I
Le texte (un éditorial, signé par Michel Eltchaninoff de la revue Philosophie Magazine)
S’il y a une expression qui m’énerve, c’est celle-là ! Vous êtes en train de déployer une délicate argumentation psychologique pour expliquer le comportement d’un ami. Vous pesez vos mots pour cerner au plus près ce que vous pensez d’un film. Vous tâchez de résumer un article de deux pages en quelques phrases. C’est alors que votre interlocuteur vous jette un regard aussi vide que la mer d’Aral et prononce ces trois syllabes d’un ton gentil, mais morne: “C’est pas faux…” Mais… Mais… C’est un peu court, jeune homme ! Et si “c’est pas faux”, pourquoi ce ne serait pas vrai ?
J’imagine le “c’est pas faux” se décliner en SMS expéditif, genre “cpf”. S’il n’existe pas, contrairement à “tfq” (“tu fais quoi ?”), “sdk” (“ça dit quoi ?”– je ne comprends même pas la question…) ou “vzy” (“vas-y”), il faudrait l’inventer. Tiens, j’aimerais créer un émoji “c’est pas faux”. Celui qui baille existe (), le sceptique aussi (
). Mais pas celui qui imite l’air niais et un peu gêné de Franck Pitiot, le Perceval de Kaamelott, inventeur officiel du “c’est pas faux”. C’est en effet dans cette série marrante que l’expression est devenue culte. Quand on ne comprend pas grand-chose à ce qu’on vous raconte, qu’on n’a pas écouté, qu’on ne sait pas quoi dire ou qu’on s’en fiche complètement, on répond : “C’est pas faux…” Le nuancier d’intentions sous-entendues est riche, d’ailleurs : indifférence (“Tu ne trouves pas que ça sent bizarre dans la cuisine ? — C’est pas faux.”), semblant d’empathie (“Rosa est tellement aux petits soins avec Marc qu’il ne fait plus rien à la maison. — C’est pas faux.”), allusion à des informations que l’on possède sans forcément vouloir les dévoiler (“Qu’est-ce qu’elle est adorable, Lucie, elle a le cœur sur la main ! — C’est pas faux.”). Bref, “raf” – qui n’est pas ici l’acronyme de la Royal Air Force…
Pourquoi sommes-nous devenus incapables de dire “c’est vrai”, d’adhérer avec conviction à l’avis d’autrui s’il touche à quelque chose que nous reconnaissons exact ? Voici plusieurs hypothèses :
La vérité a atteint son stade démocratique. Nous vivons dans un monde de convictions et d’avis multiples. Aucun énoncé absolu, issu d’un dieu, d’un roi ou de la tradition, ne peut plus s’imposer dans la conversation collective. Toute hypothèse mérite vérification et délibération. Accepter d’emblée un énoncé tranchant est devenu impossible. Le “c’est pas faux” constitue le premier stade d’un dialogue, le sas d’entrée dans le domaine du discutable, mais surtout pas une inscription sur les Tables de la Loi (Tiens, imaginez la tête de Moïse tout juste descendu du Sinaï, face au peuple, lisant tout haut les Dix Commandements. “Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas l’adultère… — C’est pas faux”…). La formule est peut-être le signe d’une société parvenue à sa maturité démocratique, jamais prête à gober une Vérité sans l’avoir examinée sous toutes ses coutures.
La vérité s’est diluée dans le soupçon. Plongés dans un monde virtuel d’opinions qui se font passer pour des démonstrations et de fausses nouvelles, le “c’est pas faux” relève moins de la prudence démocratique que de l’abandon pur et simple de l’exigence de vérité. Face aux philosophes de la déconstruction, Pascal Engel, dans À quoi bon la vérité ? (Grasset, 2005, une discussion polémique avec Richard Rorty), critique ceux qu’il appelle les “vériphobes”. Ceux-ci – comme, d’après lui, Michel Foucault – considèrent que “la notion de vérité [n’est] rien d’autre que l’instrument du pouvoir” et qu’accepter une vérité, même rationnelle et démontrée, constitue un acte de soumission. Engel s’inquiète : “Si tout le monde devait s’accorder pour dire que la vérité n’est pas une valeur intrinsèque qu’il faut rechercher pour elle-même […], la vérité demeurerait-elle même seulement un moyen pour d’autres fins ? À mon avis, elle disparaîtrait purement et simplement.” Bref, nous entrerions dans l’ère maussade et désolée du “c’est pas faux”.
Nous sommes juste un peu paresseux. Pour trancher entre la première hypothèse, optimiste, et la deuxième, carrément déprimante, tout dépend de ce qu’on veut faire du “c’est pas faux”. S’il représente la première étape d’une discussion, l’antichambre précautionneuse et réfléchie à un échange d’arguments, le prélude à un “mais…”, alors pas de quoi s’alarmer. Mais si c’est une porte qu’on referme sans même oser la claquer, l’expression révèle surtout une grosse fatigue. Repliés sur un quant-à-soi qu’on ne cherche même pas à expliciter, nous suggérons, en l’utilisant, que cela ne vaut pas la peine de continuer de chercher. Comme si l’élan vital de déchiffrement du monde était devenu un passe-temps inutile et dérisoire. Affirmer un “c’est vrai !” (ou un “c’est faux”) est-il devenu une charge mentale trop lourde à porter ? J’espère que non.
P.-S. : Je vous en supplie : ne me répondez pas “c’est pas faux” !
Synthèse du texte
Une expression est devenue à la mode : « C’est pas faux ». Ce « c’est pas faux » n’est pas un franc « c’est vrai » : il commente sans véritablement affirmer ou nier. Deux hypothèses peuvent expliquer ce refus de trancher, cette précaution dans le rapport à la vérité : ou bien l’expression témoigne d’une forme de prudence, du doute méthodique nécessaire à la discussion qui permet de chercher la vérité avec les autres, ou bien elle témoigne d’une forme d’indifférence à l’égard de la parole de l’interlocuteur, qu’on ne prend même plus la peine de contredire. Selon la seconde hypothèse, pessimiste, l’expression « c’est pas faux » illustrerait l’abandon pur et simple de l’exigence de vérité, considérée par nos contemporains comme trop lourde à porter. Ce qui devrait inquiéter, dans la mesure où une société dans laquelle la vérité cesse d’être une valeur ne peut être qu’une société du repli sur le quant-à-soi et du soupçon généralisé.
II
Gerald BRONNER, Apocalypse cognitive (2021)
D’entre tous les faits qui caractérisent cette période passionnante et inquiétante, je retiens que les vingt premières années du XXIe siècle ont instauré une dérégulation massive du marché cognitif que l’on peut également appeler le marché des idées. Celle-ci se laisse appréhender, d’une part, par la masse cyclopéenne et inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde dans cet océan. Cette situation a affaibli le rôle des gate keepers traditionnels (journalistes, experts académiques… toute personne considérée comme légitime socialement à participer au débat public) qui exerçaient une fonction de régulation sur ce marché. Ce fait sociologique majeur a toutes sortes de conséquences mais la plus évidente est que l’on assiste à une concurrence généralisée de tous les modèles intellectuels (des plus frustres au plus sophistiqués) qui prétendent décrire le monde. Aujourd’hui, quelqu’un qui détient un compte sur un réseau social peut directement apporter la contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine. Le premier peut même se targuer d’une audience plus nombreuse que le second. […]
Si les progrès de la connaissance perturbent l’expression de la croyance, ne faut-il pas se réjouir de la concurrence cognitive généralisée qu’organise le monde contemporain ? En définitive, les énoncés objectivement rationnels ne vont-ils pas s’imposer à la faveur de cette libre concurrence contre les produits frelatés de l’esprit que sont les superstitions, les légendes urbaines et autre théories complotistes ? Un regard même superficiel sur la situation actuelle va à rebours de cet espoir. Au contraire, cette libre concurrence favorise souvent les produits de la crédulité. Certains phénomènes – qui par ailleurs n’ont pas attendu l’existence d’internet pour se constituer en réalité sociale – ont été amplifiés depuis le début des années 2000. C’est le cas de la méfiance envers les vaccins, du conspirationnisme ou encore de la multiplication de toutes sortes d’alertes sanitaires ou environnementales pas toujours fondées en raison. (…) L’avantage concurrentiel dont bénéficient certaines propositions crédules est-il durable ou bien peut-on s’attendre à ce qu’à long terme, cette mise en concurrence des propositions intellectuelles favorise celles qui sont le mieux argumentées et les plus proches du canon de la rationalité ? […]
Les fausses informations vont six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations. La crédulité a donc un avantage concurrentiel important sur le marché cognitif dérégulé parce que, nous l’avons vu, elle propose une éditorialisation du monde qui tend la main aux mécanismes les plus intuitifs de notre esprit : les stéréotypes culturels, les dizaines de biais cognitifs identifiés à ce jour par la science, l’effet de surprise et de dévoilement que proposent souvent ces produits intellectuels frelatés, et, d’une façon générale, toutes les limites qui pèsent sur notre rationalité.
Synthèse
Depuis le début du 21e siècle, Internet et les réseaux sociaux ont fabriqué une société dans laquelle les experts et les journalistes n’ont plus le monopole de la mise en circulation des informations et des idées. Quelqu’un qui détient un compte sur un réseau social peut apporter la contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine. Cette libre concurrence ne favorise pas le progrès de l’information et de la connaissance mais, au contraire, la diffusion des produits de la crédulité (superstitions, légendes urbaines, fake news, théories du complot). On a ainsi pu constater que sur les réseaux sociaux les fausses informations circulent six fois plus vite et sont plus partagées et repartagées que les vraies informations.