Penser ne consiste pas à penser ce qu’on pense mais à réfléchir, c’est-à-dire à examiner ses propres pensées. Les règles de l’esprit critique sont les exigences de la pensée rationnelle en général, les règles que l’esprit doit mettre en œuvre pour distinguer dans ses jugements l’erreur de la vérité (critiquer, c’est séparer le bon grain de l’ivraie). L’histoire de la philosophie a conduit à mettre en évidence trois grandes règles, présentée par Emmanuel Kant sous le titre de « maximes de la faculté de juger » : 1) Penser par soi-même ; 2) Se mettre par la pensée à la place de tout autre ; 3) En tout temps, penser en accord avec soi-même. Il est important de les interpréter correctement.
1) Penser par soi-même
« Il faut penser par soi-même » ne signifie pas « il faut se contenter de sa pensée », se satisfaire de son opinion personnelle. Cette règle est celle de la pensée libre de préjugés: il faut penser sans préjugés ! Le préjugé est soit l’idée reçue, soit l’idée toute faite (le premier jugement venu). L’exigence de penser par soi-même est l’exigence de ne pas se satisfaire de ses croyances, l’exigence de penser contre soi-même, c’est-à-dire de pratiquer le doute méthodique. Penser, c’est douter, mettre en question ses propres croyances : « Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit », écrit Alain. Le libre examen est l’autre nom de l’esprit critique. Faire preuve d’esprit critique consiste à se donner la liberté d’examiner toutes les croyances, à commencer par les siennes. On dit de celui qui se donne cette liberté que c’est un esprit libre.
Cette première règle de l’esprit critique fut le drapeau du siècle des Lumières, dont Kant établit ainsi la devise : « Sapere aude ! [Ose être sage !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » [L’entendement est le pouvoir de connaître]. Il faut de l’audace et du courage pour vaincre la paresse intellectuelle et la lâcheté du conformisme qui conduisent les hommes à se satisfaire de leurs préjugés. La crédulité, la tendance à croire sur parole, est la cause de nos croyances dogmatiques, des croyances que nous adoptons sans les mettre en question. Les préjugés sont les idées reçues d’un autre, qui exerce sur nous une influence parce qu’il représente à nos yeux une autorité intellectuelle. Cette absence d’autonomie intellectuelle est la caractéristique de l’enfance.
Prendre pour règle de penser par soi-même, c’est donc sortir de « l’état de minorité ». « La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre » (Kant). Dans le droit, le mineur est tenu pour irresponsable à proportion de l’immaturité de sa raison, qui justifie la tutelle adulte. Incapable de penser par lui-même, l’enfant doit être guidé par la raison des adultes qui ont autorité sur lui. L’enfant n’est bien entendu pas responsable de cet état de minorité, qui tient à la nature des choses. En revanche l’adulte, capable de se servir de sa raison, c’est-à-dire de pratiquer le doute et le questionnement, peut être tenu pour moralement responsable de l’entretien de ses préjugés.
2) Se mettre en pensée à la place de tout autre
Il ne s’agit pas ici d’un appel à la compassion ou à l’empathie, du rapport à la souffrance de l’autre. Il s’agit d’une règle de la réflexion : il faut, pour bien penser, ne pas se contenter de son propre jugement, mais confronter celui-ci avec celui des autres. Nous avons pour cela besoin pour progresser dans la pensée de l’échange des idées, de la communication des pensées, de la critique réciproque. Dans un débat, autrui m’apporte la contradiction qui me permet de douter, de mettre en question mon propre jugement pour mieux l’examiner. La raison est dialogique, estimait Platon, ce qui signifie que son élément naturel est le dialogue.
Cette règle est celle de la pensée élargie : il faut faire preuve d’ouverture d’esprit, vouloir confronter son jugement avec celui d’autrui, ne pas avoir l’esprit borné, notamment dans la communication des idées (le dialogue en tant que débat contradictoire fondée sur la pratique de la critique réciproque). La règle se déduit des propriétés de la vérité. La vérité étant objective et universelle, il faut pour l’atteindre « s’élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement « (Kant). Notre jugement est imparfait, non seulement en raison du caractère nécessairement limité de notre point de vue, de nos connaissances, mais aussi en raison d’une multitude de biais subjectifs (intérêts, émotions, sentiments, préjugés, valeurs, appartenances communautaires, etc.). Chercher la vérité équivaut à chercher ce qui est universellement valable : il faut donc « réfléchir à son propre jugement du point de vue de l’universel » (Kant) et prendre pour critère de vérité l’accord des esprits. Nous n’avons pas immédiatement accès à ce point de vue de l’universel : ce n’est qu’en réfléchissant à la validité de mon jugement pour tout autre ainsi qu’à la validité du jugement de tout autre pour moi-même que je peux espérer prendre conscience de l’universellement valable.
3) En tout temps, penser en accord avec soi-même
Cette règle est celle de la pensée conséquente : il faut être cohérent, fidèle à des principes dans la pensée comme dans l’action ! Quand je pense, je suis a priori d’accord avec-moi-même ; en revanche, je peux être incohérent et inconséquent. La troisième règle rappelle le critère logique de la cohérence. L’exigence de « penser en accord avec soi-même » est une exigence de non-contradiction avec soi-même. Ce qu’on veut dire lorsqu’on affirme qu’il faut mettre ses actes en conformité avec ses principes. Un homme irréfléchi agit sans principes, sans se donner des règles pour ses actions, en suivant l’impulsion du moment. L’accord instantané avec lui-même aura pour contrepartie l’incohérence dans la durée. Dans l’action, la prévoyance, par exemple, est une manifestation de la pensée conséquente : cette disposition de l’esprit permet de se projeter dans l’avenir afin d’anticiper les actions en accord avec les objectifs qu’on se fixe.
Dans le domaine théorique, la règle de la pensée conséquente est une exigence d’esprit de système : l’esprit critique ne peut justifier l’inconséquence de celui qui change sans cesse d’opinion en fonction du dernier qui a parlé, de l’évolution de l’opinion publique ou de la mode idéologique. Il faut organiser sa réflexion et sa vision du monde en partant de principes, les idées ou les règles fondamentales qui sont au fondement de la réflexion. Le théoricien est celui qui met de l’ordre dans ses idées en s’efforçant de mettre ses pensées en accord avec quelques principes. Pour produire ce qu’on appelle une théorie (un ensemble cohérent d’idées, c’est-à-dire un système), la réflexion philosophique et la réflexion scientifique fondent leur activité sur la règle de la pensée conséquente.