La guerre peut-elle être juste ?

Éléments pour l’introduction

L’idée à discuter que suggère la question

La guerre est toujours injuste. Justifier la guerre paraît difficile : la guerre est un déchaînement de violence, souvent aux dépens des populations civiles, dont la finalité est la destruction ou la domination. La guerre entre en contradiction avec le commandement moral universel : tu ne tueras point ! La morale exige le refus de la violence dans les rapports humains. Agir pour la paix semble donc toujours juste, faire la guerre, toujours injuste.

L’objection

La politique est fondée sur un constat : « La justice sans la force est impuissante » (Pascal). L’emploi de la force est nécessaire pour lutter contre la violence. Le rôle de l’État est de garantir la paix sur un territoire donné, au moyen de sa police à l’intérieur et de son armée à l’extérieur. L’usage de la violence comme moyen de garantir la paix appartient par définition à l’État, qui prend nécessairement pour devise « si vis pacem para bellum » (si tu veux la paix, prépare la guerre). Tout État possède une armée, pour protéger son territoire et sa population.

Plan suggéré

Première partie – Si la guerre est toujours injuste, faut-il militer pour le pacifisme ?

La guerre repose sur une décision humaine, une libre décision dont on sait d’avance qu’elle va générer la destruction, le malheur et la mort. C’est la raison pour laquelle la guerre apparaît comme un Mal : il ne s’agit pas simplement d’une grande catastrophe, comme peuvent l’être les catastrophes naturelles, mais d’une grande catastrophe voulue par les hommes et, circonstance aggravante, rationnellement organisée par l’État. Le pacifisme est à la fois la révolte morale contre la guerre et le moyen politique de l’éviter : pour éviter la guerre et son cortège de malheurs, il suffit de refuser de la faire, de prendre la décision de ne pas la faire, de dire « non à la guerre! »

Le pacifisme peut s’appuyer sur un argument réaliste : l’argument selon lequel il est possible de briser la course aux armements par le désarmement unilatéral. C’est la défiance qui incite à préparer la guerre et qui alimente les rivalités de puissance. Témoigner par le désarmement de sa volonté de paix pourrait créer un climat de confiance transformant l’ennemi potentiel en ami, instaurant ainsi les conditions de la paix.

On peut objecter que la bonne volonté ne suffit pas toujours face à un authentique prédateur. Le pacifisme n’a pas empêché Hitler de mettre en oeuvre sont projet impérialiste. La réflexion sur le pacifisme pourrait aussi conduire à se demander si celui-ci est vraiment aussi moral qu’il en a l’air. Vouloir la paix à tout prix, au prix de la liberté par exemple, n’est-il pas une forme de lâcheté ? Si l’héroïsme des soldats qui défendent leur patrie est salué, c’est bien parce qu’ils combattent ainsi pour la souveraineté de l’État, qu’ils risquent leur vie pour la liberté, pour éviter la servitude à laquelle conduit la défaite. Si la paix n’est pas toujours juste, si le sacrifice de la liberté pour avoir la paix est un déshonneur, alors cela implique réciproquement que la guerre puisse être juste.

Deuxième partie – Par quels arguments peut-on justifier la politique de puissance de l’État (préparer et faire la guerre) ?

La justification de la guerre ne peut être justification de la guerre pour la guerre, de la guerre comme fin en soi. La guerre est toujours un Mal, de sorte qu’elle ne peut être justifiée que comme un Mal nécessaire. La guerre juste ne peut être non plus simplement la bonne manière de faire la guerre, même s’il existe fort heureusement un droit de la guerre qui interdit par exemple l’emploi de certaines armes ainsi que la maltraitance des populations civiles et des prisonniers de guerre. Lorsque la guerre éclate, la fin (la victoire) justifie inéluctablement les moyens (l’escalade des moyens militaires employés), de sorte que la guerre est toujours plus ou moins une « sale guerre ». La question de la guerre juste est moins de celle du « comment » on fait la guerre que celle du « pourquoi » : quels sont les buts susceptibles de justifier la violence dans les relations entre États ?

Selon la célèbre formule de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». La justification de la guerre est politique. L’État met en oeuvre une politique de puissance en vue de garantir et de promouvoir la sécurité et la prospérité de l’État. L’homme d’État ne peut pas être pacifiste, comme l’a souligné Max Weber, parce qu’il a en charge la responsabilité d’une communauté. La morale du responsable politique ne peut être la morale pure, le strict respect des lois morales en vue d’être en règle avec sa conscience, mais une éthique de la responsabilité qui recherche l’efficacité de l’action au service des intérêts de l’État. A cet égard, la guerre est justifié si elle conduit à la victoire et permet de renforcer la sécurité et la prospérité de l’État. La prudence politique (la rationalité stratégique) peut toutefois s’accorder aisément avec la fin morale commandée par le droit international, le respect des frontières et donc de la souveraineté des autres États, en donnant comme principal, voire comme unique objectif à la politique de puissance la préparation des guerres défensives. Le principe susceptible de justifier la préparation de la guerre et la guerre, la fin qui justifie les moyens, est dans cette perspective la légitime défense.

Peut-on aller plus loin dans la justification morale de la guerre ? L’autre grand argument possible est l’assistance à peuple en danger, l’aide apportée à autrui. Une intervention militaire peut être justifiée par des raisons humanitaires ou par la nécessité de soutenir un État agressé. Paradoxalement, ce motif purement moral (désintéressé, du moins en apparence) sert à justifier des guerres extérieures, des interventions sur un territoire étranger. Il favorise donc l’impérialisme, la conquête de nouveaux territoires ou d’une nouvelle zone d’influence.

Troisième partie – Peut-on espérer mettre fin à la guerre ? Le débat paix par le droit / paix par l’équilibre des puissances.

La situation des relations interétatiques correspond à ce Thomas Hobbes appelle « l’état de nature ». L’état de nature est une situation dans laquelle il n’y a pas de puissance ni de lois communes. Comme l’écrit Hobbes : « Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste. » L’état de nature est donc un état de guerre, une situation dans laquelle la guerre est toujours possible et où il est nécessaire de s’armer, de préparer la guerre, pour défendre sa vie et son droit. Au sein de la société, l’État est la puissance commune qui permet d’imposer les lois qui garantissent la paix civile et des droits pour chacun. Mais entre les États, il n’y a pas de puissance commune, la guerre revient donc sans cesse.

Le seul moyen d’avoir une puissance commune pouvant garantir la paix est la constitution d’un empire, la constitution par une superpuissance d’un État qui englobe plusieurs peuples pour les contraindre à vivre en paix. C’est le modèle de la « pax romana », la paix romaine. Idéalement, il faudrait un empire universel, un État mondial, pour atteindre la paix universelle. Mais l’empire n’est ni possible ni souhaitable. Il n’est pas possible, car la diversité des cultures fragilise dans la durée les empires. Les peuples aspirent à l’indépendance, raison pour laquelle l’État-nation (un État pour un peuple ou une nation), quoique de taille plus réduite, est en définitive plus solide. L’empire n’est pas non plus souhaitable, car il constitue précisément une « prison des peuples », le cimetière de la liberté. La paix par l’empire est une paix sans la liberté, donc une paix injuste.

Comment obtenir une paix universelle, juste et durable ? Le moyen ne peut être ni le pacifisme moral ni l’impérialisme. La paix juste doit garantir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, le respect de la souveraineté des États. Pour être universelle et durable, la paix doit être globale, garantir en même temps à tous les États sécurité et souveraineté. Il existe deux modèles possibles de dépassement de la guerre, une solution réaliste et une solution idéaliste : la paix par l’équilibre des puissances et la paix par le droit.

L’équilibre des puissance est l’objectif d’une politique de puissance combinant diplomatie et action militaire en vue de produire un ordre mondial ou régional (à l’échelle d’un continent). Cette perspective est plus ambitieuse que la stricte défense des intérêts de l’État. L’idée est que la sécurité de l’État sera d’autant mieux garantie que la sécurité de tous les États sera garantie. Pour ce faire, il importe de construire un équilibre des forces tel que chaque État soit dissuadé d’accroître sa puissance aux dépens des autres par le risque de la défaite. Certaines armes (l’arme nucléaire) et le jeu des alliances (visant à renforcer les faibles et à affaiblir les forts) permettent ainsi aux puissances les plus faibles de tenir les plus fortes en respect. C’est l’équilibre des puissances qui a rendu possibles les plus longues périodes de paix en Europe, avant 1914 puis après 1945. Malheureusement, c’est l’objection que l’on peut faire, cette solution réaliste est aussi une solution précaire : un équilibre des puissances est un chateau de cartes qui peut s’effondrer à tout moment.

L’autre modèle est celui de la paix par le droit, tel que l’idée en a été présentée par le philosophe Emmanuel Kant dans son Projet de Paix Perpétuelle. Il s’agit de la définition d’un idéal non encore réalisé, l’idéal cosmopolitique de l’unification politique de l’humanité par le droit. Ce projet est-il une utopie (ce qui n’a jamais eu lieu et ne pourra jamais avoir lieu) ou bien un progrès en direction de sa réalisation est-il possible ? La réponse à cette question commande la préférence pour la prudence politique (la force associée à la ruse) au service de l’équilibre des puissances ou pour l’idéalisme d’une politique au service du droit. Un droit international digne de ce nom, estime Kant, doit revêtir la forme d’un fédéralisme d’États indépendants, ce qui signifie qu’il faut qu’il puisse y avoir des lois communes (un droit international) en l’absence d’une puissance commune (l’État mondial, inconciliable avec la liberté des États). Comment cela pourrait-il être possible si Hobbes, comme le croît Kant, a raison d’affirmer qu’il n’y a pas de droit sans État ? La condition nécessaire, qui se substitue à la contrainte étatique, pourrait être selon Kant que chaque État se dote d’une constitution républicaine, c’est-à-dire d’un régime politique semblable à ce qu’on appelle aujourd’hui « démocratie libérale », fondé sur une constitution qui empêche l’appropriation et l’exercice personnels du pouvoir tout en garantissant la liberté à l’individu et au peuple, le pouvoir de n’obéir qu’aux lois auxquelles il a librement consenti. Ce dernier point est aux yeux de Kant la clé de la paix universelle, juste et perpétuelle, ce qui garantit à chaque État que son droit sera respecté : dans la mesure où les peuples subissent l’effort de guerre et les destructions causées par les guerres, ils exigeront nécessairement de leurs gouvernants, dès lors qu’ils jouiront de la liberté d’exprimer leur consentement, la conclusion et le respect des traités de paix.

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