Qu’est-ce que l’esprit critique ? (Les règles de la réflexion)

Penser ne consiste pas à penser ce qu’on pense mais à réfléchir, c’est-à-dire à examiner ses propres pensées. Les règles de l’esprit critique sont les exigences de la pensée rationnelle en général, les règles que l’esprit doit mettre en œuvre pour distinguer dans ses jugements l’erreur de la vérité (critiquer, c’est séparer le bon grain de l’ivraie). L’histoire de la philosophie a conduit à mettre en évidence trois grandes règles, présentée par Emmanuel Kant sous le titre de « maximes de la faculté de juger » : 1) Penser par soi-même ; 2) Se mettre par la pensée à la place de tout autre ; 3) En tout temps, penser en accord avec soi-même. Il est important de les interpréter correctement.

1) Penser par soi-même

« Il faut penser par soi-même » ne signifie pas « il faut se contenter de sa pensée », se satisfaire de son opinion personnelle. Cette règle est celle de la pensée libre de préjugés: il faut penser sans préjugés ! Le préjugé est soit l’idée reçue, soit l’idée toute faite (le premier jugement venu). L’exigence de penser par soi-même est l’exigence de ne pas se satisfaire de ses croyances, l’exigence de penser contre soi-même, c’est-à-dire de pratiquer le doute méthodique. Penser, c’est douter, mettre en question ses propres croyances : « Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit », écrit Alain. Le libre examen est l’autre nom de l’esprit critique. Faire preuve d’esprit critique consiste à se donner la liberté d’examiner toutes les croyances, à commencer par les siennes. On dit de celui qui se donne cette liberté que c’est un esprit libre.

Cette première règle de l’esprit critique fut le drapeau du siècle des Lumières, dont Kant établit ainsi la devise : « Sapere aude ! [Ose être sage !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » [L’entendement est le pouvoir de connaître]. Il faut de l’audace et du courage pour vaincre la paresse intellectuelle et la lâcheté du conformisme qui conduisent les hommes à se satisfaire de leurs préjugés. La crédulité, la tendance à croire sur parole, est la cause de nos croyances dogmatiques, des croyances que nous adoptons sans les mettre en question. Les préjugés sont les idées reçues d’un autre, qui exerce sur nous une influence parce qu’il représente à nos yeux une autorité intellectuelle. Cette absence d’autonomie intellectuelle est la caractéristique de l’enfance.

Prendre pour règle de penser par soi-même, c’est donc sortir de « l’état de minorité ». « La minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre » (Kant). Dans le droit, le mineur est tenu pour irresponsable à proportion de l’immaturité de sa raison, qui justifie la tutelle adulte. Incapable de penser par lui-même, l’enfant doit être guidé par la raison des adultes qui ont autorité sur lui. L’enfant n’est bien entendu pas responsable de cet état de minorité, qui tient à la nature des choses. En revanche l’adulte, capable de se servir de sa raison, c’est-à-dire de pratiquer le doute et le questionnement, peut être tenu pour moralement responsable de l’entretien de ses préjugés.

2) Se mettre en pensée à la place de tout autre

Il ne s’agit pas ici d’un appel à la compassion ou à l’empathie, du rapport à la souffrance de l’autre. Il s’agit d’une règle de la réflexion : il faut, pour bien penser, ne pas se contenter de son propre jugement, mais confronter celui-ci avec celui des autres. Nous avons pour cela besoin pour progresser dans la pensée de l’échange des idées, de la communication des pensées, de la critique réciproque. Dans un débat, autrui m’apporte la contradiction qui me permet de douter, de mettre en question mon propre jugement pour mieux l’examiner. La raison est dialogique, estimait Platon, ce qui signifie que son élément naturel est le dialogue.

Cette règle est celle de la pensée élargie : il faut faire preuve d’ouverture d’esprit, vouloir confronter son jugement avec celui d’autrui, ne pas avoir l’esprit borné, notamment dans la communication des idées (le dialogue en tant que débat contradictoire fondée sur la pratique de la critique réciproque). La règle se déduit des propriétés de la vérité. La vérité étant objective et universelle, il faut pour l’atteindre « s’élever au-dessus des conditions subjectives et particulières du jugement « (Kant). Notre jugement est imparfait, non seulement en raison du caractère nécessairement limité de notre point de vue, de nos connaissances, mais aussi en raison d’une multitude de biais subjectifs (intérêts, émotions, sentiments, préjugés, valeurs, appartenances communautaires, etc.). Chercher la vérité équivaut à chercher ce qui est universellement valable : il faut donc « réfléchir à son propre jugement du point de vue de l’universel » (Kant) et prendre pour critère de vérité l’accord des esprits. Nous n’avons pas immédiatement accès à ce point de vue de l’universel : ce n’est qu’en réfléchissant à la validité de mon jugement pour tout autre ainsi qu’à la validité du jugement de tout autre pour moi-même que je peux espérer prendre conscience de l’universellement valable.

3) En tout temps, penser en accord avec soi-même

Cette règle est celle de la pensée conséquente : il faut être cohérent, fidèle à des principes dans la pensée comme dans l’action ! Quand je pense, je suis a priori d’accord avec-moi-même ; en revanche, je peux être incohérent et inconséquent. La troisième règle rappelle le critère logique de la cohérence. L’exigence de « penser en accord avec soi-même » est une exigence de non-contradiction avec soi-même. Ce qu’on veut dire lorsqu’on affirme qu’il faut mettre ses actes en conformité avec ses principes. Un homme irréfléchi agit sans principes, sans se donner des règles pour ses actions, en suivant l’impulsion du moment. L’accord instantané avec lui-même aura pour contrepartie l’incohérence dans la durée. Dans l’action, la prévoyance, par exemple, est une manifestation de la pensée conséquente : cette disposition de l’esprit permet de se projeter dans l’avenir afin d’anticiper les actions en accord avec les objectifs qu’on se fixe.

Dans le domaine théorique, la règle de la pensée conséquente est une exigence d’esprit de système : l’esprit critique ne peut justifier l’inconséquence de celui qui change sans cesse d’opinion en fonction du dernier qui a parlé, de l’évolution de l’opinion publique ou de la mode idéologique. Il faut organiser sa réflexion et sa vision du monde en partant de principes, les idées ou les règles fondamentales qui sont au fondement de la réflexion. Le théoricien est celui qui met de l’ordre dans ses idées en s’efforçant de mettre ses pensées en accord avec quelques principes. Pour produire ce qu’on appelle une théorie (un ensemble cohérent d’idées, c’est-à-dire un système), la réflexion philosophique et la réflexion scientifique fondent leur activité sur la règle de la pensée conséquente.

Les critères de la vérité

Le problème de la connaissance se déduit de la définition de la vérité (au sens de la « vérité-adéquation »). Si la vérité est l’adéquation entre d’une part la représentation de la réalité par l’esprit, et, d’autre part, la réalité telle qu’elle est, le problème de savoir comment distinguer entre l’erreur et la vérité dans ses jugements (ou ses pensées). Comment puis-je savoir si ce que je pense de la réalité correspond bien à la réalité ?

Il faut pour cela des critères de la vérité. A quoi reconnaît-on le vrai ? Les critères de la vérité se déduisent de notre pouvoir de connaître, lequel utilise à la fois l’expérience sensible, c’est-à dire l’accès à la réalité par l’intermédiaire des cinq sens et la raison, c’est-à-dire la faculté de penser. Nous disposons de trois critères pour reconnaître l’erreur et la vérité.

L’évidence sensible. L’évidence est ce qui s’impose à moi. L’évidence sensible est celle qui s’impose à moi par les sens. Mettre la main sur le feu permet impose comme une évidence le savoir que le feu brûle. Le sens privilégié par la connaissance est la vue. Dans les sciences, on parle des données de l’observation pour désigner les faits dont il est impossible de douter et sur lesquels l’enquête scientifique peut s’appuyer. L’observation directe est un critère de vérité dont on ne peut se passer: je crois nécessairement ce que je vois.

L’évidence logique. Notre pensée utilise spontanément le principe de non-contradiction. Je sais immédiatement, sans avoir besoin d’y réfléchir, que la proposition « ce triangle est carré » est fausse, car illogique, contradictoire : la définition du triangle (une figure à trois côté) rend logiquement impossible l’affirmation selon laquelle un triangle puisse être un carré, puisqu’e le carré est par définition une figure à quatre côtés. La proposition « ce triangle a trois angles » est en revanche une évidence logique qui ne mérite pas qu’on s’y attarde, car nous savons immédiatement, sans avoir besoin d’y réfléchir, que la propriété « avoir trois angles » se déduit de la définition du triangle. Dans même dans le syllogisme : « Tous les hommes sont mortes, Socrate est un homme, Donc Socrate est mortel », la dernière affirmation (la conclusion du raisonnement) se déduit logiquement, avec évidence, des deux premières affirmations (prémisses du raisonnement).

L’accord des esprits. L’évidence est la certitude subjective. Une certitude est un jugement qui résiste au doute. Une affirmation est jugée certaine quand il apparaît impossible d’en douter. Le sentiment d’évidence est la certitude subjective qui sert de critère pour établir la certitude objective du jugement. L’expérience montre cependant que l’on peut se tromper. L’apparence sensible ou l’apparence logique peuvent nous induire en erreur. « L’erreur, écrit le philosophe Kant, consiste à prendre l’apparence de la vérité pour la vérité elle-même« . Nous avons donc besoin d’un autre critère de vérité que la certitude subjective qui nous vient du sentiment d’évidence (sensible ou logique). Le troisième critère est celui de l’intersubjectivité. Dans la mesure où je sais que les autres disposent du même pouvoir de connaissance que moi, je peux prendre en considération leur jugement pour le comparer avec le mien : si nous tombons d’accord, nous pouvons estimer que cet accord renforce la certitude du jugement, constitue une preuve de vérité. La certitude objective du jugement est établie par l’intersubjectivité, la conviction partagée par toutes les subjectivités.

La vérité : définitions et propriétés

La vérité, dans son sens le plus ordinaire, désigne l’idéal de la connaissance. La connaissance étant connaissance de la réalité, la définition de la vérité est la suivante :

La vérité est l’adéquation entre une affirmation et la réalité.

Par affirmation, il faut entendre ici ce qu’on appelle un jugement de réalité, c’est-à-dire une affirmation qui vise à décrire la réalité telle qu’elle est. Les jugements de réalité peuvent être vrais ou faux, à la différence des jugements de valeurs, qui sont des affirmations dont la finalité est de porter une appréciation sur la réalité (« C’est beau », « c’est injuste », etc.).

Cette définition est celle de la vérité-adéquation ou vérité-correspondance (ce qu’on pense ou ce qu’on dit en tant que cela correspond à la réalité telle qu’elle est). Le contraire de la vérité est l’erreur : l’inadéquation entre une affirmation et la réalité (l’affirmation qui ne correspond pas à la réalité qu’elle cherche à décrire).

On peut cependant aussi parler de vérité-cohérence, pour désigner l’absence de contradiction entre les affirmations d’un même discours ou d’une même théorie. En ce sens, la vérité est l’accord des différentes affirmations entre elles. Une démonstration mathématique est vraie si l’affirmation qui conclut la démonstration est en accord avec l’ensemble des affirmations qui la précèdent. Il en va de même pour toute argumentation : même si le propos n’est pas de décrire une réalité, on peut parler de vérité au sens de la vérité-cohérence s’il y a une cohérence logique du propos à chacune de ses étapes jusqu’à la conclusion. Le contraire de la vérité, en ce sens, est l’erreur logique : la contradiction entre deux affirmations.

Lorsque la vérité est opposée au mensonge, elle prend encore un sens différent. Le mensonge est le propos que l’on sait être faux et que l’on tient dans l’intention de tromper autrui. Par opposition au mensonge, la vérité est l’adéquation entre ce qu’on dit et ce qu’on pense. On appelle véracité (ou bonne foi, sincérité, franchise), la vertu (qualité morale) de l’homme qui cherche toujours à exprimer ce qu’il pense être vrai. La véracité d’un discours, même si celui-ci est faux, est la valeur du discours en tant qu’il est tenu pour dire le vrai.

L’erreur se distingue du mensonge par son caractère involontaire : dans l’erreur, on se trompe sans le vouloir; dans le mensonge, on cherche volontairement à tromper autrui. Le problème des rapports entre vérité et mensonge concerne donc la morale. Celui des rapports entre l’erreur et la vérité concerne la connaissance.

L’illusion est l’erreur de jugement qui résiste à la critique, en tant qu’elle exerce une séduction sur l’esprit. Comme l’illusion d’optique, l’illusion est une erreur de jugement ancrée dans notre nature. Une simple erreur est contingente [contingent signifie ce qui pourrait être autrement], c’est-à-dire évitable et susceptible d’être facilement rectifiée; l’illusion est une erreur nécessaire [nécessaire signifie ce qui ne peut être autrement]. L’illusion est difficilement évitable et difficile à corriger parce qu’elle s’enracine dans notre désir – l’illusion consiste à prendre ses désirs pour des réalités – ou dans les tendances de notre esprit. L’illusion séduit celui qu’elle trompe parce qu’elle flatte son désir ou satisfait une tendance de son esprit. L’illusion repose sur le désir d’être trompé et de se tromper : dans l’illusion, l’homme est attaché à son erreur; d’où la difficulté de s’en défaire.

Les propriétés de la vérité

Les propriétés de la vérité découlent de l’analyse de l’idée de vérité. Avoir ces propriétés en tête permet de savoir ce qu’on peut dire et ce qu’on ne peut pas dire à propos de la vérité.

La vérité est certaine. La vérité est la certitude fondée sur la preuve. Toute certitude n’est pas une vérité mais toute vérité est une certitude. Dire « il est vrai que 2 + 2 = 4 » et « il vrai que la terre est de forme sphérique » équivaut à dire « il est certain que 2 + 2 = 4 » et « il est certain que la terre est de forme sphérique ». Il serait absurde d’affirmer qu’une vérité est douteuse. Douter d’une vérité revient à affirmer qu’il ne s’agit pas d’une vérité mais d’une apparence de vérité. En affirmant que toutes nos connaissances sont incertaines, le scepticisme affirme qu’il n’y a pas de vérité, pas de connaissance stricto sensu, mais seulement des croyances vraisemblables (qui semblent vraies).

La vérité est universelle. L’universalité est ce qui est valable pour tous. La vérité est universelle non pas en fait (ce sur quoi tous tombent d’accord) mais en droit (ce sur quoi tous, à condition de faire bon usage de leur raison et de reconnaître la preuve, devraient tomber d’accord). [La distinction en fait/en droit corresponde à la distinction entre « ce qui est » et « ce qui devrait être »]. L’universalité est une propriété qui peut servir à définir la vérité, en lui donnant un sens plus englobant que la seule vérité-correspondance : une vérité est un jugement valable pour tous, quand bien même il ne s’agit pas d’un jugement de réalité. Un jugement mathématique (2 + 2 = 4), par exemple, peut être dit « vrai » alors qu’il ne s’agit pas d’un jugement de réalité. Les connaissances mathématiques, purement rationnelles, sont les plus certaines de toutes, plus certaines que les vérités scientifiques, qui sont des vérités de fait (des jugements de réalité vrais au sens de la « vérité-correspondance, au sens où ils correspondent à la réalité telle qu’elle est.) On peut à cet égard distinguer les vérités rationnelles (jugements rationnels qui ne sont pas des jugements de réalité) et les vérités de faits (les jugements de réalité en tant qu’ils sont vrais).

Les autres propriétés se déduisent de l’universalité.  

La vérité est objective. Il serait absurde d’affirmer qu’une vérité est subjective. La notion d’objectivité à deux significations. Au sens strict, « objectivité » désigne la conformité de la connaissance à son objet (la réalité étudiée). Une vérité de fait est nécessairement une connaissance objective. Au sens large, « objectivité » désigne ce qui n’est pas valable simplement pour moi, subjectivement, mais pour tous : l’intersubjectivité constitue ainsi le critère de l’objectivité. « 2 + 2 = 4 » est en ce sens une vérité « objective », la notion d’objectivité s’appliquant aussi bien aux vérités rationnelles qu’aux vérités de fait. En tant qu’elle est objective, universellement valable, la vérité est impersonnelle et s’oppose à l’opinion personnelle. Il serait absurde d’affirmer que « 2 + 2 = 4 » est une opinion personnelle. Cela reviendrait à affirmer que la proposition n’est pas reconnue comme une vérité.

La vérité est éternelle, ou définitive et permanente. Cette propriété est celle de l’universalité dans le temps : une vérité est un jugement valable pour tous dans le temps. Il serait absurde d’affirmer que « 2 + 2 = 4 » est un jugement qui n’est valable que pour l’humanité présente. Dire que c’est une vérité équivaut à dire qu’il est valable pour tous les temps à venir. La vérité, une fois reconnue comme telle, est définitive et indestructible, destinée donc à demeurer permanente, Dans le langage courant, on parle de « découverte de la vérité », et non de « création de la vérité », comme si la vérité était présente et recouverte d’un voile d’ignorance avant que l’esprit humain en prenne conscience. Ce qui revient à projeter rétrospectivement sur le passé la conscience de la validité universelle du jugement.

L’éternité signifie ce qui n’a pas de commencement ni de fin dans le temps, ce qui est hors du temps. Penser que « 2 + 2 = 4 » est une vérité équivaut à penser que ce jugement doit être considéré, en droit, comme un jugement rationnellement valable, quand bien même les mathématiques n’auraient jamais été découvertes par l’humanité, et quand bien même l’humanité n’aurait jamais existé. Pour le dire autrement, une vérité est une connaissance telle que Dieu – l’esprit omniscient dont la connaissance n’est pas limité par la condition temporelle – se la représente de toute éternité, ou bien telle que des êtres rationnels, n’importe où dans l’univers à n’importe quel moment du temps pourraient se la représenter.

La vérité est absolue. Ce qui signifie que la vérité existe en soi, indépendamment de l’esprit qui la pense (de la conscience particulière qui se la représente). Il serait absurde d’affirmer que « 2 + 2 = 4 » est un jugement universellement valable en droit tout en affirmant qu’il n’est vrai que pour les humains qui ont produit la connaissance mathématique, ou qu’il n’est vrai que pour les humains qui enseignent et apprennent les mathématiques. Autrement dit, il serait absurde d’affirmer que la vérité est relative, c’est-à-dire relative à l’esprit qui la conçoit. C’est pourtant ce qu’affirme le relativisme, la doctrine selon laquelle la vérité est relative. Comme le scepticisme, le relativisme formule ainsi une objection contre l’idée même de vérité. Affirmer qu’une connaissance ou une vérité n’a qu’une valeur relative équivaut à affirmer qu’il ne peut y avoir de connaissances universellement valables, de « vérités » au sens strict. Pour le relativiste, « connaissance » et « vérité » sont des notions qui ne servent qu’à désigner la croyance ou la vision du monde partagée par une communauté humaine particulière dans l’histoire : croire que la vérité est absolue, c’est-à-dire croire aux propriétés de la vérité (certitude et universalité) est pour le relativiste une illusion de l’esprit.

Point 2 – Comment lire une question de dissertation? (Exemple)

Le sujet 1 du Bac 2025 était constitué par l’énoncé suivant : « Notre avenir dépend-il de la technique ? » Comment lire cet énoncé ?

Le premier réflexe doit être de transformer la question en affirmation. La question est une invitation à discuter (examiner, évaluer, justifier et/ou critiquer) une proposition. En l’occurrence, la proposition : « Notre avenir dépend de la technique ».

Il faut ensuite s’interroger sur la raison d’être des mots employés pour formuler la question. « Notre avenir », dans le cadre d’une réflexion philosophique, ne peut que désigner l’avenir de l’humanité, pas celui d’un groupe humain ou d’une génération en particulier. La question pourrait donc être reformulée ainsi : « La technique conditionne-t-elle l’avenir de l’humanité? »

Mais pourquoi n’avoir pas posé simplement la question : « Notre condition dépend-elle de la technique ? », pourquoi nous inviter à une réflexion sur la technique en pensant à l’avenir ? Le cours de philosophie apporte en principe les éléments pour comprendre de quoi il s’agit dans l’énoncé de cette question : Le problème de la technique est celui de la technique moderne, dérivée de la science moderne. Par « technique », dans l’énoncé de la question, il faut entendre « progrès technique ». La condition de l’homme moderne est en permanence bouleversée par le progrès scientifique et technique, lequel transforme le monde, créant un monde nouveau en détruisant l’ancien. La question pourrait donc être reformulée ainsi : « Le progrès technique transforme-t-il la condition humaine ? »

Il faut enfin se demander dans quel registre de discours inscrire la question : est-ce une invitation à décrire la condition humaine, à construire un jugement critique sur le monde comme il va, à justifier la prescription d’une règle (règle morale, règle de prudence, principe de justice, principe de sagesse, règle de méthode pour bien conduire sa pensée) ?

On peut pour cela essayer de reformuler la question afin de souligner soit l’invitation à décrire, soit l’invitation à évaluer ou à prescrire. Dans l’exemple choisi, deux types de reformulations sont possibles. Dans le sens descriptif : « Le progrès technique transforme-t-il la condition humaine ? »; « Le progrès technique est-il le moteur de l’histoire moderne ? »; « L’avenir de l’humanité sera-t-il façonné par le progrès technique ? »; « Est-il possible de prévoir ce que sera la condition humaine dans l’avenir, compte tenu de la difficulté d’anticiper les progrès de la science, les innovations technologiques ainsi que leurs conséquences sociales, culturelles et politiques ? » Dans le sens normatif : « Le progrès technique est-il un progrès pour l’humanité ? »; « Faut-il avoir peur de la technique ? »; « Notre avenir dépend-il de notre capacité à maîtriser le progrès technique ? »; « Le bonheur des générations futures dépend-il de notre capacité à accélérer ou à freiner le progrès technique ? »

S’agissant du sujet choisi (« Notre avenir dépend-il de la technique ? »), la distinction des registres du discours permet de concevoir un plan échappant à l’alternative « pour ou contre » la proposition suggérée par la question, alternative qui serait ici peu pertinente (pour ou contre la proposition « Notre avenir dépend de la technique. »)

On peut en effet envisager de traiter le sujet sous les deux angles, descriptif et normatif, en commençant par la description (de la condition de l’homme moderne) pour ensuite introduire le débat éthico-politique : si l’avenir de l’humanité nous est radicalement inconnu, du fait de l’impossibilité de prévoir les transformation de la condition humaine par le progrès scientifique et technique, faut-il s’en inquiéter ? Faut-il vivre dans l’espérance d’un avenir meilleur grâce à la technique ou dans la peur des inévitables destructions générés par le progrès technique ? En somme, il faut d’abord répondre à la question « La condition humaine dépend-elle de la technique ? » (registre descriptif) pour ensuite répondre à la question : « Le bonheur des générations futures dépend-il de la technique ? » (registre normatif).

Sur le plan descriptif, il est difficile de contester la proposition : « Notre avenir dépend de la technique. » Il faut donc la justifier et l’illustrer. Pour qu’il y ait matière à débat, il faut introduire les valeurs qui sont les guides de l’action et conduisent à la question : « Que faire ? ». La proposition « Notre bonheur (ou notre liberté, ou notre survie) dans l’avenir dépend du progrès technique » est en effet discutable: On pourrait objecter que le progrès technique constitue une menace pour l’humanité et qu’il faut donc, pour préserver notre bien-être (ou notre liberté, ou notre survie) maîtriser de le progrès technique (par un encadrement moral et politique), voire le freiner ou y renoncer.

Point 1 – Décrire, évaluer, prescrire.

Tout discours s’inscrit dans l’un de ces trois registres : décrire, évaluer, prescrire.

Décrire, c’est dire ce qui est. Ce registre est celui de la connaissance, qui s’exprime par des jugements de réalité, des affirmations ou des négations visant à présenter la réalité telle qu’elle est (ou telle qu’elle a été, telle qu’elle sera).

Evaluer, c’est porter une appréciation critique (qui valorise ou dévalorise) sur une réalité, selon des critères de valeur plus ou moins subjectifs ou objectifs, fondés sur la conception qu’on se fait de ce qui doit être. Ce registres est celui des jugements de valeur, des affirmations ou des négation qui prétendent établir la valeur des choses ou des personnes.

Prescrire, c’est dire ce qui doit être et ce qu’il faut faire. Toute morale, par exemple, est prescriptive et normative : elle prescrit des règles de vie et d’action (normes, lois) au nom d’un idéal, d’une représentation de la réalité telle qu’elle devrait être. Ce registre est celui de la parole « performative », de la pensée qui commande une transformation de la réalité par l’action. La prescription prend appui sur des jugements de réalité (un diagnostic) et sur des jugements de valeurs (la critique de la réalité au nom de ce qu’on valorise, la valeur ou l’idéal).

Face à n’importe quel énoncé, face à un texte philosophique en particulier (y compris une simple question), on peut se demander s’il faut inscrire celui-ci dans le registre du descriptif (la pensée et la formulation de ce qui est) ou dans le registre du normatif (la pensée et la formulation de ce qui doit être), qui comprend l’évaluation (la critique) et la prescription (la conception d’un idéal pour l’action). On peut aussi se demander si les deux lectures sont possibles, si l’énoncé (notamment s’il s’agit d’une question) peut donner lieu à deux interprétations différentes, selon qu’on l’inscrive dans le registre du descriptif ou dans celui du normatif.

La réflexion philosophique a souvent pour objet la conception de la valeur (la valeur morale, la valeur esthétique) ou de l’idéal (la sagesse, la justice, la liberté, le bonheur). Le discours philosophique s’inscrit donc dans le registre du normatif (la représentation de ce qui doit être). La philosphie se conçoit cependant aussi comme une anthropologie (une connaissance de l’homme). La question « Qu’est-ce que l’homme ? » appartient au registre du descriptif. La philosophie s’inscrit dans le registre de la connaissance, le discours qui vise à dire ce qui est, en tant qu’elle s’efforce de présenter la réalité humaine (la nature humaine, la condition humaine) de la manière la plus objective possible.