Bac blanc – Faut-il respecter la nature ?

Problématique

L’analyse du sens de la question, dans l’introduction, doit permettre de poser le problème au bon niveau. Le terme important (outre la notion du programme, la notion de nature) est ici le verbe « respecter ». Comme la notion de responsabilité et notion de devoir, ou les questions qui commencent par « Faut-il… » ou par « Doit-on… », la notion de respect indique qu’on a affaire à un problème de la philosophie morale. La question demande ici s’il faut considérer la nature comme un objet du devoir, un objet de la responsabilité morale de l’homme. Autrement dit, il ne faut pas donner un sens faible au verbe « respecter » en le considérant comme une synonyme de « protéger » ou de « faire attention à ». Tout le monde pense qu’il faut protéger la nature, il n’y aurait pas en ce sens matière à discussion. Une politique écologique qui se soucie de protection de la nature peut se fonder soit sur une simple considération de prudence, laquelle commande de prendre soin des ressources naturelles comme on prend soin des biens qui nous appartiennent, parce que c’est le meilleurs moyen d’en profiter plus longtemps; soit sur une exigeance morale de respect, qui conduit à mettre plus radicalement en cause l’appropriation et l’exploitation de la nature par l’homme. Telle est le sens de la question : il s’agit de s’interroger sur le sens de l’impératif écologique, simple recommandation de prudence qui ne conduit pas à remettre en question la philosophie du progrès et la morale humaniste, ou bien transformation de l’éthique, de la conception de la responsabilité morale, qui conduit à mettre en cause, au nom des droits de la nature ou des générations futures, l’idéal du progrès et les anciennes conceptions de la morale. Faut-il respecter la nature par prudence, c’est-à-dire par intérêt, ou bien par devoir, c’est-à-dire en vertu de l’exigence désintéressée qui caractérise la volonté morale ?

Plan et développement (conseils… qu’on n’est pas obligé de suivre)

Il faut discuter l’éthique écologique, qui promeut l’idée d’une responsabilité morale de l’homme à l’égard de la nature et dont les bases ont été établies par le philosophe Hans Jonas dans son livre Le principe responsabilité (1979), principale référence de l’écologie politique. L’organisation de la dissertation doit donc exprimer un parti pris argumenté, pour ou contre l’éthique écologique, tout en exposant les principaux arguments de celle-ci, qui sont des arguments polémiques à l’égard de la philosophie du progrès et de l’éthique humaniste.

Dans la mesure où la question conduit à poser la question de la Technique, le problème des rapport entre progrès technique et transformation de la nature, le plan peut être à la fois thématique (distinguer des thèmes permettant d’aborder progressivement différents aspects ou niveaux de la discussion) et dialectique (organisation d’une discussion entre des thèses contradictoires).

En l’occurrence, aborder en premier lieu la question de la Technique permet de présenter de manière neutre, dans une première partie, les raisons de l’émergence historique de l’impératif écologique et la mise en cause du progrès technique par l’écologie.

Le débat contradictoire opposant l’éthique écologique et l’éthique humaniste peut être introduit dans un deuxième temps, ce qui dispense d’avoir à se poser la question de la synthèse. La deuxième et troisième partie de la dissertation présentent une thèse et son antithèse selon un ordre de présentation qui dépend du parti pris choisi. Pour défendre l’éthique écologique, il faut a) présenter l’éthique humaniste et son incompatibilité avec l’écologie, puis b) critiquer l’éthique humaniste pour justifier l’éthique humaniste (Hans Jonas). Pour défendre l’éthique humaniste, il faut a) présenter la critique écologiste de l’éthique humaniste (Hans Jonas), puis b) critiquer la critique pour défendre l’éthique humaniste en montrant qu’il est possible d’intégrer la prise en compte des problèmes écologiques sans remise en cause radicale de la morale humaniste et de la philosophie du progrès.

D’autres plans sont possibles :

Un plan progressif, essentiellement thématique, adapté pour développer une argumentation en faveur de l’éthique écologistetout en explorant les grandes philosophies morales modernes. 1) La première partie présente la réponse humaniste à la question, en expliquant les raisons pour lesquelles l’éthique humaniste ne peut faire de la nature un objet de respect. 2) La deuxième partie présente la critique « animaliste », d’origine utilitariste (Bentham), de la morale humaniste, montrant la nécessité d’élargir le domaine de la réalité à respecter à la nature sensible non humaine. 3) La troisième partie, soulignant les insuffisances de l’humanisme et de l’utilitarisme au regard du problème posé par le progrès technique (Jonas), justifie la nécessité d’une transformation de l’éthique afin d’élargir le domaine de la réalité à respecter à la Nature (au « tout » de la biosphère, l’écosystème de toutes les formes de vie sur Terre).

Un plan classiquement dialectique : thèse (parti pris), antithèse (objections), synthèse (réponse aux objections). Plan adapté si le parti pris est en faveur de l’éthique humaniste : 1) L’éthique humaniste ne peut justifier le respect de la nature (les droits de la nature); 2) les objections de l’éthique écologiste contre l’éthique humaniste (Jonas) ; 3) la critique humaniste de l’éthique écologiste et le point de vue humaniste sur l’écologie. Dans le cas où le parti pris est en faveur de l’éthique écologiste, le plan peut être à la fois dialectique et thématique : 1) présentation de la question de la Technique qui rend nécessaire une transformation de l’éthique (Jonas); 2) objections possibles du point de vue de l’éthique humaniste; 3) réponse aux objections qui approfondit la critique de la morale humaniste et de la philosophie du progrès (Jonas).

Le problème de la technique et l’écologie

L’éthique écologiste selon Hans Jonas

La thèse défendue par Hans Jonas dans Le principe responsabilité est que la transformation de l’agir humain, l’extension du pouvoir technique de l’homme, appelle une transformation de la responsabilité morale et politique, une extension du domaine de la responsabilité morale à la Nature (la biosphère) et aux générations futures. « La responsabilité est le corrélat d’un pouvoir« , écrit Jonas. Le fait majeur de l’histoire moderne est la transformation du rapport à la nature qui résulte du développement du pouvoir technique. De puissance écrasante, la nature, l’écosystème de la vie sur terre, est devenue vulnérable, ce qui suscite la prise de conscience d’une responsabilité nouvelle, la responsabilité écologique. Toute la philosophie morale et politique de l’écologie est comprise dans ces quelques lignes écrites par Jonas :

« La solidarité de destin entre l’homme et la nature, solidarité nouvellement découverte à travers le danger, nous fait également redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous commande de respecter son intégrité par-delà l’aspect utilitaire« .

La conscience écologique, autrement dit, ne doit pas être interprétée comme une extension du domaine de la prudence mais, « par-delà l’aspect utilitaire », comme un progrès de la conscience morale, la découverte d’un « dignité autonome de la nature » qui en fait un objet de respect inconditionnel au même titre que la personne humaine.

Cette thèse, celle de la philosophie morale écologiste, se décline en deux grandes idées : 1) la critique du monde moderne comme monde de la Technique; 2) la critique de l’anthropocentrisme de la morale et du droit humanistes.

La critique du progrès technique

« La promesse de la technique s’est inversée en menace » : tel est le diagnostic de départ. L’écologie morale et politique est en son fond une critique des illusions de la philosophie du progrès commune au libéralisme et au socialisme modernes, lesquels attendent du développement scientifique et technique le progrès sans fin de la condition humaine; l’accroissement des richesses bien entendu (la croissance conjointe de la production et de la consommation), mais à travers la prospérité de la « société d’abondance », la progrès de la liberté et du bonheur.

La critique écologique de la société moderne est une critique de la démesure du pouvoir technique de l’homme, qui en vient à perturber l’ordre naturel, voire à faire disparaître la nature, la différence entre l’artificiel, le produit du travail humain et le naturel, la réalité indépendante de toute activité humaine. En 1979, le concept d’anthropocène n’existait pas encore (il apparaît au début des années 2000), mais l’idée est déjà présente dans le livre de Jonas : « La différence de l’artificiel et du naturel a disparu, le naturel a été englouti par la sphère de l’artificiel« . Ce qu’illustrent les faits étayés par la science, la réduction de la biodiversité et le réchauffement climatique dû aux émissions de carbone liées à l’activité de l’homme depuis le début de la révolution industrielle.

L’écologie politique critique les effets destructeurs de l’industrie humaine, de la course à la croissance économique, ce que les écologistes appellent le productivisme et consumérisme du monde moderne : exploiter toujours plus la nature pour produire toujours plus pour consommer toujours plus. Hans Jonas pointe ce qui lui paraît constituer la racine du mal, par-delà la révolution industrielle, à savoir ce qu’il appelle le « programme baconien », une conception du rapport de l’homme à la nature qui se met en place philosophiquement au 17e siècle, chez des auteurs comme l’anglais Francis Bacon et le français René Descartes, et qui consiste à associer la révolution de la physique moderne à l’idéal d’une maîtrise technique de la nature ouvrant de nouvelles espérances à l’humanité. Là est l’origine de la démesure du pouvoir technique moderne et de la destruction des conditions de la vie sur terre que celui-ci génère :

« Le danger a son origine dans les dimensions excessives de la civilisation scientifique-technique-industrielle. Ce que nous pouvons appeler le programme baconien, à savoir orienter le savoir vers la domination de la nature et utiliser la domination sur la nature pour l’amélioration du sort humain, n’a sans doute possédé dès l’origine dans sa mise en œuvre capitaliste ni la rationalité ni la justice avec lesquelles il aurait de soi pu être compatible ; mais sa dynamique de succès conduisant nécessairement à la démesure de la production et de la consommation aurait, compte tenu de la brièveté de la fixation humaine des buts et de l’imprévisibilité réelle des proportions du succès, probablement envahi n’importe quelle société (car aucune ne se compose de sages). » (Hans Jonas)

La critique de l’anthropocentrisme

« Toute éthique traditionnelle est anthropocentrique« , écrit Jonas. Il faut entendre par là que la morale, jusqu’à l’époque contemporaine, a toujours été une morale des devoirs de l’homme envers l’homme. Et même une devoir de l’homme envers le prochain, c’est-à-dire envers l’autre homme avec lequel on entre en relation. Autrement dit la morale a toujours été centrée sur l’homme (anthropocentrée) et sur le présent. La nature représentant aux yeux des hommes l’ordre du monde éternel et indestructible, l’idée d’une responsabilité de l’homme envers la nature ne pouvait effleurer la conscience.

La critique de l’anthropocentrisme par l’éthique écologiste vise aussi bien la morale théologique, puisque la théologie fait de l’homme la créature privilégiée par Dieu, à qui Dieu a donné la nature à exploiter pour qu’il puisse prospérer, que la morale humaniste rationaliste, celle qui sous-tend la philosophie des droits de l’homme. Hans Jonas définit la responsabilité selon l’éthique écologiste par contraste avec la philosophie morale humaniste. Il critique trois dimensions de l’anthropocentrisme propre à la morale et à la politique humanistes à laquelle il oppose les trois caractéristique de l’éthique écologistes qu’il entreprend de définir.

1) L’anthrocentrisme de la morale et du droit humanistes est fondé sur l’idée d’obligation réciproque. Non seulement l’homme est le seul agent moral et le seul sujet de droit, parce qu’il est le seul être à pouvoir se penser lui-même comme capable d’obligation, une caractéristique que ne conteste pas Jonas, mais pour l’humanisme, c’est ce qui fait sa spécificité philosophique, l’homme est également le seul « patient moral », le seul être qui puisse être objet de respect inconditionnel, le seul être auquel on reconnaît une « dignité » (valeur absolue) et des droits inaliénables. « L »homme ne peut avoir de devoir qu’envers l’homme, écrit Kant ». Pourquoi ? Parce que l’impératif moral commande de relativiser l’égoïsme de la recherche du bonheur par l’idée d’une loi universelle : « Agis seulement d’après la maxime dont tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». L’obligation morale commande donc à chacun de respecter la loi qui oblige à faire pour les autres ce que la loi oblige tous les autres à faire pour tous les autres. Seul l’être raisonnable, l’homme peut se représenter une loi universelle (« il ne faut pas tuer », « il ne faut pas mentir », etc.), laquelle loi ne peut concerner que l’ensemble des êtres capables d’être unis par une telle loi en une communauté fondée sur l’obligation réciproque. Autrement dit, le fonctionnement du droit décrit le fonctionnement de la morale, considérée comme le fondement du droit.

2) Au coeur de la philosophie humaniste on trouve l’idée d’autonomie de la conscience, l’idée selon laquelle l’homme est l’auteur de la loi morale. Autrement dit : le but moral de l’action, ce que l’homme doit faire ou ne pas faire, n’est dicté ni par Dieu ni par la nature. Agir par devoir consiste à obéir à une loi que l’homme se donne à lui-même, que la loi soit conçue comme dictée par la raison en l’homme (Kant), ou comme créée librement par l’engagement individuel (Sartre).

3) La troisième dimension de l’anthropocentrisme est l’utopie progressiste. La finalité de la morale et de la politique humanistes est le perfectionnement de l’homme et de la société humaine dans l’histoire : progrès du droit (Kant), progrès économique (le libéralisme), progrès économique et social (socialisme) qui tend même vers l’utopie communiste, l’utopie d’une société parfaite, la société sans classe, qui associe abondance et égalité avec la disparition de l’exploitation de l’homme par l’homme. Selon Jonas, cette éthique du perfectionnement est fille du progrès scientifique et technique, matrice de toutes les espérances modernes.

Hans Jonas conçoit le « principe responsabilité » qui définit l’éthique écologiste en opposition à ces trois dimensions de l’anthropocentrisme qui caractérise la morale et la politique humanistes. Le modèle de la responsabilité morale tel qu’il la conçoit est la responsabilité des parents à l’égard du nouveau-né : il s’agit d’une responsabilité sans réciprocité (le nouveau-né est un être vulnérable qui n’est pas capable d’obligation); la responsabilité n’est pas choisie et ne vient pas de l’homme, elle est « dictée » par la nature; l’objet de la responsabilité est un être vulnérable, « périssable » dont la survie dépend de l’action du responsable.

1) La responsabilité est une responsabilité sans réciprocité. Comme l’animalisme, l’écologie ne peut justifier une responsabilité morale à l’égard d’un être non humain qu’en distinguant agent moral et patient moral. L’homme est le seul être moral, conscient d’une responsabilité moral, capable de s’obliger, c’est-à-dire d’agir de manière désintéressée, en sacrifiant ses intérêts. Autrement dit, la morale de s’adresse qu’à l’homme, quelle que soit la morale. On ne demandera pas aux fourmis ou aux baleines de respecter la nature. Que l’on adhère ou pas à l’éthique animale ou à l’éthique écologiste, celles-ci ne sont concevables que sous la forme d’une responsabilité morale sans réciprocité.

2) L’éthique écologiste est une éthique de la conservation de la vie. La finalité morale est objective, « domiciliée dans la nature » écrit Jonas : toute forme de vie indique une finalité qui ne provient pas de la conscience et qui s’impose à la conscience quand conscience il y a :continuer à vivre. L’objet de la responsabilité morale écologiste est donc la vie, en tant qu’elle est périssable, vulnérable et menacée. « On peut seulement être responsable pour le périssable dans son caractère périssable« , écrit Jonas. Il formule ainsi le nouvel impératif moral, l’impératif de la morale écologiste et de l’écologie politique : « Agis de façon telle que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre« .

Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon telle que les effets de ton action soit compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir. (Jonas)

3) Cette éthique écologiste est tournée vers le futur (« Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet de ton vouloir« ), comme l’utopie progressiste, mais, à « l’éthique du perfectionnement », elle substitue « une éthique de la conservation, de la préservation, de l’empêchement » qui se soucie indissociablement de la nature (de l’écosystème global de la terre) et des générations futures. C’est du reste cette dimension futuriste qui fait apparaître la dimension morale de l’écologie, qui n’est pas simple prudence puisqu’elle exide des sacrifices de la part des générations présentes en vue du salut de générations futures qu’elles ne connaîtront pas. La responsabilité morale écologiste exprime un refus moral de l’égoïsme du « après moi le déluge ». Ce souci éthique, on l’a vu, résulte de la vulnérabilité historiquement inédite de la nature : « Nulle éthique antérieure, écrit Jonas n’avait à prendre en considération la condition globale de la vie humaine et l’avenir lointain et l’existence de l’espèce elle-même. ».

L’écologie politique : catastrophisme éclairé et principe de précaution

Ces notions ne se trouvent pas dans le livre de Jonas, mais elles ont été inspirées par les idées qui y sont développées. La méthode politique proposée par Hans Jonas peut en effet être baptisée « catastrophisme éclairé », dans la mesure où Jonas préconise un usage rationnel de la peur de la catastrophe. La conscience morale écologiste repose sur une vision alarmiste de la situation de la nature et de l’avenir de la vie sur terre. « Nous vivons, écrit Jonas, dans une situation apocalyptique, c’est-à-dire dans l’imminence d’une catastrophe universelle, au cas où nous laisserions les choses actuelles poursuivre leur cours. » La peur est donc justifiée. Il ne s’agit pas d’un sentiment de peur qui paralyse, mais d’un devoir de peur, pourrait-on dire, qui incite à agir, à réveiller les indifférents et les inconscients : « La peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir ; cette peur que nous visons est la peur pour l’objet de la responsabilité.« 

Il faut voir l’avenir non dans la perspective de l’espérance d’un progrès pour l’humanité mais dans celle de la peur de la catastrophe possible. La réflexion écologique selon Jonas est une réflexion sur les conséquences pour la nature et pour l’homme du développement du pouvoir technique de l’homme, réflexion qui conduit à la volonté de contrôler, freiner, voir empêcher le progrès scientifique et technique. C’est la logique du principe de précaution, qui n’est pas la prudence ordinaire (le calcul bénéfice/risque), mais la traduction politique concrète du catastrophisme éclairé. Face aux innovations et aux effets de l’activité industrielle de l’homme, il faut mettre en oeuvre la maxime in dubio pro malis (dans le doute, il faut agir en privilégiant le scénario du pire). « Il faut, écrit Jonas, davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie du bonheur« ; non pas par complaisance morbide pour le malheur, mais en vue d’agir concrètement pour éviter la catastrophe : « la prophétie du malheur est faite pour éviter qu’elle se réalise ».

Selon Jonas et les écologistes, la situation contemporaine est caractérisée par le règne de la Technoscience, dont le développement immaîtrisé conduit la nature et l’humanité à la catastrophe. La politique contemporaine ne doit pas être fondée sur l’espérance d’un monde meilleur mais sur la peur de la catastrophe, une peur qu’il faut cultiver afin d’inciter les hommes à agir pour l’éviter.

L’écologie doit-elle être humaniste ou anti-humaniste ?

Cette refondation de l’éthique sur la base de la critique de l’idée de Progrès et de l’anthropocentrisme pose deux problèmes, l’un théorique, l’autre pratique.

Sur le plan théorique, on peut s’interroger sur la nécessité de mettre en question l’humanisme, l’idée selon laquelle l’homme n’a de devoirs qu’envers l’homme. La nouvelle responsabilité écologique est-elle une responsabilité envers la nature ou bien une responsabilité envers les générations futures ? Deux interprétations sont possibles. Ce qu’on appelle l’écologie profonde, l’écologie anti-humaniste, prend au sérieux l’obligation de respecter la nature, ce qui implique de faire de la nature une fin en soi et de condamner le progrès humain, notamment le progrès scientifique et technique, ainsi bien sûr que l’activité industrielle et l’augmentation de la population humaine que celle-ci rend possible, en tant que ce progrès humain ne concerne qu’une partie de la nature et se trouve être nuisible au Tout. Certains écologistes vont même jusqu’à refuser de faire des enfants pour le bien des écosystèmes.

L’autre interprétation consiste à fonder le respect de la nature sur le devoir envers les générations futures. Une telle obligation reste ainsi dans le cadre de l’humanisme, puisque les devoirs envers la nature apparaissent alors comme des devoirs indirects. La nature n’est pas respectée comme fin en soi mais comme moyen, ensemble de ressources qu’il faut conserver, avec les conditions de la vie elle-même, pour les transmettre aux générations humaines à venir. L’humanité reste la finalité morale, ce sont les conséquences indésirables du progrès et non pas le progrès lui-même qui sont mises en cause par la critique procédant ce cette écologie humaniste.

La question pratique est celle de la traduction concrète de l’exigence de respect de la nature. Faut-il reconnaître un droit de la nature, un droit des écosystèmes à persévérer dans leur être ? Faut-il introduire dans le droit un « crime d’écocide » ? Ce sont des questions abordées sérieusement par certains juristes partisans de l’écologie. L’idée est de reconnaître une personnalité juridique aux écosystèmes, à des « commmunités naturelles » telles que des lacs, des rivières, des forêts, afin de mieux les protéger. Certains Etats ont d’ores et déjà tenté d’intégrer cette idée, qui consiste à faire de la nature un sujet de droit comme l’homme auquel on attribue des droits inaliénables qu’il faut respecter inconditionnellement.

Ce projet rompt cependant avec la conception humaniste du droit, selon laquelle seul l’homme peut être sujet de droit, en tant qu’il est le seul être capable d’obligation, donc aussi d’obligation réciproque, le droit étant toujours la contrepartie d’un devoir. Or, si l’homme est capable de se représenter qu’il a une responsabilité envers un écosystème, l’inverse n’est pas possible. Les écosystèmes peuvent être l’enjeu de conflits qui opposent des intérêts humains. Le souci désintéressé des générations future peut être partie prenante des ces conflits, de même que l’intérêt humain, en un sens lui aussi désintéressé, pour la beauté naturelle que l’on souhaite préserver en empêchant la destruction causée par le jeu des seuls intérêts économiques. Mais quel que soit l’arbitrage final, l’écosystème, dépourvu de conscience, de volonté, de libre-arbitre et de responsabilité, ne peut exprimer aucune préférence qu’il serait moralement impératif de respecter. Au sens strict, le respect de la nature est absurde au regard de l’humanisme philosophique, pour lequel l’homme est le seul être moral dans la nature, donc le seul à pouvoir être considéré comme un sujet de droit. Cela n’implique pas l’impossibilité de protéger la nature. Mais que le droit protège la nature, en tant que les hommes expriment leur volonté de la protéger, ne signifie pas que la nature ait des droits qu’il faudrait inconditionnellement respecter.

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