Qu’est-ce que l’esprit scientifique ?

Il y a plusieurs définitions possibles de la science. En un sens, la science n’existe pas, il existe des sciences, chacune définie par l’objet qui lui est propre (la biologie est l’étude du vivant, la sociologie, l’étude de la société, etc.). Dans un sens très général, science est synonyme de savoir ou de connaissance; en ce sens, il est possible de parler de « science du droit » à propos du savoir du juriste, de science philosophique ou de science théologique. Ce qu’on appelle science aujourd’hui est la connaissance de la nature, la physique au sens général du terme (qui comprend toutes les sciences de la nature), ce qu’on appelait encore au 18e siècle la philosophie naturelle. Par extension, le projet d’étudier l’histoire et les sociétés humaines en prenant pour modèle sinon les méthodes du moins l’esprit des sciences de la nature a donné naissance à ce qu’on appelle les sciences historiques ou les sciences humaines.

Ce qui fait la scientificité de la science, et qui donc la définit, ce sont les règles de la méthode qui fondent la connaissance objective. C’est donc l’esprit scientifique qui définit la science, c’est-à-dire l’ensemble des règles que l’esprit doit adopter pour être scientifique dans son approche de la réalité. Il faut distinguer trois types de règles, qui concernent respectivement la définition de la réalité, la théorie de la preuve et le rapport aux valeurs.

Les postulats de la recherche scientifique

Les postulats de la recherche scientifique ont pour objet la définition a priori de la réalité qui constitue l’objet de la recherche scientifique (la définition de la réalité qu’il faut admettre avant toute connaissance pour que la connaissance soit possible). On appelle postulat ce qu’il faut admettre sans pouvoir le prouver. Les postulats sont des croyances d’un genre particulier : ce sont des croyances nécessaires, que l’on justifie par les conséquences bénéfiques que l’on en tire. Les postulats de l’esprit scientifique sont des croyances qui sont en même temps des règles : pour faire de la science, il faut 1) croire ou admettre qu’il existe une réalité objective, indépendante de ce que chacun en perçoit subjectivement, 2) appeler réalité celle qui se présente à nous par l’intermédiaire des sens, une réalité constituée de corps matériels situés dans le temps et dans l’espace, 3) croire ou admettre qu’au sein de cette réalité, qu’on appelle la nature, tout ce qui arrive a pour cause un mécanisme naturel.

Le réalisme scientifique

L’esprit scientifique postule l’existence d’une réalité objective, commune à tous les esprits. Philosophiquement, il est impossible de prouver que ce que nous appelons réalité existe indépendamment de la conscience que nous en avons : la conscience est conscience de la réalité et nous appelons réalité la réalité dont nous avons conscience. Pour prétendre à l’objectivité ou à la vérité scientifique, il faut admettre la possibilité de faire au sein de la conscience le partage entre ce qui est subjectif (la réalité pour moi ou pour le groupe auquel j’appartiens) et ce qui est objectif (la réalité en soi, abstraction faite de la conscience qu’on en a). La prétention à la vérité est fondée sur l’idée que notre esprit dispose de critères (l’évidence sensible, l’évidence rationnelle, l’accord des esprits) pour distinguer ce qui est objectif de ce qui est simplement subjectif, pour prouver que la réalité telle qu’on la pense correspond à la réalité telle qu’elle est. Encore faut-il pour cela, c’est la condition, admettre qu’il existe une réalité en soi, référence commune à toutes les consciences, par-delà la manière dont celle-ci apparaît à chacun.

L’esprit scientifique refuse donc par principe le relativisme, la doctrine philosophique selon laquelle la vérité est toujours relative à l’esprit qui la conçoit. La science ambitionne la vérité au sens de la vérité-adéquation : l’adéquation entre la représentation de la réalité par l’esprit et la réalité telle qu’elle est en soi. Un scientifique ne peut admettre que ce que la science présente comme étant « la réalité », soit considéré comme étant simplement la vision du monde particulière d’un individu, d’une culture, d’une civilisation, d’une époque ou même de l’humanité. La vérité scientifique est universelle ou elle n’est pas.

Le matérialisme scientifique (ou naturalisme scientifique)

L’esprit scientifique postule que toute connaissance commence avec l’expérience, c’est-à-dire avec la rencontre du réel par l’intermédiaire des sens. Autrement dit, la science appelle réalité la réalité empirique (la réalité dont on peut faire l’expérience, c’est-à-dire la réalité que l’on peut connaître par l’observation). Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas d’autre réalité pour la science que la réalité naturelle (la réalité physique). Cette réalité est constituée de matière, de corps (gazeux, liquides ou solides, visibles ou invisibles) situés dans le temps et dans l’espace. On parle indifféremment de naturalisme scientifique ou de matérialisme scientifique pour caractériser ce parti pris de l’esprit scientifique.

Ce postulat signifie que l’esprit scientifique prend pour règle de définir a priori (avant toute connaissance) la réalité par la matière, ce qui implique d’exclure du domaine de la science (de la connaissance de la nature) les esprits (anges, démons, etc.), l’âme et le divin (les dieux, ou Dieu). La science prohibe l’animisme et se démarque explicitement de la métaphysique (théologique ou philosophique).

Le matérialisme scientifique, qui est une règle de méthode, doit cependant être distingué du matérialisme philosophique, qui est une doctrine philosophique de la réalité. Dans les deux cas, le matérialisme correspond à l’idée selon laquelle tout est matière (il n’y a que des corps). Pour le scientifique (qui peut éventuellement être croyant par ailleurs), cette idée n’est rien d’autre que le postulat qu’il doit adopter en tant que scientifique, dans son activité de scientifique (la réalité qu’étudie la science est la même pour le croyant ou pour l’athée). Pour le philosophe, le matérialisme est la parti pris métaphysique selon lequel il n’existe pas d’autre réalité que la réalité qu’étudie la science, celle des corps matériels. Le matérialisme philosophique est donc indissociable de l’athéisme.

La science n’est pas athée, elle est agnostique, ce qui signifie qu’elle ne se prononce pas sur les questions métaphysiques relatives à l’origine et à la fin ultime de toutes choses : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? le monde est-il éternel ou bien est-il le produit d’une Création ? Existe-t-il un Dieu ? La Providence (le plan de Dieu) donne-t-il un sens à l’histoire du monde ? Existe-t-il un âme distincte du corps ? Existe-t-il un Au-delà de la vie terrestre pour les mortels ? Etc.

Le déterminisme scientifique

L’esprit scientifique postule que dans la nature (la réalité qu’étudie la science), tout ce qui arrive a pour cause un mécanisme naturel. Ce postulat est relatif à l’explication scientifique. La science ne se borne pas à décrire (dire ce qu’elle observe), elle ambitionne d’expliquer les phénomènes observés (les faits, la réalité telle qu’elle apparaît à l’observation). Expliquer, au sens scientifique du terme, signifie dévoiler et dire la cause des phénomènes observés. Le déterminisme scientifique est la règle qui exige la mise en oeuvre du principe de causalité – le principe selon lequel « rien n’arrive sans cause » – dans l’étude de la nature. Tout ce qui arrive dans la nature, tout phénomène observé, doit être interprété comme l’effet d’une cause, laquelle n’est pas toujours connue ni observable. Les lois de la nature, dont les sciences font la théorie, sont les lois qui déterminent les phénomènes à exister comme ils existent. Une détermination est une cause déterminante, la cause qui détermine l’existence et la manière d’exister d’un être.

Le postulat du déterminisme scientifique est une règle qui pose un interdit : l’explication des phénomènes observés dans la nature ne doit pas recourir au mode d’explication par lequel les hommes expliquent ordinairement leurs propres actions. L’explication scientifique proscrit le finalisme, l’explication par les causes finales (la finalité).

Il existe en effet deux manières de répondre à la question « Pourquoi ? », deux manières pour l’esprit de mettre en oeuvre le principe de raison (le principe suivant lequel « rien n’est sans raison »). Il faut distinguer les raisons et les causes ou, pour le dire autrement, les causes finales (les raisons d’agir, qui déterminent les fins – buts, finalité – des actions) et les causes efficientes (ou mécaniques).

Parce que nous sommes doués de conscience, nous pouvons rattacher nos actions à nos intentions et considérer ainsi que les décisions de notre conscience, qui déterminent notre volonté, sont la cause déterminante de nos actions. De même, nous pouvons comprendre les actions des autres hommes au moyen d’une interprétation qui postule que ces actions sont les effets de leurs décisions conscientes. Selon ce postulat interprétatif (le postulat du libre-arbitre), il y a toujours une volonté (invisible) derrière une action (visible).

L’explication du mouvement d’une chose dépourvue de conscience et de volonté, en revanche, suppose l’existence d’une cause mécanique : la cause qui détermine le mouvement (le mouvement d’un astre par exemple), en l’absence de raison d’agir, ne peut être qu’une force physique. L’explication par les causes doit donc être distinguée de l’explication par les raisons. Si on veut être précis, il faut distinguer entre expliquer – dévoiler la cause d’un mouvement – et comprendre – dévoiler le sens d’une action.

Le postulat négatif de la recherche scientifique est qu’il n’y a pas d’esprit, de volonté, derrière les mouvements et les événements du monde. Les changements observables qui affectent les corps matériels doivent être expliqués exclusivement par des causes, non par des raisons. La science n’a pas pour fonction d’interpréter le sens des événements du monde, mais de dévoiler les mécanismes (lois causales) qui les produisent. Cette règle de l’esprit scientifique se heurte à une tendance naturelle de l’esprit humain qui consiste chercher derrière les phénomènes observés – pour en comprendre le sens – une intentionalité, c’est-à-dire l’oeuvre d’une volonté, d’un esprit. Comme l’écrit Spinoza : « Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin. »

On pourrait définir la science comme le mode de connaissance de la nature qui, à la différence de l’animisme ou de la théologie, prohibe absolument l’explication des phénomènes observés par des causes finales (les intentions d’une volonté, le plan conçu par un esprit). Le postulat du déterminisme scientifique commande d’écarter le préjugé en faveur de la Providence divine, la tendance à expliquer les événements du monde par la volonté de Dieu. La volonté de Dieu considérée comme une cause susceptible de tout expliquer, estimait Spinoza au 17e siècle – en un temps où l’autonomie de la recherche scientifique n’était pas encore admise – ne peut être qu’un « asile de l’ignorance » : un refuge pour l’ignorant, qui dispose ainsi à peu de frais d’une réponse complète à ses questions (quelle est la cause de ce qui arrive ? quel sens peut avoir cet événement ?); mais aussi un obstacle à la connaissance, puisque l’illusion d’être en possession de la clé d’interprétation universelle des événements du monde empêche de se mettre à la recherche des mécanismes naturels qui en sont les causes véritables.

Comme le matérialisme scientifique, le déterminisme scientifique donne lieu à des malentendus. La théorie darwinienne l’évolution qui sert de base à la connaissance du vivant depuis le 19e siècle est parfois contestée au nom de l’argument théologique fixiste et créationniste (tirée du texte de la Genèse) selon lequel l’homme et le monde du vivant auraient été créés par Dieu tels qu’ils sont aujourd’hui au moment de la Création. Non seulement la science du vivant établit que les formes de vie ont une histoire, mais l’évolution du vivant telle que la conçoit Darwin a pour moteur un mécanisme aveugle, celui de la « sélection naturelle », de sorte que pour expliquer l’histoire de la vie l’hypothèse d’une intelligence créatrice (d’un « dessein intelligent ») n’est nullement nécessaire. L’apparition, la transformation et la disparitions des espèces s’explique par le hasard : les petites variations qui se produisent lors de la reproduction ne peuvent se transmettre aux générations suivantes que si elles favorisent la survie et la reproduction dans un environnement naturel donné. Les organismes vivants paraissent avoir été admirablement organisés en vue de l’adaptation à leur environnement, mais il n’y a pas de cause finale : les êtres vivants ne sont pas le produit d’une volonté consciente d’adaptation, ni l’oeuvre d’un créateur intelligent qui, à la manière d’un artisan, aurait conçu et réalisé la perfection de leur organisation.

Autrement dit : l’explication scientifique de l’évolution du vivant par le mécanisme de la sélection naturelle ne fait pas appel à la Providence divine (l’idée d’un plan de Dieu). Mais ce refus de principe ne vaut que pour la démarche scientifique. Une théorie qui prétendrait expliquer les transformations du vivant par l’intervention de l’intelligence divine ne pourrait pas en même temps prétendre être scientifique, puisqu’elle violerait ainsi l’un des postulats de la science, une règle méthodologique qui fait partie du « contrat » que tout scientifique doit respecter. La connaissance de la nature n’est possible que si l’on admet a priori que tout ce qui arrive dans la nature a pour cause un mécanisme naturel : ce principe d’explication constitue le point de départ de toute démarche scientifique. En revanche la science ne peut affirmer qu’il n’y a pas de Providence (de plan conçu par un Dieu créateur de toutes choses), de sorte que la théologie est compatible avec la science si – sans interférer avec la démarche scientifique – elle considère que le récit scientifique de l’évolution du vivant est le récit de l’histoire de la vie telle que Dieu l’a conçue et l’a voulue. Ce qui implique bien entendu, tout en conservant l’idée de Création divine, de renoncer à la lecture littérale des Ecritures.

La méthode scientifique (la théorie de la preuve)

C’est la méthode scientifique qui caractérise le plus essentiellement l’esprit scientifique. Le rationalisme scientifique, comme tout rationalisme, mobilise les trois règles de l’esprit critique : 1) penser par soi-même (contre les préjugés); 2) se mettre en pensée à la place de tout autre (dans la communication avec les autres scientifiques, laquelle implique la critique réciproque); 3) toujours penser en accord avec soi-même (l’exigence de cohérence des théories, qui caractérise le rationalisme en général). La singularité du rationalisme scientifique tient à la méthode d’administration de la preuve : la science dispose du moyen de contrôler la valeur de vérité de ses théories par le recours à l’expérience (à l’observation). La preuve scientifique est une preuve par l’expérience (preuve empirique, par la « méthode expérimentale »).

Deux idées épistémologiques (l’épistémologie est l’étude de la science et de la méthode scientifique) sont à retenir : 1) la science est une connaissance empirique (par expérience), qui tire sa prétention à la vérité de l’observation directe de la nature; 2) la preuve scientifique (c’est-à-dire la preuve par l’expérience, le fait observé) qui garantit la certitude de la connaissance n’est paradoxalement pas une preuve de la vérité des théories (vérification de l’hypothèse par l’expérience), mais une preuve de l’erreur (réfutation de l’hypothèse par l’expérience).

La recherche scientifique ne consiste pas à chercher la vérité dans les livres mais à étudier directement « le grand livre de la nature ». Le point de départ de la démarche scientifique est l’observation. L’observation ne suffit pas à faire de la science (« Une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierre n’est une maison« , formule du physicien Henri Poincarré), mais une théorie scientifique est dépendante des données de l’observation et doit être controlée par le recours à l’observation. D’où la nécessité de recourir à des instruments d’observations toujours plus perfectionnés (télescopes et microscopes notamment) – le progrès des techniques rendu possible par le progrès scientifique favorisant ainsi en retour le progrès des sciences.

La science consiste à décrire précisément les phénomènes observés, puis à expliquer ces phénomènes, expliquer scientifiquement signifiant dévoiler les mécanismes qui produisent les phénomènes observés. On appelle phénomène, la chose (la réalité) telle qu’elle apparaît et peut être décrite, et lois de la nature, les lois causales ou mécanismes qui font l’objet des hypothèses théoriques conçues par l’esprit du scientifique. Les deux outils de la connaissance scientifique sont donc la raison et les sens (la théorie et l’expérience). La théorie de la méthode scientifique – ou théorie de l’esprit scientifique – consiste à décrire la manière dont ces deux facultés de connaître se combinent pour produire et prouver la connaissance de la nature.

En matière de théorie de l’esprit scientifique, il est nécessaire de déconstruire un préjugé qui est à la fois ancré dans le sens commun et dans la philosophie de la connaissance sous le nom l’empirisme. L’empirisme est la théorie de la connaissance selon laquelle toutes nos idées viennent des sens. L’empirisme valorise l’expérience, prenant appui sur l’évidence sensible comme critère de vérité : nous ne pouvons pas douter de nos perceptions sensibles, je crois nécessairement ce que je vois. Selon cette théorie, l’expérience ne sert pas seulement à contrôler les théories, mais aussi à les produire par l’induction, le raisonnement qui consiste à tirer une loi générale en partant d’une série d’observations particulières : l’observation des régularité dans la nature permettrait de concevoir par généralisation les lois universelles de la nature.

Selon l’empirisme, l’esprit est scientifique en tant qu’il se laisse instruire par la nature sans préjugés – les constructions théoriques de la raison pouvant elles-mêmes être considérées comme des préjugés (des idées préconçues, puisque conçues par la raison indépendamment de l’expérience, c’est-à-dire avant la collecte de faits au moyen de l’observation). Une telle conception de la relation entre l’esprit et la nature peut être illustrée par la métaphore de la relation de l’élève et du maître d’école : l’esprit scientifique est face à la nature comme l’élève qui questionne le maître et attend de lui les réponses à ses questions. Faire preuve d’esprit scientifique consisterait à laisser parler les faits, c’est-à-dire à attendre de la nature qu’elle lui fournisse les informations – les données de l’observation – répondant aux questions que l’on se pose à son sujet.

Paradoxalement, l’esprit qui adhère à cette conception de la méthode est conduit à croire trop facilement aux théories qu’il élabore – certain qu’il est de la valeur objective des idées qu’il tire des faits eux-mêmes, de l’observation directe de la réalité. L’empirisme pèche par défaut d’esprit critique. Il cède à ce qu’on appelle aujourd’hui le biais de confirmation, la tendance naturelle de l’esprit à considérer que l’observation d’un fait qui confirme une idée constitue une preuve de vérité. L’empirisme est fondé sur la croyance fausse selon laquelle les idées et les théories sont tirées (induites) de l’observation et prouvées par l’observation.

Comme l’a montré l’épistémologue Karl Popper, la preuve scientifique est une preuve négative : l’observation d’un fait peut constituer la preuve de l’erreur d’une théorie, non la preuve de sa vérité. L’observation de mille cygnes blancs ne prouve pas la vérité de la proposition « Tous les cygnes sont blancs »; l’observation d’un seul cygne noir prouve en revanche avec certitude la fausseté de celle-ci. « Les théories ne sont jamais vérifiables empiriquement« , écrit Popper. Il baptise faillibilisme la théorie de la connaissance qu’il propose, selon laquelle toutes nos connaissances sont conjecturales (hypothétiques, conjecture est synonyme d’hypothèse), c’est-à-dire faillibles, susceptibles d’être remise en cause.

Même si cette affirmation peut sembler paradoxale, puisque la science est considérée aujourd’hui comme le domaine de la vérité par excellence, il faut considérer que dans les sciences, c’est toujours l’erreur et non la vérité qui est certaine. « Vérité scientifique » signifie que la représentation de la réalité produite par la science est la meilleure jamais produite dans l’histoire de l’humanité, et non pas qu’il est absolument certain que cette représentation de la réalité corresponde exactement à la réalité telle qu’elle est. Une théorie est vraie par rapport aux théories dont la fausseté a été démontrée, ce qui signifie qu’elle constitue la meilleure approximation de la vérité dans l’état actuel de la connaissance. Mais la seule certitude absolue dans les sciences est celle de l’erreur. La valeur de la méthode scientifique tient précisément à sa capacité à détecter l’erreur, à utiliser l’observation pour réfuter les théories : c’est la faculté à repérer et à éliminer les erreurs qui constitue le moteur du progrès scientifique.

La science, estime Popper, procède comme tout apprentissage par essais et erreurs : l’essai, c’est l’idée que l’esprit se fait de la réalité, l’erreur, le démenti que la réalité lui inflige, l’obligeant ainsi à concevoir une autre idée. Selon cette conception de l’esprit scientifique, l’initiative revient à l’esprit qui conçoit la théorie. la relation entre l’esprit authentiquement scientifique et la nature peut être illustrée par la métaphore du juge d’instruction et du témoin : loin d’être bavarde comme un professeur, la nature est muette, de sorte que l’enquêteur doit la questionner pour la faire parler. Comme le juge d’instruction, le chercheur conçoit et formule les théories, lesquelles ne sont que des hypothèses. L’expérimentation, c’est-à-dire l’expérience construite par le scientifique en vue de produire une observation qui valide ou invalide la théorie, est comme une question adressée à la nature. La valeur de la réponse dépend nécessairement de la valeur de la question.

On appelle méthode expérimentale, la méthode qui consiste à construire à partir de la théorie l’expérience susceptible de réfuter la théorie. « Pouvoir être testé, c’est pouvoir être réfuté« , écrit Popper : « Tous les tests effectifs constituent des tentatives de réfutation« . La méthode est hypothético-déductive. De l’hypothèse (la théorie de la loi de la nature) conçue par l’esprit scientifique, on tire une conséquence possible : on « déduit » de la théorie l’observation d’un événement particulier à venir (prévision). On appelle « expérience cruciale » l’observation anticipée par la théorie et destinée à contrôler celle-ci.

Par l’expérimentation, la théorie s’expose à la contradiction par l’expérience, ce qui en fait la scientificité : une théorie est scientifique si et seulement si elle est falsifiable (susceptible d’être infirmée ou réfuter) par observation nouvelle. Ce qui revient à dire qu’elle est scientifique dans la mesure où elle permet de déduires des prévisions précises qui s’exposent à être démenties par la réalité. « Un système doit être tenu pour scientifique seulement s’il formule des assertions pouvant entrer en conflit avec certaines observations. » (Karl Popper.) L’esprit scientifique est ainsi une des expression de l’esprit critique : contre le vérificationnisme (ou biais de confirmation) – la croyance selon laquelle une observation peut prouver la vérité d’une croyance – qui est la pente naturelle de l’esprit, la méthode scientifique consiste à rechercher la contradiction par l’expérience comme moyen d’éliminer les erreurs de jugement. On ne devrait donc pas dire (en toute rigueur) d’une théorie scientifiquene qu’elle est « confirmée » ou « vérifiée » par l’expérience, mais qu’elle a été « contrôlée », « corroborée » ou « validée » par l’expérience, en tant qu’elle a résisté aux tests destinés à la réfuter.

L’exposition à la contradiction par l’expérience implique que la vérité scientifique doit être considérée comme provisoire. Ce qui peut sembler paradoxal puisque la vérité est par définition définitive. Cela tient au fait qu’on appelle « vérité scientifique » ce qui n’est en réalité que la meilleure approximation possible de la vérité, la connaissance la plus « exacte » (la plus proche de la réalité telle qu’elle est) jamais produite. Seule l’erreur est définitive, puisque seule l’erreur est certaine. On ne peut parler de vérité « sanctionnée » ou définitive à propos de d’une théorie scientifique que lorque toutes les théories concurrentes ont été définitivement éliminées par la preuve de leur fausseté.

Illustrations 1

Le biologiste et médecin français Claude Bernard (1813-1878) décrit la méthode expérimentale en évoquant ses recherches sur la glycogénie animale (Claude Bernard le chercheur qui a découvert la fonction glycogénique du foie).

De ce texte, on peut tirer cinq leçons d’épistémologie, la dernière étant la plus importante :

1) Construire une expérimentation est une manière d’interroger la nature : « instituer une expérience, c’est poser une question. » « L’esprit de l’expérimentateur doit être actif, c’est-à-dire qu’il doit interroger la nature et lui poser des questions dans tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées. » « L’expérimentateur qui se trouve en face des phénomènes naturels ressemble à un spectateur qui observe des scènes muettes. Il est en quelque sorte le juge d’instruction de la nature. »

2) Ce n’est pas la nature qui fournit à l’esprit les idées, mais c’est l’esprit qui prête ses idées à la nature. « L’expérimentateur raisonne nécessairement d’après lui-même et prête à la nature ses propres idées. » Comme le dit Kant, les sens ne sont pas trompeurs, mais ils ne pensent pas. Les idées ne viennent pas des sens, mais de l’esprit qui les conçoit. L’esprit, dans l’expérimentation, est actif, il n’est pas le miroir du spectacle de la nature. La théorie scientifique, autrement dit, n’est pas le miroir de la nature, c’est une construction intellectuelle, une création de l’esprit, un produit de l’imagination scientifique.

3) Peu importe la manière dont l’esprit trouve ses idées, l’important est la manière dont il teste celles-ci. L’idée scientifique n’est pas le produit de l’expérimentation, elle la précède et en constitue la condition de possibilité. « Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue. » « L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée. »

4) La fonction de l’expérimentation est de tester la valeur de vérité de l’hypothèse, c’est-à-dire de l’idée conçue par l’esprit du scientifique. Cette idée exprime une loi de la nature qui permet d’anticiper des observations possibles. La vertu d’une théorie est de pouvoir en déduire des prévisions, lesquelles peuvent être utilisées en retour pour tester la validité de la théorie : « L’expérimentateur est celui qui, en vertu d’une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des phénomènes observés, institue l’expérience de manière que, dans l’ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l’hypothèse ou à l’idée préconçue. »

5) L’invalidation de l’idée scientifique par l’expérimentation a valeur de preuve, mais l’expérimentation ne permet pas de confirmer une hypothèse. Autrement dit : l’observation du résultat attendu ne prouve pas la vérité de l’idée scientifique, tandis que le résultat qui contredit les attentes de l’esprit (l’anticipation déduite de l’hypothèse) a valeur de preuve négative (preuve de l’erreur). Claude Bernard compare, à titre d’exemple, deux expériences. La première expérience consiste à nourrir un chien d’une soupe de lait sucrée ; l’anticipation déduite de l’hypothèse initiale du scientifique est que le sucre ingéré doit se retrouver dans le sang du chien après la digestion. Le résultat de l’expérience confirme l’hypothèse (la loi causale qui établit que la digestion de la nourriture sucrée est la cause de la présence du sucre dans le sang). Pourtant – à ce stade le chercheur ne le sait pas encore – l’hypothèse est fausse. La seconde expérience, construite pour confirmer la première, est déduite de cette même hypothèse : en donnant à un autre chien de la nourriture sans aucune matière sucrée, l’observation attendue est l’absence de sucre dans le sang après la digestion. Or, le résultat – le fait observé – est en contradiction avec la prévision de la théorie : Claude Bernard constate avec surprise que le sang du chien qui n’a pas mangé de sucre contient lui aussi du sucre, comme le sang du chien nourri avec du sucre. En conséquence, le chercheur abandonne son hypothèse initiale pour concevoir de nouvelles idées à partir de ce fait nouveau. Conclusion : l’expérimentation (le recours à l’observation) ne peut pas prouver avec certitude la vérité d’une hypothèse, mais elle prouve de manière certaine son insuffisance. Seule la preuve négative est certaine.

Claude Bernard tire de la réflexion sur sa pratique une leçon d’épistémologie (de théorie de la connaissance) : le bon scientifique est celui qui conçoit l’expérimentation non pas pour confirmer ses idées, mais pour les contester. Le mauvais scientifique est à l’inverse celui qui cherche uniquement à les vérifier. La différence entre le bon et le mauvais scientifique – et d’une manière plus générale entre la bonne et la mauvaise manière de progresser dans la connaissance de la réalité – est donc l’esprit critique. « Les hommes qui ont foi dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. »

Illustration 2 – L’exemple de loi de la chute des corps.

Galilée comme Aristote étudient la nature en recourant l’un et l’autre à l’expérience, c’est-à-dire à l’observation. La comparaison entre la formulation de la loi de la chute des corps par l’un et par l’autre permet de distinguer et d’opposer les deux interprétations de la méthode scientifique, deux interprétations de la combinaison entre théorie et expérience.

La loi de la chute des corps selon Aristote – « Plus un corps est massif, plus il tombe vite » a été établie par induction, en suivant la méthode de l’empirisme, qui consiste à généraliser sur la base d’une série d’observations. On voit les corps lourds tomber plus vite que les corps légers; on en tire l’idée générale selon laquelle les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. Suivant cette méthode qui paraît naturelle, les idées viennent des sens et la vérité scientifique dépend de l’observation.

La loi de la chute des corps établie par Aristote est pourtant fausse. Ce que Galilée a démontré par l’expérience de pensée que présente le physicien Etienne Klein dans la première partie de la vidéo ci-dessous. Comme dans une expérimentation réelle, l’expérience de pensée consiste à « supposer qu’une loi est vraie » (hypothèse) pour en déduire les conséquences que l’on peut en tirer. En l’occurrence l’expérimentation n’est pas nécessaire puisque le raisonnement suffit à lui seul à montrer la fausseté de l’hypothèse – dont on peut déduire deux conséquences contradictoires entre elles. La loi d’Aristote tirée de l’observation (c’est-à-dire fondée sur le critère de l’évidence sensible) est donc invalidée par le raisonnement, en vertu du critère de l’évidence logique (la cohérence ou non-contradiction).

Etienne Klein tire de cette réfutation de la loi d’Aristote par Galilée un plaidoyer en faveur du rationalisme, lequel valorise l’activité de l’esprit scientifique, les raisonnements et les constructions théoriques qui ne dépendent pas directement de l’observation. Dans la production de la connaissance, l’esprit scientifique ne se limite pas à tendre un miroir au spectacle de la nature. Ce n’est pas en observant les phénomènes que l’on comprend les lois qui les gouvernent. La loi de la chute des corps telle que Galilée la conçoit – « Tous les objets tombent à la même vitesse dans le vide » – ne correspond pas à ce qu’on voit, puisqu’on ne voit jamais les objets tomber dans le vide (l’air n’est pas le vide et offre une résistance à la chute des corps, comme l’eau ou la mélasse).

La science moderne consiste à expliquer le réel (ce qu’on observe) par des lois dont l’énoncé semble démenti par l’observation (la loi de la chute des corps selon Galilée semble impossible). La loi de la chute des corps n’est pas le reflet du spectacle de la chute des corps. Elle est l’oeuvre de l’esprit scientifique en tant que celui-ci construit des raisonnements en se tenant à distance du monde empirique (des phénomènes tels que nous pouvons les observer).

L’esprit scientifique découvre les lois de la nature, comme la loi de la chute des corps, en réfutant les hypothèses fausses, que celles-ci soient le produit de l’induction ou de l’imagination scientifique. La méthode privilégiée n’est pas l’induction, mais le raisonnement hypothético-déductive, qui consiste à déduire des conséquences de l’hypothèse que l’on croit vraie et qui permet d’éliminer les erreurs lorsque l’on peut montrer que ces conséquences sont fausses.

Textes sur le rapport à la vérité

I

Le texte (un éditorial, signé par Michel Eltchaninoff de la revue Philosophie Magazine)

S’il y a une expression qui m’énerve, c’est celle-là ! Vous êtes en train de déployer une délicate argumentation psychologique pour expliquer le comportement d’un ami. Vous pesez vos mots pour cerner au plus près ce que vous pensez d’un film. Vous tâchez de résumer un article de deux pages en quelques phrases. C’est alors que votre interlocuteur vous jette un regard aussi vide que la mer d’Aral et prononce ces trois syllabes d’un ton gentil, mais morne: “C’est pas faux…” Mais… Mais… C’est un peu court, jeune homme ! Et si “c’est pas faux”, pourquoi ce ne serait pas vrai ?

J’imagine le “c’est pas faux” se décliner en SMS expéditif, genre “cpf”. S’il n’existe pas, contrairement à “tfq” (“tu fais quoi ?”), “sdk” (“ça dit quoi ?”– je ne comprends même pas la question…) ou “vzy” (“vas-y”), il faudrait l’inventer. Tiens, j’aimerais créer un émoji “c’est pas faux”. Celui qui baille existe (🥱), le sceptique aussi (🤔). Mais pas celui qui imite l’air niais et un peu gêné de Franck Pitiot, le Perceval de Kaamelott, inventeur officiel du “c’est pas faux”. C’est en effet dans cette série marrante que l’expression est devenue culte. Quand on ne comprend pas grand-chose à ce qu’on vous raconte, qu’on n’a pas écouté, qu’on ne sait pas quoi dire ou qu’on s’en fiche complètement, on répond : “C’est pas faux…” Le nuancier d’intentions sous-entendues est riche, d’ailleurs : indifférence (“Tu ne trouves pas que ça sent bizarre dans la cuisine ? — C’est pas faux.”), semblant d’empathie (“Rosa est tellement aux petits soins avec Marc qu’il ne fait plus rien à la maison. — C’est pas faux.”), allusion à des informations que l’on possède sans forcément vouloir les dévoiler (“Qu’est-ce qu’elle est adorable, Lucie, elle a le cœur sur la main ! — C’est pas faux.”). Bref, “raf” – qui n’est pas ici l’acronyme de la Royal Air Force…

Pourquoi sommes-nous devenus incapables de dire “c’est vrai”, d’adhérer avec conviction à l’avis d’autrui s’il touche à quelque chose que nous reconnaissons exact ? Voici plusieurs hypothèses :

La vérité a atteint son stade démocratique. Nous vivons dans un monde de convictions et d’avis multiples. Aucun énoncé absolu, issu d’un dieu, d’un roi ou de la tradition, ne peut plus s’imposer dans la conversation collective. Toute hypothèse mérite vérification et délibération. Accepter d’emblée un énoncé tranchant est devenu impossible. Le “c’est pas faux” constitue le premier stade d’un dialogue, le sas d’entrée dans le domaine du discutable, mais surtout pas une inscription sur les Tables de la Loi (Tiens, imaginez la tête de Moïse tout juste descendu du Sinaï, face au peuple, lisant tout haut les Dix Commandements. “Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas l’adultère… — C’est pas faux”…). La formule est peut-être le signe d’une société parvenue à sa maturité démocratique, jamais prête à gober une Vérité sans l’avoir examinée sous toutes ses coutures.

La vérité s’est diluée dans le soupçon. Plongés dans un monde virtuel d’opinions qui se font passer pour des démonstrations et de fausses nouvelles, le “c’est pas faux” relève moins de la prudence démocratique que de l’abandon pur et simple de l’exigence de vérité. Face aux philosophes de la déconstruction, Pascal Engel, dans À quoi bon la vérité ? (Grasset, 2005, une discussion polémique avec Richard Rorty), critique ceux qu’il appelle les “vériphobes”. Ceux-ci – comme, d’après lui, Michel Foucault – considèrent que “la notion de vérité [n’est] rien d’autre que l’instrument du pouvoir” et qu’accepter une vérité, même rationnelle et démontrée, constitue un acte de soumission. Engel s’inquiète : “Si tout le monde devait s’accorder pour dire que la vérité n’est pas une valeur intrinsèque qu’il faut rechercher pour elle-même […], la vérité demeurerait-elle même seulement un moyen pour d’autres fins ? À mon avis, elle disparaîtrait purement et simplement.” Bref, nous entrerions dans l’ère maussade et désolée du “c’est pas faux”.

Nous sommes juste un peu paresseux. Pour trancher entre la première hypothèse, optimiste, et la deuxième, carrément déprimante, tout dépend de ce qu’on veut faire du “c’est pas faux”. S’il représente la première étape d’une discussion, l’antichambre précautionneuse et réfléchie à un échange d’arguments, le prélude à un “mais…”, alors pas de quoi s’alarmer. Mais si c’est une porte qu’on referme sans même oser la claquer, l’expression révèle surtout une grosse fatigue. Repliés sur un quant-à-soi qu’on ne cherche même pas à expliciter, nous suggérons, en l’utilisant, que cela ne vaut pas la peine de continuer de chercher. Comme si l’élan vital de déchiffrement du monde était devenu un passe-temps inutile et dérisoire. Affirmer un “c’est vrai !” (ou un “c’est faux”) est-il devenu une charge mentale trop lourde à porter ? J’espère que non.

P.-S. : Je vous en supplie : ne me répondez pas “c’est pas faux” !

Synthèse du texte

Une expression est devenue à la mode : « C’est pas faux ». Ce « c’est pas faux » n’est pas un franc « c’est vrai » : il commente sans véritablement affirmer ou nier. Deux hypothèses peuvent expliquer ce refus de trancher, cette précaution dans le rapport à la vérité : ou bien l’expression témoigne d’une forme de prudence, du doute méthodique nécessaire à la discussion qui permet de chercher la vérité avec les autres, ou bien elle témoigne d’une forme d’indifférence à l’égard de la parole de l’interlocuteur, qu’on ne prend même plus la peine de contredire. Selon la seconde hypothèse, pessimiste, l’expression « c’est pas faux » illustrerait l’abandon pur et simple de l’exigence de vérité, considérée par nos contemporains comme trop lourde à porter. Ce qui devrait inquiéter, dans la mesure où une société dans laquelle la vérité cesse d’être une valeur ne peut être qu’une société du repli sur le quant-à-soi et du soupçon généralisé.

II

Gerald BRONNER, Apocalypse cognitive (2021)

D’entre tous les faits qui caractérisent cette période passionnante et inquiétante, je retiens que les vingt premières années du XXIe siècle ont instauré une dérégulation massive du marché cognitif que l’on peut également appeler le marché des idées. Celle-ci se laisse appréhender, d’une part, par la masse cyclopéenne et inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde dans cet océan. Cette situation a affaibli le rôle des gate keepers traditionnels (journalistes, experts académiques… toute personne considérée comme légitime socialement à participer au débat public) qui exerçaient une fonction de régulation sur ce marché. Ce fait sociologique majeur a toutes sortes de conséquences mais la plus évidente est que l’on assiste à une concurrence généralisée de tous les modèles intellectuels (des plus frustres au plus sophistiqués) qui prétendent décrire le monde. Aujourd’hui, quelqu’un qui détient un compte sur un réseau social peut directement apporter la contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine. Le premier peut même se targuer d’une audience plus nombreuse que le second. […]

Si les progrès de la connaissance perturbent l’expression de la croyance, ne faut-il pas se réjouir de la concurrence cognitive généralisée qu’organise le monde contemporain ? En définitive, les énoncés objectivement rationnels ne vont-ils pas s’imposer à la faveur de cette libre concurrence contre les produits frelatés de l’esprit que sont les superstitions, les légendes urbaines et autre théories complotistes ? Un regard même superficiel sur la situation actuelle va à rebours de cet espoir. Au contraire, cette libre concurrence favorise souvent les produits de la crédulité. Certains phénomènes – qui par ailleurs n’ont pas attendu l’existence d’internet pour se constituer en réalité sociale – ont été amplifiés depuis le début des années 2000. C’est le cas de la méfiance envers les vaccins, du conspirationnisme ou encore de la multiplication de toutes sortes d’alertes sanitaires ou environnementales pas toujours fondées en raison. (…) L’avantage concurrentiel dont bénéficient certaines propositions crédules est-il durable ou bien peut-on s’attendre à ce qu’à long terme, cette mise en concurrence des propositions intellectuelles favorise celles qui sont le mieux argumentées et les plus proches du canon de la rationalité ? […]

Les fausses informations vont six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations. La crédulité a donc un avantage concurrentiel important sur le marché cognitif dérégulé parce que, nous l’avons vu, elle propose une éditorialisation du monde qui tend la main aux mécanismes les plus intuitifs de notre esprit : les stéréotypes culturels, les dizaines de biais cognitifs identifiés à ce jour par la science, l’effet de surprise et de dévoilement que proposent souvent ces produits intellectuels frelatés, et, d’une façon générale, toutes les limites qui pèsent sur notre rationalité.

Synthèse

Depuis le début du 21e siècle, Internet et les réseaux sociaux ont fabriqué une société dans laquelle les experts et les journalistes n’ont plus le monopole de la mise en circulation des informations et des idées. Quelqu’un qui détient un compte sur un réseau social peut apporter la contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine. Cette libre concurrence ne favorise pas le progrès de l’information et de la connaissance mais, au contraire, la diffusion des produits de la crédulité (superstitions, légendes urbaines, fake news, théories du complot). On a ainsi pu constater que sur les réseaux sociaux les fausses informations circulent six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations.

Qu’est-ce que l’esprit critique ? (Les règles de la réflexion)

Penser ne consiste pas à penser ce qu’on pense mais à réfléchir, c’est-à-dire à examiner ses propres pensées. Les règles de l’esprit critique sont les exigences de la pensée rationnelle en général, les règles que l’esprit doit mettre en œuvre pour distinguer dans ses jugements l’erreur de la vérité (critiquer, c’est séparer le bon grain de l’ivraie). L’histoire de la philosophie a conduit à mettre en évidence trois grandes règles, présentée par Emmanuel Kant sous le titre de « maximes de la faculté de juger » : 1) Penser par soi-même ; 2) Se mettre par la pensée à la place de tout autre ; 3) En tout temps, penser en accord avec soi-même. Il est important de les interpréter correctement.

1) Penser par soi-même

« Il faut penser par soi-même » ne signifie pas « il faut se contenter de sa pensée », se satisfaire de son opinion personnelle. Cette règle est celle de la pensée libre de préjugés: il faut penser sans préjugés ! Le préjugé est soit l’idée reçue, soit l’idée toute faite (le premier jugement venu). L’exigence de penser par soi-même est l’exigence de ne pas se satisfaire de ses croyances, l’exigence de penser contre soi-même, c’est-à-dire de pratiquer le doute méthodique. Penser, c’est douter, mettre en question ses propres croyances : « Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit », écrit Alain. Le libre examen est l’autre nom de l’esprit critique. Faire preuve d’esprit critique consiste à se donner la liberté d’examiner toutes les croyances, à commencer par les siennes. On dit de celui qui se donne cette liberté que c’est un esprit libre.

Cette première règle de l’esprit critique fut le drapeau du siècle des Lumières, dont Kant établit ainsi la devise : « Sapere aude ! [Ose être sage !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » [L’entendement est le pouvoir de connaître]. Il faut de l’audace et du courage pour vaincre la paresse intellectuelle et la lâcheté du conformisme qui conduisent les hommes à se satisfaire de leurs préjugés. La crédulité, la tendance à croire sur parole, est la cause de nos croyances dogmatiques, des croyances que nous adoptons sans les mettre en question. Les préjugés sont les idées reçues d’un autre, qui exerce sur nous une influence parce qu’il représente à nos yeux une autorité intellectuelle. Cette absence d’autonomie intellectuelle est la caractéristique de l’enfance.

Prendre pour règle de penser par soi-même, c’est donc sortir de « l’état de minorité ». « La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre » (Kant). Dans le droit, le mineur est tenu pour irresponsable à proportion de l’immaturité de sa raison, qui justifie la tutelle adulte. Incapable de penser par lui-même, l’enfant doit être guidé par la raison des adultes qui ont autorité sur lui. L’enfant n’est bien entendu pas responsable de cet état de minorité, qui tient à la nature des choses. En revanche l’adulte, capable de se servir de sa raison, c’est-à-dire de pratiquer le doute et le questionnement, peut être tenu pour moralement responsable de l’entretien de ses préjugés.

2) Se mettre en pensée à la place de tout autre

Il ne s’agit pas ici d’un appel à la compassion ou à l’empathie, du rapport à la souffrance de l’autre. Il s’agit d’une règle de la réflexion : il faut, pour bien penser, ne pas se contenter de son propre jugement, mais confronter celui-ci avec celui des autres. Nous avons pour cela besoin pour progresser dans la pensée de l’échange des idées, de la communication des pensées, de la critique réciproque. Dans un débat, autrui m’apporte la contradiction qui me permet de douter, de mettre en question mon propre jugement pour mieux l’examiner. La raison est dialogique, estimait Platon, ce qui signifie que son élément naturel est le dialogue.

Cette règle est celle de la pensée élargie : il faut faire preuve d’ouverture d’esprit, vouloir confronter son jugement avec celui d’autrui, ne pas avoir l’esprit borné, notamment dans la communication des idées (le dialogue en tant que débat contradictoire fondée sur la pratique de la critique réciproque). La règle se déduit des propriétés de la vérité. La vérité étant objective et universelle, il faut pour l’atteindre « s’élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement « (Kant). Notre jugement est imparfait, non seulement en raison du caractère nécessairement limité de notre point de vue, de nos connaissances, mais aussi en raison d’une multitude de biais subjectifs (intérêts, émotions, sentiments, préjugés, valeurs, appartenances communautaires, etc.). Chercher la vérité équivaut à chercher ce qui est universellement valable : il faut donc « réfléchir à son propre jugement du point de vue de l’universel » (Kant) et prendre pour critère de vérité l’accord des esprits. Nous n’avons pas immédiatement accès à ce point de vue de l’universel : ce n’est qu’en réfléchissant à la validité de mon jugement pour tout autre ainsi qu’à la validité du jugement de tout autre pour moi-même que je peux espérer prendre conscience de l’universellement valable.

3) En tout temps, penser en accord avec soi-même

Cette règle est celle de la pensée conséquente : il faut être cohérent, fidèle à des principes dans la pensée comme dans l’action ! Quand je pense, je suis a priori d’accord avec-moi-même ; en revanche, je peux être incohérent et inconséquent. La troisième règle rappelle le critère logique de la cohérence. L’exigence de « penser en accord avec soi-même » est une exigence de non-contradiction avec soi-même. Ce qu’on veut dire lorsqu’on affirme qu’il faut mettre ses actes en conformité avec ses principes. Un homme irréfléchi agit sans principes, sans se donner des règles pour ses actions, en suivant l’impulsion du moment. L’accord instantané avec lui-même aura pour contrepartie l’incohérence dans la durée. Dans l’action, la prévoyance, par exemple, est une manifestation de la pensée conséquente : cette disposition de l’esprit permet de se projeter dans l’avenir afin d’anticiper les actions en accord avec les objectifs qu’on se fixe.

Dans le domaine théorique, la règle de la pensée conséquente est une exigence d’esprit de système : l’esprit critique ne peut justifier l’inconséquence de celui qui change sans cesse d’opinion en fonction du dernier qui a parlé, de l’évolution de l’opinion publique ou de la mode idéologique. Il faut organiser sa réflexion et sa vision du monde en partant de principes, les idées ou les règles fondamentales qui sont au fondement de la réflexion. Le théoricien est celui qui met de l’ordre dans ses idées en s’efforçant de mettre ses pensées en accord avec quelques principes. Pour produire ce qu’on appelle une théorie (un ensemble cohérent d’idées, c’est-à-dire un système), la réflexion philosophique et la réflexion scientifique fondent leur activité sur la règle de la pensée conséquente.

Les critères de la vérité

Le problème de la connaissance se déduit de la définition de la vérité (au sens de la « vérité-adéquation »). Si la vérité est l’adéquation entre d’une part la représentation de la réalité par l’esprit, et, d’autre part, la réalité telle qu’elle est, le problème de savoir comment distinguer entre l’erreur et la vérité dans ses jugements (ou ses pensées). Comment puis-je savoir si ce que je pense de la réalité correspond bien à la réalité ?

Il faut pour cela des critères de la vérité. A quoi reconnaît-on le vrai ? Les critères de la vérité se déduisent de notre pouvoir de connaître, lequel utilise à la fois l’expérience sensible, c’est-à dire l’accès à la réalité par l’intermédiaire des cinq sens et la raison, c’est-à-dire la faculté de penser. Nous disposons de trois critères pour reconnaître l’erreur et la vérité.

L’évidence sensible. L’évidence est ce qui s’impose à moi. L’évidence sensible est celle qui s’impose à moi par les sens. Mettre la main sur le feu permet impose comme une évidence le savoir que le feu brûle. Le sens privilégié par la connaissance est la vue. Dans les sciences, on parle des données de l’observation pour désigner les faits dont il est impossible de douter et sur lesquels l’enquête scientifique peut s’appuyer. L’observation directe est un critère de vérité dont on ne peut se passer: je crois nécessairement ce que je vois.

L’évidence logique. Notre pensée utilise spontanément le principe de non-contradiction. Je sais immédiatement, sans avoir besoin d’y réfléchir, que la proposition « ce triangle est carré » est fausse, car illogique, contradictoire : la définition du triangle (une figure à trois côté) rend logiquement impossible l’affirmation selon laquelle un triangle puisse être un carré, puisqu’e le carré est par définition une figure à quatre côtés. La proposition « ce triangle a trois angles » est en revanche une évidence logique qui ne mérite pas qu’on s’y attarde, car nous savons immédiatement, sans avoir besoin d’y réfléchir, que la propriété « avoir trois angles » se déduit de la définition du triangle. Dans même dans le syllogisme : « Tous les hommes sont mortes, Socrate est un homme, Donc Socrate est mortel », la dernière affirmation (la conclusion du raisonnement) se déduit logiquement, avec évidence, des deux premières affirmations (prémisses du raisonnement).

L’accord des esprits. L’évidence est la certitude subjective. Une certitude est un jugement qui résiste au doute. Une affirmation est jugée certaine quand il apparaît impossible d’en douter. Le sentiment d’évidence est la certitude subjective qui sert de critère pour établir la certitude objective du jugement. L’expérience montre cependant que l’on peut se tromper. L’apparence sensible ou l’apparence logique peuvent nous induire en erreur. « L’erreur, écrit le philosophe Kant, consiste à prendre l’apparence de la vérité pour la vérité elle-même« . Nous avons donc besoin d’un autre critère de vérité que la certitude subjective qui nous vient du sentiment d’évidence (sensible ou logique). Le troisième critère est celui de l’intersubjectivité. Dans la mesure où je sais que les autres disposent du même pouvoir de connaissance que moi, je peux prendre en considération leur jugement pour le comparer avec le mien : si nous tombons d’accord, nous pouvons estimer que cet accord renforce la certitude du jugement, constitue une preuve de vérité. La certitude objective du jugement est établie par l’intersubjectivité, la conviction partagée par toutes les subjectivités.

La vérité : définitions et propriétés

La vérité, dans son sens le plus ordinaire, désigne l’idéal de la connaissance. La connaissance étant connaissance de la réalité, la définition de la vérité est la suivante :

La vérité est l’adéquation entre une affirmation et la réalité.

Par affirmation, il faut entendre ici ce qu’on appelle un jugement de réalité, c’est-à-dire une affirmation qui vise à décrire la réalité telle qu’elle est. Les jugements de réalité peuvent être vrais ou faux, à la différence des jugements de valeurs, qui sont des affirmations dont la finalité est de porter une appréciation sur la réalité (« C’est beau », « c’est injuste », etc.).

Cette définition est celle de la vérité-adéquation ou vérité-correspondance (ce qu’on pense ou ce qu’on dit en tant que cela correspond à la réalité telle qu’elle est). Le contraire de la vérité est l’erreur : l’inadéquation entre une affirmation et la réalité (l’affirmation qui ne correspond pas à la réalité qu’elle cherche à décrire).

On peut cependant aussi parler de vérité-cohérence, pour désigner l’absence de contradiction entre les affirmations d’un même discours ou d’une même théorie. En ce sens, la vérité est l’accord des différentes affirmations entre elles. Une démonstration mathématique est vraie si l’affirmation qui conclut la démonstration est en accord avec l’ensemble des affirmations qui la précèdent. Il en va de même pour toute argumentation : même si le propos n’est pas de décrire une réalité, on peut parler de vérité au sens de la vérité-cohérence s’il y a une cohérence logique du propos à chacune de ses étapes jusqu’à la conclusion. Le contraire de la vérité, en ce sens, est l’erreur logique : la contradiction entre deux affirmations.

Lorsque la vérité est opposée au mensonge, elle prend encore un sens différent. Le mensonge est le propos que l’on sait être faux et que l’on tient dans l’intention de tromper autrui. Par opposition au mensonge, la vérité est l’adéquation entre ce qu’on dit et ce qu’on pense. On appelle véracité (ou bonne foi, sincérité, franchise), la vertu (qualité morale) de l’homme qui cherche toujours à exprimer ce qu’il pense être vrai. La véracité d’un discours, même si celui-ci est faux, est la valeur du discours en tant qu’il est tenu pour dire le vrai.

L’erreur se distingue du mensonge par son caractère involontaire : dans l’erreur, on se trompe sans le vouloir; dans le mensonge, on cherche volontairement à tromper autrui. Le problème des rapports entre vérité et mensonge concerne donc la morale. Celui des rapports entre l’erreur et la vérité concerne la connaissance.

L’illusion est l’erreur de jugement qui résiste à la critique, en tant qu’elle exerce une séduction sur l’esprit. Comme l’illusion d’optique, l’illusion est une erreur de jugement ancrée dans notre nature. Une simple erreur est contingente [contingent signifie ce qui pourrait être autrement], c’est-à-dire évitable et susceptible d’être facilement rectifiée; l’illusion est une erreur nécessaire [nécessaire signifie ce qui ne peut être autrement]. L’illusion est difficilement évitable et difficile à corriger parce qu’elle s’enracine dans notre désir – l’illusion consiste à prendre ses désirs pour des réalités – ou dans les tendances de notre esprit. L’illusion séduit celui qu’elle trompe parce qu’elle flatte son désir ou satisfait une tendance de son esprit. L’illusion repose sur le désir d’être trompé et de se tromper : dans l’illusion, l’homme est attaché à son erreur; d’où la difficulté de s’en défaire.

Les propriétés de la vérité

Les propriétés de la vérité découlent de l’analyse de l’idée de vérité. Avoir ces propriétés en tête permet de savoir ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire à propos de la vérité.

La vérité est certaine. La vérité est la certitude fondée sur la preuve. Toute certitude n’est pas une vérité mais toute vérité est une certitude. Dire « il est vrai que 2 + 2 = 4 » et « il vrai que la terre est de forme sphérique » équivaut à dire « il est certain que 2 + 2 = 4 » et « il est certain que la terre est de forme sphérique ». Il serait absurde d’affirmer qu’une vérité est douteuse. Douter d’une vérité revient à affirmer qu’il ne s’agit pas d’une vérité mais d’une apparence de vérité. En affirmant que toutes nos connaissances sont incertaines, le scepticisme affirme qu’il n’y a pas de vérité, pas de connaissance stricto sensu, mais seulement des croyances vraisemblables (qui semblent vraies).

La vérité est universelle. L’universalité est ce qui est valable pour tous. La vérité est universelle non pas en fait (ce sur quoi tous tombent d’accord) mais en droit (ce sur quoi tous, à condition de faire bon usage de leur raison et de reconnaître la preuve, devraient tomber d’accord). [La distinction en fait/en droit corresponde à la distinction entre « ce qui est » et « ce qui devrait être »]. L’universalité est une propriété qui peut servir à définir la vérité, en lui donnant un sens plus englobant que la seule vérité-correspondance : une vérité est un jugement valable pour tous, quand bien même il ne s’agit pas d’un jugement de réalité. Un jugement mathématique (2 + 2 = 4), par exemple, peut être dit « vrai » alors qu’il ne s’agit pas d’un jugement de réalité. Les connaissances mathématiques, purement rationnelles, sont les plus certaines de toutes, plus certaines que les vérités scientifiques, qui sont des vérités de fait (des jugements de réalité vrais au sens de la « vérité-correspondance, au sens où ils correspondent à la réalité telle qu’elle est.) On peut à cet égard distinguer les vérités rationnelles (jugements rationnels qui ne sont pas des jugements de réalité) et les vérités de faits (les jugements de réalité en tant qu’ils sont vrais).

Les autres propriétés se déduisent de l’universalité.  

La vérité est objective. Il serait absurde d’affirmer qu’une vérité est subjective. La notion d’objectivité à deux significations. Au sens strict, « objectivité » désigne la conformité de la connaissance à son objet (la réalité étudiée). Une vérité de fait est nécessairement une connaissance objective. Au sens large, « objectivité » désigne ce qui n’est pas valable simplement pour moi, subjectivement, mais pour tous : l’intersubjectivité constitue ainsi le critère de l’objectivité. « 2 + 2 = 4 » est en ce sens une vérité « objective », la notion d’objectivité s’appliquant aussi bien aux vérités rationnelles qu’aux vérités de fait. En tant qu’elle est objective, universellement valable, la vérité est impersonnelle et s’oppose à l’opinion personnelle. Il serait absurde d’affirmer que « 2 + 2 = 4 » est une opinion personnelle. Cela reviendrait à affirmer que la proposition n’est pas reconnue comme une vérité.

La vérité est éternelle, ou définitive et permanente. Cette propriété est celle de l’universalité dans le temps : une vérité est un jugement valable pour tous dans le temps. Il serait absurde d’affirmer que « 2 + 2 = 4 » est un jugement qui n’est valable que pour l’humanité présente. Dire que c’est une vérité équivaut à dire qu’il est valable pour tous les temps à venir. La vérité, une fois reconnue comme telle, est définitive et indestructible, destinée donc à demeurer permanente, Dans le langage courant, on parle de « découverte de la vérité », et non de « création de la vérité », comme si la vérité était présente et recouverte d’un voile d’ignorance avant que l’esprit humain en prenne conscience. Ce qui revient à projeter rétrospectivement sur le passé la conscience de la validité universelle du jugement.

L’éternité signifie ce qui n’a pas de commencement ni de fin dans le temps, ce qui est hors du temps. Penser que « 2 + 2 = 4 » est une vérité équivaut à penser que ce jugement doit être considéré, en droit, comme un jugement rationnellement valable, quand bien même les mathématiques n’auraient jamais été découvertes par l’humanité, et quand bien même l’humanité n’aurait jamais existé. Pour le dire autrement, une vérité est une connaissance telle que Dieu – l’esprit omniscient dont la connaissance n’est pas limité par la condition temporelle – se la représente de toute éternité, ou bien telle que des êtres rationnels, n’importe où dans l’univers à n’importe quel moment du temps pourraient se la représenter.

La vérité est absolue. Ce qui signifie que la vérité existe en soi, indépendamment de l’esprit qui la pense (de la conscience particulière qui se la représente). Il serait absurde d’affirmer que « 2 + 2 = 4 » est un jugement universellement valable en droit tout en affirmant qu’il n’est vrai que pour les humains qui ont produit la connaissance mathématique, ou qu’il n’est vrai que pour les humains qui enseignent et apprennent les mathématiques. Autrement dit, il serait absurde d’affirmer que la vérité est relative, c’est-à-dire relative à l’esprit qui la conçoit. C’est pourtant ce qu’affirme le relativisme, la doctrine selon laquelle la vérité est relative. Comme le scepticisme, le relativisme formule ainsi une objection contre l’idée même de vérité. Affirmer qu’une connaissance ou une vérité n’a qu’une valeur relative équivaut à affirmer qu’il ne peut y avoir de connaissances universellement valables, de « vérités » au sens strict. Pour le relativiste, « connaissance » et « vérité » sont des notions qui ne servent qu’à désigner la croyance ou la vision du monde partagée par une communauté humaine particulière dans l’histoire : croire que la vérité est absolue, c’est-à-dire croire aux propriétés de la vérité (certitude et universalité) est pour le relativiste une illusion de l’esprit.