Création, continuité, rupture.

Ces notions sont utiles pour penser le rapport de l’action humaine au temps. Toute action s’inscrit dans une histoire (l’histoire politique, l’histoire de l’art, l’histoire des sciences, des techniques, etc.) et dans l’Histoire (l’histoire de la civilisation universelle). Ce sont des catégories de la conscience historique moderne, racine de la naissance de la pensée de l’Histoire. Il faut avoir conscience de l’historicité humaine (des transformation de la condition humaine dans le temps) pour concevoir la possibilité de la création (la production d’une oeuvre humaine absolument nouvelle, différente de tout ce qui est advenu dans le passé), de la rupture (le changement historique brutal qui brise la continuité avec le passé) et de la continuité (l’absence de rupture entre le passé, le présent et l’avenir, qui garantit une certaine permanence à travers le changement historique).

Le texte de Raymond Aron sur les dimensions de la conscience historique moderne, permet de mieux caractériser celle-ci. La première dimension est celle de la liberté de l’homme dans l’Histoire: « conscience historique » signifie conscience du pouvoir de faire l’histoire, d’introduire du nouveau et de l’inédit dans la culture, conscience du pouvoir de création de l’homme. La deuxième dimension est celle de la connaissance historique : « conscience historique » signifie conscience de la nécessité de s’intéresser au passé révolu afin de mieux comprendre le réel (le présent) et le possible (l’avenir). La connaissance historique permet de rester solidaire, par la mémoire, du passé de la civilisation, dont on sait qu’il ne reviendra plus, et de mieux comprendre comment les hommes font l’Histoire, en répondant à la question : Comment sommes-nous devenus ce que nous sommes ? La naissance de la pensée de l’Histoire, au début du 19e siècle fait suite à la prise de conscience de la rupture irréversible avec le passé résultant des révolutions modernes (la Révolution française et la révolution industrielle). La troisième dimension de la conscience historique est celle de la réflexion sur le sens de l’Histoire : « conscience historique » signifie conscience du fait que l’avenir sera différent du présent et du passé, et qu’il est donc pour une grande part indéterminé et imprévisible. La réflexion sur le sens de l’Histoire englobe l’ensemble de ses dimensions (le passé, le présent et l’avenir) en vue de produire une théorie de la direction que prend l’Histoire de la civilisation (celle d’un peuple, d’une aire de civilisation ou du monde humain dans son ensemble) : progrès ou décadence ? Retour du monde ancien dont on a la nostalgie ou avènement d’un monde nouveau objet d’espérance ? La théorie de l’Histoire peut se donner pour but d’éclairer l’avenir de l’Humanité et de justifier l’action présente par l’idée que l’on se fait de cet avenir.

Autre point essentiel souligné par le texte de Raymond Aron : on assiste assiste à une mondialisation de cette conscience historique moderne qui a émergé en Europe au siècle des Lumières. Le texte de Rousseau, qui introduit la notion de perfectibilité indéfinie (la faculté « quasi illimitée » de perfectionner et donc d’altérer la nature humaine) est un bon repère. La perfectibilité humaine, qui sera ensuite baptisée historicité par les sciences humaines, désigne la plasiticité de la condition humaine dans l’histoire ce qui rend possible sa transformation dans le temps, le progrès et la décadence, et qui permet de faire apparaître chacune des dimensions de cette condition humaine comme étant non pas un don de la nature mais une oeuvre humaine (une construction historique, ou, comme on dit aujourd’hui, « une construction sociale »).

L’idée de perfectibilité indéfinie, ainsi que le fait du progrès scientifique moderne qui l’a pour une part inspirée, ont donné naissance à l’idéal de Progrès et à l’interprétation de l’Histoire à travers l’idée de Progrès. Le progrès est l’idéal de la philosophie des Lumières au 18e siècle, Rousseau excepté, qui pense que la perfectibilité humaine est à l’origine de l’inégalité parmi les hommes et de la destruction de l’harmonie entre l’homme et la Nature. Condorcet, à la fin du siècle est un des premiers grands théoriciens du Progrès, qu’il définit à la fois comme un progrès en direction de l’égalité et comme un progrès des sciences et des techniques favorisant le bien-être de l’homme.

La conscience historique moderne est non seulement conscience du changement historique, mais aussi conscience d’un changement historique profond qui sépare de manière irréversible un monde humain nouveau – que l’on va baptiser modernité – d’un monde ancien que l’on en vient à désigner sous le nom de tradition. Les notions de monde moderne, société moderne, civilisation moderne, condition de l’homme moderne, sont l’oeuvre de la conscience historique moderne, laquelle se caractérise par sa capacité à faire la disctinction entre modernité et tradition. L’homme traditionnel, par contraste, n’a pas conscience de vivre dans une société traditionnelle, puisque celle-ci se caractérise par la conscience d’une nécessaire continuité entre le passé (mythifié et qui sert de modèle), le présent (fidèle à l’héritage des Ancêtres) et l’avenir (destiné à reproduire le modèle hérité du passé). Modernité et Tradition se distinguent par une conception de la valeur : la Tradition valorise la transmission d’un héritage, la Modernité valorise la préparation d’un avenir dont on sait qu’il sera différent du présent et du passé et sur lequel il est possible de projeter son inquiétude ou son espérance.

La première dimension de la conscience historique moderne, la conscience de la liberté de l’homme dans l’histoire, génère des conceptions de l’action humaine qui font de celle-ci le moyen d’initier un changement historique qui améliore la condition humaine. On peut distinguer deux grandes modalités de l’action transformatrice : la révolution et le progrès.

La révolution, dont la Révolution française fournit le modèle, est l’expression d’un volontarisme qui entend faire table rase du passé pour construire un monde nouveau. La révolution est donc par essence le geste de la rupture avec la continuité historique qui se veut création pure. Le modèle est celui de la révolution politique, mais il peut s’exporter dans d’autres domaines, celui de l’Art par exemple, à travers la notion d’Avant-garde. La seconde modalité de l’action transformatrice est celle du progrès.

L’idée de Progrès rétablit le sens de la continuité historique, puisque progrès signifie amélioration continue. Le modèle est fourni par l’histoire des sciences : chaque génération de chercheurs s’inscrit dans la continuité de la science du passé qu’elle entend dépasser, selon la métaphore contenue dans la formule « Nous sommes des nains perchés sur les épaules des géants ». Le changement historique qui améliore peut ainsi s’inscrire dans la perspective d’un changement continu en direction de la réalisation d’un idéal (pour la science, l’idéal de l’omniscience). Appliqué à la politique, l’idée de Progrès conduit à valoriser la réforme plutôt que la révolution : nul besoin d’une rupture violente et brutale avec le passé si le mouvement de l’Histoire conduit de lui-même en direction d’un monde meilleur.

Qu’est-ce que la modernité ? (La révolution moderne selon Marx et Tocqueville)

La modernité est la civilisation du changement historique permanent, de l’accélération de l’Histoire. Pour définir la civilisation moderne, il faut définir la révolution moderne, et tenter d’identifier le moteur de cette révolution. C’est l’objet des théories de l’Histoire qui apparaissent au début du 19e siècle, après la Révolution française et pendant la révolution industrielle. Les pères fondateurs de la sociologie moderne sont en réalité des théoriciens du sens de l’histoire moderne. Ils font la théorie du moteur du changement historique (ou processus historique) par lequel on passe d’un type de société, la société traditionnelle (prémoderne) à un autre (les sociétés modernes).

Ces théories de l’Histoire utilisent la notion de révolution en lui donnant un sens nouveau, celui d’une révolution sociale qui transforme en profondeur, dans la durée, la condition humaine sous tous ses aspects. La révolution sociale, à la différence de la révolution politique, n’est pas la mise en œuvre d’un projet conscient de transformation de la société. Il s’agit d’un « fait générateur » (Tocqueville), d’une cause générale qui détermine le changement historique (la transformation de la société) indépendamment de la conscience et de la volonté des hommes qui subissent les effets de ce changement. 

Les deux grandes théories de ce moteur de la civilisation moderne sont celle de Marx et celle de Tocqueville. Aux yeux de ces deux penseurs, la Révolution française, en tant qu’événement politique particulier, doit être considérée non comme une cause de la société moderne comme l’effet de la révolution sociale qui fait advenir le monde moderne – la révolution économique pour Marx, la révolution démocratique de l’égalisation des conditions pour Tocqueville.

Pour Marx le fait majeur est la révolution industrielle, dont le Capital (la bourgeoisie capitaliste, qui possède le capital) est l’agent, par la mobilité de ses investissements ; c’est donc l’histoire matérielle qui est déterminante (transformation du régime de la propriété des moyens de la production économique, innovations scientifiques et techniques, bouleversement des classes sociales et des rapports de classe). La cause de la grande transformation historique qui détruit la société traditionnelle et fait advenir la société moderne est le fait que la principale source de la création de richesses n’est plus la propriété terrienne (les domaines de seigneurs dans la société aristocratique) mais l’argent, la propriété du capital accumulé qui s’investit dans le travail humain et le progrès scientifique et technique pour générer du profit. C’est le capital qui organise l’économie moderne et génère les révolutions industrielles qui détruisent les anciens métiers, transportent les hommes des campagnes vers les villes où se trouvent les usines, créent de nouveaux marchés, contribuent à mondialiser la division du travail, le commerce et la consommation.

L’économiste Schumpeter (qui n’est pas un disciple de Marx) introduit le concept de destruction créatrice pour caractériser le rôle révolutionnaire du capitalisme industriel, lequel innove en permanence, modifiant ou détruisant ainsi les pratiques (métiers, consommation) et les modes de vie avant qu’ils n’aient le temps de s’installer et de devenir des traditions.

Pour Tocqueville, le fait majeur est la révolution démocratique, interprétée comme étant essentiellement sociale et culturelle, et non exclusivement politique. La modernité, c’est essentiellement à ses yeux le progrès multiséculaire de l’égalité des conditions, le passage du lien social aristocratique au lien social démocratique. Le sens de l’Histoire est un mouvement permanent et irréversible d’égalisation des conditions auquel tous les faits sociaux contribuent au fil des siècles, aussi bien les faits culturels – la religion chrétienne et la philosophie – que les faits matériels – les guerres ou les transformations de l’économie à l’époque moderne, qui favorisent la mobilité sociale. L’égalité des conditions est définie moins par l’égalité économique (même si Tocqueville considère la « classe moyenne » comme un phénomène social moderne) que par une égalité morale qui consiste dans la tendance à voir en l’autre non plus un inférieur ou un supérieur, mais un semblable et un égal – par-delà les différences de condition (position sociale, culture, nationalité, âge, sexe, etc.)

La loi sociologique identifiée par Tocqueville comme le moteur de l’Histoire (baptisée « loi de Tocqueville » par les sociologues) est la loi selon laquelle plus les hommes sont égaux, plus ils désirent être égaux. Et plus ils désirent s’affirmer comme individu indépendant et différent des autres, faut-il ajouter, dans la mesure où Tocqueville considère l’individualisme (un concept sociologique qu’il distingue de l’égoïsme) comme le second trait caractéristique de la civilisation moderne. L’égoïsme est la tendance naturelle de l’individu, présente partout et en tout temps, à préférer son intérêt à celui des autres. L’individualisme est l’expression du rapport moderne de l’individu à la communauté : dans la société moderne, qui fait de l’individu une valeur, la communauté est valorisée en tant qu’elle existe pour l’individu, qu’elle respecte son indépendance et lui permet de s’épanouir. Dans une société traditionnelle, par contraste, l’individu n’existe que par et pour la communauté, laquelle constitue la valeur suprême.

La communauté fondée sur le lien social aristocratique (prémoderne) est comparée par Tocqueville à une chaîne dont l’individu est un anneau, chaque anneau étant relié à deux autres. La métaphore à cependant deux dimensions : dans ses relations avec ses contemporains, l’individu prémoderne est toujours l’inférieur-serviteur et le supérieur-protecteur de quelqu’un ; dans le temps, il s’inscrit dans une lignée, commencée avant lui par ses ancêtres et se poursuivra après lui à travers ses descendants. L’individualisme telle que le conçoit Tocqueville est un processus historique, un processus d’individualisation qui met « chaque anneau à part ». A travers ce processus que les sociologues contemporains baptisent « atomisation du social », les individus modernes tendent à se replier sur la sphère privée, vivant avec et pour leurs proches – les intimes – sans  lien avec les générations précédentes ni avec les suivantes.

Pour Marx comme pour Tocqueville, le changement historique se traduit par la dissolution des mœurs et des valeurs de la tradition. Cette dissolution est selon Marx provoquée par l’essor du système capitaliste, qui impose le règne universel et exclusif de l’argent et de l’intérêt. Elle est selon Tocqueville la résultante de la dynamique démocratique, qui transforme la manière de vivre, de penser et de sentir des individus.

Laisser un commentaire