Faut-il toujours croire ce que l’on voit

« Il faut le voir pour le croire ! » L’expression populaire est révélatrice de l’importance de la vue, et plus généralement du témoignage des sens dans notre rapport à la vérité. La découverte du monde passe par eux. Je peux certes imaginer, faire des hypothèses, m’en remettre au témoignage d’autrui, pour établir des faits, mais l’observation directe semble bien être le plus puissant des moyens dont nous disposons pour prouver l’erreur et la vérité d’une croyance à propos du monde extérieur. Il nous arrive pourtant de faire l’expérience que les apparences peuvent être trompeuses. Nous voyons le soleil se lever à l’Est et se coucher à l’Ouest et nous ne sentons pas la Terre bouger sous nos pieds; « et pourtant elle tourne », sur elle-même et autour du soleil. Ne fallait-il pas douter du témoignage des sens pour que la transition de l’erreur à la vérité, de la théorie du géocentrisme à celle de l’héliocentrisme, fût possible ? Quelle principe de méthode faut-il adopter pour ne pas se tromper : faire confiance à nos sens ou s’en méfier ? S’en remettre à l’expérience sensible ou, au contraire, s’en distancier? Par-delà la question de savoir si celle-ci doit nous servir de guide dans l’existence, le problème posé est celui de la méthode susceptible de garantir l’objectivité de la connaissance scientifique.

Il est difficile de nier que notre rapport à la vérité commence avec l’expérience sensible. Nous ne doutons pas de la réalité de ce que nous percevons par l’intermédiaire des sens, et nous redoutons leur déclin, la perte de la vue ou de l’audition notamment, précisément parce ce que ce déclin nous priverait de la connaissance de la réalité autour de nous. De tous nos sens, remarque à raison Aristote, c’est la vue que nous préférons, précisément parce que c’est celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances. L’empirisme, la théorie selon laquelle la connaissance est fondée sur l’expérience sensible paraît être la conception la plus naturelle de la méthode scientifique. Nous savons d’expérience que nous ne pouvons connaître que par l’intermédiaire des sens.  Rien ne paraît plus certain que les croyances établies sur leur témoignage : l’enfant dont la main a été au contact du feu ne peut douter du fait que le feu brûle, de même qu’il ne peut douter de la différence entre le jour et la nuit ni de l’alternance des jours et des nuits.

Bien entendu, dira-t-on, l’enfant fera également très vite l’épreuve que les apparences peuvent être trompeuses. Mais si les sens nous trompent quelques fois, cela ne prouve pas que nous disposions d’une source plus fiable de connaissance. Que pourrions-nous en effet leur opposer ? Les « on dit » ? Le contenu des livres ? Les hypothèses que notre esprit peut concevoir ? La confiance placé dans le témoignage d’autrui ou dans la connaissance contenue dans les livres semble reposer sur l’idée que d’autres, pourvus d’une plus grande expérience ou d’une plus grande science, ont à notre place effectué les observations que nous n’avons pu faire par nous-mêmes. Quant aux idées que nous concevons nous-mêmes, elles ne semblent pouvoir acquérir de certitude à nos propres yeux que lorsque nous pouvons les « vérifier » par des observations. Si nos observations sont insuffisantes, incomplètes ou imprécises, rien d’autre ne semble pouvoir permettre la rectification du jugement que la comparaison avec d’autres observations, plus nombreuses et plus précises. Bref, tout indique qu’il nous faut croire ce que l’on voit et que, si l’on croit à tort, c’est qu’on a mal vu, ou que notre vue était incomplète.

L’empirisme comme théorie de la connaissance considère donc que l’esprit est comme une table rase ou une page blanche avant que ne s’y inscrivent des connaissances à mesure que s’accumulent nos impressions, nos observations et nos expériences. Certes, la connaissance ne se borne pas à accumuler des observations particulières. « Il n’y a de science que du général », affirme Aristote. Selon l’empirisme, les lois de la nature sont toutefois découvertes à partir de l’expérience, en suivant la démarche de l’induction  : c’est par l’observation répétée d’une régularité que l’on peut « induire » l’existence d’une loi. Si nous voyons régulièrement l’eau bouillir à cent degrés, nous concluons naturellement à l’existence d’une loi, parce que nous croyons ce que nous voyons. Comment pourrait-il en être autrement ?

Peut-on toutefois être certain des idées générales que nous induisons de nos observations particulières ? Si j’observe régulièrement des cygnes blancs, j’en induirais nécessairement l’idée selon laquelle « tous les cygnes sont blancs ». Or, cette proposition est fausse, puisqu’il existe des cygnes noirs.

Ce simple exemple, donné par l’épistémologue Karl Popper, reconduit cependant à l’idée que l’expérience peut être trompeuse sans démontrer que l’on puisse faire autrement que de croire ce que l’on voit. Il atteste simplement du fait que nos connaissances, en tant qu’elles reposent sur des observations, même répétées, sont toujours incertaines. Cela permet de souligner l’importance du doute méthodique. « Réfléchir, écrit le Alain, c’est nier ce que l’on croit ». Pour comprendre ce que l’on voit, ouvrir les yeux ne suffit pas, ni subir les impressions de ce qui s’offre au regard. L’esprit doit être actif, douter des apparences. Réfléchir à partir de l’expérience, cela consiste à nier ce que l’on croit quand on croit ce que l’on voit.

Le doute cependant ne suffit pas. Il faut peut-être aller plus loin dans l’affirmation d’indépendance de la raison dans son rapport à l’expérience sensible. Lorsqu’il conçoit la loi de la chute des corps, selon laquelle « tous les objets tombent à la même vitesse dans le vide », Galilée contredit la loi d’Aristote, pour lequel les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. La loi d’Aristote, établie par induction, avait pour elle le spectacle du monde : la feuille du chêne tombe plus lentement que le gland. Galilée, à l’inverse, n’a pas tiré sa loi de l’expérience : il a imaginé ce qu’il ne pouvait observer, le vide, afin de pouvoir donner de la chute des corps telle qu’on peut l’observer une explication vraie et pourtant en contradiction avec la croyance née de l’observation directe des choses.

Contrairement à ce que suggère l’étymologie du mot théorie (« théoria », en grec, signifie « contemplation ») et à ce qu’affirme l’empirisme, ce n’est donc pas en contemplant les phénomènes que la science parvient à découvrir les lois qui les gouvernent. Les hypothèses et les théories, estiment Einstein, sont des « créations libres de l’esprit humain ». La liberté de l’esprit dont il est question ici est une liberté par rapport à l’expérience sensible, par rapport aux croyances que semblent imposer la simple observation. C’est paradoxalement en prenant ses distances avec ce qu’il voit que le scientifique peut découvrir les lois qui gouvernent le monde physique. Le chercheur est comme devant une montre dont il peut observer le cadran mais dont il doit expliquer le mécanisme alors même que celui-ci, enfermé dans un boitier, ne s’offre pas à sa vue. Il lui faut faire appel à l’imagination scientifique et aux outils de la raison pour interpréter correctement les phénomènes (le mouvement des aiguilles sur le cadran, ce qui apparaît du réel). Au regard, le soleil ne paraît pas plus grand que la lune : il faut les hypothèses et les calculs de l’esprit pour restituer grandeurs et distances objectives.

En matière de théorie de la connaissance, le rationalisme s’oppose ainsi à l’empirisme en affirmant que c’est la raison qui connaît, et non les sens. Locke disait qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans les sens; Leibniz lui rétorque ironiquement : « sauf l’entendement lui-même », c’est-à-dire la faculté de produire des concepts, des hypothèses et des théories, lesquels ne peuvent jamais naître d’une série d’observations faites au hasard, quand bien même il n’y aurait aucune limite à l’accumulation des observations particulières. Selon la métaphore d’Henri Poincaré, une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. Galilée n’affirmait-il pas que « la nature est un livre écrit en langage mathématique » ? Ce qui semble impliquer le primat de l’esprit sur l’expérience sensible dans l’entreprise de la connaissance 

Faut-il aller jusqu’à mettre en doute la confiance que nous plaçons naturellement dans l’observation directe, et considérer plus généralement que les sens sont trompeurs ?

Ce n’est pas ce pense Emmanuel Kant, pour lequel « les sens ne jugent pas » et ne peuvent en conséquence être tenus pour responsables de nos erreurs. « L’erreur comme la vérité n’a lieu que dans les jugements », ajoute-t-il, lesquels jugements sont des actes de l’esprit. Ce n’est pas de ce que nous voyons qu’il nous faut douter, mais de l’interprétation que nous pouvons faire de nos observations. Le soleil se lève à l’Est pour l’astronome aussi : il lui faut bien croire ce qu’il voit. A la théorie du « système du monde » selon laquelle le soleil ainsi que les autres astres tourneraient autour de la Terre, en revanche, il était possible et permis de ne pas croire. Sans les sens, il n’y aurait pas de connaissance possible : celle-ci commence nécessairement avec l’expérience. Ceux-ci, néanmoins, ne pensent pas, de sorte que les deux facultés, la sensibilité et l’entendement, sont également indispensable à l’entreprise de la connaissance: « sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné; et sans l’entendement, nul ne serait pensé », écrit Kant.

La vérité de l’empirisme, c’est qu’on ne peut pas se passer de la vue et de l’observation pour connaître. La vérité du rationalisme, c’est que dans l’expérience ce ne sont pas les sens qui guident la raison mais au contraire la raison qui guide les sens, c’est-à-dire qui questionne et interprète. Il importe à cet égard de distinguer l’expérimentation de l’observation : « L’observateur écoute la nature; l’expérimentateur l’interroge et la force à se dévoiler », précise le naturaliste Cuvier. L’expérimentation est imaginée et construite par l’esprit du scientifique, d’après la théorie et les hypothèses qu’il a conçues. Dans son rapport à l’expérience sensible, la raison se trouve, selon une image suggestive donnée par Kant, non comme un écolier qui se laisse instruire par son maître, mais comme un juge qui, dans le cadre de son enquête, force des témoins à répondre aux questions qu’il leur pose.

L’épistémologue Karl Popper apporte une précision décisive quant au rôle de l’observation dans l’administration de la preuve. Non seulement il est impossible de se passer de la certitude sensible de l’observation mais celle-ci constitue l’unique moyen de prouver dans les sciences et dans n’importe quelle enquête empirique. Mais cette preuve, précise Popper, ne peut être que négative : une accumulation d’observations ne peut jamais prouver une vérité, c’est-à-dire vérifier une croyance; en revanche, une seule observation suffit à prouver l’erreur. Ainsi l’observation d’un seul cygne noir invalide de manière absolument certaine la proposition « Tous les cygnes sont blancs », dont aucune accumulations d’observations de cygnes blancs ne pouvait prouver indubitablement la vérité. L’empirisme avait donc raison d’affirmer qu’il ne peut y avoir de preuve qu’empirique dans les sciences. Il avait tort, cependant, de penser que la connaissance puisse procéder de l’induction ou qu’une idée puisse être « vérifiée » par l’expérience. La méthode scientifique, en effet, est hypothético-déductive : la raison doit anticiper l’expérience, concevoir une théorie ou une hypothèse dont on peut déduire un événement du monde; la prévision tirée de la théorie (ou de l’hypothèse) peut être validée ou invalidée par l’expérience, mais, tandis que la vérité est toujours provisoire et incertaine, l’erreur est certaine et définitive. C’est cette méthode qu’illustre toute expérimentation scientifique. La science procède ainsi par essais et erreurs : elle progresse indéfiniment vers la vérité grâce à la méthode consistant à utiliser l’observation pour éliminer avec certitude les erreurs de jugement.

Dans la mesure où la science ne peut produire de la certitude que par l’intermédiaire d’une observation, même s’il ne s’agit que de la certitude de l’erreur, on peut considérer qu’elle présuppose qu’il faut en un sens toujours croire ce que l’on voit. Ce qui revient à dire qu’on ne peut se passer, dans la recherche de la vérité, de la certitude sensible. Croire ce que l’on voit ne signifie cependant pas admettre comme vraies les idées auxquelles la chose vue donne naissance dans notre esprit. Ni croire que ce que l’on voit vérifie ce que l’on croit être vrai. « Une théorie n’est jamais vérifiable empiriquement », affirme Popper. Ma vue ne peut jamais confirmer ma pensée. Elle peut en revanche me détromper : il me faut toujours nier ce que je crois quand ce que je vois contredit ma croyance.

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