La Controverse de Valladolid

Le contexte historique
La découverte de l’Amérique

Le 12 octobre 1492, après trente-trois jours de navigation, Christophe Collomb accoste sur une île des Bahamas avec trois navires. Persuadé d’avoir atteint les Indes, il appelle « Indiens » les indigènes rencontrés à cette occasion. A la fin du 15e siècle, l’Espagne et le Portugal, les deux plus grandes puissances maritimes et commerciales de l’époque, étaient en compétition pour trouver la route qui les mènera le plus rapidement possible aux Indes. Le Génois Christophe Collomb, féru de cartographie et de navigation, soutenu par les souverains espagnols, avait entrepris de chercher une nouvelle « route des épices » en atteignant l’Asie par la traversée de l’océan Atlantique. La colonisation espagnole du Nouveau Monde débute en 1493, avec le deuxième voyage de Christophe Collomb, qui compte cette fois mille cinq cents hommes, embarqués sur dix-sept navires.

La conquête de l’Amérique

Au début du 16e siècle, les Espagnols font la conquête (conquista en espagnol, d’où le nom donné aux conquérants, les conquistadors) de l’Amérique centrale. Le conquistador Hernan Cortés, à la tête d’une expédition de quelques centaines d’hommes, débarque en 1519 sur les côtes de ce qui deviendra la Nouvelle-Espagne. En deux ans, il détruit l’empire aztèque, vieux de deux mille ans et s’empare en 1521 de la ville de Tenochtilan (qui deviendra Mexico), alors la plus peuplée du monde avec deux cent mille à trois cent mille habitants. En 1534, un autre conquérant, Francisco Pizzaro, prend la ville de Cuzzo au Pérou après avoir fait exécuter le dernier empereur inca, Atahualpa, qui régnait sur un empire immense le long de la côte ouest de l’Amérique.

En quelques années, des empires composés de millions d’individus ont disparu. Les Espagnols n’avaient pas la supériorité numérique mais ils disposaient de la supériorité militaire ainsi que des armes et des chevaux, inconnus des populations locales. Mais c’est surtout le choc microbien qui va le plus contribuer à décimer ces populations : en deux siècles, 60% à 90% des Indiens sont tués ou affaiblis par des maladies rapportées par les Européens (variole, varicelle, rougeole, grippe). Comme l’écrit Tzvetan Todorov, « le seizième siècle aura vu se perpétrer le plus grand génocide de l’histoire de l’humanité » (Todorov, La conquête de l’Amérique, 1982).

L’intention des souverains espagnols n’était pourtant pas l’extermination. La colonisation, qui consistait à confier à des colons espagnols des terres et les populations qui peuplaient celles-ci, se doublait d’une mission d’évangélisation (l’action de convertir à l’Évangile, c’est-à-dire au christianisme), confiée à des missionnaires (des religieux chargés de propager la foi). L’expansion du christianisme constituait du reste la motivation première de Christophe Collomb, persuadé jusqu’à sa mort avoir atteint les Indes et qui écrivait dans son journal lors de son troisième voyage : « Notre Seigneur sait bien que je ne supporte pas toutes ces peines pour accumuler des trésors ni pour les découvrir pour moi; car, quant à moi, je sais bien que tout ce qui se fait en ce bas monde est vain, si on ne l’a pas fait pour l’honneur et le service de Dieu. »

La Conférence de Valladolid

Très tôt, les violences commises par les conquistadors inquiètent les souverains espagnols, alertés par des missionnaires et soucieux de l’image de l’Espagne en Europe. En 1512, le roi Ferdinand met en place les « lois de Burgos », présentées comme « des ordonnances pour la bonne administration et le bon traitement des Indiens. » Dans la réalité, ces lois sont peu appliquées, voir ne le sont pas du tout.

En 1550, le roi Charles Quint suspend de processus de colonisation et demande au pape Jules III de convoquer une assemblée pour débattre de la nature des populations du Nouveau Monde (« sont-elles nos semblables ? ») Elle doit permettre de décider du bien-fondé ou non de la poursuite de la colonisation du Nouveau Monde et de l’esclavage. Ce débat à la fois politique et religieux se déroule au collège San Gregorio de Valladolid (au nord-ouest de l’Espagne), en deux séances d’un mois chacune, l’une en 1550, l’autre en 1551. Il réunit des théologiens, des juristes et des administrateurs du royaume.

Les protagonistes : Las Casas et Sépulvéda

La Controverse voit s’affronter deux champions (essentiellement par échanges épistolaires, et non pas directement comme on voit dans le film) : Bartolomé de Las Casas (1484-1566) et le théologien Juan Ginés de Sépulvéda (1490-1573).

Arrivé aux Antilles dix ans après Christophe Collomb, Las Casas est un ancien colon devenu prêtre puis frère dominicain. Il devient le plus ardent et le plus célèbre des défenseurs des Indiens, après avoir été témoin des nombreuses violences des conquistadors, notamment à Cuba en 1513. Il a très tôt entrepris d’alerter les souverains espagnols sur le sort des populations indigènes en faisant de fréquents voyages vers le vieux continent. Il est l’auteur de nombreux ouvrages qui dénoncent les atrocités commises par les conquistadors puis les colons (notamment après la Controverse, en 1552, Très brève relation de la destruction des Indes, un livre dénonçant les pratiques coloniales en Amérique qui sera traduit en plusieurs langues et rencontrera un immense succès).

Le théologien Sépulvéda fut aussi l’historiographe de Charles Quint et le précepteur du futur Philippe II. Adepte de la philosophie d’Aristote, dont il fut un brillant traducteur, il pense que les Indiens sont des esclaves « par nature » qui doivent être soumis par la force. Selon lui, la nature inférieure des indigènes, dont témoignent leurs pratiques culturelles, notamment les sacrifices humains, justifient le droit de conquête des Espagnols. Sépulvéda avait fait paraître à Rome, en 1543, un livre, Dialogue sur les justes causes de la guerre, dans lequel il justifiait la conquête militaire du Nouveau Monde. Paradoxalement, le livre n’a pas été autorisé de publication en Espagne, en conséquence peut-être de la Controverse de la Valladolid. La violence à l’égard des Indiens, dénoncée par des religieux comme Las Casas, faisait scandale, de sorte que la monarchie espagnole ne souhaitait pas assumer publiquement une doctrine validant la guerre de conquête.

L’oeuvre de Jean-Claude Carrière

Le scénario du film (qui est aussi le texte d’une pièce de théâtre) est l’oeuvre de Jean-Claude Carrière (1931-2021), lequel a répondu à une commande de la Télévision publique en 1992, à l’occasion du cinq centième anniversaire de la découverte de l’Amérique. S’inspirant notamment du livre de Tzetan Todorov, La conquête de l’Amérique. La question de l’autre (1982), il prend des libertés avec la vérité historique pour mettre en scène le problème théologique, philosophique et politique posé par la découverte de l’altérité culturelle. La confrontation entre Las Casas et Sépulvéda est reconstruite sur la base des arguments tirés de leurs livres respectifs. Dans le film, la controverse se déroule en trois jours; dans la réalité, en deux séances d’un mois chacune, l’une en 1550, l’autre en 1551. La présence des Indiens et celle des colons, ainsi que celle de l’esclave noir à la toute fin du film, sont des inventions du dramaturdes, destinées à mettre en scène les enjeux philosophiques et politiques du débat. Contrairement à ce qui est dit dans le scénario de Jean-Claude Carrière, aucune décision n’est prise concernant le sort des Indiens ni celui des populations africaines à l’issue de la controverse de Valladolid. La colonisation espagnole s’est certes ralentie, mais les principaux territoires étaient déjà conquis.

Dans l’entretien ci-dessous, l’auteur explicite le projet qui était le sien, notamment son intention de restituer sans jugement de valeur la vision du monde du 16e siècle. Jean-Claude Carrière évoque au passage la question scientifique de la classification du vivant, question évoquée à propos du thème précédent (la représentation des rapports entre l’homme et l’animal) et que nous retrouverons en traitant du thème des « races humaines ».

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