Pour qu’il y ait un État, il faut un pouvoir et des lois. Il y a un pouvoir lorsqu’il y a un monopole de l’exercice de la force. Si ce n’est pas le cas la situation est celle de la guerre civile. Les lois sont les règles du jeu social, connues de tous et identiques pour tous et qui rendent possible une vie sociale paisible. Le pouvoir sans les lois serait purement arbitraire, au seul service des caprices de ceux qui l’exercent. Une telle situation est rare et non durable : tout pouvoir, même le plus despotique ou tyrannique, doit justifier son existence auprès de la population en imposant à la société des lois qui protègent contre le désordre et l’arbitraire. C’est ce qu’on appelle l’État de droit, l’État au service des lois qui définissent le juste et l ‘injuste dans une société. C’est la nature des lois, la définition même de ce qu’est la loi, qui permet de distinguer entre les régimes politiques.
En un sens, tout État est une république gouvernée par des lois. C’est le point de vue développé par Thomas Hobbes : peu importe que le régime soit monarchique, démocratique ou aristocratique, que le pouvoir soit exercé par un seul, la masse du peuple ou quelques-uns, l’essentiel est qu’il y ait au sein de la communauté une volonté souveraine, un pouvoir supérieur commun capable de s’imposer à tous par le recours à la force. La loi est l’expression de la volonté du souverain. Il faut, autrement dit, pour qu’il y ait des lois, qu’il y ait une volonté capable d’imposer ses décisions aux autres volontés, une volonté qui exprime la volonté de la communauté tout entière.
Dans cette perspective, on ne peut critiquer le despotisme. La liberté naturelle, la liberté illimitée de l’état de nature, n’est pas viable. Pour qu’il y ait une société, il faut que la liberté soit limitée par la loi, et donc l’obéissance à un pouvoir souverain. Les individus qui composent la société doivent renoncer à leur souveraineté, à leur droit illimité sur toutes choses, au profit d’un tiers, celui qui exerce le pouvoir. La loi n’est possible qu’en sacrifiant la liberté individuelle. Ou, plus exactement, il faut considérer que les individus ne peuvent jouir d’une part réelle de liberté qu’en sortant de l’état de nature, qui est un état de guerre. Pas de liberté sans sécurité, sans l’ordre et la paix garantis par un pouvoir souverain qui impose les lois auxquelles chacun doit obéir. La loi est la définition par un pouvoir souverain du permis et de l’interdit qui définissent le juste et l’injuste dans une société. Elle n’est pas contraire à la liberté, puisqu’elle en garantit au contraire l’exercice réel : il n’y a pour l’homme qui vit en société d’autre liberté possible que la liberté civile, la liberté dans l’obéissance aux lois de l’État. Qu’est-ce alors que la liberté ? « La liberté, écrit Hobbes, dépend du silence de la loi« . Tout ce qui n’est pas interdit par le souverain est permis. Le citoyen doit s’en contenter. C’est mieux que rien, comme on dit aux enfants. Faire respecter les lois, les règles du jeu social connues et identiques pour tous les membres de la communauté, qui dispose du monopole de l’exercice de la force pour imposer « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XI, 3).
Le libéralisme politique est né de la critique de la monarchie absolue et, sur le plan philosophique, de la critique de la justification par Thomas Hobbes de l’État absolutiste. De cette critique sont sorties deux théories de la loi, la théorie républicaine (ou démocratique) et la théorie libérale, présentes l’une et l’autre dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
La théorie républicaine (ou démocratique) est résumée par l’article 6 de la Déclaration : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. » La théorie de la loi comme expression de la volonté générale est développée par Rousseau dans le Contrat social (1762). Rousseau admet avec Hobbes que la souveraineté de la loi doit être absolue. Il reproche à Hobbes d’avoir sacrifier la liberté et pose en conséquence le problème de la conciliation, a priori impossible, entre l’obéissance et la liberté. Il présente ainsi le problème fondamental de la politique dont le Contrat social donne la solution : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » La solution consiste dans l’institution d’une volonté souveraine qui ne soit pas celle d’un particulier, d’un homme ou d’une partie du peuple, mais qui soit générale, c’est-à-dire qui soit la volonté indivisible du peuple considéré comme un Tout. Ainsi, chacun, en obéissant à la loi, n’obéira à personne en particulier. Si le maître est la volonté générale, il n’y a pas de maître. « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. »
Pour être vraiment une loi, c’est-à-dire pour être l’expression de la volonté générale, la loi doit, selon Rousseau, remplir deux conditions : elle doit être produite par tout le peuple et doit s’appliquer à tout le peuple. « Mais qu’est-ce donc enfin qu’une loi ? (…) Quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui-même; et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi. » Quand « le peuple statue sur tout le peuple », Tous participent à la formation de la loi, c’est l’exigence démocratique, et l’ État de droit est parfaitement garanti, puisque nul n’est au-dessus des lois et que la loi ne contient aucune discrimination qui pourrait nuire à une partie du peuple. Ce sont ces deux conditions qui sont reprises par l’article 6 de la Déclaration. Bien entendu, il ne s’agit là que de principes philosophiques. En pratique, il faut une constitution, énonçant les règles du jeu politique que l’État doit respecter, pour concrétiser ces principes. L’exigence de la participation de tous à la formation de la loi s’est historiquement concrétisée par la revendication et l’institution du suffrage universel. L’exigence de l’égalité devant la loi nécessite pour être traduite dans les faits, plusieurs mécanismes institutionnels : la division des pouvoirs, les droits de l’opposition et des minorités, la liberté d’expression, le contrôle de la constitutionnalité des lois (qui, concrètement, sont l’expression d’une volonté majoritaire, et non l’expression de la volonté générale).
Quand la loi est vraiment une loi, quand elle est l’expression de la volonté générale, elle est nécessairement juste, et la désobéissance aux lois toujours injuste. Telle est la doctrine républicaine du gouvernement des lois telle que Rousseau l’a définie. La liberté politique, la liberté du citoyen dans l’État ne se conçoit pas comme une indépendance de l’individu vis-à-vis des lois de l’ État, mais comme une liberté-autonomie consistant à obéir à la loi dont on est soi-même l’auteur : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1, 8) Le problème, qui justifie le scepticisme des libéraux à l’égard de la théorie de Rousseau, est qu’en pratique, c’est l’individu qui obéit et une entité abstraite, le peuple, qui prescrit. La souveraineté de la loi demeure absolue, et cet absolutisme est d’autant plus dangereux pour les libertés individuelles qu’il revendique d’être la volonté du peuple tout entier.
Ce texte de Benjamin Constant qui, critiquant la théorie rousseauiste de la souveraineté absolue de la volonté générale, plaide pour une souveraineté limitée par la reconnaissance des droits des individus, présente ce qui constitue l’argument principal en faveur de la doctrine libérale de la loi :
En un mot, il n’existe au monde que deux pouvoirs, l’un illégitime, c’est la force; l’autre légitime, c’est la volonté générale. Mais en même temps que l’on reconnaît les droits de cette volonté, c’est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d’en bien concevoir la nature et d’en bien déterminer l’étendue. Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application. La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de liberté des individus; et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe [.. ] L’universalité des citoyens est le souverain, dans ce sens que nul individu, nulle faction, nulle association partielle ne peut s’arroger la souveraineté, si elle ne lui a pas été délégué. Mais il ne s’ensuit pas que l’universalité des citoyens, ou ceux qui par elle sont investis de la souveraineté, puissent disposer souverainement de l’existence des individus. Il y a au contraire une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur (…) L’assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner ; lorsqu’une autorité quelconque commet des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il importe peu qu’elle se nomme individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime.
Les libéraux souligne la menace que l’existence même de l’État, même démocratique, fait peser sur la liberté individuelle. En pratique, le pouvoir exercé au nom du peuple est toujours nécessairement l’émanation d’une volonté particulière: non pas la volonté de tout le peuple, mais la volonté de la majorité, voire, comme s’est désormais souvent le cas, la volonté de la majorité des suffrages exprimés à l’occasion d’une élection, majorité qui, compte tenu de l’abstention, peut être minoritaire dans le pays. La liberté de la ou des minorité(s) ne peut donc être garantie si on maintient de principe de la souveraineté absolue, illimitée, de la loi, au motif qu’elle serait toujours juste. La loi n’est pas juste en tant qu’elle exprime la souveraineté du peuple ou de la nation, mais dans la mesure où elle respecte les droits des individus. La souveraineté du peuple doit être limitée par la souveraineté de l’individu. Quand bien même elle serait la voix de la nation entière moins le citoyen qu’elle opprime, tant que les droits d’un seul sont violés, la loi ne peut être considérer comme juste. La fonction de la loi n’est pas d’exprimer la volonté générale mais de garantir à tous les individus la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.
C’est la théorie de la loi présentée dans les articles 4 et 5 de la Déclaration de 1789 qui définissent conjointement la liberté limitée par la loi et la loi qui limite la liberté, justifiées l’une et l’autre par le principe de non-nuisance. L’article 5 énonce le principe qui limite le pouvoir de la loi de limiter la liberté individuelle : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. L’article 4 définit la liberté de l’individu en société, qui est une liberté limitée par le droits des autres à la liberté avant d’être limitée par la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui« . Le point décisif de la doctrine libérale, développé dans le texte de John Stuart Mill ci-dessous, est la démarcation entre le domaine de la loi et le domaine des libertés individuelles, entre le domaine de la souveraineté de l’État et celui de la souveraineté de l’individu. L’État et la loi sont nécessaires pour garantir la coexistence pacifique des libertés, pour empêcher les usages de la liberté qui pourraient nuire à autrui. Mais la loi et la contrainte étatique ont pour fonction exclusive d’empêcher l’individu de porter préjudice à autrui. Leur rôle est strictement limité. La doctrine libérale interdit à l’État d’imposer par la loi aux individus une manière de penser ou de conduire sa vie, une conception du bonheur ou du sens de la vie. Tant qu’il ne nuit pas à autrui, autrement dit, l’individu doit rester souverain et pouvoir décider librement de la conduite de sa propre vie.
La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante. On ne peut pas l’obliger ni à agir ni à s’abstenir d’agir, sous prétexte que cela serait meilleur pour lui ou le rendrait plus heureux; parce que dans l’opinion des autres il serait sage ou même juste d’agir ainsi. Ce sont là de bonnes raisons pour lui faire des remontrances ou le raisonner, ou le persuader, ou le supplier, mais ni pour le contraindre ni pour le punir au cas où il agirait autrement. La contrainte n’est justifiée que si l’on estime que la conduite dont on désire le détourner risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l’aspect qui le concerne simplement lui-même son indépendance est, en droit, absolue. L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. (John Stuart Mill, De la liberté).