Les critères de la vérité

Le problème de la connaissance se déduit de la définition de la vérité (au sens de la « vérité-adéquation »). Si la vérité est l’adéquation entre d’une part la représentation de la réalité par l’esprit, et, d’autre part, la réalité telle qu’elle est, le problème de savoir comment distinguer entre l’erreur et la vérité dans ses jugements (ou ses pensées). Comment puis-je savoir si ce que je pense de la réalité correspond bien à la réalité ?

Il faut pour cela des critères de la vérité. A quoi reconnaît-on le vrai ? Les critères de la vérité se déduisent de notre pouvoir de connaître, lequel utilise à la fois l’expérience sensible, c’est-à dire l’accès à la réalité par l’intermédiaire des cinq sens et la raison, c’est-à-dire la faculté de penser. Nous disposons de trois critères pour reconnaître l’erreur et la vérité.

L’évidence sensible. L’évidence est ce qui s’impose à moi. L’évidence sensible est celle qui s’impose à moi par les sens. Mettre la main sur le feu permet impose comme une évidence le savoir que le feu brûle. Le sens privilégié par la connaissance est la vue. Dans les sciences, on parle des données de l’observation pour désigner les faits dont il est impossible de douter et sur lesquels l’enquête scientifique peut s’appuyer. L’observation directe est un critère de vérité dont on ne peut se passer: je crois nécessairement ce que je vois.

L’évidence logique. Notre pensée utilise spontanément le principe de non-contradiction. Je sais immédiatement, sans avoir besoin d’y réfléchir, que la proposition « ce triangle est carré » est fausse, car illogique, contradictoire : la définition du triangle (une figure à trois côté) rend logiquement impossible l’affirmation selon laquelle un triangle puisse être un carré, puisqu’e le carré est par définition une figure à quatre côtés. La proposition « ce triangle a trois angles » est en revanche une évidence logique qui ne mérite pas qu’on s’y attarde, car nous savons immédiatement, sans avoir besoin d’y réfléchir, que la propriété « avoir trois angles » se déduit de la définition du triangle. Dans même dans le syllogisme : « Tous les hommes sont mortes, Socrate est un homme, Donc Socrate est mortel », la dernière affirmation (la conclusion du raisonnement) se déduit logiquement, avec évidence, des deux premières affirmations (prémisses du raisonnement).

L’accord des esprits. L’évidence est la certitude subjective. Une certitude est un jugement qui résiste au doute. Une affirmation est jugée certaine quand il apparaît impossible d’en douter. Le sentiment d’évidence est la certitude subjective qui sert de critère pour établir la certitude objective du jugement. L’expérience montre cependant que l’on peut se tromper. L’apparence sensible ou l’apparence logique peuvent nous induire en erreur. « L’erreur, écrit le philosophe Kant, consiste à prendre l’apparence de la vérité pour la vérité elle-même« . Nous avons donc besoin d’un autre critère de vérité que la certitude subjective qui nous vient du sentiment d’évidence (sensible ou logique). Le troisième critère est celui de l’intersubjectivité. Dans la mesure où je sais que les autres disposent du même pouvoir de connaissance que moi, je peux prendre en considération leur jugement pour le comparer avec le mien : si nous tombons d’accord, nous pouvons estimer que cet accord renforce la certitude du jugement, constitue une preuve de vérité. La certitude objective du jugement est établie par l’intersubjectivité, la conviction partagée par toutes les subjectivités.

La vérité : définitions et propriétés

La vérité, dans son sens le plus ordinaire, désigne l’idéal de la connaissance. La connaissance étant connaissance de la réalité, la définition de la vérité est la suivante :

La vérité est l’adéquation entre une affirmation et la réalité.

Par affirmation, il faut entendre ici ce qu’on appelle un jugement de réalité, c’est-à-dire une affirmation qui vise à décrire la réalité telle qu’elle est. Les jugements de réalité peuvent être vrais ou faux, à la différence des jugements de valeurs, qui sont des affirmations dont la finalité est de porter une appréciation sur la réalité (« C’est beau », « c’est injuste », etc.).

Cette définition est celle de la vérité-adéquation ou vérité-correspondance (ce qu’on pense ou ce qu’on dit en tant que cela correspond à la réalité telle qu’elle est). Le contraire de la vérité est l’erreur : l’inadéquation entre une affirmation et la réalité (l’affirmation qui ne correspond pas à la réalité qu’elle cherche à décrire).

On peut cependant aussi parler de vérité-cohérence, pour désigner l’absence de contradiction entre les affirmations d’un même discours ou d’une même théorie. En ce sens, la vérité est l’accord des différentes affirmations entre elles. Une démonstration mathématique est vraie si l’affirmation qui conclut la démonstration est en accord avec l’ensemble des affirmations qui la précèdent. Il en va de même pour toute argumentation : même si le propos n’est pas de décrire une réalité, on peut parler de vérité au sens de la vérité-cohérence s’il y a une cohérence logique du propos à chacune de ses étapes jusqu’à la conclusion. Le contraire de la vérité, en ce sens, est l’erreur logique : la contradiction entre deux affirmations.

Lorsque la vérité est opposée au mensonge, elle prend encore un sens différent. Le mensonge est le propos que l’on sait être faux et que l’on tient dans l’intention de tromper autrui. Par opposition au mensonge, la vérité est l’adéquation entre ce qu’on dit et ce qu’on pense. On appelle véracité (ou bonne foi, sincérité, franchise), la vertu (qualité morale) de l’homme qui cherche toujours à exprimer ce qu’il pense être vrai. La véracité d’un discours, même si celui-ci est faux, est la valeur du discours en tant qu’il est tenu pour dire le vrai.

L’erreur se distingue du mensonge par son caractère involontaire : dans l’erreur, on se trompe sans le vouloir; dans le mensonge, on cherche volontairement à tromper autrui. Le problème des rapports entre vérité et mensonge concerne donc la morale. Celui des rapports entre l’erreur et la vérité concerne la connaissance.

L’illusion est l’erreur de jugement qui résiste à la critique, en tant qu’elle exerce une séduction sur l’esprit. Comme l’illusion d’optique, l’illusion est une erreur de jugement ancrée dans notre nature. Une simple erreur est contingente [contingent signifie ce qui pourrait être autrement], c’est-à-dire évitable et susceptible d’être facilement rectifiée; l’illusion est une erreur nécessaire [nécessaire signifie ce qui ne peut être autrement]. L’illusion est difficilement évitable et difficile à corriger parce qu’elle s’enracine dans notre désir – l’illusion consiste à prendre ses désirs pour des réalités – ou dans les tendances de notre esprit. L’illusion séduit celui qu’elle trompe parce qu’elle flatte son désir ou satisfait une tendance de son esprit. L’illusion repose sur le désir d’être trompé et de se tromper : dans l’illusion, l’homme est attaché à son erreur; d’où la difficulté de s’en défaire.

Les propriétés de la vérité

Les propriétés de la vérité découlent de l’analyse de l’idée de vérité. Avoir ces propriétés en tête permet de savoir ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire à propos de la vérité.

La vérité est certaine. La vérité est la certitude fondée sur la preuve. Toute certitude n’est pas une vérité mais toute vérité est une certitude. Dire « il est vrai que 2 + 2 = 4 » et « il vrai que la terre est de forme sphérique » équivaut à dire « il est certain que 2 + 2 = 4 » et « il est certain que la terre est de forme sphérique ». Il serait absurde d’affirmer qu’une vérité est douteuse. Douter d’une vérité revient à affirmer qu’il ne s’agit pas d’une vérité mais d’une apparence de vérité. En affirmant que toutes nos connaissances sont incertaines, le scepticisme affirme qu’il n’y a pas de vérité, pas de connaissance stricto sensu, mais seulement des croyances vraisemblables (qui semblent vraies).

La vérité est universelle. L’universalité est ce qui est valable pour tous. La vérité est universelle non pas en fait (ce sur quoi tous tombent d’accord) mais en droit (ce sur quoi tous, à condition de faire bon usage de leur raison et de reconnaître la preuve, devraient tomber d’accord). [La distinction en fait/en droit corresponde à la distinction entre « ce qui est » et « ce qui devrait être »]. L’universalité est une propriété qui peut servir à définir la vérité, en lui donnant un sens plus englobant que la seule vérité-correspondance : une vérité est un jugement valable pour tous, quand bien même il ne s’agit pas d’un jugement de réalité. Un jugement mathématique (2 + 2 = 4), par exemple, peut être dit « vrai » alors qu’il ne s’agit pas d’un jugement de réalité. Les connaissances mathématiques, purement rationnelles, sont les plus certaines de toutes, plus certaines que les vérités scientifiques, qui sont des vérités de fait (des jugements de réalité vrais au sens de la « vérité-correspondance, au sens où ils correspondent à la réalité telle qu’elle est.) On peut à cet égard distinguer les vérités rationnelles (jugements rationnels qui ne sont pas des jugements de réalité) et les vérités de faits (les jugements de réalité en tant qu’ils sont vrais).

Les autres propriétés se déduisent de l’universalité.  

La vérité est objective. Il serait absurde d’affirmer qu’une vérité est subjective. La notion d’objectivité à deux significations. Au sens strict, « objectivité » désigne la conformité de la connaissance à son objet (la réalité étudiée). Une vérité de fait est nécessairement une connaissance objective. Au sens large, « objectivité » désigne ce qui n’est pas valable simplement pour moi, subjectivement, mais pour tous : l’intersubjectivité constitue ainsi le critère de l’objectivité. « 2 + 2 = 4 » est en ce sens une vérité « objective », la notion d’objectivité s’appliquant aussi bien aux vérités rationnelles qu’aux vérités de fait. En tant qu’elle est objective, universellement valable, la vérité est impersonnelle et s’oppose à l’opinion personnelle. Il serait absurde d’affirmer que « 2 + 2 = 4 » est une opinion personnelle. Cela reviendrait à affirmer que la proposition n’est pas reconnue comme une vérité.

La vérité est éternelle, ou définitive et permanente. Cette propriété est celle de l’universalité dans le temps : une vérité est un jugement valable pour tous dans le temps. Il serait absurde d’affirmer que « 2 + 2 = 4 » est un jugement qui n’est valable que pour l’humanité présente. Dire que c’est une vérité équivaut à dire qu’il est valable pour tous les temps à venir. La vérité, une fois reconnue comme telle, est définitive et indestructible, destinée donc à demeurer permanente, Dans le langage courant, on parle de « découverte de la vérité », et non de « création de la vérité », comme si la vérité était présente et recouverte d’un voile d’ignorance avant que l’esprit humain en prenne conscience. Ce qui revient à projeter rétrospectivement sur le passé la conscience de la validité universelle du jugement.

L’éternité signifie ce qui n’a pas de commencement ni de fin dans le temps, ce qui est hors du temps. Penser que « 2 + 2 = 4 » est une vérité équivaut à penser que ce jugement doit être considéré, en droit, comme un jugement rationnellement valable, quand bien même les mathématiques n’auraient jamais été découvertes par l’humanité, et quand bien même l’humanité n’aurait jamais existé. Pour le dire autrement, une vérité est une connaissance telle que Dieu – l’esprit omniscient dont la connaissance n’est pas limité par la condition temporelle – se la représente de toute éternité, ou bien telle que des êtres rationnels, n’importe où dans l’univers à n’importe quel moment du temps pourraient se la représenter.

La vérité est absolue. Ce qui signifie que la vérité existe en soi, indépendamment de l’esprit qui la pense (de la conscience particulière qui se la représente). Il serait absurde d’affirmer que « 2 + 2 = 4 » est un jugement universellement valable en droit tout en affirmant qu’il n’est vrai que pour les humains qui ont produit la connaissance mathématique, ou qu’il n’est vrai que pour les humains qui enseignent et apprennent les mathématiques. Autrement dit, il serait absurde d’affirmer que la vérité est relative, c’est-à-dire relative à l’esprit qui la conçoit. C’est pourtant ce qu’affirme le relativisme, la doctrine selon laquelle la vérité est relative. Comme le scepticisme, le relativisme formule ainsi une objection contre l’idée même de vérité. Affirmer qu’une connaissance ou une vérité n’a qu’une valeur relative équivaut à affirmer qu’il ne peut y avoir de connaissances universellement valables, de « vérités » au sens strict. Pour le relativiste, « connaissance » et « vérité » sont des notions qui ne servent qu’à désigner la croyance ou la vision du monde partagée par une communauté humaine particulière dans l’histoire : croire que la vérité est absolue, c’est-à-dire croire aux propriétés de la vérité (certitude et universalité) est pour le relativiste une illusion de l’esprit.