La liberté du sage. Dans les théories de la sagesse, qui sont des doctrines du bonheur, la liberté du sage, qui suppose le pouvoir de la volonté de maîtriser et de limiter le désir (le libre-arbitre), est l’indépendance pour le bonheur, l’indépendance à l’égard des biens extérieurs. La sagesse consiste en une disposition ou qualité de l’âme (vertu) qui permet d’être heureux par soi-même, sans dépendre des biens extérieurs (richesse, pouvoir et honneurs). La philosophie de la sagesse présuppose l’idée selon laquelle l’homme est responsable de son bonheur et propose de le rendre invulnérable au malheur. Les deux principaux modèles de liberté du sage sont proposés par l’épicurisme et le stoïcisme. Dans l’épicurisme, la liberté du sage est exprimée par la notion d’autarcie, c’est-à-dire par l’idée d’autosuffisance. Le sage vit « comme un dieu parmi les hommes », ce qui signifie qu’il ne manque de rien, qu’il se suffit à lui-même, jouissant du simple fait d’exister sans avoir rien à craindre ni à espérer. Le bonheur selon l’épicurisme inclut le bien-être du corps. Selon le stoïcisme, le corps fait partie des biens extérieurs. Le seul bien est la vertu, la bonne disposition de l’âme, en harmonie avec l’ordre naturel. La liberté est l’indifférence à l’égard des biens indifférents, parmi lesquels il faut donc compter le plaisir, le bien-être du corps. Cette indifférence à l’égard des biens extérieurs est une indépendance à l’égard de ce qui ne dépend pas de nous, à l’égard des biens dont la jouissance dépend de causes extérieures à la volonté, ce qui est le cas de la santé et de la vie elle-même. Ainsi, aucun événement du monde ne peut constituer un malheur pour le sage stoïcien.
La liberté du sage revêt trois caractéristiques qui sont communes à l’épicurisme et au stoïcisme. A) La sagesse libère de l’esclavage du désir, donc de la peur et de l’espérance. Dans l’épicurisme, il faut pour être libre savoir se contenter de peu, il faut dans le stoïcisme vivre dans « l’amour du destin » (amor fati), l’amour du monde. Pour l’épicurisme, il s’agit de se libérer des désirs superflus qui naissent de la vie en société et de limiter le désir aux seuls désirs naturels et nécessaires (ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid). Pour le stoïcisme, la sagesse consiste à vouloir l’ordre du monde tel qu’il est, à vouloir ce qui arrive comme il arrive, de sorte qu’il n’y a rien à craindre, pas même la souffrance, ni à espérer, pas même le plaisir : « Le bonheur ne consiste pas à acquérir ou à jouir, mais à ne rien désirer, car il consiste à être libre » (Épictète). B) La volonté est libre en tant qu’elle se place sous la direction de la raison. La sagesse consiste à régler et à limiter le désir par l’usage de la la raison. Il faut, pour être libre et heureux, avoir un bon jugement. Vouloir assouvir tous ses désirs est pure folie, une erreur de conception de la vie heureuse. L’erreur et l’ignorance de l’insensé conduisent à la servitude et au malheur. La liberté et le bonheur sont une affaire de connaissance. Dans l’épicurisme, le principe de limitation du désir est fourni par la classification des désirs en fonction de la distinction théorique entre désirs naturels nécessaires et désirs vains (artificiels et superflus). Dans le stoïcisme, l’aptitude à vouloir que ce qui arrive arrive comme il arrive, et non comme nous désirons que cela arrive, exige de savoir distinguer entre ce qui dépend de nous (notre vouloir et notre jugement, c’est-à-dire notre la représentation du réel) et ce qui n’en dépend pas (les biens extérieurs, c’est-à-dire le corps, l’argent, le pouvoir, le jugement d’autrui). C) La liberté consiste à vivre en harmonie avec la nature, à régler sa volonté sur l’ordre naturel objectif. La sagesse est associée à la tempérance (modération du désir), à un sens de la mesure qui consiste à régler son désir au moyen de la raison, la raison pratique (prudence) et la raison théorique (connaissance de l’ordre naturel et de la nature humaine), afin d’éviter la démesure (hybris en grec) en limitant son désir ou son ambition.
Rousseau présente une version moins radicale de la liberté du sage à travers cette définition : « L’homme vraiment libre ne veut que ce qu’il peut et fait ce qu’il lui plaît. » L’idée est ici que la liberté est un pouvoir de faire, de réaliser ses désirs (faire ce qu’il me plaît) qu’on peut atteindre lorsqu’on règle de manière réaliste son désir sur ses capacités. Si je ne veux que ce que je peux, je peux espérer faire ce que je veux. La liberté, le pouvoir de faire, résulte de la modification et limitation du désir sous l’effet de l’intégration du principe de réalité.
Documents
Deux émissions de radio consacrées à la philosophie du bonheur, l’une au philosophe André Comte-Sponville, l’autre à l’épicurisme et au stoïcisme.