La Question du droit de résistance

Problématique

Peut-il être juste de désobéir aux lois ? La question présuppose qu’il est en général juste d’obéir aux lois, injuste d’y désobéir. D’abord parce que c’est la loi qui, dans l’Etat, définit le juste et l’injuste, le permis et l’interdit. Ensuite parce que désobéir aux lois revient à contester l’existence même de l’Etat. L’Etat se définit par le droit de contraindre, ce qui a pour contrepartie le devoir d’obéissance des citoyens. Ce droit et ce devoir sont fondés sur l’idée selon laquelle il ne peut régner un peu de justice dans les rapports humains sans un pouvoir qui impose des lois. Ce qu’exprime cette phrase de Thomas Hobbes : « Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi ; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste. » Sans les lois communes, et sans un État qui utilise au besoin la force pour assurer le respect des lois, il n’y aurait pas de paix sociale possible. Seuls les anarchistes contestent cette idée, en imaginant qu’une société sans Etat pourrait générer spontanément des relations sociales pacifiques et harmonieuses.

La question de la légitimité de la désobéissance aux lois n’a de sens que d’un point de vue moral. On ne peut pas justifier la désobéissance aux lois par l’intérêt. Les lois sont là pour arrêter les intérêts et empêcher qu’ils ne conduisent les uns à nuire aux autres par le recours à la force et à la ruse. Justifier la désobéissance ne consiste pas à justifier l’escroquerie, le vol et le meurtre en tant que tels. Mais il peut y avoir des raisons morales de s’opposer aux lois. On a par exemple fait des procès pour crime contre l’humanité à d’anciens hauts fonctionnaires nazis, auxquels il était reproché d’avoir obéi aux décisions d’un État criminel au mépris de la conscience morale. Le droit lui-même peut donc reconnaître que l’on peut, et même que l’on doit parfois désobéir aux lois, lorsque celles-ci sont à l’évidence injustes. La question de la désobéissance se pose à deux niveaux. Celui de l’individu d’abord. Le citoyen est un homme pourvu d’une conscience, capable de juger par lui-même de ce qui est juste ou injuste, indépendamment de ce que dit la loi. Le devoir d’obéissance inconditionnel impliquerait d’étouffer la voix de la conscience, de renoncer à tout jugement personnel. Celui du peuple ensuite : face à la tyrannie, à l’oppression d’un Etat qui viole les droits fondamentaux, le peuple ne devrait-il pas disposer d’un droit de révolution ? On le voit, la question est large : il faut examiner la légitimité de l’objection de conscience, du droit de révolution, ainsi que les divers moyens de la contestation, la violence politique et la désobéissance civile non violente.

On ne peut pas se contenter de répondre qu’il faut obéir à la loi quand elle est juste, lui désobéir quand elle est injuste. La question, en effet, porte sur l’obéissance à la loi comme condition de l’existence de l’Etat. Il faut prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle il serait de la responsabilité politique du citoyen de contribuer au règne de la justice par l’obéissance inconditionnelle à la loi de l’Etat. L’argument contre le droit de résistance et la désobéissance civile est qu’on ne peut donc pas justifier la désobéissance aux lois sans fragiliser l’État qui garantit l’ordre et la paix dans la société. A cette raison d’obéir s’oppose l’argument selon lequel lorsque l’Etat est injuste, seule une contestation active et efficace des citoyens peut faire advenir le règne de la justice. La question qu’il faut traiter est donc celle-ci : le citoyen doit-il toujours obéir aux lois, y compris quand celles-ci lui semblent injustes, y compris lorsque l’Etat lui-même semble pouvoir être dénoncé comme étant injuste et tyrannique ?

La question peut être posée à deux niveaux, en distinguant la question du droit de révolution et celle de la désobéissance civile.

Le débat sur le droit de résistance (ou droit de révolution)

Existe-t-il un « droit de résistance à l’oppression » ? Peut-on justifier le droit de résistance armée qui vise à renverser le pouvoir politique ? Le peuple opprimé a-t-il le droit de révolution, c’est-à-dire le droit de désobéir au souverain et de le renverser en utilisant la force ?

La Déclaration des droits de l’homme de 1789 reconnaît « le droit de résistance à l’oppression », mais n’est-il pas suicidaire, pour un État, de reconnaître le droit de prendre les armes contre l’État ? L’argumentation par laquelle Thomas Hobbes justifie l’Etat consiste à démontrer que les individus, en tant qu’ils sont animés par le désir de conserver leur vie, ne peuvent que vouloir transférer leur droit de défendre leurs intérêts par la force à une « puissance commune », laquelle, en désarmant tous les membres de l’Etat, s’arroge le monopole du droit de contraindre. L’Etat n’est selon Hobbes rien d’autre que l’exigence de la raison qui commande à chacun de vouloir l’existence d’une puissance souveraine pour sortir de l’état de nature, l’état de guerre de chacun contre chacun où personne ne peut vivre en sécurité. La révolution est donc irrationnelle. Vouloir la révolution, ce serait à la fois vouloir et ne pas vouloir la sortie de l’état de nature.

Objection : Le mot important dans « droit de résistance à l’oppression » est le mot « oppression ». Du point de vue même de Hobbes, l’Etat est légitime en tant qu’il garantit la vie et la sécurité des sujets. Si l’Etat viole le droit naturel à la vie, il cesse donc d’être légitime. C’est l’argument de John Locke, qui s’inspire de l’argumentation de Hobbes pour justifier le droit de révolution : si l’Etat menace des droits des sujets (la sécurité et la propriété), le peuple et le souverain se trouvent dans la situation de l’état de nature, qui est un état de guerre, une situation où « rien n’est injuste », où par conséquent le peuple est en droit d’utiser la force et la ruse pour détruire la force qui l’opprime.

Le débat à propos de la désobéissance civile.

Le débat contemporain oppose la défense de l’autorité de l’Etat républicain et les partisans de la désobéissance civile. Peut-il être juste de désobéir aux lois en démocratie ?

La conception républicaine ou démocratique de l’Etat fonde le devoir inconditionnel du citoyen d’obéissance à la loi sur le principe de la souveraineté du peuple. Le critère pour savoir si le peuple a le droit moral de faire la révolution devrait être le caractère démocratique ou non de la constitution de l’Etat. Une constitution est démocratique si elle reconnaît au peuple le droit de participer directement ou indirectement à la formation des lois auxquelles il doit obéir. Dans ce cas, l’obéissance à la loi est toujours juste car, comme l’écrit Rousseau, « Obéir à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ». Désobéir aux lois signifieraient s’opposer à la volonté générale, à la volonté du peuple souverain en tant qu’elle s’exprime suivant les règles prévues par la constitution. Une constitution démocratique rend possible la révolution pacifique, la possibilité de chasser les gouvernants par l’élection et la possibilité de changer la constitution selon les règles établies. Rien donc, ne saurait justifier la désobéissance aux lois.

Objection. La démocratie ne garantit pas le règne de la justice. Que doit faire le citoyen qui, en conscience, estime que les lois et l’Etat trahissent une exigence morale qu’il juge fondamentale ? On appelle « désobéissance civile » le moyen d’action politique qui, dans le cadre démocratique, consiste à désobéir délibéremment à la loi, de manière désintéressée, en assumant les conséquences (la répression de la transgression), pour défendre une cause juste. L’idée remonte à Henry David Thoreau, qui militant pour l’abolition de l’esclavage dans le cadre de la démocratie américaine au milieu du 19e siècle, refusa de payer ses impôts, non pour frauder, mais pour marquer son opposition au système légal de l’esclavage.

La justification de la désobéissance repose sur deux idées :

Il faut un moyen d’action qui ne soit pas la violence, car l’État est démocratique, mais qui ambitionne de frapper l’opinion en raison de l’urgence du problème. La démarche qui consiste à tenter de convaincre patiemment, par des moyens légaux, de la nécessité de changer la loi n’est pas adapté à l’urgence morale. « Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? Tenterons-nous de les amender en leur obéissant jusqu’à ce que nous soyons arrivés à nos fins – ou les transgresserons-nous tout de suite ? »(Thoreau)

Le critère du juste et de l’injuste est fourni par la conscience morale. Thoreau oppose les droits de la conscience non seulement aux droits de l’État, mais aux droits de la majorité en démocratie. « Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne serait pas les majorités qui trancheraient du bien et du mal mais la conscience ? » « Le citoyen doit-il jamais un instant abdiquer sa conscience au législateur ? »

La désobéissance civile se justifie par la recherche de l’efficacité politique, comme moyen d’action politique le plus radical possible si l’on s’interdit la violence. Elle se justifie également par l’importance morale de la cause. Historiquement, la désobéissance civile a été utilisée pour lutter contre la colonisation, contre l’esclavage et la discriminaton raciale. Aujourd’hui, elle est notamment préconisée par des militants écologistes. La désobéissance civile est le moyen d’action privilégié par une minorité qui soit s’oppose à la tyrannie de la majorité soit entend « alerter » cette majorité pour la sortir d’une indifférence coupable.

Objection : il n’y a pas d’arbitre possible entre la majorité et la minorité, la règle démocratique étant précisément que l’arbitrage des débat revient à la majorité, laquelle s’exprime à l’occasion des élections ou, éventuellement, à l’occasion d’un référendum.

Références

Le débat philosophique sur le droit de résistance (droit de révolution).

L’invention de la désobéissance civile (Henry David Thoreau).

L’examen philosophique de la notion de désobéissance civile.

Une illustration contemporaine

Henry David Thoreau est l’inventeur du concept de désobéissance civile, dans le contexte d’une démocratie américaine au sein de laquelle l’esclavage était une institution légale. Gandhi, qui a lu Thoreau en prison, s’est emparé du concept pour en faire un instrument dans le contexte de la décolonisation. Dans les années 60, c’est à nouveau là où Thoreau avait inventé le concept, dans le sud des Etats-Unis, qu’il est question de désobéissance civile. L’esclavage a été aboli mais les lois autorisent un système de segrégation raciale qui continue de faire des Noirs des citoyens de seconde zone. Martin Luther King, qui a découvert les écrits de Thoreau et de Gandhi pendant ses études de théologie et qui croit à l’efficacité politique de la désobéissance civile, lance le mouvement des droits civiques. Dans les années 1960, des dizaines de milliers de Noirs transgressent pacifiquement les lois ségrégationnistes en s’installant dans des espaces réservés aux Blancs. Dans ces trois cas de figure, le trouble à l’ordre public généré par la violation de la légalité pouvait se justifier par l’existence d’un système de domination de l’homme sur l’homme (l’esclavage, la colonisation, la ségrégation) à l’évidence injuste. La référence à la désobéissance civile comme moyen d’action politique aurait pu disparaître avec ces systéme d’oppression institutionnalisée. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé.

La cause dont se réclament les partisans de la désobéissance civile aujourd’hui est l’écologie. La désobéissance civile a toujours pour origine une révolte de la conscience qui dénonce un scandale moral. La conception écologiste de la responsabilité morale conduit à mettre en question l’égoisme ou l’indifférence du monde présent, où prévalent les intérêts de société de consommation et du système de production, aux dépens des droits de la Nature et des générations futures. Comme au temps de Thoreau à propos de l’esclavage, une minorité active se présente comme la minorité éclairée dont la mission est d’alerter sur l’urgence morale, de bousculer des dirigeants cyniques élus par une majorité apathique, indifférente ou insoucieuse face à l’injustice.

Extrait d’un appel à la désobéissance civile lancé par 1000 scientifiques dans une tribune du journal Le Monde, le 20 février 2020, tribune intitulée « Face à la crise écologique, la rebellion est nécessaire » :

La prochaine décennie sera décisive pour limiter l’ampleur des dérèglements à venir. Nous refusons que les jeunes d’aujourd’hui et les générations futures aient à payer les conséquences de la catastrophe sans précédent que nous sommes en train de préparer et dont les effets se font déjà ressentir. Lorsqu’un gouvernement renonce sciemment à sa responsabilité de protéger ses citoyens, il a échoué dans son rôle essentiel. En conséquence, nous appelons à participer aux actions de désobéissance civile menées par les mouvements écologistes, qu’ils soient historiques (Amis de la Terre, Attac, Confédération paysanne, Greenpeace…) ou formés plus récemment (Action non-violente COP21, Extinction Rebellion, Youth for Climate…). Nous invitons tous les citoyens, y compris nos collègues scientifiques, à se mobiliser pour exiger des actes de la part de nos dirigeants politiques et pour changer le système par le bas dès aujourd’hui. En agissant individuellement, en se rassemblant au niveau professionnel ou citoyen local (par exemple en comités de quartier), ou en rejoignant les associations ou mouvements existants (Alternatiba, Villes en transition, Alternatives territoriales…), des marges de manœuvre se dégageront pour faire sauter les verrous et développer des alternatives.

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