Qu’est-ce que l’esprit scientifique ?

Il y a plusieurs définitions possibles de la science. En un sens, la science n’existe pas, il existe des sciences, chacune définie par l’objet qui lui est propre (la biologie est l’étude du vivant, la sociologie, l’étude de la société, etc.). Dans un sens très général, science est synonyme de savoir ou de connaissance; en ce sens, il est possible de parler de « science du droit » à propos du savoir du juriste, de science philosophique ou de science théologique. Ce qu’on appelle science aujourd’hui est la connaissance de la nature, la physique au sens général du terme (qui comprend toutes les sciences de la nature), ce qu’on appelait encore au 18e siècle la philosophie naturelle. Par extension, le projet d’étudier l’histoire et les sociétés humaines en prenant pour modèle sinon les méthodes du moins l’esprit des sciences de la nature a donné naissance à ce qu’on appelle les sciences historiques ou les sciences humaines.

Ce qui fait la scientificité de la science, et qui donc la définit, ce sont les règles de la méthode qui fondent la connaissance objective. C’est donc l’esprit scientifique qui définit la science, c’est-à-dire l’ensemble des règles que l’esprit doit adopter pour être scientifique dans son approche de la réalité. Il faut distinguer trois types de règles, qui concernent respectivement la définition de la réalité, la théorie de la preuve et le rapport aux valeurs.

Les postulats de la recherche scientifique

Les postulats de la recherche scientifique ont pour objet la définition a priori de la réalité qui constitue l’objet de la recherche scientifique (la définition de la réalité qu’il faut admettre avant toute connaissance pour que la connaissance soit possible). On appelle postulat ce qu’il faut admettre sans pouvoir le prouver. Les postulats sont des croyances d’un genre particulier : ce sont des croyances nécessaires, que l’on justifie par les conséquences bénéfiques que l’on en tire. Les postulats de l’esprit scientifique sont des croyances qui sont en même temps des règles : pour faire de la science, il faut 1) croire ou admettre qu’il existe une réalité objective, indépendante de ce que chacun en perçoit subjectivement, 2) appeler réalité celle qui se présente à nous par l’intermédiaire des sens, une réalité constituée de corps matériels situés dans le temps et dans l’espace, 3) croire ou admettre qu’au sein de cette réalité, qu’on appelle la nature, tout ce qui arrive a pour cause un mécanisme naturel.

Le réalisme scientifique

L’esprit scientifique postule l’existence d’une réalité objective, commune à tous les esprits. Philosophiquement, il est impossible de prouver que ce que nous appelons réalité existe indépendamment de la conscience que nous en avons : la conscience est conscience de la réalité et nous appelons réalité la réalité dont nous avons conscience. Pour prétendre à l’objectivité ou à la vérité scientifique, il faut admettre la possibilité de faire au sein de la conscience le partage entre ce qui est subjectif (la réalité pour moi ou pour le groupe auquel j’appartiens) et ce qui est objectif (la réalité en soi, abstraction faite de la conscience qu’on en a). La prétention à la vérité est fondée sur l’idée que notre esprit dispose de critères (l’évidence sensible, l’évidence rationnelle, l’accord des esprits) pour distinguer ce qui est objectif de ce qui est simplement subjectif, pour prouver que la réalité telle qu’on la pense correspond à la réalité telle qu’elle est. Encore faut-il pour cela, c’est la condition, admettre qu’il existe une réalité en soi, référence commune à toutes les consciences, par-delà la manière dont celle-ci apparaît à chacun.

L’esprit scientifique refuse donc par principe le relativisme, la doctrine philosophique selon laquelle la vérité est toujours relative à l’esprit qui la conçoit. La science ambitionne la vérité au sens de la vérité-adéquation : l’adéquation entre la représentation de la réalité par l’esprit et la réalité telle qu’elle est en soi. Un scientifique ne peut admettre que ce que la science présente comme étant « la réalité », soit considéré comme étant simplement la vision du monde particulière d’un individu, d’une culture, d’une civilisation, d’une époque ou même de l’humanité. La vérité scientifique est universelle ou elle n’est pas.

Le matérialisme scientifique (ou naturalisme scientifique)

L’esprit scientifique postule que toute connaissance commence avec l’expérience, c’est-à-dire avec la rencontre du réel par l’intermédiaire des sens. Autrement dit, la science appelle réalité la réalité empirique (la réalité dont on peut faire l’expérience, c’est-à-dire la réalité que l’on peut connaître par l’observation). Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas d’autre réalité pour la science que la réalité naturelle (la réalité physique). Cette réalité est constituée de matière, de corps (gazeux, liquides ou solides, visibles ou invisibles) situés dans le temps et dans l’espace. On parle indifféremment de naturalisme scientifique ou de matérialisme scientifique pour caractériser ce parti pris de l’esprit scientifique.

Ce postulat signifie que l’esprit scientifique prend pour règle de définir a priori (avant toute connaissance) la réalité par la matière, ce qui implique d’exclure du domaine de la science (de la connaissance de la nature) les esprits (anges, démons, etc.), l’âme et le divin (les dieux, ou Dieu). La science prohibe l’animisme et se démarque explicitement de la métaphysique (théologique ou philosophique).

Le matérialisme scientifique, qui est une règle de méthode, doit cependant être distingué du matérialisme philosophique, qui est une doctrine philosophique de la réalité. Dans les deux cas, le matérialisme correspond à l’idée selon laquelle tout est matière (il n’y a que des corps). Pour le scientifique (qui peut éventuellement être croyant par ailleurs), cette idée n’est rien d’autre que le postulat qu’il doit adopter en tant que scientifique, dans son activité de scientifique (la réalité qu’étudie la science est la même pour le croyant ou pour l’athée). Pour le philosophe, le matérialisme est la parti pris métaphysique selon lequel il n’existe pas d’autre réalité que la réalité qu’étudie la science, celle des corps matériels. Le matérialisme philosophique est donc indissociable de l’athéisme.

La science n’est pas athée, elle est agnostique, ce qui signifie qu’elle ne se prononce pas sur les questions métaphysiques relatives à l’origine et à la fin ultime de toutes choses : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? le monde est-il éternel ou bien est-il le produit d’une Création ? Existe-t-il un Dieu ? La Providence (le plan de Dieu) donne-t-il un sens à l’histoire du monde ? Existe-t-il un âme distincte du corps ? Existe-t-il un Au-delà de la vie terrestre pour les mortels ? Etc.

Le déterminisme scientifique

L’esprit scientifique postule que dans la nature (la réalité qu’étudie la science), tout ce qui arrive a pour cause un mécanisme naturel. Ce postulat est relatif à l’explication scientifique. La science ne se borne pas à décrire (dire ce qu’elle observe), elle ambitionne d’expliquer les phénomènes observés (les faits, la réalité telle qu’elle apparaît à l’observation). Expliquer, au sens scientifique du terme, signifie dévoiler et dire la cause des phénomènes observés. Le déterminisme scientifique est la règle qui exige la mise en oeuvre du principe de causalité – le principe selon lequel « rien n’arrive sans cause » – dans l’étude de la nature. Tout ce qui arrive dans la nature, tout phénomène observé, doit être interprété comme l’effet d’une cause, laquelle n’est pas toujours connue ni observable. Les lois de la nature, dont les sciences font la théorie, sont les lois qui déterminent les phénomènes à exister comme ils existent. Une détermination est une cause déterminante, la cause qui détermine l’existence et la manière d’exister d’un être.

Le postulat du déterminisme scientifique est une règle qui pose un interdit : l’explication des phénomènes observés dans la nature ne doit pas recourir au mode d’explication par lequel les hommes expliquent ordinairement leurs propres actions. L’explication scientifique proscrit le finalisme, l’explication par les causes finales (la finalité).

Il existe en effet deux manières de répondre à la question « Pourquoi ? », deux manières pour l’esprit de mettre en oeuvre le principe de raison (le principe suivant lequel « rien n’est sans raison »). Il faut distinguer les raisons et les causes ou, pour le dire autrement, les causes finales (les raisons d’agir, qui déterminent les fins – buts, finalité – des actions) et les causes efficientes (ou mécaniques).

Parce que nous sommes doués de conscience, nous pouvons rattacher nos actions à nos intentions et considérer ainsi que les décisions de notre conscience, qui déterminent notre volonté, sont la cause déterminante de nos actions. De même, nous pouvons comprendre les actions des autres hommes au moyen d’une interprétation qui postule que ces actions sont les effets de leurs décisions conscientes. Selon ce postulat interprétatif (le postulat du libre-arbitre), il y a toujours une volonté (invisible) derrière une action (visible).

L’explication du mouvement d’une chose dépourvue de conscience et de volonté, en revanche, suppose l’existence d’une cause mécanique : la cause qui détermine le mouvement (le mouvement d’un astre par exemple), en l’absence de raison d’agir, ne peut être qu’une force physique. L’explication par les causes doit donc être distinguée de l’explication par les raisons. Si on veut être précis, il faut distinguer entre expliquer – dévoiler la cause d’un mouvement – et comprendre – dévoiler le sens d’une action.

Le postulat négatif de la recherche scientifique est qu’il n’y a pas d’esprit, de volonté, derrière les mouvements et les événements du monde. Les changements observables qui affectent les corps matériels doivent être expliqués exclusivement par des causes, non par des raisons. La science n’a pas pour fonction d’interpréter le sens des événements du monde, mais de dévoiler les mécanismes (lois causales) qui les produisent. Cette règle de l’esprit scientifique se heurte à une tendance naturelle de l’esprit humain qui consiste chercher derrière les phénomènes observés – pour en comprendre le sens – une intentionalité, c’est-à-dire l’oeuvre d’une volonté, d’un esprit. Comme l’écrit Spinoza : « Les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin. »

On pourrait définir la science comme le mode de connaissance de la nature qui, à la différence de l’animisme ou de la théologie, prohibe absolument l’explication des phénomènes observés par des causes finales (les intentions d’une volonté, le plan conçu par un esprit). Le postulat du déterminisme scientifique commande d’écarter le préjugé en faveur de la Providence divine, la tendance à expliquer les événements du monde par la volonté de Dieu. La volonté de Dieu considérée comme une cause susceptible de tout expliquer, estimait Spinoza au 17e siècle – en un temps où l’autonomie de la recherche scientifique n’était pas encore admise – ne peut être qu’un « asile de l’ignorance » : un refuge pour l’ignorant, qui dispose ainsi à peu de frais d’une réponse complète à ses questions (quelle est la cause de ce qui arrive ? quel sens peut avoir cet événement ?); mais aussi un obstacle à la connaissance, puisque l’illusion d’être en possession de la clé d’interprétation universelle des événements du monde empêche de se mettre à la recherche des mécanismes naturels qui en sont les causes véritables.

Comme le matérialisme scientifique, le déterminisme scientifique donne lieu à des malentendus. La théorie darwinienne l’évolution qui sert de base à la connaissance du vivant depuis le 19e siècle est parfois contestée au nom de l’argument théologique fixiste et créationniste (tirée du texte de la Genèse) selon lequel l’homme et le monde du vivant auraient été créés par Dieu tels qu’ils sont aujourd’hui au moment de la Création. Non seulement la science du vivant établit que les formes de vie ont une histoire, mais l’évolution du vivant telle que la conçoit Darwin a pour moteur un mécanisme aveugle, celui de la « sélection naturelle », de sorte que pour expliquer l’histoire de la vie l’hypothèse d’une intelligence créatrice (d’un « dessein intelligent ») n’est nullement nécessaire. L’apparition, la transformation et la disparitions des espèces s’explique par le hasard : les petites variations qui se produisent lors de la reproduction ne peuvent se transmettre aux générations suivantes que si elles favorisent la survie et la reproduction dans un environnement naturel donné. Les organismes vivants paraissent avoir été admirablement organisés en vue de l’adaptation à leur environnement, mais il n’y a pas de cause finale : les êtres vivants ne sont pas le produit d’une volonté consciente d’adaptation, ni l’oeuvre d’un créateur intelligent qui, à la manière d’un artisan, aurait conçu et réalisé la perfection de leur organisation.

Autrement dit : l’explication scientifique de l’évolution du vivant par le mécanisme de la sélection naturelle ne fait pas appel à la Providence divine (l’idée d’un plan de Dieu). Mais ce refus de principe ne vaut que pour la démarche scientifique. Une théorie qui prétendrait expliquer les transformations du vivant par l’intervention de l’intelligence divine ne pourrait pas en même temps prétendre être scientifique, puisqu’elle violerait ainsi l’un des postulats de la science, une règle méthodologique qui fait partie du « contrat » que tout scientifique doit respecter. La connaissance de la nature n’est possible que si l’on admet a priori que tout ce qui arrive dans la nature a pour cause un mécanisme naturel : ce principe d’explication constitue le point de départ de toute démarche scientifique. En revanche la science ne peut affirmer qu’il n’y a pas de Providence (de plan conçu par un Dieu créateur de toutes choses), de sorte que la théologie est compatible avec la science si – sans interférer avec la démarche scientifique – elle considère que le récit scientifique de l’évolution du vivant est le récit de l’histoire de la vie telle que Dieu l’a conçue et l’a voulue. Ce qui implique bien entendu, tout en conservant l’idée de Création divine, de renoncer à la lecture littérale des Ecritures.

La méthode scientifique (la théorie de la preuve)

C’est la méthode scientifique qui caractérise le plus essentiellement l’esprit scientifique. Le rationalisme scientifique, comme tout rationalisme, mobilise les trois règles de l’esprit critique : 1) penser par soi-même (contre les préjugés); 2) se mettre en pensée à la place de tout autre (dans la communication avec les autres scientifiques, laquelle implique la critique réciproque); 3) toujours penser en accord avec soi-même (l’exigence de cohérence des théories, qui caractérise le rationalisme en général). La singularité du rationalisme scientifique tient à la méthode d’administration de la preuve : la science dispose du moyen de contrôler la valeur de vérité de ses théories par le recours à l’expérience (à l’observation). La preuve scientifique est une preuve par l’expérience (preuve empirique, par la « méthode expérimentale »).

Deux idées épistémologiques (l’épistémologie est l’étude de la science et de la méthode scientifique) sont à retenir : 1) la science est une connaissance empirique (par expérience), qui tire sa prétention à la vérité de l’observation directe de la nature; 2) la preuve scientifique (c’est-à-dire la preuve par l’expérience, le fait observé) qui garantit la certitude de la connaissance n’est paradoxalement pas une preuve de la vérité des théories (vérification de l’hypothèse par l’expérience), mais une preuve de l’erreur (réfutation de l’hypothèse par l’expérience).

La recherche scientifique ne consiste pas à chercher la vérité dans les livres mais à étudier directement « le grand livre de la nature ». Le point de départ de la démarche scientifique est l’observation. L’observation ne suffit pas à faire de la science (« Une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierre n’est une maison« , formule du physicien Henri Poincarré), mais une théorie scientifique est dépendante des données de l’observation et doit être controlée par le recours à l’observation. D’où la nécessité de recourir à des instruments d’observations toujours plus perfectionnés (télescopes et microscopes notamment) – le progrès des techniques rendu possible par le progrès scientifique favorisant ainsi en retour le progrès des sciences.

La science consiste à décrire précisément les phénomènes observés, puis à expliquer ces phénomènes, expliquer scientifiquement signifiant dévoiler les mécanismes qui produisent les phénomènes observés. On appelle phénomène, la chose (la réalité) telle qu’elle apparaît et peut être décrite, et lois de la nature, les lois causales ou mécanismes qui font l’objet des hypothèses théoriques conçues par l’esprit du scientifique. Les deux outils de la connaissance scientifique sont donc la raison et les sens (la théorie et l’expérience). La théorie de la méthode scientifique – ou théorie de l’esprit scientifique – consiste à décrire la manière dont ces deux facultés de connaître se combinent pour produire et prouver la connaissance de la nature.

En matière de théorie de l’esprit scientifique, il est nécessaire de déconstruire un préjugé qui est à la fois ancré dans le sens commun et dans la philosophie de la connaissance sous le nom l’empirisme. L’empirisme est la théorie de la connaissance selon laquelle toutes nos idées viennent des sens. L’empirisme valorise l’expérience, prenant appui sur l’évidence sensible comme critère de vérité : nous ne pouvons pas douter de nos perceptions sensibles, je crois nécessairement ce que je vois. Selon cette théorie, l’expérience ne sert pas seulement à contrôler les théories, mais aussi à les produire par l’induction, le raisonnement qui consiste à tirer une loi générale en partant d’une série d’observations particulières : l’observation des régularité dans la nature permettrait de concevoir par généralisation les lois universelles de la nature.

Selon l’empirisme, l’esprit est scientifique en tant qu’il se laisse instruire par la nature sans préjugés – les constructions théoriques de la raison pouvant elles-mêmes être considérées comme des préjugés (des idées préconçues, puisque conçues par la raison indépendamment de l’expérience, c’est-à-dire avant la collecte de faits au moyen de l’observation). Une telle conception de la relation entre l’esprit et la nature peut être illustrée par la métaphore de la relation de l’élève et du maître d’école : l’esprit scientifique est face à la nature comme l’élève qui questionne le maître et attend de lui les réponses à ses questions. Faire preuve d’esprit scientifique consisterait à laisser parler les faits, c’est-à-dire à attendre de la nature qu’elle lui fournisse les informations – les données de l’observation – répondant aux questions que l’on se pose à son sujet.

Paradoxalement, l’esprit qui adhère à cette conception de la méthode est conduit à croire trop facilement aux théories qu’il élabore – certain qu’il est de la valeur objective des idées qu’il tire des faits eux-mêmes, de l’observation directe de la réalité. L’empirisme pèche par défaut d’esprit critique. Il cède à ce qu’on appelle aujourd’hui le biais de confirmation, la tendance naturelle de l’esprit à considérer que l’observation d’un fait qui confirme une idée constitue une preuve de vérité. L’empirisme est fondé sur la croyance fausse selon laquelle les idées et les théories sont tirées (induites) de l’observation et prouvées par l’observation.

Comme l’a montré l’épistémologue Karl Popper, la preuve scientifique est une preuve négative : l’observation d’un fait peut constituer la preuve de l’erreur d’une théorie, non la preuve de sa vérité. L’observation de mille cygnes blancs ne prouve pas la vérité de la proposition « Tous les cygnes sont blancs »; l’observation d’un seul cygne noir prouve en revanche avec certitude la fausseté de celle-ci. « Les théories ne sont jamais vérifiables empiriquement« , écrit Popper. Il baptise faillibilisme la théorie de la connaissance qu’il propose, selon laquelle toutes nos connaissances sont conjecturales (hypothétiques, conjecture est synonyme d’hypothèse), c’est-à-dire faillibles, susceptibles d’être remise en cause.

Même si cette affirmation peut sembler paradoxale, puisque la science est considérée aujourd’hui comme le domaine de la vérité par excellence, il faut considérer que dans les sciences, c’est toujours l’erreur et non la vérité qui est certaine. « Vérité scientifique » signifie que la représentation de la réalité produite par la science est la meilleure jamais produite dans l’histoire de l’humanité, et non pas qu’il est absolument certain que cette représentation de la réalité corresponde exactement à la réalité telle qu’elle est. Une théorie est vraie par rapport aux théories dont la fausseté a été démontrée, ce qui signifie qu’elle constitue la meilleure approximation de la vérité dans l’état actuel de la connaissance. Mais la seule certitude absolue dans les sciences est celle de l’erreur. La valeur de la méthode scientifique tient précisément à sa capacité à détecter l’erreur, à utiliser l’observation pour réfuter les théories : c’est la faculté à repérer et à éliminer les erreurs qui constitue le moteur du progrès scientifique.

La science, estime Popper, procède comme tout apprentissage par essais et erreurs : l’essai, c’est l’idée que l’esprit se fait de la réalité, l’erreur, le démenti que la réalité lui inflige, l’obligeant ainsi à concevoir une autre idée. Selon cette conception de l’esprit scientifique, l’initiative revient à l’esprit qui conçoit la théorie. la relation entre l’esprit authentiquement scientifique et la nature peut être illustrée par la métaphore du juge d’instruction et du témoin : loin d’être bavarde comme un professeur, la nature est muette, de sorte que l’enquêteur doit la questionner pour la faire parler. Comme le juge d’instruction, le chercheur conçoit et formule les théories, lesquelles ne sont que des hypothèses. L’expérimentation, c’est-à-dire l’expérience construite par le scientifique en vue de produire une observation qui valide ou invalide la théorie, est comme une question adressée à la nature. La valeur de la réponse dépend nécessairement de la valeur de la question.

On appelle méthode expérimentale, la méthode qui consiste à construire à partir de la théorie l’expérience susceptible de réfuter la théorie. « Pouvoir être testé, c’est pouvoir être réfuté« , écrit Popper : « Tous les tests effectifs constituent des tentatives de réfutation« . La méthode est hypothético-déductive. De l’hypothèse (la théorie de la loi de la nature) conçue par l’esprit scientifique, on tire une conséquence possible : on « déduit » de la théorie l’observation d’un événement particulier à venir (prévision). On appelle « expérience cruciale » l’observation anticipée par la théorie et destinée à contrôler celle-ci.

Par l’expérimentation, la théorie s’expose à la contradiction par l’expérience, ce qui en fait la scientificité : une théorie est scientifique si et seulement si elle est falsifiable (susceptible d’être infirmée ou réfuter) par observation nouvelle. Ce qui revient à dire qu’elle est scientifique dans la mesure où elle permet de déduires des prévisions précises qui s’exposent à être démenties par la réalité. « Un système doit être tenu pour scientifique seulement s’il formule des assertions pouvant entrer en conflit avec certaines observations. » (Karl Popper.) L’esprit scientifique est ainsi une des expression de l’esprit critique : contre le vérificationnisme (ou biais de confirmation) – la croyance selon laquelle une observation peut prouver la vérité d’une croyance – qui est la pente naturelle de l’esprit, la méthode scientifique consiste à rechercher la contradiction par l’expérience comme moyen d’éliminer les erreurs de jugement. On ne devrait donc pas dire (en toute rigueur) d’une théorie scientifiquene qu’elle est « confirmée » ou « vérifiée » par l’expérience, mais qu’elle a été « contrôlée », « corroborée » ou « validée » par l’expérience, en tant qu’elle a résisté aux tests destinés à la réfuter.

L’exposition à la contradiction par l’expérience implique que la vérité scientifique doit être considérée comme provisoire. Ce qui peut sembler paradoxal puisque la vérité est par définition définitive. Cela tient au fait qu’on appelle « vérité scientifique » ce qui n’est en réalité que la meilleure approximation possible de la vérité, la connaissance la plus « exacte » (la plus proche de la réalité telle qu’elle est) jamais produite. Seule l’erreur est définitive, puisque seule l’erreur est certaine. On ne peut parler de vérité « sanctionnée » ou définitive à propos de d’une théorie scientifique que lorque toutes les théories concurrentes ont été définitivement éliminées par la preuve de leur fausseté.

Illustrations 1

Le biologiste et médecin français Claude Bernard (1813-1878) décrit la méthode expérimentale en évoquant ses recherches sur la glycogénie animale (Claude Bernard le chercheur qui a découvert la fonction glycogénique du foie).

De ce texte, on peut tirer cinq leçons d’épistémologie, la dernière étant la plus importante :

1) Construire une expérimentation est une manière d’interroger la nature : « instituer une expérience, c’est poser une question. » « L’esprit de l’expérimentateur doit être actif, c’est-à-dire qu’il doit interroger la nature et lui poser des questions dans tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées. » « L’expérimentateur qui se trouve en face des phénomènes naturels ressemble à un spectateur qui observe des scènes muettes. Il est en quelque sorte le juge d’instruction de la nature. »

2) Ce n’est pas la nature qui fournit à l’esprit les idées, mais c’est l’esprit qui prête ses idées à la nature. « L’expérimentateur raisonne nécessairement d’après lui-même et prête à la nature ses propres idées. » Comme le dit Kant, les sens ne sont pas trompeurs, mais ils ne pensent pas. Les idées ne viennent pas des sens, mais de l’esprit qui les conçoit. L’esprit, dans l’expérimentation, est actif, il n’est pas le miroir du spectacle de la nature. La théorie scientifique, autrement dit, n’est pas le miroir de la nature, c’est une construction intellectuelle, une création de l’esprit, un produit de l’imagination scientifique.

3) Peu importe la manière dont l’esprit trouve ses idées, l’important est la manière dont il teste celles-ci. L’idée scientifique n’est pas le produit de l’expérimentation, elle la précède et en constitue la condition de possibilité. « Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue. » « L’hypothèse expérimentale n’est que l’idée scientifique, préconçue ou anticipée. »

4) La fonction de l’expérimentation est de tester la valeur de vérité de l’hypothèse, c’est-à-dire de l’idée conçue par l’esprit du scientifique. Cette idée exprime une loi de la nature qui permet d’anticiper des observations possibles. La vertu d’une théorie est de pouvoir en déduire des prévisions, lesquelles peuvent être utilisées en retour pour tester la validité de la théorie : « L’expérimentateur est celui qui, en vertu d’une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des phénomènes observés, institue l’expérience de manière que, dans l’ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l’hypothèse ou à l’idée préconçue. »

5) L’invalidation de l’idée scientifique par l’expérimentation a valeur de preuve, mais l’expérimentation ne permet pas de confirmer une hypothèse. Autrement dit : l’observation du résultat attendu ne prouve pas la vérité de l’idée scientifique, tandis que le résultat qui contredit les attentes de l’esprit (l’anticipation déduite de l’hypothèse) a valeur de preuve négative (preuve de l’erreur). Claude Bernard compare, à titre d’exemple, deux expériences. La première expérience consiste à nourrir un chien d’une soupe de lait sucrée ; l’anticipation déduite de l’hypothèse initiale du scientifique est que le sucre ingéré doit se retrouver dans le sang du chien après la digestion. Le résultat de l’expérience confirme l’hypothèse (la loi causale qui établit que la digestion de la nourriture sucrée est la cause de la présence du sucre dans le sang). Pourtant – à ce stade le chercheur ne le sait pas encore – l’hypothèse est fausse. La seconde expérience, construite pour confirmer la première, est déduite de cette même hypothèse : en donnant à un autre chien de la nourriture sans aucune matière sucrée, l’observation attendue est l’absence de sucre dans le sang après la digestion. Or, le résultat – le fait observé – est en contradiction avec la prévision de la théorie : Claude Bernard constate avec surprise que le sang du chien qui n’a pas mangé de sucre contient lui aussi du sucre, comme le sang du chien nourri avec du sucre. En conséquence, le chercheur abandonne son hypothèse initiale pour concevoir de nouvelles idées à partir de ce fait nouveau. Conclusion : l’expérimentation (le recours à l’observation) ne peut pas prouver avec certitude la vérité d’une hypothèse, mais elle prouve de manière certaine son insuffisance. Seule la preuve négative est certaine.

Claude Bernard tire de la réflexion sur sa pratique une leçon d’épistémologie (de théorie de la connaissance) : le bon scientifique est celui qui conçoit l’expérimentation non pas pour confirmer ses idées, mais pour les contester. Le mauvais scientifique est à l’inverse celui qui cherche uniquement à les vérifier. La différence entre le bon et le mauvais scientifique – et d’une manière plus générale entre la bonne et la mauvaise manière de progresser dans la connaissance de la réalité – est donc l’esprit critique. « Les hommes qui ont foi dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations. Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu’une confirmation de leur théorie. »

Illustration 2 – L’exemple de loi de la chute des corps.

Galilée comme Aristote étudient la nature en recourant l’un et l’autre à l’expérience, c’est-à-dire à l’observation. La comparaison entre la formulation de la loi de la chute des corps par l’un et par l’autre permet de distinguer et d’opposer les deux interprétations de la méthode scientifique, deux interprétations de la combinaison entre théorie et expérience.

La loi de la chute des corps selon Aristote – « Plus un corps est massif, plus il tombe vite » a été établie par induction, en suivant la méthode de l’empirisme, qui consiste à généraliser sur la base d’une série d’observations. On voit les corps lourds tomber plus vite que les corps légers; on en tire l’idée générale selon laquelle les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. Suivant cette méthode qui paraît naturelle, les idées viennent des sens et la vérité scientifique dépend de l’observation.

La loi de la chute des corps établie par Aristote est pourtant fausse. Ce que Galilée a démontré par l’expérience de pensée que présente le physicien Etienne Klein dans la première partie de la vidéo ci-dessous. Comme dans une expérimentation réelle, l’expérience de pensée consiste à « supposer qu’une loi est vraie » (hypothèse) pour en déduire les conséquences que l’on peut en tirer. En l’occurrence l’expérimentation n’est pas nécessaire puisque le raisonnement suffit à lui seul à montrer la fausseté de l’hypothèse – dont on peut déduire deux conséquences contradictoires entre elles. La loi d’Aristote tirée de l’observation (c’est-à-dire fondée sur le critère de l’évidence sensible) est donc invalidée par le raisonnement, en vertu du critère de l’évidence logique (la cohérence ou non-contradiction).

Etienne Klein tire de cette réfutation de la loi d’Aristote par Galilée un plaidoyer en faveur du rationalisme, lequel valorise l’activité de l’esprit scientifique, les raisonnements et les constructions théoriques qui ne dépendent pas directement de l’observation. Dans la production de la connaissance, l’esprit scientifique ne se limite pas à tendre un miroir au spectacle de la nature. Ce n’est pas en observant les phénomènes que l’on comprend les lois qui les gouvernent. La loi de la chute des corps telle que Galilée la conçoit – « Tous les objets tombent à la même vitesse dans le vide » – ne correspond pas à ce qu’on voit, puisqu’on ne voit jamais les objets tomber dans le vide (l’air n’est pas le vide et offre une résistance à la chute des corps, comme l’eau ou la mélasse).

La science moderne consiste à expliquer le réel (ce qu’on observe) par des lois dont l’énoncé semble démenti par l’observation (la loi de la chute des corps selon Galilée semble impossible). La loi de la chute des corps n’est pas le reflet du spectacle de la chute des corps. Elle est l’oeuvre de l’esprit scientifique en tant que celui-ci construit des raisonnements en se tenant à distance du monde empirique (des phénomènes tels que nous pouvons les observer).

L’esprit scientifique découvre les lois de la nature, comme la loi de la chute des corps, en réfutant les hypothèses fausses, que celles-ci soient le produit de l’induction ou de l’imagination scientifique. La méthode privilégiée n’est pas l’induction, mais le raisonnement hypothético-déductive, qui consiste à déduire des conséquences de l’hypothèse que l’on croit vraie et qui permet d’éliminer les erreurs lorsque l’on peut montrer que ces conséquences sont fausses.

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