Gorgias

Vocabulaire

La philosophie (philosophia) : l’amour de la sagesse.

Les sophistes : les intellectuels venus de toute la Grèce enseigner à Athènes, notamment la rhétorique, au cours du siècle de Périclès (500-401 av. J.-C.).

La rhétorique (du grec rhêtorikos): l’art de bien parler, ou l’art persuader par la parole. Synonyme : éloquence (du latin eloquentia)

Isonomia : terme grec qui désigne l’égalité de tous les citoyens par rapport à l’exercice du pouvoir.

Isègoria : terme grec qui désigne l’égalité de parole, c’est-à-dire le droit égal de tous les citoyens à prendre la parole.

La démocratie : le pouvoir du peuple (de « démos« , peuple, et « kratos« , pouvoir).

La tyrannie : le pouvoir d’un seul. La tyrannie se distingue de la monarchie par l’absence de légitimité traditionnelle (le roi est l’héritier d’une dynastie ancestrale, ce qui n’est pas le cas du tyran).

Logos : terme grec intraduisible, qui désigne le langage comme instrument de la raison. Le logos désigne à la fois la parole qui permet d’exprimer la pensée et la rationalité elle-même (la « logique »). Pour traduire « logos » en français, on utilise généralement les termes « parole », « discours », « argument », « argumentation ». Les Grecs ne distinguaient pas, avant la distinction introduite par Platon entre philosophie et rhétorique, l’art de bien parler et l’art d’argumenter, compris l’un et l’autre dans la maîtrise de la technique du logos.

La vérité : 1) le jugement universalisable (valable pour tous); 2) l’accord de la connaissance avec l’objet (accord de l’idée avec l’être, de la parole avec la réalité dont on parle).

L’ironie (eirônia) : l’action d’interroger en feignant l’ignorance.

La maïeutique : l’art socratique d’accoucher les esprits, c’est-à-dire de conduire l’interlocuteur à découvrir et à formuler la vérité qu’il porte en lui.

La dialectique : l’art du dialogue pratiqué par Socrate, tel qu’il est mis en scène dans les écrits de Platon.

Le relativisme : la doctrine selon laquelle la vérité et la justice sont relatives à l’homme (individu ou communauté) qui énonce ce qu’il croit être vrai ou juste. La formule du relativisme est celle du sophiste Protagoras : « l’homme est la mesure de toutes choses« .

La démocratie athénienne au siècle de Périclès

Le « siècle de Périclès » désigne l’âge d’or de la démocratie athénienne, au 5e siècle avant Jésus-Christ (500 – 401). Athènes vit alors sous les lois de Clisthène qui ont institué la démocratie à la fin du 6e siècle (508-507). La domination d’Athènes sur la Grèce commence avec les guerres médiques, au début du 5e siècle, qui opposent les Cités grecques au puissant empire perse. Athènes rayonne par ses victoires militaires prestigieuses, la célèbre bataille de Marathon notamment, lesquelles mettent en valeur son modèle politique, la démocratie. Après les guerres médique, Athènes, au centre du monde grec, rassemble les autres cités au sein de la ligue de Délos, suscitant l’hostilité de certaines d’entre elles, qui refusent son hégémonie : c’est le début de la rivalité entre Sparte et Athènes. Périclès est le dirigeant politique qui exerça la plus grande influence durant la grandeur d’Athènes, à partir de 460 jusqu’à sa mort, en 429. « Ce gouvernement portait le nom de démocratie, écrivit Thucydide (historien contemporain de Périclès), en réalité, c’était le gouvernement d’un seul homme« . Le pouvoir de Périclès dépendait néanmoins exclusivement du vote annuel des citoyens, de sorte qu’il symbolise l’homme d’Etat exerçant le pouvoir par la seule persuasion de sa parole.

La mort de Périclès, en 429 avant J.-C., victime de la grande peste qui a ravagé Athènes, coïncida avec les début de la guerre du Péloponèse, la guerre contre Sparte qui s’est achevée par la défaite d’Athènes, marquant ainsi la fin de l’impérialisme athénien. L’histoire politique percute celle de la philosophie. En effet Socrate, le maître de Platon, fut condamné à mort, en 399 (début du 4e siècle), à l’issue d’un procès dont la véritable cause était sans doute un règlement de compte politique lié à l’épisode dit des « Trente Tyrans » (de l’été 404 à l’été 403, à la suite de la capitulation face à Sparte, des aristocrates athéniens pro-spartiates avaient tenté de mettre fin à la démocratie par une répression sanglante). Le « siècle de Périclès » aura été le berceau de la philosophie, mais c’est au 4e siècle, durant les années du déclin politique d’Athènes, que celle-ci s’épanouit, à travers les oeuvres de Platon (428/427-348-347 av. J.-C.) et d’Aristote (384-322 av. J.-C.). Aristote, qui fut dans sa jeunesse un disciple de Platon et qui devint le précepteur du futur Alexandre le Grand, a connu la fin de l’indépendance d’Athènes, conquise en même temps que toute la Grèce par le roi Philippe II de Macédoine, le père d’Alexandre, en l’an 338 avant J.-C.

Repères historique :

507-508 av. J.-C. : Lois de Clisthène. 490 av. J.-C. : Bataille de Marathon. 429 av. J-C. : Mort de Périclès. 404 av. J.-C. : Défaite d’Athènes face à Sparte. 399 av. J.-C. : Procès de Socrate. 338 av. J.-C. : Fin de l’indépendance d’Athènes.

Le procès de Socrate

Les sophistes

Le « siècle de Périclès » est le siècle des sophistes. On appelait ainsi les intellectuels venus de toute la Grèce à Athènes pour y vendre leurs services, sous forme d’enseignement ou de conseil. Un « sophiste » est à l’origine un terme neutre, qui désigne en grec le fait d’être détenteur d’un savoir ou d’un savoir-faire qui donne une compétence dans un domaine quelconque. La révolution culturelle qui se produit au sein de la démocratie athénienne au 5e siècle avant notre ère donne au terme « sophiste » un sens plus spécifique. L’appellation en vient à désigner le maître des discours (du logos), qui devient conseiller du Prince (du politique qui aspire à gouverner) et/ou qui se fait rémunérer pour enseigner l’art d’argumenter.

La valeur centrale de la démocratie est l’isègoria, le droit égal reconnu à tous les citoyens de prendre la parole. Athènes est la Cité où la parole est libre. La maîtrise de la parole, du logos, de la parole comme instrument de l’argumentation, devient un enjeu essentiel. Dans les tribunaux et à l’assemblée du peuple (l’Ecclésia), la parole est une arme. L’art oratoire est le principal moyen d’agir sur le plan politique : il permet d’exercer une influence, de conquérir le pouvoir et de gouverner, comme l’a fait Périclès. Mais il permet aussi aux simples citoyens de se défendre d’une accusation au tribunal, parfois même de sauver leur vie, ce que n’a pas su ou voulu faire Socrate au cours de son procès. Chaque citoyen avait en effet la liberté de défendre sa propre cause au tribunal, devant un jury populaire. La maîtrise de l’art de persuader par la parole était donc fortement recommandée.

Les sophistes n’étaient pas seulement ce qu’on appelerait aujourd’hui des « conseillers en communication ». Ils puisaient leur savoir-faire dans les travaux « scientifiques » d’une époque qui est aussi celle des premiers physiciens. Protagoras, le plus célèbre des sophistes, fut paraît-il en étroite relation avec son concitoyen Démocrite, l’inventeur de l’atomisme. Il n’existait pas au 5e siècle avant notre ère la spécialisation intellectuelle qui existe aujourd’hui, de sorte que les « savants » s’intéressaient à tous les aspects du savoir et de la culture. C’est la politique démocratique qui a conduit certains de ces savants à se soucier plus particulièrement de l’utilité pratique de l’argumentation. Il est cependant vraisemblable que les conversations que Protagoras pouvait avoir avec Périclès, qui était un homme cultivé, protecteur des arts et des savoirs, ne portait pas exclusivement sur la politique.

Les sophistes étaient controversés, s’attirant une mauvaise réputation, comme on peut en juger à travers le mépris affiché par Calliclès à leur endroit, même si ce ne fut apparemment pas le cas pour les plus grands d’entre eux, Protagoras et Gorgias (lequel n’est d’ailleurs pas considéré comme un sophiste par Calliclès). Trois raisons peuvent expliquer cette mauvaise réputation : 1) le fait qu’ils se faisaient rémunérer pour leur enseignement (Platon, notamment, utilise cet argument pour les dénigrer); 2) comme pour les avocats aujourd’hui, le fait de voir la parole mise au service de n’importe quelle cause devait sans doute donner le sentiment d’un déficit de valeurs, d’une forme de servilité disposant à se vendre au plus offrant; 3) la raison principale, qui concernait aussi les meilleurs et qui fait que Socrate était sans doute vu comme l’un d’entre eux, était que leur enseignement conduisait à substituer le pouvoir du logos, le pouvoir du discours argumentatif, au pouvoir de la tradition, à l’autorité indiscutée des croyances traditionnelles. Cette dernière dimension est indissociable de la contribution des sophistes à la naissance de la philosophie.

Pourquoi, dès lors, Platon critique-t-il les sophistes ? C’est à Platon, en effet, que l’on doit l’usage du terme aujourd’hui encore en vigueur et qui est associé à une connotation péjorative. Les « sophismes » sont des arguments qui, aussi sophistiqués soient-ils, sont trompeurs, visant à faire croire qu’ils sont au service de la vérité ou de la justice alors qu’ils servent un intérêt particulier et qu’ils témoignent d’une indifférence à l’égard de la vérité ou de la justice. Le sophiste est l’anti-philosophe, ou, plutôt, le philosophe (celui qui aime le savoir et la sagesse, dont la figure de Socrate fournit le modèle) est présenté par Platon comme l’anti-sophiste. Platon s’attaque à la dimension la plus profonde de la pensée des sophistes, leur « philosophie » devrait-on dire, celle que l’on rencontre chez les sophistes les plus importants, Protagoras et Gorgias notamment, auxquels il consacre certains de ses dialogues pour pouvoir les réfuter. Pour le dire simplement, Platon reproche aux sophistes d’avoir mis le logos (le discours argumentatif) au service de la domination, intentionnellement ou non. Sophistique et rhétorique sont des expressions d’un même rapport à la vérité, le relativisme, dont Protagoras a fait la théorie, laquelle justifie la conception de la toute-puissance du logos que défend Gorgias.

Protagoras

C’est à Protagoras que l’on doit la formule du relativisme, formule extrêmement puissante, révolutionnaire pour l’époque : « L’homme est la mesure de toutes choses ». Ce qui signifie que ce que l’homme appelle l’être et le non-être ne sont que ce qui paraît à l’homme être ou ne pas être. « Telles les choses me paraissent, telles elles sont » : la réalité est toujours relative à un point de vue particulier, de sorte qu’il n’existe pas de point de vue de la vérité absolue, de point de vue à partir duquel on pourrait distinguer la réalité telle qu’elle est en soi de la réalité telle qu’elle apparaît diversement aux différents points de vue. Dans la formule de Protagoras, « l’homme » peut être l’individu ou la communauté. Lorsque les hommes tombent d’accord pour dire ce qui est et ce qui n’est pas, c’est par une « convention » instituée par la parole. Mais ce qui est institué par la parole peut être modifié par la parole.

C’est dans le registre politique que ce relativisme donne sa pleine mesure. Les sophistes ont contribué à promouvoir la distinction entre phusis (nature) et nomos (loi). La comparaison entre les différentes cités montre que les lois, donc les conceptions du juste et de l’injuste, varient d’une Cité à une autre. On peut en déduire que la conception de la justice n’est pas l’expression d’une nature humaine ou d’un ordre naturel. Comme l’établiera plus tard Aristote les hommes peuvent instituer des lois parce qu’ils sont doués de logos : c’est par la parole que les hommes peuvent convenir de ce qu’ils appellent « justice ». La liberté et l’égalité de parole au sein de la démocratie athénienne favorisent l’émergence de la rhétorique et de la dialectique, notamment du fait de l’importance que prennent les débats de justice au tribunal. Pour les sophistes, qui souligne le pouvoir de la parole, la justice n’est qu’une « convention » : elle résulte d’un accord des esprits obtenu sous l’effet de la parole la plus persuasive.

Deux idées vont prospérer à Athènes, dont Protagoras fut réputé être l’un des grands théoriciens. La première idée est celle des « discours opposés », ou « discours doubles », qui est à l’origine des exercices de dialectique dont Platon et les écoles de philosophie hériteront. L’expérience du débat de justice conduit à penser que pour tout discours argumentatif, il en existe un qui lui et opposé. A chaque thèse son antithèse, de sorte que l’on peut toujours choisir de soutenir l’une ou l’autre. Dans les tragédies grecques, dans l’Antigone de Sophocle par exemple, on voit s’opposer des discours argumentatifs sur la justice, la plus célèbre opposition étant celle d’Antigone et de Créon. Les sophistes ont fait de l’exercice du débat un enseignement. Protagoras enseignait paraît-il à défendre successivement deux points de vue, l’éloge et le blâme par exemple. Ce sont ces affrontements dialectiques entre deux thèses que l’on désignait par le terme de « discours opposés ».

La seconde idée est contenue dans l’expression « rendre le plus faible des deux arguments le plus fort ». L’acquisition d’une maîtrise des « discours doubles » devait permettre de pouvoir mieux anticiper et utiliser les arguments d’un adversaire, au tribunal ou à l’assemblée, pour renverser son argumentation, en tirer des conclusions inverses. La rhétorique est une forme de judo logique. La finalité de la maîtrise des techniques du logos est de pouvoir inverser la supériorité d’un logos sur une autre. La rhétorique est l’art de faire de l’argument le plus faible l’argument le plus fort, de présenter comme juste ce qui paraît injuste, ou comme injuste ce qui paraît juste. C’est ce qu’illustre par exemple Gorgias dans l’Eloge d’Hélène, texte dans lequel il montre que l’on peut renverser l’argumentation qui blâme Hélène pour être responsable de la guerre de Trois en plaidant en faveur de son innocence.

Gorgias – L’éloge d’Hélène

Gorgias est semble-t-il arrivé à Athènes en 427, deux ans après la mort de Périclès. Orateur et professeur de rhétorique, il est aussi l’auteur d’un Traité du non-être qui montre que lui non plus ne dissociait pas son travail sur le discours argumentatif de la réflexion sur le savoir. Il existait semble-t-il un lien entre la thèse de Gorgias sur l’être et son éloge de la toute-puissance du logos. Gorgias soutenait l’idée selon laquelle le logos ne donnait aucun accès privilégié à l’être, ce qui implique en retour que la connaissance ne permet pas de stabiliser la croyance des hommes, laquelle croyance constitue donc une matière malléable sur laquelle l’influence du pouvoir de la parole n’a pas d’autre limite que l’incompétence des orateurs. Cette conception des rapports entre la parole et l’être recoupe donc le relativisme de Protagoras et permet de ranger Gorgias dans la catégorie des sophistes, au sens que Platon donne à ce terme.

De Gorgias nous possédons un écrit, L’éloge d’Hélène, qui contient, c’est le coeur du discours, un éloge de la toute-puissance du discours [logos]. La conclusion de l’Eloge d’Hélène témoigne du sens que Gorgias voulait donner à son écrit, celui d’un jeu argumentatif illustrant son aptitude à faire de l’argument le plus faible l’argument le plus fort :

« Comment donc ? Faut-il estimer juste le blâme d’Hélène ? Elle qui a fait ce qu’elle a fait soit par amour, soit persuadée par un argument, soit enlevée de force, soit contrainte par une nécessité divine, n’échappe-t-elle pas dans tous les cas à l’accusation ? J’ai lavé par mon argumentation la réputation d’une femme, j’ai respecté l’engagement que j’avais fixé au début de mon argumentation : j’ai essayé de lutter contre l’injustice d’un blâme et l’ignorance d’une opinion, et j’ai voulu écrire un discours qui fut pour Hélène un discours et pour moi un jeu. »

Le modèle du discours argumentatif est le débat de justice. Transformer une condamnation en innocence, un blâme en éloge, une culpabilité en innocence, c’est précisément le travail de l’avocat qui défend une cause au tribunal. Il s’agit ici d’un jeu, puisque Hélène est un personnage de la mythologie grecque. La tradition tenait celle-ci pour responsable de la terrible guerre de Troie dont Homère fait le récit dans l’Illiade. Hélène, réputée être « la plus belle femme du monde », mariée au roi de Sparte, avait quitté celui-ci pour Pâris, un prince troyen. Pour renverser le jugement de la tradition, Gorgias évoque les différentes hypothèses qui peuvent expliquer le choix d’Hélène, dont il montre qu’il fut nécessairement contraint. Nul ne pouvant être jugé responsable d’un choix qui n’est pas libre, Hélène n’est donc pas à blâmer.

Gorgias argumente en examinant toutes les hypothèses. Suivant la mythologie grecque, les actes des humains résultent des décisions des dieux: si tel est le cas, le choix d’Hélène était un destin, l’expression de la volonté toute-puissante des dieux. Si Pâris a enlevé Hélène de force, il s’agissait d’un viol : en ce cas Hélène, loin d’être coupable, est une victime. Dans le cas où Hélène serait tombée amoureuse de Pâris, elle aurait été sous l’emprise de la toute-puissance du désir amoureux, dont chacun sait qu’il est irrésistible. Le dernier cas de figure, auquel Gorgias consacre l’argumentation la plus longue, est celui de la l’emprise exercée par le logos, qui est un « tout-puissant souverain »:

« Mais si un argument l’a persuadée et a trompé son âme, il n’est pas non plus difficile de la défendre contre cela et de mettre en pièces l’accusation de la manière suivante : l’argument [logos] est un tout-puissant souverain, qui par le biais d’un corps minuscule et invisible accomplit les exploits les plus divins. Car il a le pouvoir de faire cesser la peur, d’ôter le chagrin, de faire éclater la joie et naître la pitié. Je vais montrer qu’il en va ainsi; mais il faut aussi que je le montre à mes auditeurs en m’appuyant sur leur opinion.« 

Pour plaider en faveur de l’innocence d’Hélène, Gorgias plaide donc en faveur de son art : il fait l’éloge de l’art d’argumenter, dont il souligne la puissance. Ce pouvoir de la parole à notamment pour cause les insuffisances du savoir, qui font que nos opinions sont toujours incertaines, instables et malléables. Où l’on voit clairement le lien entre rhétorique et relativisme, puisqu’en l’absence de connaissance certaine, on appellera vérité le logos le plus persuasif :

« Si tout le monde avait sur toutes choses le souvenir du passé, la vision claire du présent et l’anticipation de l’avenir, le même argument n’aurait pas les mêmes effets trompeurs. Mais en réalité, il n’est facile ni de se souvenir du passé, ni de scruter le présent, ni d’anticiper l’avenir, de sorte que la plupart des gens, sur la plupart des sujets, font de l’opinion le conseiller de leur âme. Mais l’opinion étant instable et incertaine, entraîne chez ceux qui y ont recours des succès douteux et incertains ».

Platon n’a sans doute pas trahi la pensée de Gorgias en lui faisant dire dans son dialogue que la rhétorique est un art de combat dont il est possible de faire un bon ou un mauvais usage. Gorgias souligne en effet la responsabilité du maître de la parole, qui « contraint » l’esprit, disposant du pouvoir de faire croire, d’influencer et donc de manipuler :

« L’argumentation qui a persuadé une âme, une fois qu’elle l’a persuadée, l’a contrainte à être persuadée de ce qui est dit et à consentir à ce qui est fait. Celui donc qui persuade commet une injustice en tant qu’il contraint; celle qui est persuadée, en tant qu’elle est contrainte par un argument, est décriée sans raison. »

Le domaine de la persuasion rhétorique n’a pas de limite pour Gorgias, car partout où il y a débat, argumentation, qu’il s’agisse d’hypothèses scientifiques, de joutes oratoires dans les tribunaux ou de discussions philosophiques, il existe les « discours opposés », des « logos » entre lesquels il faut choisir, ce qui donne un grand pouvoir à celui qui maîtrise les techniques de l’argumentation :

« Que la persuasion, accompagnant l’argumentation, aille jusqu’à marquer l’âme comme elle le veut, il faut l’apprendre d’abord des arguments des météorologues [les savants qui étudient le ciel, on dirait aujourd’hui les astrophysiciens], eux qui en opposant une opinion à une autre, ôtant l’une, rendant manifeste l’autre, font voir des choses incroyables et invisibles aux yeux de l’opinion; l’apprendre ensuite des joutes oratoires où l’on contraint par des arguments, et dans lesquels une argumentation écrite avec technique, mais prononcée sans considération de la vérité, charme et persuade, à elle seule, une foule nombreuse; il faut l’apprendre, en troisième lieu, des luttes entre les arguments philosophiques, desquels il ressort que la vivacité d’esprit rend la croyance de l’opinion comme malléable à l’infini.« 

Gorgias fait une analogie, dont s’est manifestement souvenu Platon, entre le pouvoir du logos et celui de la médecine, la rhétorique étant à l’âme, estime Gorgias, ce que les drogues médicinales sont pour le corps, un pouvoir de produire les effets les plus variés, que ceux-ci soient bénéfiques ou nocifs :

« La puissance de l’argument a le même rapport envers la disposition de l’âme, que la disposition des drogues médicinales envers la nature des corps. De même que parmi les drogues, chacune provoque dans le corps un effet différent, et que les unes mettent un terme à la maladie, les autres à la vie, parmi les arguments aussi, certains affligent, d’autres réjouissent, d’autres effraient, d’autres disposent les auditeurs à l’audace, d’autres enfin droguent et ensorcellent l’âme par quelque mauvaise persuasion. »

Les trois règles de la dialectique (le méthode socratique)

Pour Platon et pour la philosophie, le logos est l’instrument de la recherche de la vérité, la voie d’accès à la connaissance. Socrate représente pour son disciple Platon le philosophe, le véritable ami de la sagesse et du savoir, par l’usage qu’il fait de la parole, un usage réglé, c’est-à-dire méthodique. Cette méthode est la dialectique, une technique de dialogue. Le « dialogue » que pratique Socrate sur l’agora (la place publique) n’est pas une simple conversation à bâtons rompus, ni non plus un débat contradictoire comme les tribunaux, les assemblées politiques et les sophistes en fournissent l’illustration et le modèle. Le dialogue socratique a un but (une direction), la critique de l’opinion et la recherche du savoir (en l’occurrence de la sagesse, le savoir dans les affaires humaines, c’est-à-dire la connaissance de la vertu ou de la justice); il exige en conséquence des moyens spécifique, un usage ou une technique spécifique de la parole (du logos). L’art de la dialectique selon Socrate consiste en trois règles : 1) l’enquête par le questionnement; 2) la recherche de l’accord entre les interlocuteurs; 3) la réfutation, c’est-à-dire le dévoilement de la contradiction logique dans le discours, comme moyen d’éliminer l’erreur et de parvenir à l’accord des esprits.

1) Le dialogue socratique est une enquête sur la vérité au moyen de l’institution d’une règle de distribution de la parole entre un questionneur et un répondant. La dialectique n’est pas une conversation spontanée mais un dialogue « artificiel », technique, qui exige la mise en oeuvre rigoureuse d’une règle du jeu que Socrate impose à ses interlocuteurs. On voit du reste dans le Gorgias que ceux-ci sont réticents à l’adopter et s’en irrite fréquemment. Dans cette division du travail entre celui qui questionne et celui qui répond, le maître du jeu est le questionneur. C’est-à-dire, dans les dialogue de Platon, le personnage de Socrate. Dans le Gorgias, on voit Socrate céder à Polos (à la demande de celui-ci) le rôle du questionneur, mais c’est pour mieux souligner l’incompétence de Polos, son incapacité à bien tenir le rôle. Pour tenir le rôle du questionneur, il faut connaître le but du jeu, la recherche de la vérité à travers la critique de l’opinion, qui dicte l’ordre à suivre. Pour endosser ce rôle du questionneur, Socrate feint l’ignorance, afin de justifier son refus du débat entre « discours opposés », tout en soulignant par quelques remarques légèrement moqueuses, qu’il en sait plus qu’il n’en dit (la fameuse « ironie » socratique). En tant qu’elle est une recherche de vérité fondée sur le questionnement, la dialectique est une technique du logos qui s’oppose à la rhétorique, pour laquelle une question ne peut être qu’un moyen de mettre en valeur l’orateur.

2) La finalité du dialogue, de cet échange de questions et de réponses, est l’accord des interlocuteurs, l’accord sur un jugement (une proposition) considéré comme une vérité. La contradiction est le moteur du dialogue, mais l’objectif est de découvrir la vérité, bien commun qui enrichit chacun des participants, non d’établir un vainqueur et un vaincu parmi les discours opposés tenus par les participants. Tandis que la rhétorique conçoit le débat comme une joute oratoire, une compétition visant à faire triompher par la persuasion un discours sur un autre, la dialectique socratique tente d’en faire une coopération dans la recherche d’un bien commun. Du point de vue de la rhétorique, le débat est un combat, l’ambition de l’orateur étant la victoire. L’orateur cherche lui aussi l’accord des esprit, sous la forme d’une majorité d’adhésions à l’opinion qu’il défend. Il s’adresse à un auditoire, un public en position d’arbitrer le duel entre les discours opposés. L’effet produit par la parole de l’orateur, par le pouvoir de son éloquence, est la conversion du plus grand nombre d’esprit parmi l’auditoire, la majorité des suffrages étant requise pour remporter la victoire (comme cela se passe dans les tribunaux et les assemblées politiques). A travers le questionnement socratique, le dialogue philosophique vise à désamorçer la polémique (le combat des idées) pour instituer la recherche en commun de la vérité. Il ne s’agit pourtant pas de chercher un compromis : on ne négocie pas la vérité. Chaque question vise à s’assurer de l’accord des interlocuteurs sur un jugement partagé, de manière à leur permettre, étape par étape, de jugement partagé en jugement partagé, de cheminer ensemble jusqu’à parvenir à une conclusion partagée.

Socrate désigne sa méthode par la métaphore de la maïeutique, l’art de l’accouchement. Fils d’une sage-femme, Socrate prétend accoucher les âmes comme sa mère accouchait les corps. Ce qui signifie qu’il entend par le questionnement guider son interlocuteur vers le dévoilement d’une vérité dont celui-ci était porteur sans le savoir. Dans tout domaine où il est question de vérité (les mathématiques en premier lieu), on doit considérer que la raison universelle qui s’exprime par la parole (le logos) peut permettre à l’ignorant de découvrir et de comprendre la vérité, par lui-même ou avec l’assistance d’un maître. Socrate est un maître de vérité en tant qu’il aide son interlocuteur à découvrir celle-ci par lui-même. Le critère de la réussite du dialogue pour Socrate est l’accord de l’interlocuteur, qui témoigne d’un dépassement des positions de départ, d’un progrès en direction de la vérité. L’opinion publique n’a pas à être prise en compte : d’abord parce que le public est « hors jeu » (l’auditoire, par définition, ne participe pas au dialogue), ensuite parce que le jugement du plus grand nombre est précisément imprégné des erreurs et des illusions que la recherche de la vérité a pour ambition de surmonter.

La distinction entre persuader et convaincre n’a de sens que par rapport à la finalité que l’on assigne à l’usage du logos, en fonction du type d’accords que l’on cherche à produire par l’argumentation. Persuader signifie obtenir par l’argumentation l’adhésion d’un auditoire; convaincre signifie convertir l’esprit d’un interlocuteur en démontrant l’erreur ou la vérité d’un jugement. Dans un cas comme dans l’autre il est question d’un accord obtenu par l’effet d’un argument, d’une parole. La différence, que s’efforce de souligner Socrate, est morale. La persuasion a pour ambition de « faire croire » au plus grand nombre ce qui sert l’intérêt d’une cause, bonne ou mauvaise, que l’on entend faire triompher: la finalité est donc la domination d’une opinion sur une autre. L’apparence de la vérité suffit à la persuasion, tandis qu’il faut croire soi-même à la vérité pour convaincre, de sorte que convaincre signifie partager et non pas dominer.

3) C’est par la critique, par le moyen de la réfutation, que s’opère la conversion de l’esprit de l’interlocuteur et la progression en direction de la vérité. Réfuter, c’est prouver l’erreur. Le critère de l’erreur est la contradiction (l’incohérence). Le critère de la vérité, par contraste, est la non-contradiction, la cohérence logique. La recherche de cohérence témoigne de la présence en l’homme du désir de vérité. La dialectique socratique prend appuie sur l’exigence de cohérence avec soi-même. La réfutation à laquelle procède Socrate consiste à utiliser le questionnement pour souligner une contradiction dans le discours et la pensée de son interlocuteur, dans le but de conduire celui-ci à corriger son erreur, à se mettre en accord avec lui-même en renonçant à l’opinion qu’il défendait. Dialoguer ou débattre, au sens de la dialectique socratique, c’est donc participer à un jeu coopératif qui consiste à réfuter et à être réfuté en vue de progresser en direction de la vérité. Le dialogue échoue en pratique parce que rares sont les hommes qui désirent la vérité au point d’accepter d’être réfuté. Seul le philosophe, celui qui aime le savoir et la sagesse, accepte volontiers la critique, consent à faire prévaloir l’exigence de cohérence avec soi-même sur ce qui en l’homme s’oppose à la reconnaissance de la vérité (les intérêts et les passions, à commencer par l’amour-propre) et constitue la source des conflits.

La critique socratique de la rhétorique : la rhétorique est « l’art de la flatterie ».

Dérogeant à ses propres règles, Socrate procède à un long exposé sur ce qu’il faut penser de la rhétorique. Si la rhétorique est un art [technè en grec, c’est-à-dire technique], estime Socrate, elle n’appartient au domaines des techniques rationnelles, aux techniques fondées sur un véritable savoir. Socrate critique la rhétorique comme on critique aujourd’hui « la com » au service d’un pouvoir ou d’une ambition : il dénonce une forme d’habileté dans les relations humaines, un « art de la flatterie » visant à produire une adhésion superficielle et indifférent à ce qui est réellement bon ou utile : « Eh bien, Gorgias, la rhétorique est une activité qui n’a rien à voir avec l’art, mais qui requiert chez ceux qui la pratiquent une âme perspicace, brave, et naturellement habile dans les relations humaines – une telle activité, pour le dire en un mot, je l’appelle flatterie.« 

Dans l’Eloge d’Hélène, Gorgias fait une analogie entre la rhétorique et la médecine : les discours sont à l’âme ce que les drogues médicinales sont au corps. Discours et drogues produisent un effet irrésistible et varient suivant les effets recherchés. Surtout, les discours, comme les drogues, peuvent être bénéfiques ou nuisibles, guérir ou tuer. La rhétorique est un art de combat, dit aussi Gorgias dans le dialogue de Platon : comme pour tout art de combat, l’escrime ou la boxe par exemples, il est possible d’en faire un mauvais usage, dont l’art lui-même et celui qui l’enseigne ne sont pas responsables. Socrate répond à Gorgias en reprenant l’analogie entre l’âme et le corps. Plutôt qu’entre rhétorique et médecine, il fait cependant une analogie entre la rhétorique et la cuisine : la rhétorique est à l’âme ce que la cuisine est au corps, un art de la flatterie, c’est-à-dire une manière de séduire, d’encourager la recherche du plaisir et d’y répondre.

Socrate approfondit l’analogie pour approfondir sa critique de la rhétorique. Il oppose quatre techniques authentiques (qui ont pour fin le bien de l’homme, ce qui est utile au corps et à l’âme) à quatre « contrefaçons », des savoir-faire nuisibles au corps et à l’âme qui ne visent qu’à flatter nos désirs et qui ont pour effet le plaisir et non pas l’utile (ce qui bonifie le corps et l’âme). Socrate oppose ainsi non pas le corps (à la recherche de plaisirs) et l’âme (en quête de savoir et de sagesse), mais la recherche du plaisir (pour le corps ou pour l’âme) et la recherche du Bien (pour le corps ou pour l’âme). La médecine, qui a pour fin la santé, est au corps ce que la philosophie (qui a pour fin la justice) est à l’âme, tandis que la rhétorique est à l’âme ce que la cuisine est au corps, un art de la flatterie, un art au service des plaisirs et qui détourne de la recherche du Bien (de l’utile). Socrate complète le tableau des techniques (utiles ou nuisibles) qui s’occupent du corps et de l’âme en évoquant la gymnastique, l’esthétique, la législation et la sophistique. Parmi les quatre techniques authentiques, deux concernent le corps, la médecine et la gymnastique, deux concernent l’âme (la justice, c’est la dire la philosophie, qui est recherche de vérité à propos de la justice, et la législation, la fabrication politique des lois, qui doit s’inspirer de la conception vraie de la justice), deux autres le corps (la médecine vise à produire la santé du corps, la gymnastique à l’entretenir). De même, parmi les « contrefaçons » (les arts de la flatterie, au service du plaisir), deux concernent l’âme (la rhétorique et la sophistique), deux autres le corps (la cuisine et l’esthétique).

Par contraste avec les techniques authentiques et les arts de la flatterie (c’est ce contraste que vise à souligner l’analogie) conduit à présenter ces derniers comme des arts de l’apparence, de la séduction et de l’illusion. Un « art de la flatterie » est un art de plaire. Séduire consiste à plaire, c’est-à-dire à susciter le plaisir, mais le plaisir n’est que l’apparence du Bien et nous en détourne. L’enfant ira chez le confiseur plus volontiers que chez le dentiste, préférant les bonbons à la sensation désagréable de la roulette utilisée pour soigner ses dents abimées par le sucre. Que peut vouloir celui qui se propose de plaire plutôt que d’être utile, sinon la recherche de ce qui est pour lui avantageux (la satisfaction d’un intérêt, la domination) ? La cuisine n’est utile qu’au cuisinier, tandis que la médecine est utile au patient. L’évocation du corps, qui illustre d’une manière que chacun peut comprendre l’opposition entre recherche du plaisir et recherche du Bien, permet à Socrate de faire comprendre un point plus difficile, car le problème de l’âme est plus complexe : l’opposition entre deux conceptions de la politique, deux conceptions du rapport de l’homme à la justice. Les sophistes conçoivent la politique démocratique de manière pragmatique : lorsque la règle est l’égalité de parole, les discours s’opposent, l’opinion publique est instable, oscillant d’une croyance à un autre, de sorte qu’il devient impossible de distinguer la vérité de l’apparence de la vérité, de distinguer la justice de l’apparence de la justice. La démocratie impose le relativisme, de sorte qu’il n’y a pas de critère de la vérité ou de la justice autre que l’accord du plus grand nombre. Socrate considère que la sophistique conçoit la politique comme l’art de fabriquer l’adhésion d’une majorité sans se soucier de distinguer entre la justice et l’apparence de la justice. A ses yeux les sophistes, prisonniers du réalisme politique, sont inéluctablement conduits à confondre justice et domination, à faire du discours sur la justice l’instrument et le masque de la domination, changeant de discours au gré des intérêts ou des passions du moment. Ce qui revient pour Socrate à nier l’idée même de justice, laquelle est, comme la vérité, invariable, indépendante des pouvoirs et des rapports de domination, absolue et non pas relative.

Explication du texte de Spinoza

Introduction. L’introduction doit au minimum comprendre une présentation du thème et de la thèse du texte. Idéalement, il faudrait pouvoir également présenter la question à laquelle répond le texte, l’enjeu du texte et le plan du texte. L’introduction constitue ainsi une synthèse du texte et de son commentaire.

Le texte de Spinoza que nous allons expliquer est relatif au problème de la connaissance. [Thème du texte] La question à laquelle il répond est la suivante : quel principe d’explication faut-il adopter pour produire une authentique connaissance de la nature ? [Question à laquelle répond le texte] Spinoza défend la thèse selon laquelle l’explication des phénomènes naturels par la volonté de Dieu entretient l’ignorance. Sa critique du raisonnement des théologiens et de leur interprétation de la nature est résumée par la formule : « la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance ». Spinoza estime en effet que faire de la volonté Dieu un principe d’explication de tout ce qui arrive dispense de chercher à connaître les mécanismes à l’oeuvre dans la nature, ce qui permet aux ignorants d’apparaître plus savants que les chercheurs. [Présentation de la thèse] Le texte permet de réfléchir aux règles de la méthode qui rend possible la connaissance de la nature et de poser le problème de la distinction entre science et superstition. L’auteur affirme que la science doit se fonder sur la règle qui interdit l’explication par les causes finales, un principe d’explication de la nature réactivé aujourd’hui par les adeptes de la théorie du « dessein intelligent » qui contestent l’explication darwinienne de l’évolution du vivant. [Présentation de l’enjeu – ou intérêt philosophique – du texte ]

Le texte se décompose en trois moments. Dans un premier temps, l’auteur identifie l’origine de l’explication finaliste des phénomènes naturels. Le coeur du texte est constitué par l’évocation d’un exemple fictif qui permet à l’auteur d’illustrer sa critique du raisonnement des théologiens et de conduire le lecteur vers la formulation de la thèse. Dans le troisième moment du texte, consacré à un problème scientifique réel, l’explication du vivant, Spinoza montre que le raisonnement des théologiens constitue un obstacle au progrès d’une véritable connaissance de la nature. [Plan du texte]

Explication linéaire et discussion du texte. L’explication de texte doit comprendre une analyse du texte (l’explication au sens strict), laquelle doit suivre le plan du texte, ainsi qu’une discussion plus libre, dont l’objet doit être l’enjeu du texte (les questions philosophiques qu’il permet d’évoquer). Il n’y a pas de règle imposant la manière d’articuler ces deux exigences. Il faut choisir entre deux options: ou bien on intègre la discussion à l’explication linéaire, ou bien on ajoute une partie consacrée à la discussion après la rédaction de l’explication linéaire.

L’explication linéaire consacre une partie du commentaire à chacun des moments du texte qui ont été distingués dans l’annonce du plan. Elle analyse successivement les différents moments du texte. L’objectif est de montrer que la logique de l’argumentation est comprise. Il faut donc souligner le lien logique qui relie chacun des moments avec les autres et avec la thèse (l’idée principale). Il faut notamment expliciter le statut de chaque moment (illustration ou argument; thèse, prémisse de la thèse, implication de la thèse, etc.) dans la logique de l’argumentation Il est important de présenter avec précision, en citant le texte, chacune des idées importantes, en soulignant leur lien avec l’idée principale. Idéalement, il faudrait pouvoir expliciter les notions et formules les plus significatives et les plus difficiles du texte. Dans le texte de Spinoza : la notion de « fin » (pour expliquer le finalisme) et les formules « réduction non à l’impossible mais à l’ignorance », « asile de l’ignorance », « étonnement imbécile », « interprètes de la Nature et des Dieux ».

La discussion du texte doit en souligner l’enjeu (l’intérêt philosophique). Pourquoi le texte est-il important et intéressant ? A quel débat (dans la vie des idées mais aussi dans la société) apporte-t-il une contribution utile et pertinente ? Il faut au minimum pouvoir établir un lien entre le texte et un problème philosophique vu en cours (en l’occurrence, s’agissnt du texte de Spinoza, la question des règles qui définissent l’activité scientifique et permettent de distinguer entre science et non-science). Idéalement, il faudrait pouvoir faire appel à des éléments de culture générale, par exemple, pour ce qui concerne ce texte de Spinoza, la référence au conflit toujours actuel entre science et religion au sujet de la théorie de la théorie de l’évolution de Darwin.

L’auteur annonce d’emblée qu’il va critiquer des préjugés, c’est-à-dire des opinions que les hommes tendent à adopter sans examen. Dans la suite du texte, il apparaît que les préjugés en question sont relatifs à la manière d’expliquer les phénomènes naturels par la volonté de Dieu. Dans un premier temps, l’auteur se borne cependant à à identifier l’origine de l’erreur de raisonnement qui consiste à tout expliquer par la volonté de Dieu. Celle-ci, selon Spinoza, découle d’une tendance de l’esprit humain, l’anthropocentrisme, qui consiste à penser ce qui arrive dans la nature comme on interprète les actions humaines : « les hommes supposent communément que toutes les choses de la nature agissent, comme eux-mêmes, en vue d’une fin. »

D’où vient l’erreur qui consiste à expliquer tout ce qui arrive dans le monde par la volonté de Dieu ? Spinoza suggère qu’elle vient du fait que l’esprit humain tend à projeter sur les phénomènes naturels la manière dont les hommes s’expliquent à eux-mêmes leurs propres actions. Pour l’homme, c’est la volonté qui est cause de l’action : l’action est la réalisation du but de l’action (la « fin ») tel que le conçoit une conscience (une intelligence). On explique donc les actions humaines par leur finalité, ce qu’on appelle le sens de l’action. Si on applique cette conception de la causalité à la nature, on est conduit à supposer que ce qui se produit dans le monde est la réalisation d’une intention, l’effet voulu par un esprit. L’explication par la volonté de Dieu illustre cette tendance à expliquer les phénomènes de la nature comme on explique les actions humaines. On appelle « finalisme » cette manière d’expliquer un phénomène naturel par une cause finale (l’intention qui permet d’interpréter le sens de ce qui arrive).

Dans un deuxième temps, Spinoza entreprend de critiquer le raisonnement, absurde à ses yeux, par lequel les théologiens (du moins les théologiens qui justifient la superstition, les fausses croyances relatives à la nature) s’efforcent de justifier l’explication de tout ce qui arrive par la volonté de Dieu. La « preuve » qu’ils avancent est celle de « la réduction non à l’impossible mais à l’ignorance ». Ils justifient l’explication par Dieu non pas en raison de l’impossibilité logique d’autres explications, mais par « l’ignorance », c’est-à-dire par l’insuffisance de la science, par le constat que la science n’apporte pas d’explication complète et satisfaisante du phénomène observé. Ce qui conduit Spinoza à conclure que l’explication par la volonté de Dieu est « l’asile de l’ignorance », c’est-à-dire l’explication du monde dans laquelle les hommes conscients de leur ignorance sont incités à se réfugier pour échapper au sentiment d’absurdité qui résulte de leur ignorance. Ce refuge a toutefois pour inconvénient d’empêcher la recherche scientifique, considérée a priori comme vaine. L’argumentation des théologiens est le refuge de ceux qui croient savoir sans savoir ni vouloir savoir. C’est une plaidoirie qui invite les hommes à préférer une « interprétation » de la nature qui donne immédiatement un sens aux événements à la recherche laborieuse des causes naturelles encore inconnues; ce qui revient à les inciter à se satisfaire de leur ignorance. Expliquer tout ce qui arrive par la volonté de Dieu revient en effet à ne rien expliquer du tout. L’explication de tous les faits par une cause omnipotente, une cause unique qui a le pouvoir de tout expliquer, dissimule l’ignorance de la diversité des causes susceptibles d’expliquer spécifiquement chacun des événements du monde.

Pour illustrer sa critique, Spinoza construit un exemple fictif – « une pierre est tombée d’un toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué » – afin d’opposer deux manières d’expliquer les événements du monde, deux types de causes et deux types d’explications. Spinoza met en parallèle la cause finale (la volonté de Dieu) et le mécanisme naturel (dans l’exemple donné, « la force du vent » qui provoque la chute de la pierre).

La démarche de la connaissance authentique, interdite ou empêchée par l’explication finaliste, consisterait à concevoir des hypothèses sur les circonstances qui ont causé l’événement : « cela est arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là ». La force du vent est une force naturelle qui pourrait être la cause mécanique de la chute de la pierre. Cette cause pourrait être déterminée par une autre cause naturelle : « le vent s’est levé parce que la mer, le jour avant, par un temps encore calme, avait commencé à s’agiter. » A l’explication par la volonté de Dieu (l’explication par une cause finale), la démarche de la connaissance authentique substitue l’explication de la nature par la nature, l’explication d’un événement naturel par un mécanisme naturel, l’explication des phénomènes naturels observés par les lois de la nature qui constituent l’objet de la recherche scientifique.

L’explication critiquée par Spinoza est l’explication finaliste, l’explication par une cause finale, en l’occurrence la volonté de Dieu. L’explication a l’avantage d’être simple et définitive : la personne est morte parce que Dieu l’a voulu. L’enquête sur les circonstances est donc inutile, celles-ci n’étant que les instruments de la volonté de Dieu, la seule et véritable cause suffisante. Non seulement l’explication finaliste se suffit à elle-même, mais elle donne du sens, en donnant à l’événement le caractère de « destin » inscrit dans le plan de Dieu (ce qu’on appelle la « Providence »). C’est ainsi parce qu’il fallait que cela soit : tout est bien puisque Dieu le veut, puisque tout ce que Dieu veut, il le veut pour le bien de l’homme (« Dieu a tout fait en vue de l’homme »). L’explication par le hasard des circonstances (la rencontre accidentelle de plusieurs causes indépendantes les unes des autres) s’accompagne à l’inverse d’un sentiment d’absurdité : l’événement apparaît comme un événement qui aurait pu ne pas se produire (en l’absence d’un des facteurs qui ont mécaniquement contribué à sa production) et qui n’a donc aucun sens, aucune raison d’être.

Le handicap de l’explication scientifique, souligné par Spinoza, qui conduit les hommes à préférer la mauvaise explication à la bonne, tient au fait que l’explication scientifique ne satisfait pas le besoin de sens de l’esprit humain. La causalité dévoilée par la science répond à la question du « comment » (« Quel mécanisme ? »), non à celle du « pourquoi » (« Quelle finalité ? »), laquelle intéresse davantage les hommes. Le mécanisme est en lui-même dépourvu de finalité, donc de sens, sauf si on conçoit ce mécanisme comme le moyen employé par une cause intelligente (une volonté) pour atteindre ses fins.

Dans la dernière partie du texte, Spinoza évoque un exemple réel, celui de la connaissance du vivant, qui illustre la manière dont le finalisme fait concrètement obstacle à la recherche scientifique. « De même, écrit-il, quand ils [les partisans de l’explication finaliste] voient la structure du corps humain, ils sont frappés d’un étonnement imbécile et, de ce qu’ils ignorent les causes d’un si bel arrangement, concluent qu’il n’est point formé mécaniquement mais par un art divin ou surnaturel, et de façon qu’aucune partie ne nuise à l’autre. » Comme dans l’exemple précédent, Dieu considéré comme cause finale (ici « l’art divin ») est le principe d’explication mobilisé pour rendre compte du phénomène observé. Dans l’exemple précédent, l’explication par la volonté de Dieu interdisait de voir dans la force mécanique du vent la cause déterminante de l’accident; dans le présent exemple, l’admiration du « bel arrangement » réalisé par l’art divin conduit à l’opinion selon laquelle l’organisme vivant n’a pu être « formé mécaniquement ». Dans les deux cas, le finalisme qui donne du sens empêche l’explication scientifique authentique, l’explication par les mécanismes de la nature.

Le corps vivant est un organisme, c’est-à-dire un tout organisé au sein duquel chaque partie, chaque organe, a sa fonction propre, sa raison d’être. La « structure du corps humain » apparaît ainsi comme un « bel arrangement ». Pourquoi Spinoza assimile-t-il à un « « étonnement imbécile » l’admiration éprouvée devant ce « bel arrangement » de l’organisme ? L’expression est un oxymore. L’étonnement devant les phénomènes naturels est a priori la source de la curiosité scientifique. C’est en tant qu’il est admiratif, et non exclusivement interrogatif, que l’étonnement est ici jugé « imbécile » par Spinoza. L’étonnement est dit « imbécile » parce qu’il conduit vers « l’asile de l’ignorance » et non pas vers le progrès de la connaissance. L’admiration suscitée par l’organisation du corps vivant conduit en effet spontanément à l’idée selon laquelle celle-ci ne peut être que l’œuvre d’une intelligence organisatrice qui « fait bien les choses ». Au temps de Spinoza, cette intelligence organisatrice était attribuée à Dieu, un être surnaturel donc, mais l’expression « la nature fait bien les choses » est tout aussi « finaliste », et donc obscurantiste. Pour avancer dans la connaissance du vivant, il faut résister au sentiment d’admiration et partir du principe selon lequel, comme toutes choses dans la nature, le corps vivant s’est « formé mécaniquement ».

La théorie du « dessein intelligent », selon laquelle une intelligence conceptrice est à l’origine des formes de vie, reprend aujourd’hui L’argument du « bel arrangement » (l’harmonie des formes et des fonctions, l’oeil est fait « pour » voir) évoqué dans le texte de Spinoza. Cet argument est employé pour critiquer la théorie darwinienne de l’évolution, laquelle exclut l’explication finaliste : la « sélection naturelle », cause selon Darwin de l’évolution du vivant, est un mécanisme aveugle dont le dévoilement n’implique pas l’existence d’un créateur intelligent.

La théorie du « dessein intelligent » n’est pas compatible avec le postulat du déterminisme scientifique que met en évidence la critique spinoziste du finalisme. La connaissance de la nature n’est possible que si l’on admet a priori que tout ce qui arrive dans la nature a pour cause un mécanisme naturel : ce principe d’explication constitue le point de départ de toute démarche scientifique. Le refus de l’explication des phénomènes naturels par des causes surnaturelles et/ou des causes finales est une règle méthodologique qui fait partie du « contrat » que tout scientifique doit respecter. Si la volonté de Dieu et l’art divin (mais pas davantage l’art de la Nature) ne sont pas des hypothèses scientifiques légitimes, cela tient à cette exigence fondamentale de la méthode scientifique, laquelle commande que les hypothèses explicatives soient relatives à des mécanismes naturels. La connaissance de la nature est la connaissance des mécanismes naturels cachés qui produisent les phénomènes observés dans la nature.

L’hypothèse selon laquelle Dieu est le Créateur de la nature et l’histoire naturelle une histoire providentielle (réglée par le plan de Dieu) est une hypothèse métaphysique. Elle peut être un objet de foi, non une explication scientifique. La croyance selon laquelle « Dieu a tout fait en vue de l’homme et qu’il a fait l’homme pour que l’homme lui rendit un culte » est légitime sur le plan métaphysique (religieux), mais elle ne peut avoir le statut d’une vérité scientifique. Le croyant peut admettre que l’histoire de l’univers et l’histoire de la vie que découvre la science ont pour finalité l’apparition de l’humanité sur Terre, mais la connaissance de la nature ne peut l’établir (et n’a pas vocation à l’établir) comme un fait. Les scientifiques ne sont pas « des interprètes de la Nature et des Dieux », selon la formule du texte de Spinoza. Interpréter signifie déchiffrer et comprendre le sens, non connaître les causes. Connaître pour le scientifique ne signifie pas interpréter mais expliquer, c’est-à-dire expliquer la nature par la nature, chercher les mécanismes naturels que l’on peut observer dans la nature et qui constituent les causes naturelles de ce qui arrive dans la nature.

La science moderne est conciliable avec l’hypothèse métaphysique selon laquelle le Tout que constitue la nature est la Création de Dieu. Elle exclut cependant Dieu et la Providence (le plan divin) comme principe d’explication des parties de la nature (les corps physiques). Non seulement parce que Dieu est par définition un être surnaturel, transcendant par rapport à la nature, mais aussi parce qu’il se conçoit comme un être intelligent doué d’intentions, dont les actions ont une finalité, un sens. Le programme de la recherche scientifique est délimité par sa méthode, notamment par la règle qui commande d’exclure les causes surnaturelles et les causes finales afin de pouvoir découvrir les mécanismes naturels à l’origine des faits observés (ce qu’on appelle communément « les lois de la nature »). La méthode scientifique ne peut admettre, même en l’absence d’explication ou en cas de difficulté d’explication, un principe finaliste dans l’explication du vivant. Le refus de la théorie du « dessein intelligent » n’est donc pas fondé sur l’athéisme. Il n’est pas fondé non plus sur une preuve scientifique, mais sur une exigence fondamentale et a priori de la méthode scientifique, le postulat du déterminisme scientifique. Pour le scientifique, l’explication finaliste n’en est pas une, il ne cherche pas la finalité (le « ce en vue de quoi ») des phénomènes naturels, mais le « comment » du mécanisme qui les produit. Admettre l’hypothèse selon laquelle on pourrait expliquer par « l’art divin », ou par l’intervention de quelque autre « intelligence conceptrice », la forme d’un être vivant reviendrait à admettre que celle-ci « n’est point formé mécaniquement », ainsi que l’écrit Spinoza; ce qui empêcherait le progrès de la connaissance du vivant. C’est donc uniquement en tant qu’elle n’est pas compatible avec le postulat du déterminisme scientifique que la théorie du dessein intelligent est rejetée.

La claire distinction entre le domaine de la science et celui de la métaphysique pourrait permettre d’éviter le conflit entre science et religion, lequel n’est possible que si l’on nie la croyance métaphysique en s’appuyant sur la connaissance de la nature ou si l’on nie une vérité scientifique en s’appuyant sur la croyance métaphysique. La science n’est pas « hérétique » ni « impie », la foi n’est pas, en tant que telle, superstition. La superstition n’est pas la la croyance religieuse, ni non plus la fausse croyance, mais l’attitude irrationnelle qui consiste à substituer à l’explication scientifique des phénomènes naturels une explication qui fait intervenir une cause surnaturelle qui est en même temps, comme l’est la volonté de Dieu, une cause finale.

Dans sa polémique avec les théologien de son temps, Spinoza fait allusion à une raison « politique » susceptible d’expliquer la confusion entre science et métaphysique entretenue par les autorités religieuses. Les « interprètes de la Nature et des Dieux », suggère-t-il, ont intérêt à défendre l’explication superstitieuse de la nature : l’émergence de la rationalité scientifique, d’une connaissance de la nature indépendante de la religion, menace de « détruire l’ignorance », et par conséquent aussi leur autorité sur les esprits. Le progrès des sciences a de fait mis fin au monopole de la vérité exercée par l’autorité religieuse, désormais confrontée au dilemme consistant soit à nier la vérité scientifique, soit à tenter de concilier science et religion en distinguant leurs domaines respectifs.