coeur de la morale chrétienne mais, si on peut montrer qu’elle est présente dans toutes les civilisations, on peut la considérer comme une loi naturelle : « La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : ‘Traite les autres comme tu voudrais être traité’. C’est que cette loi est la nature même : elle ne peut être arrachée du coeur humain. » (Voltaire) Les grandes philosophies morales modernes, rationalistes et universalistes, proposent précisément d’interpréter ce principe comme une règle de la réflexion que les hommes ont en commun, en tant qu’ils sont également doués de raison.

Fin de l’Histoire ou Choc des Civilisations ? Le rapport aux valeurs comme source des conflits

Le rapport aux valeurs n’est pas simplement à l’origine de l’ethnocentrisme. Il est la racine des conflits les plus irréductibles, ceux qui ne laissent guère de place à la possibilité d’un compromis. Cet aspect est difficilement compatible avec la possibilité de l’échange et du partage. Adopter le système de valeurs d’un autre peuple, ses moeurs et ses croyances, reviendrait pour un peuple à renoncer à son identité. Dans l’essentiel de l’histoire de l’humanité, le facteur religieux apparaît comme la plus constante pomme de discorde, ce qui sépare véritablement les hommes. Comme l’écrit Raymond Aron :  » Ce qui sépare le plus les hommes les uns des autres, c’est ce que chacun d’eux tient pour sacré. »

Les conflits entre les peuples peuvent avoir pour origine l’intérêt, la rivalité de puissance, la passion (la « revanche », un désir de vengeance fondé sur le sentiment d’injustice). La guerre est cependant souvent favorisée, voire provoquée, par la divergence ou le conflit des systèmes de valeurs, que le sociologue Max Weber a désigné par la métaphore de la « guerre des dieux ». Le conflit des valeurs, historiquement, a pris la forme de la guerre des religions avant de devenir guerre des idéologies dans l’histoire moderne.  La deuxième guerre mondiale a vu s’affronter trois idéologies, le fascisme, le communisme et le libéralisme. La « guerre froide » qui s’ensuivit entre les USA et l’URSS, opposa communisme et libéralisme. La chute du mur de Berlin, en 1989, illustra l’effondrement de l’un des deux rivaux et le triomphe du second : le libéralisme semblait sortir vainqueur de la grande « guerre des dieux » du XXe siècle.

A la fin de la guerre froide, la question de la possibilité d’une unification de l’humanité par des valeurs communes s’est posée, du moins dans le monde occidental. L’humanité allait-elle se trouver enfin unifiée, sous l’égide de l’ONU, au sein d’une civilisation mondiale, générée par la diffusion planétaire du libéralisme, l’expansion conjointe du capitalisme et de la démocratie libérale ? Deux auteurs américains, le philosophe Francis Fukuyama et le politologue Samuel Huntington ont posé, dans les années qui ont suivi la chute du mur de Berlin, les termes du débat contemporain. Pour Fukuyama, la fin de la guerre froide signe la fin de l’Histoire, c’est-à-dire la fin de la « guerre des dieux », le triomphe définitif et irréversible du libéralisme, le seul système de valeurs qui convienne à la nature humaine, le seul qui soit rationnel et qui puisse, en raison de sa validité universelle, être attractif pour tous les peuples et donc susceptible d’être à terme adopté partout. Au regard de Samuel Huntington, au contraire, la disparition du conflit des idéologies conduit à mettre en évidence l’indépassable relativisme culturel, le caractère fatal de la séparation des cultures, du choc des civilisations, source des nouveaux conflits, présents et à venir. Et ce en dépit de la mondialisation économique et technologique, car l’uniformisation des moeurs produite par celle-ci ne peut abolir la différence des systèmes de valeurs philosophiques ou religieux auxquels les peuples s’identifient.

Ce débat de géopolitique contemporaine recoupe le débat philosophique entre relativisme culturel et universersalisme : le sytème des valeurs démocratico-libérales est-il l’expression d’une civilisation particulière, la civilisation occidentale, ou bien possède-t-il une valeur universelle (pour l’humanité au plan mondial) qui le destine à devenir le système de valeur de la civilisation universelle ?

Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme (1992) :

Est-il raisonnable pour nous, en cette fin de XXe siècle, de continuer à parler d’une histoire de l’humanité cohérente et orientée, qui finira par conduire la plus grande partie de l’humanité vers la démocratie libérale ? La réponse à laquelle j’arrive est positive. 

[…]

Le fait qu’il y aura des retours en arrière et des déceptions dans le processus de démocratisation, ou que toute économie de marché ne sera pas forcément prospère,  ne doit pas nous écarter du modèle plus général qui paraît émerger dans l’histoire du monde. Le nombre apparent des choix que les pays affrontent en déterminant comment ils vont s’organiser politiquement et économiquement est allé en diminuant avec le temps. Parmi les divers types de régime qui sont apparus dans l’histoire des hommes, depuis les monarchies et les aristocraties jusqu’aux théocraties et aux dictatures fascistes et communistes de notre siècle, la seule forme de gouvernement qui ait survécu intacte jusqu’à la fin du XXe siècle a été la démocratie libérale. En d’autres termes, ce qui apparaît victorieux n’est pas tant la pratique libérale que l' »idée » du libéralisme. C’est-à-dire que pour une très large partie du monde, aucune idéologie à prétention universelle n’est actuellement en position de rivaliser avec la démocratie libérale, aucun principe universel de légitimité avec la souveraineté du peuple. La monarchie sous ses diverses formes a été largement vaincue au début de ce siècle; le fascisme et le communisme, principaux compétiteurs jusqu’à présent, se sont discrédités eux-mêmes. 

Il est vrai que l’islam constitue un autre système idéologique cohérent, tout comme le libéralisme et le communisme, avec son propre code de moralité et sa propre doctrine de justice politique et sociale. L’appel de l’islam est potentiellement universel et s’adresse à tous les hommes en tant qu’hommes, non pas simplement en tant que membres d’un groupe ethnique ou national particulier. L’islam a, de fait, battu la démocratie libérale dans de nombreuses parties du monde islamique et fait peser une lourde menace sur les pratiques libérales, même dans les pays où il n’a pas obtenu directement le pouvoir. (…) Malgré la puissance démontrée par l’islam dans son renouveau actuel, il reste cependant que cette religion n’exerce virtuellement aucun attrait en dehors des contrées qui ont été culturellement islamiques à leurs débuts. Le temps des conquêtes culturelles de l’islam est, semble–t-il, passé : il peut reprendre des pays qui lui ont échappé un temps, mais n’offre guère de séductions à la jeunesse de Berlin, de Tokyo, de Paris ou de Moscou. Si presque un milliard d’hommes appartiennent à la culture islamique (soit un cinquième de la population mondiale), ils ne saurait rivaliser avec la démocratie libérale sur son propre territoire dans le domaine des idées. A long terme, le monde islamique pourrait même paraître plus vulnérable aux idées libérales que l’inverse, puisque celles-ci ont recruté de nombreux et puissants adhérents au cours des cent cinquante ans qui viennent de s’écouler. Une partie de la cause du renouveau fondamentaliste actuel est justement la force de la menace exercée par les valeurs de l’Occident libéral sur les sociétés islamiques traditionnelles.

Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (1996) :

A la fin des années quatre-vingt, le bloc communiste s’est effondré, et le système international lié à la guerre froide n’a plus été qu’un souvenir. Dans le monde d’après la guerre froide, les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques. Elles sont culturelles.  Les peuples et les nations s’efforcent de répondre à la question fondamentale entre toutes pour les humains : qui sommes-nous ? Et ils y répondent de la façon la plus traditionnelle qui soit : en se référent à ce qui compte le plus pour eux.  Ils se définissent en termes de lignage, de religion, de langue, d’histoire, de valeurs, d’habitudes et d’institutions. Ils s’identifient à des groupes culturels : tribus, ethnies, communautés religieuses, nations et, au niveau le plus large, civilisations. Ils utilisent la politique non seulement pour faire prévaloir leur intérêt, mais pour définir leur identité. On sait qui on est seulement si on sait qui on n’est pas. Et, bien souvent, si on sait contre qui on est.

[…]

Durant la guerre froide, il était admis que la seule alternative possible au communisme était la démocratie libérale et que la défaite de l’un signifiait la victoire totale de l’autre. A l’évidence, il existe toutefois de multiples formes d’autoritarisme, de nationalisme de corporatisme et d’économie communiste de marché (comme en Chine) qui sont tout aussi florissantes. Surtout, la religion joue un rôle qui va bien au-delà des idéologies laïques. Dans le monde moderne, la religion est une force centrale, qui motive et mobilise les énergies. C’est une pure et simple preuve d’orgueil que de penser que, parce que le communisme soviétique s’est effondré, l’Occident a vaincu pour toujours et que les musulmans, les Chinois, les Indiens et d’autres encore vont se hâter d’adhérer au libéralisme occidental comme si c’était la seule alternative. La division de l’humanité à la lumière des concepts de la guerre froide n’a plus cours. Les divisions fondamentales sont désormais ethniques et religieuses. Les différentes civilisations demeurent et ce sont elles qui suscitent les nouveaux conflits.