Bac blanc – Faut-il respecter la nature ?

Problématique

L’analyse du sens de la question, dans l’introduction, doit permettre de poser le problème au bon niveau. Le terme important (outre la notion du programme, la notion de nature) est ici le verbe « respecter ». Comme la notion de responsabilité et notion de devoir, ou les questions qui commencent par « Faut-il… » ou par « Doit-on… », la notion de respect indique qu’on a affaire à un problème de la philosophie morale. La question demande ici s’il faut considérer la nature comme un objet du devoir, un objet de la responsabilité morale de l’homme. Autrement dit, il ne faut pas donner un sens faible au verbe « respecter » en le considérant comme une synonyme de « protéger » ou de « faire attention à ». Tout le monde pense qu’il faut protéger la nature, il n’y aurait pas en ce sens matière à discussion. Une politique écologique qui se soucie de protection de la nature peut se fonder soit sur une simple considération de prudence, laquelle commande de prendre soin des ressources naturelles comme on prend soin des biens qui nous appartiennent, parce que c’est le meilleurs moyen d’en profiter plus longtemps; soit sur une exigeance morale de respect, qui conduit à mettre plus radicalement en cause l’appropriation et l’exploitation de la nature par l’homme. Telle est le sens de la question : il s’agit de s’interroger sur le sens de l’impératif écologique, simple recommandation de prudence qui ne conduit pas à remettre en question la philosophie du progrès et la morale humaniste, ou bien transformation de l’éthique, de la conception de la responsabilité morale, qui conduit à mettre en cause, au nom des droits de la nature ou des générations futures, l’idéal du progrès et les anciennes conceptions de la morale. Faut-il respecter la nature par prudence, c’est-à-dire par intérêt, ou bien par devoir, c’est-à-dire en vertu de l’exigence désintéressée qui caractérise la volonté morale ?

Plan et développement (conseils… qu’on n’est pas obligé de suivre)

Il faut discuter l’éthique écologique, qui promeut l’idée d’une responsabilité morale de l’homme à l’égard de la nature et dont les bases ont été établies par le philosophe Hans Jonas dans son livre Le principe responsabilité (1979), principale référence de l’écologie politique. L’organisation de la dissertation doit donc exprimer un parti pris argumenté, pour ou contre l’éthique écologique, tout en exposant les principaux arguments de celle-ci, qui sont des arguments polémiques à l’égard de la philosophie du progrès et de l’éthique humaniste.

Dans la mesure où la question conduit à poser la question de la Technique, le problème des rapport entre progrès technique et transformation de la nature, le plan peut être à la fois thématique (distinguer des thèmes permettant d’aborder progressivement différents aspects ou niveaux de la discussion) et dialectique (organisation d’une discussion entre des thèses contradictoires).

En l’occurrence, aborder en premier lieu la question de la Technique permet de présenter de manière neutre, dans une première partie, les raisons de l’émergence historique de l’impératif écologique et la mise en cause du progrès technique par l’écologie.

Le débat contradictoire opposant l’éthique écologique et l’éthique humaniste peut être introduit dans un deuxième temps, ce qui dispense d’avoir à se poser la question de la synthèse. La deuxième et troisième partie de la dissertation présentent une thèse et son antithèse selon un ordre de présentation qui dépend du parti pris choisi. Pour défendre l’éthique écologique, il faut a) présenter l’éthique humaniste et son incompatibilité avec l’écologie, puis b) critiquer l’éthique humaniste pour justifier l’éthique humaniste (Hans Jonas). Pour défendre l’éthique humaniste, il faut a) présenter la critique écologiste de l’éthique humaniste (Hans Jonas), puis b) critiquer la critique pour défendre l’éthique humaniste en montrant qu’il est possible d’intégrer la prise en compte des problèmes écologiques sans remise en cause radicale de la morale humaniste et de la philosophie du progrès.

D’autres plans sont possibles :

Un plan progressif, essentiellement thématique, adapté pour développer une argumentation en faveur de l’éthique écologistetout en explorant les grandes philosophies morales modernes. 1) La première partie présente la réponse humaniste à la question, en expliquant les raisons pour lesquelles l’éthique humaniste ne peut faire de la nature un objet de respect. 2) La deuxième partie présente la critique « animaliste », d’origine utilitariste (Bentham), de la morale humaniste, montrant la nécessité d’élargir le domaine de la réalité à respecter à la nature sensible non humaine. 3) La troisième partie, soulignant les insuffisances de l’humanisme et de l’utilitarisme au regard du problème posé par le progrès technique (Jonas), justifie la nécessité d’une transformation de l’éthique afin d’élargir le domaine de la réalité à respecter à la Nature (au « tout » de la biosphère, l’écosystème de toutes les formes de vie sur Terre).

Un plan classiquement dialectique : thèse (parti pris), antithèse (objections), synthèse (réponse aux objections). Plan adapté si le parti pris est en faveur de l’éthique humaniste : 1) L’éthique humaniste ne peut justifier le respect de la nature (les droits de la nature); 2) les objections de l’éthique écologiste contre l’éthique humaniste (Jonas) ; 3) la critique humaniste de l’éthique écologiste et le point de vue humaniste sur l’écologie. Dans le cas où le parti pris est en faveur de l’éthique écologiste, le plan peut être à la fois dialectique et thématique : 1) présentation de la question de la Technique qui rend nécessaire une transformation de l’éthique (Jonas); 2) objections possibles du point de vue de l’éthique humaniste; 3) réponse aux objections qui approfondit la critique de la morale humaniste et de la philosophie du progrès (Jonas).

Le problème de la technique et l’écologie

L’éthique écologiste selon Hans Jonas

La thèse défendue par Hans Jonas dans Le principe responsabilité est que la transformation de l’agir humain, l’extension du pouvoir technique de l’homme, appelle une transformation de la responsabilité morale et politique, une extension du domaine de la responsabilité morale à la Nature (la biosphère) et aux générations futures. « La responsabilité est le corrélat d’un pouvoir« , écrit Jonas. Le fait majeur de l’histoire moderne est la transformation du rapport à la nature qui résulte du développement du pouvoir technique. De puissance écrasante, la nature, l’écosystème de la vie sur terre, est devenue vulnérable, ce qui suscite la prise de conscience d’une responsabilité nouvelle, la responsabilité écologique. Toute la philosophie morale et politique de l’écologie est comprise dans ces quelques lignes écrites par Jonas :

« La solidarité de destin entre l’homme et la nature, solidarité nouvellement découverte à travers le danger, nous fait également redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous commande de respecter son intégrité par-delà l’aspect utilitaire« .

La conscience écologique, autrement dit, ne doit pas être interprétée comme une extension du domaine de la prudence mais, « par-delà l’aspect utilitaire », comme un progrès de la conscience morale, la découverte d’un « dignité autonome de la nature » qui en fait un objet de respect inconditionnel au même titre que la personne humaine.

Cette thèse, celle de la philosophie morale écologiste, se décline en deux grandes idées : 1) la critique du monde moderne comme monde de la Technique; 2) la critique de l’anthropocentrisme de la morale et du droit humanistes.

La critique du progrès technique

« La promesse de la technique s’est inversée en menace » : tel est le diagnostic de départ. L’écologie morale et politique est en son fond une critique des illusions de la philosophie du progrès commune au libéralisme et au socialisme modernes, lesquels attendent du développement scientifique et technique le progrès sans fin de la condition humaine; l’accroissement des richesses bien entendu (la croissance conjointe de la production et de la consommation), mais à travers la prospérité de la « société d’abondance », la progrès de la liberté et du bonheur.

La critique écologique de la société moderne est une critique de la démesure du pouvoir technique de l’homme, qui en vient à perturber l’ordre naturel, voire à faire disparaître la nature, la différence entre l’artificiel, le produit du travail humain et le naturel, la réalité indépendante de toute activité humaine. En 1979, le concept d’anthropocène n’existait pas encore (il apparaît au début des années 2000), mais l’idée est déjà présente dans le livre de Jonas : « La différence de l’artificiel et du naturel a disparu, le naturel a été englouti par la sphère de l’artificiel« . Ce qu’illustrent les faits étayés par la science, la réduction de la biodiversité et le réchauffement climatique dû aux émissions de carbone liées à l’activité de l’homme depuis le début de la révolution industrielle.

L’écologie politique critique les effets destructeurs de l’industrie humaine, de la course à la croissance économique, ce que les écologistes appellent le productivisme et consumérisme du monde moderne : exploiter toujours plus la nature pour produire toujours plus pour consommer toujours plus. Hans Jonas pointe ce qui lui paraît constituer la racine du mal, par-delà la révolution industrielle, à savoir ce qu’il appelle le « programme baconien », une conception du rapport de l’homme à la nature qui se met en place philosophiquement au 17e siècle, chez des auteurs comme l’anglais Francis Bacon et le français René Descartes, et qui consiste à associer la révolution de la physique moderne à l’idéal d’une maîtrise technique de la nature ouvrant de nouvelles espérances à l’humanité. Là est l’origine de la démesure du pouvoir technique moderne et de la destruction des conditions de la vie sur terre que celui-ci génère :

« Le danger a son origine dans les dimensions excessives de la civilisation scientifique-technique-industrielle. Ce que nous pouvons appeler le programme baconien, à savoir orienter le savoir vers la domination de la nature et utiliser la domination sur la nature pour l’amélioration du sort humain, n’a sans doute possédé dès l’origine dans sa mise en œuvre capitaliste ni la rationalité ni la justice avec lesquelles il aurait de soi pu être compatible ; mais sa dynamique de succès conduisant nécessairement à la démesure de la production et de la consommation aurait, compte tenu de la brièveté de la fixation humaine des buts et de l’imprévisibilité réelle des proportions du succès, probablement envahi n’importe quelle société (car aucune ne se compose de sages). » (Hans Jonas)

La critique de l’anthropocentrisme

« Toute éthique traditionnelle est anthropocentrique« , écrit Jonas. Il faut entendre par là que la morale, jusqu’à l’époque contemporaine, a toujours été une morale des devoirs de l’homme envers l’homme. Et même une devoir de l’homme envers le prochain, c’est-à-dire envers l’autre homme avec lequel on entre en relation. Autrement dit la morale a toujours été centrée sur l’homme (anthropocentrée) et sur le présent. La nature représentant aux yeux des hommes l’ordre du monde éternel et indestructible, l’idée d’une responsabilité de l’homme envers la nature ne pouvait effleurer la conscience.

La critique de l’anthropocentrisme par l’éthique écologiste vise aussi bien la morale théologique, puisque la théologie fait de l’homme la créature privilégiée par Dieu, à qui Dieu a donné la nature à exploiter pour qu’il puisse prospérer, que la morale humaniste rationaliste, celle qui sous-tend la philosophie des droits de l’homme. Hans Jonas définit la responsabilité selon l’éthique écologiste par contraste avec la philosophie morale humaniste. Il critique trois dimensions de l’anthropocentrisme propre à la morale et à la politique humanistes à laquelle il oppose les trois caractéristique de l’éthique écologistes qu’il entreprend de définir.

1) L’anthrocentrisme de la morale et du droit humanistes est fondé sur l’idée d’obligation réciproque. Non seulement l’homme est le seul agent moral et le seul sujet de droit, parce qu’il est le seul être à pouvoir se penser lui-même comme capable d’obligation, une caractéristique que ne conteste pas Jonas, mais pour l’humanisme, c’est ce qui fait sa spécificité philosophique, l’homme est également le seul « patient moral », le seul être qui puisse être objet de respect inconditionnel, le seul être auquel on reconnaît une « dignité » (valeur absolue) et des droits inaliénables. « L »homme ne peut avoir de devoir qu’envers l’homme, écrit Kant ». Pourquoi ? Parce que l’impératif moral commande de relativiser l’égoïsme de la recherche du bonheur par l’idée d’une loi universelle : « Agis seulement d’après la maxime dont tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». L’obligation morale commande donc à chacun de respecter la loi qui oblige à faire pour les autres ce que la loi oblige tous les autres à faire pour tous les autres. Seul l’être raisonnable, l’homme peut se représenter une loi universelle (« il ne faut pas tuer », « il ne faut pas mentir », etc.), laquelle loi ne peut concerner que l’ensemble des êtres capables d’être unis par une telle loi en une communauté fondée sur l’obligation réciproque. Autrement dit, le fonctionnement du droit décrit le fonctionnement de la morale, considérée comme le fondement du droit.

2) Au coeur de la philosophie humaniste on trouve l’idée d’autonomie de la conscience, l’idée selon laquelle l’homme est l’auteur de la loi morale. Autrement dit : le but moral de l’action, ce que l’homme doit faire ou ne pas faire, n’est dicté ni par Dieu ni par la nature. Agir par devoir consiste à obéir à une loi que l’homme se donne à lui-même, que la loi soit conçue comme dictée par la raison en l’homme (Kant), ou comme créée librement par l’engagement individuel (Sartre).

3) La troisième dimension de l’anthropocentrisme est l’utopie progressiste. La finalité de la morale et de la politique humanistes est le perfectionnement de l’homme et de la société humaine dans l’histoire : progrès du droit (Kant), progrès économique (le libéralisme), progrès économique et social (socialisme) qui tend même vers l’utopie communiste, l’utopie d’une société parfaite, la société sans classe, qui associe abondance et égalité avec la disparition de l’exploitation de l’homme par l’homme. Selon Jonas, cette éthique du perfectionnement est fille du progrès scientifique et technique, matrice de toutes les espérances modernes.

Hans Jonas conçoit le « principe responsabilité » qui définit l’éthique écologiste en opposition à ces trois dimensions de l’anthropocentrisme qui caractérise la morale et la politique humanistes. Le modèle de la responsabilité morale tel qu’il la conçoit est la responsabilité des parents à l’égard du nouveau-né : il s’agit d’une responsabilité sans réciprocité (le nouveau-né est un être vulnérable qui n’est pas capable d’obligation); la responsabilité n’est pas choisie et ne vient pas de l’homme, elle est « dictée » par la nature; l’objet de la responsabilité est un être vulnérable, « périssable » dont la survie dépend de l’action du responsable.

1) La responsabilité est une responsabilité sans réciprocité. Comme l’animalisme, l’écologie ne peut justifier une responsabilité morale à l’égard d’un être non humain qu’en distinguant agent moral et patient moral. L’homme est le seul être moral, conscient d’une responsabilité moral, capable de s’obliger, c’est-à-dire d’agir de manière désintéressée, en sacrifiant ses intérêts. Autrement dit, la morale de s’adresse qu’à l’homme, quelle que soit la morale. On ne demandera pas aux fourmis ou aux baleines de respecter la nature. Que l’on adhère ou pas à l’éthique animale ou à l’éthique écologiste, celles-ci ne sont concevables que sous la forme d’une responsabilité morale sans réciprocité.

2) L’éthique écologiste est une éthique de la conservation de la vie. La finalité morale est objective, « domiciliée dans la nature » écrit Jonas : toute forme de vie indique une finalité qui ne provient pas de la conscience et qui s’impose à la conscience quand conscience il y a :continuer à vivre. L’objet de la responsabilité morale écologiste est donc la vie, en tant qu’elle est périssable, vulnérable et menacée. « On peut seulement être responsable pour le périssable dans son caractère périssable« , écrit Jonas. Il formule ainsi le nouvel impératif moral, l’impératif de la morale écologiste et de l’écologie politique : « Agis de façon telle que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre« .

Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon telle que les effets de ton action soit compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir. (Jonas)

3) Cette éthique écologiste est tournée vers le futur (« Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet de ton vouloir« ), comme l’utopie progressiste, mais, à « l’éthique du perfectionnement », elle substitue « une éthique de la conservation, de la préservation, de l’empêchement » qui se soucie indissociablement de la nature (de l’écosystème global de la terre) et des générations futures. C’est du reste cette dimension futuriste qui fait apparaître la dimension morale de l’écologie, qui n’est pas simple prudence puisqu’elle exide des sacrifices de la part des générations présentes en vue du salut de générations futures qu’elles ne connaîtront pas. La responsabilité morale écologiste exprime un refus moral de l’égoïsme du « après moi le déluge ». Ce souci éthique, on l’a vu, résulte de la vulnérabilité historiquement inédite de la nature : « Nulle éthique antérieure, écrit Jonas n’avait à prendre en considération la condition globale de la vie humaine et l’avenir lointain et l’existence de l’espèce elle-même. ».

L’écologie politique : catastrophisme éclairé et principe de précaution

Ces notions ne se trouvent pas dans le livre de Jonas, mais elles ont été inspirées par les idées qui y sont développées. La méthode politique proposée par Hans Jonas peut en effet être baptisée « catastrophisme éclairé », dans la mesure où Jonas préconise un usage rationnel de la peur de la catastrophe. La conscience morale écologiste repose sur une vision alarmiste de la situation de la nature et de l’avenir de la vie sur terre. « Nous vivons, écrit Jonas, dans une situation apocalyptique, c’est-à-dire dans l’imminence d’une catastrophe universelle, au cas où nous laisserions les choses actuelles poursuivre leur cours. » La peur est donc justifiée. Il ne s’agit pas d’un sentiment de peur qui paralyse, mais d’un devoir de peur, pourrait-on dire, qui incite à agir, à réveiller les indifférents et les inconscients : « La peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir ; cette peur que nous visons est la peur pour l’objet de la responsabilité.« 

Il faut voir l’avenir non dans la perspective de l’espérance d’un progrès pour l’humanité mais dans celle de la peur de la catastrophe possible. La réflexion écologique selon Jonas est une réflexion sur les conséquences pour la nature et pour l’homme du développement du pouvoir technique de l’homme, réflexion qui conduit à la volonté de contrôler, freiner, voir empêcher le progrès scientifique et technique. C’est la logique du principe de précaution, qui n’est pas la prudence ordinaire (le calcul bénéfice/risque), mais la traduction politique concrète du catastrophisme éclairé. Face aux innovations et aux effets de l’activité industrielle de l’homme, il faut mettre en oeuvre la maxime in dubio pro malis (dans le doute, il faut agir en privilégiant le scénario du pire). « Il faut, écrit Jonas, davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie du bonheur« ; non pas par complaisance morbide pour le malheur, mais en vue d’agir concrètement pour éviter la catastrophe : « la prophétie du malheur est faite pour éviter qu’elle se réalise ».

Selon Jonas et les écologistes, la situation contemporaine est caractérisée par le règne de la Technoscience, dont le développement immaîtrisé conduit la nature et l’humanité à la catastrophe. La politique contemporaine ne doit pas être fondée sur l’espérance d’un monde meilleur mais sur la peur de la catastrophe, une peur qu’il faut cultiver afin d’inciter les hommes à agir pour l’éviter.

L’écologie doit-elle être humaniste ou anti-humaniste ?

Cette refondation de l’éthique sur la base de la critique de l’idée de Progrès et de l’anthropocentrisme pose deux problèmes, l’un théorique, l’autre pratique.

Sur le plan théorique, on peut s’interroger sur la nécessité de mettre en question l’humanisme, l’idée selon laquelle l’homme n’a de devoirs qu’envers l’homme. La nouvelle responsabilité écologique est-elle une responsabilité envers la nature ou bien une responsabilité envers les générations futures ? Deux interprétations sont possibles. Ce qu’on appelle l’écologie profonde, l’écologie anti-humaniste, prend au sérieux l’obligation de respecter la nature, ce qui implique de faire de la nature une fin en soi et de condamner le progrès humain, notamment le progrès scientifique et technique, ainsi bien sûr que l’activité industrielle et l’augmentation de la population humaine que celle-ci rend possible, en tant que ce progrès humain ne concerne qu’une partie de la nature et se trouve être nuisible au Tout. Certains écologistes vont même jusqu’à refuser de faire des enfants pour le bien des écosystèmes.

L’autre interprétation consiste à fonder le respect de la nature sur le devoir envers les générations futures. Une telle obligation reste ainsi dans le cadre de l’humanisme, puisque les devoirs envers la nature apparaissent alors comme des devoirs indirects. La nature n’est pas respectée comme fin en soi mais comme moyen, ensemble de ressources qu’il faut conserver, avec les conditions de la vie elle-même, pour les transmettre aux générations humaines à venir. L’humanité reste la finalité morale, ce sont les conséquences indésirables du progrès et non pas le progrès lui-même qui sont mises en cause par la critique procédant ce cette écologie humaniste.

La question pratique est celle de la traduction concrète de l’exigence de respect de la nature. Faut-il reconnaître un droit de la nature, un droit des écosystèmes à persévérer dans leur être ? Faut-il introduire dans le droit un « crime d’écocide » ? Ce sont des questions abordées sérieusement par certains juristes partisans de l’écologie. L’idée est de reconnaître une personnalité juridique aux écosystèmes, à des « commmunités naturelles » telles que des lacs, des rivières, des forêts, afin de mieux les protéger. Certains Etats ont d’ores et déjà tenté d’intégrer cette idée, qui consiste à faire de la nature un sujet de droit comme l’homme auquel on attribue des droits inaliénables qu’il faut respecter inconditionnellement.

Ce projet rompt cependant avec la conception humaniste du droit, selon laquelle seul l’homme peut être sujet de droit, en tant qu’il est le seul être capable d’obligation, donc aussi d’obligation réciproque, le droit étant toujours la contrepartie d’un devoir. Or, si l’homme est capable de se représenter qu’il a une responsabilité envers un écosystème, l’inverse n’est pas possible. Les écosystèmes peuvent être l’enjeu de conflits qui opposent des intérêts humains. Le souci désintéressé des générations future peut être partie prenante des ces conflits, de même que l’intérêt humain, en un sens lui aussi désintéressé, pour la beauté naturelle que l’on souhaite préserver en empêchant la destruction causée par le jeu des seuls intérêts économiques. Mais quel que soit l’arbitrage final, l’écosystème, dépourvu de conscience, de volonté, de libre-arbitre et de responsabilité, ne peut exprimer aucune préférence qu’il serait moralement impératif de respecter. Au sens strict, le respect de la nature est absurde au regard de l’humanisme philosophique, pour lequel l’homme est le seul être moral dans la nature, donc le seul à pouvoir être considéré comme un sujet de droit. Cela n’implique pas l’impossibilité de protéger la nature. Mais que le droit protège la nature, en tant que les hommes expriment leur volonté de la protéger, ne signifie pas que la nature ait des droits qu’il faudrait inconditionnellement respecter.

Prépa Bac

Notions : La vérité, la justice, la liberté, la nature, la technique, l’art, la religion.

Revoir les définitions à la rubrique « Notions ».

La vérité

Problème de la connaissance : à quoi reconnaît-on l’erreur et la vérité dans nos jugements ?

Exemples de sujets de dissertation : Faut-il toujours croire ce que l’on voit ? (Voir rubrique « La connaissance ». Retenir notamment les arguments tirés de la théorie de la science de Karl Popper.)

La justice et la liberté

Problème de la politique : quel est le rôle de l’Etat ? D’après quel idéal de justice juger son action ?

Exemples de sujets de dissertations :

Peut-il être juste de désobéir aux lois ?

L’Etat est-il l’ennemi de la liberté ?

La guerre peut-elle être juste ? (voir rubrique « La politique »)

La religion

Problème : la foi et la raison sont-elles conciliables ?

Exemples de sujets de dissertation :

L’humanité peut-elle se passer de religion ? (Voir rubrique « La religion »)

La nature et la technique

Problème :

Le pouvoir technique de l’homme donne-t-il des raisons d’espérer ou des raisons d’avoir peur ?

Exemples de sujets de dissertation :

Le développement des techniques est-il un progrès pour l’humanité ?

Faut-il respecter la nature ?

L’Art (Rubrique « L’Art »)

Problème : Qu’est-ce qui fait la valeur de l’œuvre d’Art ?

Exemples de sujets de dissertation :

L’art doit-il plaire ?

L’oeuvre d’art est-elle toujours belle ?

Relativisme et universalisme

Les valeurs peuvent-lles être considérées comme des vérités ? Le domaine des valeurs est celui de la morale ou de l’éthique, qui définit des principes et des règles pour l’action, le domaine du « devoir-être », non celui de « l’être ». Une connaissance est une croyance qui exprime un jugement de réalité, un jugement sur ce qui est (ou sur ce qui a été ou, s’il s’agit d’une prévision, sur ce qui sera). Un jugement de réalité peut être vrai ou faux : ce qu’il affirme à propos de la réalité peut correspondre ou de pas correspondre à la réalité telle qu’elle est. Dans la mesure où la réalité est la même pour tous, une affirmation vraie à propos de la réalité (description ou explication) est universellement valable (valable pour tous). L’universalité, autrement dit, est une propriété de la vérité. Une croyance vraie cesse, dès lors que la preuve est administrée, d’être une croyance subjective pour acquérir le statut de connaissance objective.

Il va de soi que la science, qui est par définition connaissance de la réalité, est par excellence le domaine de la vérité. La science est science parce qu’elle dispose d’une méthode permettant de distinguer entre l’erreur et la vérité dans les jugements de réalité. Le progrès scientifique, et la possibilité de tirer de la connaissace scientifique des prévisions et des applications techniques, valide la prétention de la science à la vérité et limite à l’inverse les prétentions du scepticisme, la doctrine selon laquelle la raison humaine est incapable de parvenir à la vérité. Mais la prétention à la vérité est-elle justifiée en dehors du domaine des sciences. Faut-il considérer qu’il n’y a de vérités que scientifiques comme l’affirme le positivisme (nom emprunté à la doctrine d’Auguste Comte par lequel on désigne la doctrine selon laquelle on ne peut connaître que les faits, la réalité observable) ?

Les grandes philosophies morales rationalistes et universalistes ont en commun avec la religion l’idée qu’il existe des vérités morales. Ce qui signifie qu’un jugement de valeur, un jugement moral, peut prétendre être universellement valable comme un jugement de réalité. Pour Kant, la raison est la faculté universelle de se représenter l’universel. La pensée ne se réduit pas à la faculté de connaître. La science est neutre sur le plan moral, elle se borne à décrire et à expliquer le monde, mais la rationalité scientifique n’est pas exclusive : il existe une raison pratique qui représente à la conscience la loi morale universelle, donc des obligations morales objectives (les devoirs de l’homme), universellement valables. Ce qui justifie le projet de définir une morale universelle ainsi que, sur le plan politique, une doctrine du droit ou une théorie de la justice valable pour l’humanité en général.

L’objection contre le rationalisme universaliste est celle du relativisme culturel, lequel émane principalement des sciences humaines, qui sont des sciences historiques, des sciences de la culture. Unee culture est essentiellement un système de valeurs et il existe une diversité de cultures. D’où la thèse du relativisme culturelle, qui affirme qu’on appelle vérités morales les valeurs auxquelles on croit en fonction de la culture ou de la civilisation dans laquelle on est inscrit. Peut-on dire « à chacun sa vérité » ? En théorie non, puisque la vérité est par définition universelle. L’expression n’est justifiée que par le constat qu’il existe autant de systèmes de valeurs ou de religions prétendûment vrais qu’il existe de cultures ou de civilisations différentes.

La critique de l’ethnocentrisme

Le concept le plus célèbre de Claude Lévi-Strauss est le concept d’ethnocentrisme. L’ethnocentrisme (racine étymologique, comme pour ethnologie, ethnie ou ethnique : « ethnos », qui en grec signifie « peuple ») désigne la tendance de chaque peuple à évaluer les autres peuples en prenant pour référence les valeurs de sa propre culture ou civilisation. Lévi-Strauss se réfère explicitement à Montaigne, qu’il considère comme le premier grand critique de l’éthnocentrisme. Contemporain des guerres de religion en France et de la sanglante conquête de l’Amérique par les conquistadors espagnols, Montaigne décrivait en effet déjà l’ethnocentrisme sans utiliser le terme : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » écrit-il à propos des cannibales amérindiens.

L’ethnocentrisme se traduit par deux types d’attitudes :

La négation de la culture de l’autre peuple qui, n’étant pas reconnu comme appartenant à la civilisation, est animalisé, renvoyé au domaine de la nature. C’est ce que signifie des termes comme « barbare » ou comme « sauvage ». Les conséquences de ce jugement de valeur peuvent être dramatiques, puisque l’humain animalisé peut être traité comme un animal, que l’on peut sans aucun scrupule réduire en esclavage ou exterminer.

La hiérarchisation des cultures ou des civilisations. Dans ce cas, l’autre peuple est reconnu dans son humanité, sa culture est reconnue comme appartenant à la civilisation universelle, mais les différentes cultures ou civilisations ne sont pas considérées comme étant de même niveau. Certaines sont jugées supérieures à d’autres, en fonction d’un critère constitué par la culture de référence, le système de valeurs à partir duquel on juge, le système de valeurs de celui qui juge, évalue et hiérarchise. Sans être rejeté dans le domaine de la nature, les autres peuples sont ainsi hiérarchisés en fonction du degré de civilisation qu’on leur attribue, du « primitif » au plus « civilisé ». Un tel procédé peut justifier une entreprise impérialiste (colonisation), l’autre étant perçu non plus comme un animal mais comme un enfant à éduquer. Le projet pour les peuples différents est de les convertir (religion) ou de leur apporter les lumières de la civilisation.

La célèbre controverse de la Valladolid, controverse théologique à propos du statut des Amérindiens, témoigne de la difficulté d’appréhender l’autre, le peuple différent, à la fois comme semblable et comme différent. Las Casas défend les Amérindiens, sur la base à la fois d’une reconnaissance de la relativité culturelle et de ses convictions de chrétien pour lequel le catholicisme, le christianisme de l’Eglise catholique, est la vraie religion universelle à laquelle l’humanité est destinée à se convertir.

Peut-on, et si oui comment, surmonter l’ethnocentrisme ?

Il y a deux partis-pris possibles :

Le relativisme culturel

Le relativisme culturel de Montaigne et de Claude Lévi-Strauss préconise la neutralisation du jugement de valeur. Il faut s’interdire les jugements qui distinguent barbarie et civilisation, primitifs et civilisés, qui sont l’expression d’un ethnocentrisme auquel il est difficile d’échapper. Il importe pour cela de prendre conscience de la diversité des systèmes de valeur et donc de l’incommensurabilité des cultures ou civilisations, c’est-à-dire de l’impossibilité ou de l’absurdité qu’il y a à vouloir comparer pour les mesurer l’une par l’autre les différentes cultures. Puisqu’on juge toujours une culture en prenant pour référence les valeurs d’une autre culture, le jugement de valeur n’a aucune valeur.

Pour le dire autrement, ce point de vue selon lequel il n’y a pas de vérité dans le domaine des valeurs. Il faut établir l’égalité en valeur de toutes les traditions dans la mesure où il n’existe pas de système de valeurs dont on puisse considérer qu’il est universellement valable (valable pour tous). Cette perspective, celle de Montaigne caractérise ce qu’on appelle le scepticisme, le parti-pris philosophique selon lequel la raison humaine est impuissante à reconnaître la vérité, de sorte qu’il est préférable de rester dans le doute, la suspension du jugement. La thèse sceptique est exprimée par célèbre formule de Blaise Pascal, qui est un commentaire de Montaigne : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà« . Il s’agit de souligner l’extraordinaire diversité humaine dans le domaine moral : il n’est pratique condamnée quelque part (le cannibalisme par exemple) qui ne soit jugée bonne ailleurs. La définition du Bien, du juste et de l’injuste semble dépendre de la coutume ou de la tradition davantage que d’une loi naturelle qui serait commune à tous les hommes, de sorte que l’ambition d’établir des vérités morales universelles comme il existe des vérités scientifiques ou mathématiques paraît vaine :

« Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, qu’elle réside dans les lois naturelles, connues en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement, si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle; mais la plaisanterie est telle, que le caprice des hommes s’est si bien diversifié, qu’il n’y en a point. Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre les actions vertueuses. »

Le scepticisme de Montaigne, appliqué au rapport aux valeurs, fonde le relativisme culturel. Il n’y a pas de vérités morales parce que les lois morales ne sont pas des lois naturelles que la raison naturelle pourrait retrouver mais des produits de l’histoire toujours particulière de chaque peuple: « Les lois de la conscience, que nous disons naître de la nature, naissent de la coutume.« , écrit Montaigne.  Elles sont l’expression d’une culture, d’une tradition. La diversité des valeurs ou des conceptions de la justice est donc aussi irréductible que la diversité des cultures. Si la justice est définie par la coutume, elle n’est qu’un préjugé, non une vérité. En matière de conception du Bien et du Mal, il n’y a pas de vérités, mais seulement des préjugés, qui naissent de l’autorité de la tradition. Contrairement à Las Casas, qui veut protéger et libérer les Amérindiens afin de les convertir au christianisme, Montaigne invite à considérer la religion non comme une vérité universelle mais comme une tradition particulière : « Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes Périgourdins ou Allemands »; à propos des Amérindiens que les catholiques voulaient convertir, il ajoute : « quant au Dieu unique, l’idée leur en avait plu, mais ils ne voulaient pas changer leur religion, après l’avoir pratiquée avec tant de profit depuis si longtemps. »

Si les valeurs sont des « usages », des « coutumes », des traditions particulières, elles ne sont que des préjugés, non des vérités valables pour tous. Nous jugeons barbares les préjugés des autres en prenant pour critère nos propres préjugés. C’est ce qui caractérise l’ethnocentrisme, qui consiste, au regard de Montaigne et de Lévi-Strauss, à prendre pour naturel ce qui est culturel, pour universellement valable ce qui n’est valable que pour une tradition particulière, pour vérité ce qui n’est que préjugé.

L’universalisme

Le deuxième parti-pris possible est celui de l’universalisme, pour lequel il existe un système de valeurs universellement valable, susceptible de constituer un idéal pour l’humanité, de référence pour critiquer les différentes traditions lorsqu’elles apparaissent en contradiction avec ce système de valeurs, et d’indiquer la direction du progrès de la civilisation universelle. Dans cette perspective la critique de l’ethnocentrisme est juste en tant qu’elle constitue la dimension d’autocritique nécessaire à toute tradition particulière pour que celle-ci soit capable de s’ouvrir à la dimension de l’universel. Sans la critique de l’ethnocentrisme, il serait en effet impossible de reconnaître l’autre homme comme semblable. La prise de conscience du caractère historique et relatif des productions culturelles permet à la fois de reconnaître l’autre dans sa différence – il a une histoire qui lui est propre – et de le reconnaître comme un semblable :nous sommes tous des êtres perfectibles, capables de critiquer, relativiser et transcender notre propre tradition afin de participer au progrès de la civilisation, dans le domaine moral comme dans le domaine scientifique.

La thèse du relativisme culturel défendue par Montaigne et Claude Lévi-Strauss vise en pratique à justifier la valeur de tolérance et de respect de la différence, la seule valeur qui puisse garantir la coexistence pacifique en dépit de la diversité des croyances et permettre l’enrichissement mutuel. Pour le relativisme, il importe de reconnaître l’égale valeur de tous les systèmes de valeurs, et donc de renoncer aussi bien à l’idée qu’une religion ou une civilisation pourrait être supérieure à une autre qu’à l’idée de progrès ou de sens de l’Histoire. Rien n’est plus dangereux, dans cette perspective, que la prétention à la vérité dans le domaine des valeurs: cela peut conduire à l’intolérance, au fanatisme (la violence exercée au nom du Vrai et du Bien), et à l’impérialisme (la tyrannie de l’universel). « C’est mettre ses conjectures à bien haut prix, écrit Montaigne, que d’en faire cuire un homme tout vif »

L’argument est très fort, mais il se heurte à une objection possible qui met en cause la cohérence de l’argumentation en profondeur : le relativisme n’est-il pas en contradiction avec lui-même en affirmant la valeur universelle de la tolérance ? Ne constitue-t-il pas ainsi un critère universel qui permettrait d’affirmer par exemple qu’une civilisation tolérante est supérieure à une civilisation qui ne l’est pas, ou qu’une époque tolérante est supérieure à une époque qui ne l’est pas ? Le scepticisme lui-même ne se contredit-il pas en prenant la forme d’une argumentation rationnelle destinée à justifier la validité universelle (la vérité) de la critique de l’ethnocentrisme et de la nécessité de la tolérance ?

Autre objection, factuelle celle-là. La découverte de la diversité des cultures et des civilisations a permis de mettre en évidence un noyau de règles et d’attitudes morales universelles, qu’on retrouve partoutseconde objection porte sur les faits eux-mêmes (critère de l’accord de la pensée avec le réel). Si la diversité des cultures est un fait indéniable, on peut aussi faire apparaître des convergences, dans le temps et dans l’espace, sur quelques valeurs morales fondamentales. C’est ainsi que la philosophie des Lumières, au XVIIIe siècle, a relativisé le caractère proprement chrétien et même proprement religieux de la morale en soulignant le caractère universel et naturel de la règle d’or. Cette règle est certes inscrite au coeur de la morale chrétienne mais, si on peut montrer qu’elle est présente dans toutes les civilisations, on peut la considérer comme une loi naturelle : « La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : ‘Traite les autres comme tu voudrais être traité’. C’est que cette loi est la nature même : elle ne peut être arrachée du coeur humain. » (Voltaire) Les grandes philosophies morales modernes, rationalistes et universalistes, proposent précisément d’interpréter ce principe comme une règle de la réflexion que les hommes ont en commun, en tant qu’ils sont également doués de raison.

Fin de l’Histoire ou Choc des Civilisations ? Le rapport aux valeurs comme source des conflits

Le rapport aux valeurs n’est pas simplement à l’origine de l’ethnocentrisme. Il est la racine des conflits les plus irréductibles, ceux qui ne laissent guère de place à la possibilité d’un compromis. Cet aspect est difficilement compatible avec la possibilité de l’échange et du partage. Adopter le système de valeurs d’un autre peuple, ses moeurs et ses croyances, reviendrait pour un peuple à renoncer à son identité. Dans l’essentiel de l’histoire de l’humanité, le facteur religieux apparaît comme la plus constante pomme de discorde, ce qui sépare véritablement les hommes. Comme l’écrit Raymond Aron : « Ce qui sépare le plus les hommes les uns des autres, c’est ce que chacun d’eux tient pour sacré. »

Les conflits entre les peuples peuvent avoir pour origine l’intérêt, la rivalité de puissance, la passion (la « revanche », un désir de vengeance fondé sur le sentiment d’injustice). La guerre est cependant souvent favorisée, voire provoquée, par la divergence ou le conflit des systèmes de valeurs, que le sociologue Max Weber a désigné par la métaphore de la « guerre des dieux ». Le conflit des valeurs, historiquement, a pris la forme de la guerre des religions avant de devenir guerre des idéologies dans l’histoire moderne.  La deuxième guerre mondiale a vu s’affronter trois idéologies, le fascisme, le communisme et le libéralisme. La « guerre froide » qui s’ensuivit entre les USA et l’URSS, opposa communisme et libéralisme. La chute du mur de Berlin, en 1989, illustra l’effondrement de l’un des deux rivaux et le triomphe du second : le libéralisme semblait sortir vainqueur de la grande « guerre des dieux » du XXe siècle.

A la fin de la guerre froide, la question de la possibilité d’une unification de l’humanité par des valeurs communes s’est posée, du moins dans le monde occidental. L’humanité allait-elle se trouver enfin unifiée, sous l’égide de l’ONU, au sein d’une civilisation mondiale, générée par la diffusion planétaire du libéralisme, l’expansion conjointe du capitalisme et de la démocratie libérale ? Deux auteurs américains, le philosophe Francis Fukuyama et le politologue Samuel Huntington ont posé, dans les années qui ont suivi la chute du mur de Berlin, les termes du débat contemporain. Pour Fukuyama, la fin de la guerre froide signe la fin de l’Histoire, c’est-à-dire la fin de la « guerre des dieux », le triomphe définitif et irréversible du libéralisme, le seul système de valeurs qui convienne à la nature humaine, le seul qui soit rationnel et qui puisse, en raison de sa validité universelle, être attractif pour tous les peuples et donc susceptible d’être à terme adopté partout. Au regard de Samuel Huntington, au contraire, la disparition du conflit des idéologies conduit à mettre en évidence l’indépassable relativisme culturel, le caractère fatal de la séparation des cultures, du choc des civilisations, source des nouveaux conflits, présents et à venir. Et ce en dépit de la mondialisation économique et technologique, car l’uniformisation des moeurs produite par celle-ci ne peut abolir la différence des systèmes de valeurs philosophiques ou religieux auxquels les peuples s’identifient.

Ce débat de géopolitique contemporaine recoupe le débat philosophique entre relativisme culturel et universersalisme : le sytème des valeurs démocratico-libérales est-il l’expression d’une civilisation particulière, la civilisation occidentale, ou bien possède-t-il une valeur universelle (pour l’humanité au plan mondial) qui le destine à devenir le système de valeur de la civilisation universelle ?

Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme (1992) :

Est-il raisonnable pour nous, en cette fin de XXe siècle, de continuer à parler d’une histoire de l’humanité cohérente et orientée, qui finira par conduire la plus grande partie de l’humanité vers la démocratie libérale ? La réponse à laquelle j’arrive est positive. 

[…]

Le fait qu’il y aura des retours en arrière et des déceptions dans le processus de démocratisation, ou que toute économie de marché ne sera pas forcément prospère,  ne doit pas nous écarter du modèle plus général qui paraît émerger dans l’histoire du monde. Le nombre apparent des choix que les pays affrontent en déterminant comment ils vont s’organiser politiquement et économiquement est allé en diminuant avec le temps. Parmi les divers types de régime qui sont apparus dans l’histoire des hommes, depuis les monarchies et les aristocraties jusqu’aux théocraties et aux dictatures fascistes et communistes de notre siècle, la seule forme de gouvernement qui ait survécu intacte jusqu’à la fin du XXe siècle a été la démocratie libérale. En d’autres termes, ce qui apparaît victorieux n’est pas tant la pratique libérale que l' »idée » du libéralisme. C’est-à-dire que pour une très large partie du monde, aucune idéologie à prétention universelle n’est actuellement en position de rivaliser avec la démocratie libérale, aucun principe universel de légitimité avec la souveraineté du peuple. La monarchie sous ses diverses formes a été largement vaincue au début de ce siècle; le fascisme et le communisme, principaux compétiteurs jusqu’à présent, se sont discrédités eux-mêmes. 

Il est vrai que l’islam constitue un autre système idéologique cohérent, tout comme le libéralisme et le communisme, avec son propre code de moralité et sa propre doctrine de justice politique et sociale. L’appel de l’islam est potentiellement universel et s’adresse à tous les hommes en tant qu’hommes, non pas simplement en tant que membres d’un groupe ethnique ou national particulier. L’islam a, de fait, battu la démocratie libérale dans de nombreuses parties du monde islamique et fait peser une lourde menace sur les pratiques libérales, même dans les pays où il n’a pas obtenu directement le pouvoir. (…) Malgré la puissance démontrée par l’islam dans son renouveau actuel, il reste cependant que cette religion n’exerce virtuellement aucun attrait en dehors des contrées qui ont été culturellement islamiques à leurs débuts. Le temps des conquêtes culturelles de l’islam est, semble–t-il, passé : il peut reprendre des pays qui lui ont échappé un temps, mais n’offre guère de séductions à la jeunesse de Berlin, de Tokyo, de Paris ou de Moscou. Si presque un milliard d’hommes appartiennent à la culture islamique (soit un cinquième de la population mondiale), ils ne saurait rivaliser avec la démocratie libérale sur son propre territoire dans le domaine des idées. A long terme, le monde islamique pourrait même paraître plus vulnérable aux idées libérales que l’inverse, puisque celles-ci ont recruté de nombreux et puissants adhérents au cours des cent cinquante ans qui viennent de s’écouler. Une partie de la cause du renouveau fondamentaliste actuel est justement la force de la menace exercée par les valeurs de l’Occident libéral sur les sociétés islamiques traditionnelles.

Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (1996) :

A la fin des années quatre-vingt, le bloc communiste s’est effondré, et le système international lié à la guerre froide n’a plus été qu’un souvenir. Dans le monde d’après la guerre froide, les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques. Elles sont culturelles.  Les peuples et les nations s’efforcent de répondre à la question fondamentale entre toutes pour les humains : qui sommes-nous ? Et ils y répondent de la façon la plus traditionnelle qui soit : en se référent à ce qui compte le plus pour eux.  Ils se définissent en termes de lignage, de religion, de langue, d’histoire, de valeurs, d’habitudes et d’institutions. Ils s’identifient à des groupes culturels : tribus, ethnies, communautés religieuses, nations et, au niveau le plus large, civilisations. Ils utilisent la politique non seulement pour faire prévaloir leur intérêt, mais pour définir leur identité. On sait qui on est seulement si on sait qui on n’est pas. Et, bien souvent, si on sait contre qui on est.

[…]

Durant la guerre froide, il était admis que la seule alternative possible au communisme était la démocratie libérale et que la défaite de l’un signifiait la victoire totale de l’autre. A l’évidence, il existe toutefois de multiples formes d’autoritarisme, de nationalisme de corporatisme et d’économie communiste de marché (comme en Chine) qui sont tout aussi florissantes. Surtout, la religion joue un rôle qui va bien au-delà des idéologies laïques. Dans le monde moderne, la religion est une force centrale, qui motive et mobilise les énergies. C’est une pure et simple preuve d’orgueil que de penser que, parce que le communisme soviétique s’est effondré, l’Occident a vaincu pour toujours et que les musulmans, les Chinois, les Indiens et d’autres encore vont se hâter d’adhérer au libéralisme occidental comme si c’était la seule alternative. La division de l’humanité à la lumière des concepts de la guerre froide n’a plus cours. Les divisions fondamentales sont désormais ethniques et religieuses. Les différentes civilisations demeurent et ce sont elles qui suscitent les nouveaux conflits.

La technique et la nature

Exemples de sujets possibles :

Le développement des techniques est-il toujours un progrès pour l’humanité ?

Faut-il respecter la nature ?

Idées à retenir

1 – La notion de « technique » vient du grec « tekhnê », que l’on traduit par le mot « ars » en latin. L’art ou la technique désigne l’activité fabricatrice de l’homme, une faculté qui distingue l’homme des autres animaux. L’homme est en effet le seul parmi les animaux à pouvoir fabriquer de nouveaux objets qui n’existent pas dans la nature. Le mythe de Protagoras (du nom d’un personnage d’un dialogue de Platon) exprime à travers un récit de l’origine de l’homme l’idée selon laquelle la faculté d’adaptation de l’homme dans la nature repose sur la possession de cette qualité distinctive quasi-divine, le pouvoir de fabriquer par lui-même les armes que la nature ne lui a pas données. Après avoir créé la vie, les dieux envoient sur Terre deux Titans, deux frères, Epiméthée et Prométhée, afin qu’ils distribuent aux animaux les pouvoirs qui leur permettront de survivre. Epiméthée se charge de la distribution mais oublie l’homme, qui reste nu et sans armes. Heureusement, Prométhée se propose de compenser cet oublie : il vole aux dieux la faculté technique, l’art, pour la donner aux hommes, afin que ceux-ci puissent fabriquer les maisons, vêtements, outils et armes qui leur permettront de survivre dans la nature. L’homme qui, sans la technique, serait le plus démuni des animaux devient grâce à la technique, un pouvoir divin, l’être le mieux pourvu, supérieur aux autres animaux.

2 – La réflexion sur la technique a pour objet les conséquences, pour l’homme et pour la nature, de l’extraordinaire développement des techniques, c’est-à-dire du pouvoir d’agir qui est celui de l’homme dans la nature à l’époque de la technoscience.

On appelle technoscience la technique ou technologie en tant que celle-ci est de la science appliquée, qu’elle résulte du progrès scientifique. L’époque de la Technique est celle du progrès scientifique et technique exploité par le système capitaliste, dont le moteur est l’investissement du capital (la richesse accumulée) dans l’innovation technologique qui permet d’augmenter la productivité du travail (la richesse produite par une même quantité de travail), de développer l’industrie et de mettre en permanence sur le marché des nouveaux produits. L’époque de la technoscience (ou de la Technique, avec un grand « T ») se confond avec la civilisation moderne, que l’on peut faire commencer soit au 16e siècle, époque de la révolution scientifique, soit avec le 18e siècle, au cours duquel s’amorce la première révolution industrielle. L’époque moderne est celle des révolutions industrielles qui résultent des innovations technologiques procédant du progrès des sciences (la machine à vapeur, l’électricité, le moteur à explosion, le numérique, les biotechnologies résultant de la connaissance et de la manipulation génétiques, l’intelligence artificielle, etc.).

3 – Sur le plan philosophique, le principe qui est au fondement de la modernité industrielle a été formulé au 16e siècle par un philosophe anglais, Francis Bacon, réfléchissant à la nature de la science moderne : « savoir, c’est pouvoir« , connaître les lois de la nature permet aux hommes d’accroîre leur pouvoir d’agir en utilisant les lois de la nature pour en exploiter les ressources, produire de nouveaux outils et de nouveaux objets; « on ne commande à la nature qu’en lui obéissant« , écrivit-il également, ce qui signifie qu’il faut connaître les lois de la nature pour accroître le pouvoir d’agir permettant à l’homme de s’émanciper de la nature, de la transformer et de la dominer. Dans le même esprit, René Descartes formula l’idée, au 17e siècle, que la science devait permettre à l’homme de se rendre « comme maître et possesseur de la nature« . La science donne à l’homme un pouvoir qui le fait quasiment l’égal de Dieu, puisque connaissant et maîtrisant les lois de la nature, il peut les utiliser pour créer, donc aussi pour transformer la Création, l’ordre naturel. D’où la fascination et la répulsion que peut susciter la technoscience. A l’âge des biotechnologies, l’homme peut fabriquer des OGM (Organismes Génétiquement Modifiées), des chimères (des formes de vie mixant des espèces différentes) et une nouvelle nature humaine (« l’homme augmenté », idéal du transhumanisme).

4 – Le progrès scientifique et technique est au fondement de l’idée de Progrès, l’idée selon laquelle le sens de l’Histoire est celui d’un progrès de la condition humaine, un progrès de la liberté et du bien-être fondé sur le développement et le perfectionnement des techniques qui permettent aux hommes de mieux satisfaire leurs besoins et leurs désirs. Le fait le plus spectaculaire illustrant ce progrès est l’explosion démographique qui accompagne l’entrée dans l’ère de la société industrielle. Il y avait un milliard d’êtres humains sur Terre en 1800, à l’aube de la révolution industrielle; il y en a aujourd’hui près de huit milliards, et il devrait y en avoir dix milliards d’ici la fin du 21e siècle. La cause de ce succès démographique de l’humanité réside dans le progrès de la médecine ainsi que dans le progrès économique et social résultant du développement des sciences et des techniques.

5 – La critique de l’idée de Progrès qui se développe depuis le milieu du 20e siècle et constitue le coeur de l’écologie politique, repose sur une inquiétude nouvelle quant aux conséquences possibles de l’extraordinaire développement de la Technoscience. Plusieurs inquiétudes s’entremêlent et conjuguent leurs effets pour construire une nouvelle vision de l’avenir, provoquant le basculement de l’espérance dans le progrès illimité vers la peur de la catastrophe. Tout a commencé avec la Bombe atomique, première arme dotant l’humanité du pouvoir de se détruire elle-même. Puis l’inquiétude s’est portée sur la Bombe D, la bombe démographique, l’explosion de la population mondiale pouvant être considérée à la fois comme la conséquence du progrès, le signe de la réussite de l’humanité, et comme la cause de la catastrophe à venir. La crainte de la « surpopulation » était à l’origine une crainte de ne pouvoir nourrir tout le monde, ou de trouver une place à tout le monde. Cette crainte était infondée. Mais la crainte de la surpopulation a contribué à introduire la critique écologique du progrès, qui justifie en retour cette crainte. La domination de l’espèce humaine conduit à l’épuisement des ressources naturelles exploitées par l’industrie humaine, à la destruction des écosystèmes qui conduit à la réduction de la biodiversité, enfin et surtout, au réchauffement climatique provoqué par les émissions de CO2 dans l’athmosphère du fait que la production industrielle mondiale repose principalement sur l’exploitation des énergies fossiles (charbon, pétrole). Avec la révolution industrielle, disent les historiens de la Terre, celle-ci est entrée dans l’ère de l’anthropocène (l’âge de l’homme, c’est-à-dire l’âge de la nature, ou biosphère, façonnée par l’industrie humaine). Jusqu’alors, la nature représentait pour l’homme une puissance supérieure, pourvoyeuse de ressources mais contre laquelle il fallait lutter pour survivre. Désormais la nature est certes toujours considérée comme le Tout dont l’homme est une partie, l’écosystème dont nous sommes dépendants, mais cet écosystème apparaît vulnérable, dominé et menacé de destruction par l’homme. L’homme avait naguère le projet de transformer la nature pour améliorer sa condition. Il a aujourd’hui peur de cette transformation, comme si celle-ci consistait à scier la branche sur laquelle on est assis.

6 – La grande idée morale et politique de l’écologie consiste dans la prise de conscience de la responsabilité de l’homme à l’égard de la nature et des conditions de la vie sur Terre. Cette idée a notamment été formulée par le philosophe Hans Jonas dans son livre Le principe responsabilité, principale référence de l’écologie politique. Dans ce livre Hans Jonas défend plusieurs thèses constitutives de l’écologie politique.

7 – La première thèse est que le développement historiquement inédit de « l’agir humain » (le pouvoir de la Technoscience) rend les morales classiques insuffisantes et exige une nouvelle morale pour fonder une nouvelle politique. La morale classique est fondée sur la règle d’or, le principe selon lequel il faut faire pour les autres ce qu’on voudrait qu’on fasse pour nous, et ne pas faire ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse. Ce principe peut régler nos relations avec les hommes qui sont nos contemporains, mais il n’implique pas le souci de la nature, ni celui des générations futures.

 » Et si le nouveau type de l’agir humain voulait dire qu’il faut prendre en considération davantage que le seul intérêt « de l’homme » – que notre devoir s’étend plus loin et que la limitation anthropocentrique de toute éthique du passé ne vaut plus ? Du moins n’est-il pas dépourvu de sens de demander si l’état de la nature extra-humaine, de la biosphère dans sa totalité et dans ses parties qui sont maintenant soumises à notre pouvoir, n’est pas devenu par le fait même un bien confié à l’homme et qu’elle a quelque chose comme une prétention morale à notre égard – non seulement pour notre propre bien, mais également pour son propre bien et de son propre droit. Si c’était le cas, cela réclamerait une révision non négligeable des fondements de l’éthique. Cela voudrait dire chercher non seulement le bien humain mais également le bien des choses extra-humaines, c’est-à-dire étendre la reconnaissance des « fins en soi » au-delà de la sphère de l’homme et intégrer cette sollicitude dans le concept de bien humain.  » (Jonas)

8 – La situation contemporaine est caractérisée par le règne de la Technoscience, dont le développement immaîtrisé conduit la nature et l’humanité à la catastrophe. La politique contemporaine ne doit pas être fondée sur l’espérance d’un monde meilleur mais sur la peur de la catastrophe, une peur qu’il faut cultiver afin d’inciter les hommes à agir pour l’éviter. Ce qui se traduit par la formulation du principe de précaution : in dubio pro malis (dans le doute, il faut agir en privilégiant le scénario du pire).

« Nous vivons dans une situation apocalyptique, c’est-à-dire dans l’imminence d’une catastrophe universelle, au cas où nous laisserions les choses actuelles poursuivre leur cours. » (Jonas)

« La peur qui fait essentiellement partie de la responsabilité n’est pas celle qui déconseille d’agir, mais celle qui invite à agir ; cette peur que nous visons est la peur pour l’objet de la responsabilité. » (Jonas)

9 – Le nouvel impératif moral et politique doit être d’assurer la permanence de la vie sur Terre, condition de la survie de l’humanité, de la possibilité des générations futures.

« Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon telle que les effets de ton action soit compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » ; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre » ; ou encore, formulé de nouveau positivement : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir. » » (Jonas)

10 – Ce nouvel impératif moral (ou éthique) conduit à faire le procès de la science, pour deux raisons. D’une part, la science considère la nature de manière moralement neutre, comme une réalité à connaître. La connaissance scientifique exige de neutraliser les jugements de valeur et de rompre avec les conceptions mythologiques de la nature qui conduisent à la diviniser :

« Aucune éthique du passé (mise à part la religion) ne nous a préparés à ce rôle de chargés d’affaires – et moins encore la conception scientifique dominante de la nature. Cette dernière nous refuse même décidément tout droit théorique de penser encore à la nature comme à quelque chose qui mérite le respect puisqu’elle réduit celle-ci à l’indifférence de la nécessité et du hasard et qu’elle l’a dépouillée de toute la dignité des fins. » (Jonas)

D’autre part, la science moderne s’accompagne du projet de maîtrise technique de la nature, ce que Jonas appelle « le programme baconien », du nom du philosophe qui a écrit que « savoir, c’est pouvoir », ce qui signifie que la connaissance de la nature est la condition de la domination de la nature :

« Le danger a son origine dans les dimensions excessives de la civilisation scientifique-technique-industrielle. Ce que nous pouvons appeler le programme baconien, à savoir orienter le savoir vers la domination de la nature et utiliser la domination sur la nature pour l’amélioration du sort humain, n’a sans doute possédé dès l’origine dans sa mise en œuvre capitaliste ni la rationalité ni la justice avec lesquelles il aurait de soi pu être compatible ; mais sa dynamique de succès conduisant nécessairement à la démesure de la production et de la consommation aurait, compte tenu de la brièveté de la fixation humaine des buts et de l’imprévisibilité réelle des proportions du succès, probablement envahi n’importe quelle société (car aucune ne se compose de sages). » (Jonas)

La liberté et la loi

Pour qu’il y ait un État, il faut un pouvoir et des lois. Il y a un pouvoir lorsqu’il y a un monopole de l’exercice de la force. Si ce n’est pas le cas la situation est celle de la guerre civile. Les lois sont les règles du jeu social, connues de tous et identiques pour tous et qui rendent possible une vie sociale paisible. Le pouvoir sans les lois serait purement arbitraire, au seul service des caprices de ceux qui l’exercent. Une telle situation est rare et non durable : tout pouvoir, même le plus despotique ou tyrannique, doit justifier son existence auprès de la population en imposant à la société des lois qui protègent contre le désordre et l’arbitraire. C’est ce qu’on appelle l’État de droit, l’État au service des lois qui définissent le juste et l ‘injuste dans une société. C’est la nature des lois, la définition même de ce qu’est la loi, qui permet de distinguer entre les régimes politiques.

En un sens, tout État est une république gouvernée par des lois. C’est le point de vue développé par Thomas Hobbes : peu importe que le régime soit monarchique, démocratique ou aristocratique, que le pouvoir soit exercé par un seul, la masse du peuple ou quelques-uns, l’essentiel est qu’il y ait au sein de la communauté une volonté souveraine, un pouvoir supérieur commun capable de s’imposer à tous par le recours à la force. La loi est l’expression de la volonté du souverain. Il faut, autrement dit, pour qu’il y ait des lois, qu’il y ait une volonté capable d’imposer ses décisions aux autres volontés, une volonté qui exprime la volonté de la communauté tout entière.

Dans cette perspective, on ne peut critiquer le despotisme. La liberté naturelle, la liberté illimitée de l’état de nature, n’est pas viable. Pour qu’il y ait une société, il faut que la liberté soit limitée par la loi, et donc l’obéissance à un pouvoir souverain. Les individus qui composent la société doivent renoncer à leur souveraineté, à leur droit illimité sur toutes choses, au profit d’un tiers, celui qui exerce le pouvoir. La loi n’est possible qu’en sacrifiant la liberté individuelle. Ou, plus exactement, il faut considérer que les individus ne peuvent jouir d’une part réelle de liberté qu’en sortant de l’état de nature, qui est un état de guerre. Pas de liberté sans sécurité, sans l’ordre et la paix garantis par un pouvoir souverain qui impose les lois auxquelles chacun doit obéir. La loi est la définition par un pouvoir souverain du permis et de l’interdit qui définissent le juste et l’injuste dans une société. Elle n’est pas contraire à la liberté, puisqu’elle en garantit au contraire l’exercice réel : il n’y a pour l’homme qui vit en société d’autre liberté possible que la liberté civile, la liberté dans l’obéissance aux lois de l’État. Qu’est-ce alors que la liberté ? « La liberté, écrit Hobbes, dépend du silence de la loi« . Tout ce qui n’est pas interdit par le souverain est permis. Le citoyen doit s’en contenter. C’est mieux que rien, comme on dit aux enfants. Faire respecter les lois, les règles du jeu social connues et identiques pour tous les membres de la communauté, qui dispose du monopole de l’exercice de la force pour imposer « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XI, 3).

Le libéralisme politique est né de la critique de la monarchie absolue et, sur le plan philosophique, de la critique de la justification par Thomas Hobbes de l’État absolutiste. De cette critique sont sorties deux théories de la loi, la théorie républicaine (ou démocratique) et la théorie libérale, présentes l’une et l’autre dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

La théorie républicaine (ou démocratique) est résumée par l’article 6 de la Déclaration : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. » La théorie de la loi comme expression de la volonté générale est développée par Rousseau dans le Contrat social (1762). Rousseau admet avec Hobbes que la souveraineté de la loi doit être absolue. Il reproche à Hobbes d’avoir sacrifier la liberté et pose en conséquence le problème de la conciliation, a priori impossible, entre l’obéissance et la liberté. Il présente ainsi le problème fondamental de la politique dont le Contrat social donne la solution : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » La solution consiste dans l’institution d’une volonté souveraine qui ne soit pas celle d’un particulier, d’un homme ou d’une partie du peuple, mais qui soit générale, c’est-à-dire qui soit la volonté indivisible du peuple considéré comme un Tout. Ainsi, chacun, en obéissant à la loi, n’obéira à personne en particulier. Si le maître est la volonté générale, il n’y a pas de maître. « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. »

Pour être vraiment une loi, c’est-à-dire pour être l’expression de la volonté générale, la loi doit, selon Rousseau, remplir deux conditions : elle doit être produite par tout le peuple et doit s’appliquer à tout le peuple. « Mais qu’est-ce donc enfin qu’une loi ? (…) Quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui-même; et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi. » Quand « le peuple statue sur tout le peuple », Tous participent à la formation de la loi, c’est l’exigence démocratique, et l’ État de droit est parfaitement garanti, puisque nul n’est au-dessus des lois et que la loi ne contient aucune discrimination qui pourrait nuire à une partie du peuple. Ce sont ces deux conditions qui sont reprises par l’article 6 de la Déclaration. Bien entendu, il ne s’agit là que de principes philosophiques. En pratique, il faut une constitution, énonçant les règles du jeu politique que l’État doit respecter, pour concrétiser ces principes. L’exigence de la participation de tous à la formation de la loi s’est historiquement concrétisée par la revendication et l’institution du suffrage universel. L’exigence de l’égalité devant la loi nécessite pour être traduite dans les faits, plusieurs mécanismes institutionnels : la division des pouvoirs, les droits de l’opposition et des minorités, la liberté d’expression, le contrôle de la constitutionnalité des lois (qui, concrètement, sont l’expression d’une volonté majoritaire, et non l’expression de la volonté générale).

Quand la loi est vraiment une loi, quand elle est l’expression de la volonté générale, elle est nécessairement juste, et la désobéissance aux lois toujours injuste. Telle est la doctrine républicaine du gouvernement des lois telle que Rousseau l’a définie. La liberté politique, la liberté du citoyen dans l’État ne se conçoit pas comme une indépendance de l’individu vis-à-vis des lois de l’ État, mais comme une liberté-autonomie consistant à obéir à la loi dont on est soi-même l’auteur : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1, 8) Le problème, qui justifie le scepticisme des libéraux à l’égard de la théorie de Rousseau, est qu’en pratique, c’est l’individu qui obéit et une entité abstraite, le peuple, qui prescrit. La souveraineté de la loi demeure absolue, et cet absolutisme est d’autant plus dangereux pour les libertés individuelles qu’il revendique d’être la volonté du peuple tout entier.

Ce texte de Benjamin Constant qui, critiquant la théorie rousseauiste de la souveraineté absolue de la volonté générale, plaide pour une souveraineté limitée par la reconnaissance des droits des individus, présente ce qui constitue l’argument principal en faveur de la doctrine libérale de la loi :

En un mot, il n’existe au monde que deux pouvoirs, l’un illégitime, c’est la force; l’autre légitime, c’est la volonté générale. Mais en même temps que l’on reconnaît les droits de cette volonté, c’est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d’en bien concevoir la nature et d’en bien déterminer l’étendue. Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application. La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de liberté des individus; et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe [.. ] L’universalité des citoyens est le souverain, dans ce sens que nul individu, nulle faction, nulle association partielle ne peut s’arroger la souveraineté, si elle ne lui a pas été délégué. Mais il ne s’ensuit pas que l’universalité des citoyens, ou ceux qui par elle sont investis de la souveraineté, puissent disposer souverainement de l’existence des individus. Il y a au contraire une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur (…) L’assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner ; lorsqu’une autorité quelconque commet des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il importe peu qu’elle se nomme individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime.

Les libéraux souligne la menace que l’existence même de l’État, même démocratique, fait peser sur la liberté individuelle. En pratique, le pouvoir exercé au nom du peuple est toujours nécessairement l’émanation d’une volonté particulière: non pas la volonté de tout le peuple, mais la volonté de la majorité, voire, comme s’est désormais souvent le cas, la volonté de la majorité des suffrages exprimés à l’occasion d’une élection, majorité qui, compte tenu de l’abstention, peut être minoritaire dans le pays. La liberté de la ou des minorité(s) ne peut donc être garantie si on maintient de principe de la souveraineté absolue, illimitée, de la loi, au motif qu’elle serait toujours juste. La loi n’est pas juste en tant qu’elle exprime la souveraineté du peuple ou de la nation, mais dans la mesure où elle respecte les droits des individus. La souveraineté du peuple doit être limitée par la souveraineté de l’individu. Quand bien même elle serait la voix de la nation entière moins le citoyen qu’elle opprime, tant que les droits d’un seul sont violés, la loi ne peut être considérer comme juste. La fonction de la loi n’est pas d’exprimer la volonté générale mais de garantir à tous les individus la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.

C’est la théorie de la loi présentée dans les articles 4 et 5 de la Déclaration de 1789 qui définissent conjointement la liberté limitée par la loi et la loi qui limite la liberté, justifiées l’une et l’autre par le principe de non-nuisance. L’article 5 énonce le principe qui limite le pouvoir de la loi de limiter la liberté individuelle : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. L’article 4 définit la liberté de l’individu en société, qui est une liberté limitée par le droits des autres à la liberté avant d’être limitée par la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui« . Le point décisif de la doctrine libérale, développé dans le texte de John Stuart Mill ci-dessous, est la démarcation entre le domaine de la loi et le domaine des libertés individuelles, entre le domaine de la souveraineté de l’État et celui de la souveraineté de l’individu. L’État et la loi sont nécessaires pour garantir la coexistence pacifique des libertés, pour empêcher les usages de la liberté qui pourraient nuire à autrui. Mais la loi et la contrainte étatique ont pour fonction exclusive d’empêcher l’individu de porter préjudice à autrui. Leur rôle est strictement limité. La doctrine libérale interdit à l’État d’imposer par la loi aux individus une manière de penser ou de conduire sa vie, une conception du bonheur ou du sens de la vie. Tant qu’il ne nuit pas à autrui, autrement dit, l’individu doit rester souverain et pouvoir décider librement de la conduite de sa propre vie.

La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante. On ne peut pas l’obliger ni à agir ni à s’abstenir d’agir, sous prétexte que cela serait meilleur pour lui ou le rendrait plus heureux; parce que dans l’opinion des autres il serait sage ou même juste d’agir ainsi. Ce sont là de bonnes raisons pour lui faire des remontrances ou le raisonner, ou le persuader, ou le supplier, mais ni pour le contraindre ni pour le punir au cas où il agirait autrement. La contrainte n’est justifiée que si l’on estime que la conduite dont on désire le détourner risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l’aspect qui le concerne simplement lui-même son indépendance est, en droit, absolue. L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. (John Stuart Mill, De la liberté).

Justice et liberté (la politique)

Exemples de sujets :

L’Etat est-il l’ennemi de la liberté ?

Peut-il être juste de désobéir aux lois ?

Idées à retenir

1 – L’argument qui justifie l’existence de l’Etat : sans l’Etat, il n’y a pas de société possible; il n’y a ni ordre, ni paix, ni lois (le Droit), ni justice. Ce sont les lois imposées par un pouvoir qui, en posant des interdits, définissent le juste et l’injuste et garantissent le droit de chacun en le protégeant contre la liberté des autres (le libre usage de la force et de la ruse par autrui).

« Là où n’existe aucune puissance commune, il n’y a pas de loi; là où il n’y a pas de loi, rien n’est injuste« . (Thomas Hobbes)

La « puissance commune » = le pouvoir, l’Etat. Sans un Souverain (une volonté qui a le pouvoir de décider pour tous et d’imposer ses décisions), une société ne peut pas se donner de lois. Dans une telle situation (« l’état de nature »), les hommes seraient dans l’obligation de défendre leurs droits (en premier lieu le droit à la vie) par tous le moyens à leur disposition, par la force et par la ruse, sans se soucier des droits d’autrui. Chacun aurait un droit illimité sur toutes choses pour assurer sa survie. En l’absence de loi limitant la liberté en définissant le permis et l’interdit, aucune action ne pourrait être considérée comme injuste. La liberté illimitée dans l’état de nature conduirait nécessairement à la guerre de tous contre tous. Raison pour laquelle le philosophe allemand Kant, pourtant libéral, contemporain et défenseur de la Révolution française, écrit, d’accord avec Hobbes : « L’homme est un animal qui a besoin d’un maître« . C’est un argument contre l’anarchisme, qui voudrait la liberté illimitée de l’homme sans l’Etat (« Ni Dieu ni maître ! »).

2 – L’Etat justifie son existence auprès de ses sujets (les citoyens qui doivent obéir aux lois) par les droits qu’il leur garantit. Pour produire des lois, il faut un idéal de justice qui définit les droits des citoyens. On appelle droits naturels de l’homme les droits indépendants de l’Etat et que l’Etat doit reconnaître pour être juste. Cette idée suppose qu’il soit possible de définir des principes du droit, une idée de justice indépendante de l’Etat. Il y a donc deux idées de justice : 1) la justice selon les lois (le permis et l’interdit définis par l’Etat); 2) la justice selon les principes du droit naturel. Cette idée suppose une théorie du droit naturel. On appelle « droit positif » le droit (les lois) produit par l’Etat et « droit naturel » l’idée qu’on se fait des droits universels de l’homme en tant qu’homme et qu’on tire d’une doctrine religieuse ou philosophique. La notion de « droits de l’homme » signifie que tout homme, en tant qu’homme, a droit à des droits, des droits naturels, c’est-à-dire qui ne peuvent pas être supprimés sans nier l’humanité de l’homme. Ces droits sont indépendants de l’Etat et l’Etat n’a pas le droit de nier, de sorte que l’Etat qui ne respecte pas ces droits est considéré comme injuste.

« La justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique » (Blaise Pascal)

La formule de Pascal fait la synthèse des deux idées. Sans la force de l’Etat, le droit naturel ne pourrait pas passer dans le droit positif; il resterait un idéal, et l’idéalisme pur est voué à l’impuissance. Mais sans idéal de justice pour servir de guide à l’action de l’Etat, celui-ci ne serait que le règne de la force, le droit du plus fort. On appelle « tyrannie » ou « despotisme » l’exercice purement arbitraire du pouvoir, quand celui-ci n’est pas au service d’une conception de la justice. On appelle en revanche « Etat de droit » un Etat au service du droit qui légitime l’usage de la force.

3 – Le libéralisme politique est la théorie du droit naturel (ou théorie de la justice) qui est au fondement des démocraties modernes. Selon le libéralisme politique, la liberté est l’unique droit naturel de l’homme qui implique l’égalité, qui signifie l’égalité en droits, l’idée selon laquelle tout homme a un droit égal à la liberté, de sorte qu’il ne doit y avoir ni maître ni esclave. Ce principe est énoncé dans l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits« . Le philosophe Kant l’exprime encore plus simplement : « Il n’existe qu’un unique droit inné : la liberté« . La référence à la naissance ou à l’inné signifie que le droit à la liberté est considéré comme un droit naturel, indépendant de ce que disent les lois de l’Etat. Cela implique Liberté signifie que l’homme ne doit pas avoir de maître, ce qui implique de considérer comme injustes à la fois l’esclavage et le despotisme (la dictature d’un pouvoir). La liberté comme droit naturel implique l’égalité en droits. La liberté comme droit est un droit pour tous, ce qui n’est pas compatible avec la domination et l’exploitation de l’homme par l’homme.

4) Il y a deux conceptions possibles de la liberté politique (qui coexistent au sein des démocraties libérales) : la conception libérale et la conception démocratique (ou républicaine). La liberté politique (ou liberté civile) est la liberté du citoyen dans l’Etat, par opposition à la liberté naturelle, la liberté illimitée dans l’état de nature (sans l’Etat). La liberté du citoyen est par définition une liberté limitée par la loi. « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu). Mais cette définition vaut pour tous les régimes politiques. Le libéralisme politique exige la plus grande liberté possible. Cet idéal implique la recherche d’une conciliation entre liberté et obéissance à la loi, à l’avantage de la liberté. Deux interprétations d’une telle synthèse sont en concurrence : l’interprétation libérale et l’interprétation démocratique.

La conception libérale – « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (Article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789).

C’est la formule de la conception libérale de la liberté politique. La liberté est un pouvoir d’agir, le pouvoir de faire tout ce qui n’est pas interdit par la loi. Cette définition est toutefois valable partout, dans les dictatures comme dans les démocraties, puisqu’elle ne précise pas les limites du droit d’interdire par la loi. La définition libérale (« la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui« ) précise implicitement ce que la loi doit interdire : les conduites qui nuisent à autrui. Ma liberté a pour limite la liberté de tous les autres, que la loi doit protéger. Comme l’indique le texte suivant, cela implique l’interdiction faite à l’Etat d’interdire les conduites qui ne nuisent pas à autrui. Le libéralisme est une théorie des limites de l’Etat :

La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante. On ne peut pas l’obliger ni à agir ni à s’abstenir d’agir, sous prétexte que cela serait meilleur pour lui ou le rendrait plus heureux; parce que dans l’opinion des autres il serait sage ou même juste d’agir ainsi. Ce sont là de bonnes raisons pour lui faire des remontrances ou le raisonner, ou le persuader, ou le supplier, mais ni pour le contraindre ni pour le punir au cas où il agirait autrement. La contrainte n’est justifiée que si l’on estime que la conduite dont on désire le détourner risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l’aspect qui le concerne simplement lui-même son indépendance est, en droit, absolue. L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. (John Stuart Mill, De la liberté).

La conception démocratique – « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (Jean-Jacques Rousseau)

C’est la formule de la conception démocratique ou républicaine de la liberté politique. Se prescrire = se donner. Le principe de la synthèse de l’obéissance à la loi et de la liberté individuelle est le droit politique de participation au choix des gouvernants et à la formation de la loi. En démocratie (ou République au sens de Rousseau et des Révolutionnaires français en 1789), le peuple est souverain, ce qui signifie que les citoyens peuvent, sinon produire eux-même les lois, du moins exprimer leur consentement aux lois faites par leurs représentants, à travers l’exercice des droits politiques (liberté d’expression, droit de vote). Selon Rousseau, la loi est toujours juste quand elle est l’expression de la volonté générale, c’est-à-dire quand elle est la même pour tous et que tous ont participé à sa formation. La Déclaration de 1789 reprend cette théorie de la loi dans son article 6 : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. »

Il y a une contradiction possible entre ces deux conceptions, qui peut être illustrée par le débat sur le pass sanitaire durant l’épidémie de Covid. D’un point de vue libéral, l’Etat peut inciter à la vaccination, mais les individus doivent être laissés libres de leur choix, car c’est leur propre santé qui est en jeu (étant entendu que le vaccin réduisait faiblement la contagiosité). D’un point de vue démocratique ou républicain, l’intérêt général peut justifier le choix exprimé librement par le peuple (par l’intermédiaire de ses représentants) d’imposer à tout une contrainte, en vertu du principe selon lequel « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté ».

Le libéral Benjamin Constant met en garde contre la principe de la souveraineté du peuple (théorie de la volonté générale). Seul le pouvoir démocratique est légitime, mais il représente un risque pour la liberté individuelle dans la mesure même où il est légitime (justifié au regard du peuple qu’il gouverne). Il faut donc que le droit protège les droits inviolables de l’individu, un domaine d’indépendance qui doit échapper au pouvoir, même si celui-ci est élu au suffrage universel et qu’il a pour lui la majorité.  » Il n’existe au monde que deux pouvoirs, l’un illégitime, c’est la force; l’autre légitime, c’est la volonté générale. Mais en même temps que l’on reconnaît les droits de cette volonté, c’est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d’en bien concevoir la nature et d’en bien déterminer l’étendue. Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application. La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de liberté des individus; et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe [.. ] Il y a au contraire une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. »

5) Le libéralisme politique donne à l’Etat pour but de garantir la liberté individuelle, et non pas le bonheur du peuple.

Selon le libéralisme, l’Etat libéral est l’Etat qui traite les individus en adultes responsables, tandis que le despotisme prend toujours la forme du paternalisme. Le paternalisme est l’attitude qui consiste à décider de ce qui est bon pour autrui à sa place, comme font les parents pour leurs enfants. Pour les libéraux, abandonner à l’Etat le droit de définir et de réaliser le bonheur du peuple revient à placer les citoyens dans la posture d’enfants dépendant et irresponsables, ce qui peut conduire au despotisme de l’Etat autoritaire. Le libéralisme distingue donc justice (droit à la liberté) et bonheur (ordre, paix, prospérité, santé, justice sociale).

« Que l’autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d’être heureux » (Benjamin Constant).

L’autorité = l’Etat, le pouvoir politique. L’Etat doit faire régner la justice telle que le libéralisme la conçoit, c’est-à-dire garantir l’égale liberté pour tous. La liberté est, pour l’individu, liberté de définir et de chercher son bonheur par lui-même. Sur le plan économique, il s’agit de la liberté de travailler et d’entreprendre; sur le plan spirituel, de la liberté religieuse et de la liberté de croire ou de ne pas croire. C’est donc en protégeant la liberté individuelle que l’Etat favorisera le bonheur du peuple. Si en revanche il se donne pour but premier le bonheur du peuple, il définira lui-même le bonheur à la place des individus et sera tenté de restreindre les libertés au nom de l’efficacité des mesures jugées nécessaires au plus grand bonheur.

6) Le libéralisme politique justifie le principe de la séparation du politique et du religieux (principe de tolérance ou de laïcité)

Le principe politique de la séparation entre l’Etat et la religion (les communautés religieuses ou « églises ») est fondé sur l’idée que la vérité n’est pas l’affaire de l’Etat. Sur le plan théorique, ce principe a été clairement formulé au 17e siècle par John Locke, le père fondateur du libéralisme politique. L’Etat a pour moyen d’agir la contrainte (l’usage de la force). Ce moyen n’est pas adapté pour agir sur les esprits, lesquels ne peuvent être convertis à la vérité que par la force des arguments et des convictions. On peut forcer quelqu’un à croire ou à cesser de croire. On ne peut que tenter de le convaincre. Le rôle de l’Etat est de contraindre les corps pour le bien des corps : il doit utiliser la force pour limiter la force afin de protéger la liberté individuelle (le pouvoir d’agir sans contrainte), la sécurité, la propriété, la santé, qui sont des biens du corps. Il n’a pas à se soucier des âmes (ou consciences, esprits).

Ce principe exige la distinction de deux conceptions du bonheur. Le bonheur comme bien-être matériel est l’affaire de la politique. Pour les libéraux, l’Etat doit exclusivement garantir la liberté, afin que l’individu travaille librement à la réalisation de son bien-être; pour les socialistes, l’Etat doit intervenir dans l’économie et la société afin de lutter contre la misère, d’apporter une aide sociale à ceux qui en ont besoin, de compenser les inégalités économiques, c’est-à-dire l’inégal accès au bien-être matériel. D’après le principe de séparation, le bonheur comme sens de la vie, sagesse, salut de l’âme (accès à la vie éternelle par exemple), n’est en revanche pas l’affaire de l’Etat et de la politique. La séparation (laïcité) implique la liberté de conscience, c’est-à-dire la libre recherche de la vérité, la liberté philosophique et religieuse.

7) Il y a deux conceptions de l’égalité : l’égalité stricte et l’équité.

Depuis Aristote, il est entendu que la justice, c’est l’égalité. Le grand problème philosophique de la justice commence là : répondre à la question « Qu’est-ce que la justice ? » revient à répondre à la question « Qu’est-ce que l’égalité ? » L’égalité qui définit la justice n’est pas l’identité ni l’égalité de fait. Nous sommes tous différents et ces différences font que l’on peut observer des inégalités de grandeur en fonction d’une référence commune : inégalité de taille, de poids, d’âge, de force physique, de beauté, d’intelligence, etc. Le problème politique de la justice concerne plus spécifiquement l’égalité en matière de droits et d’accès aux ressources sociales garantis par l’Etat. La justice, c’est l’égale considération de tous en matière de répartition des droits et d’accès aux ressources sociales disponibles.

Difficulté supplémentaire : il existe deux idées d’égalité. Ce qui fait que l’on oppose parfois deux idées de justice : l’égalité et l’équité. L’égalité stricte est l’égalité de traitement, illustrée par l’égalité devant la loi et par le partage égalitaire, au moyen duquel on distribue à chacun la même part. L’équité est un traitement différencié justifié par la différence des situations. Il s’agit en quelque sorte d’une « discrimination positive ». Le meilleur exemple est l’impôt progressif. Demander aux pauvres et aux riches de verser le même montant ou la même proportion de leur revenu est considéré comme injuste eu égard aux différences de situation. On considère qu’une telle conception de l’impôt serait égalitaire mais non équitable. L’équité exige que ceux qui ont plus donnent plus, et versent à l’Etat un part toujours plus grosse de leur revenu à l’Etat à mesure que la fortune est plus importante. Le principe de l’impôt progressif consiste donc à exiger de chacun un effort différent, qui varie en fonction de la tranche de revenu à laquelle on appartient.

Autre exemple, qui concerne la justice corrective : l’équité dans l’application des lois par les juges. Il s’agit de prendre en considération les différences de situation, la particularité de chaque situation, afin de faire respecter l’esprit de la loi plutôt que la lettre de la loi, en relativisant le principe de l’égalité devant la loi : « ce qui est condamnable, c’est de suivre la loi à la lettre quand il ne faut pas » (Thomas d’Aquin). Le cas emblématique est celui de la mère de famille qui vole pour nourrir ses enfants ou (cas d’euthanasie, plus actuels et qui ont été médiatisés ces dernières années) qui provoque la mort de son enfant lourdement handicapé ou gravement malade pour mettre un terme à ses souffrance. Ces cas particuliers et bien d’autres conduisent à pose la question : faut-il toujours appliquer la loi dans toute sa rigueur ? L’équité exige le traitement différencié des cas différents, tandis que l’égalité stricte exigerait qu’on applique la loi sans tenir compte des différences de situation en suivant l’adage « durae lex, sed lex » (« la loi est dure, mais c’est la loi »).

8) Il existe un conflit possible entre la loi de l’Etat et la loi de la conscience.

L’obéissance à la loi est le devoir du citoyen, la condition de la vie en société, de la coexistence pacifique des liberté. Mais le propre de l’homme n’est-il pas d’avoir une conscience morale qui le rend moralement responsable de ce qu’il fait et de ce qu’il laisse faire autour de lui. Lorsque la loi paraît injuste à la conscience, un conflit de devoir se présente : faut-il obéir à la loi de l’Etat ou bien à la loi morale telle que la conscience l’a comprend ? Peut-on justifier la révolte de l’individu contre l’Etat, la désobéissance civile (désobéir aux lois pour protester contre une injustice), voire la résistance armée ? La morale dictée par la conscience suffit-elle pour justifier la révolte contre l’Etat ?

Ce questionnement fut notamment celui d’Henry David Thoreau, le premier théoricien de la désobéissance civile, qui dénonçait au 19e siècle l’esclavage encore en vigueur dans certains Etats américains pourtant démocratiques. Il plaidait pour le droit de la conscience individuelle de s’opposer au droit de la majorité d’imposer une loi injuste : « Il existe des lois injustes : consentirons-nous à leur obéir ? Tenterons-nous de les amender en leur obéissant jusqu’à ce que nous soyons arrivés à nos fins – ou les transgresserons-nous tout de suite ? » « Ne peut-il exister de gouvernement où ce ne serait pas les majorités qui trancheraient du bien et du mal mais la conscience ? » « Le citoyen doit-il jamais un instant sa conscience au législateur ? ».

Contre le droit de la conscience, on peut faire valoir la théorie qui justifie l’Etat, donc le devoir d’obéissance à la loi [idée 1], ainsi que les théories de la justice politique qui définissent les principes que l’Etat doit respecter pour être juste et dont la concrétisation au moyen d’une constitution justifie de réprimer par la force toute résistance ou révolution. La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 reconnaît dans son article 2 un « droit de résistance à l’oppression ». Ce droit n’existe plus a priori en démocratie, quand les droits de l’homme sont respectés. Le débat toutefois reste ouvert, dans la mesure où il arrive qu’un Etat démocratique ne respecte pas ses propres principes.

Théorie et expérience (textes)

Galilée et la chute des corps :

Aristote, Métaphysique : 

Tous les hommes désirent naturellement connaître; ce qui le montre, c’est le plaisir causé par les sensations: en dehors même de leur utilité, elle nous plaisent par elles-mêmes, et plus que toutes les autres les sensasions visuelles. En effet, non seulement pour agir, mais même lorsque nous ne nous proposons aucune action, nous préférons pour ainsi dire la vue à tout le reste. La cause en est que la vue est, de tous nos sens, celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances et nous révèle le plus grand nombre de différences.

John Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain (1689) :

Supposons donc qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l’imagination de l’homme lui présente avec une variété presque infinie ? D’où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? A cela je réponds en un mot : de l’expérience ; c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées.

G.W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1704) :

Cette table rase dont on parle tant, n’est à mon avis qu’une fiction que la nature ne souffre point et qui n’est fondée que dans les notions incomplètes des philosophes. […] L’expérience est nécessaire, je l’avoue, afin que l’âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et afin qu’elle prenne garde aux idées qui sont en nous. Mais le moyen que l’expérience et les sens puissent donner des idées ? […] On m’opposera cet axiome reçu parmi les philosophes, que rien n’est dans l’âme qui ne vienne des sens. Mais il faut excepter l’âme même et ses affections. Il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans les sens – sauf l’entendement lui-même.

Emmanuel Kant, Critique de la raion pure (1787)  :

1 – Que notre connaissance commence avec l’expérience, cela ne fait aucun doute. Car par quoi notre pouvoir de connaître pourrait-il être éveillé et mis en action, si ce n’est par des objets qui frappent nos sens ? […] Chronologiquement, donc, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience, et c’est avec celle-ci que toutes commencent. Mais si toute notre connaissance débute avec l’expérience, cela ne prouve pas qu’elle dérive toute de l’expérience. Car il se pourrait que notre connaissance par expérience soit un composé de ce que nous recevons des impressions sensibles et de ce que notre propre pouvoir de connaître (simplement excité par des impressions sensibles) produit de lui-même.

2 – Notre nature est ainsi faite que l’intuition ne peut jamais être que sensible, c’est-à-dire ne contient que la manière dont nous sommes affectés par des objets, tandis que le pouvoir de penser l’objet de l’intuition sensible est l’entendement. Aucune de ces deux propriétés n’est préférable à l’autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné; et sans l’entendement, nul ne serait pensé. Des pensées sans contenu sont vides; des intuitions sans concepts sont aveugles. Il est donc aussi nécessaire de rendre sensibles ses concepts (c’est-à-dire d’y ajouter l’objet dans l’intuition) que de rendre intelligibles ses intuitions (c’est-à-dire de les soumettre à des concepts). Ces deux pouvoirs ou capacités ne peuvent pas échanger leurs fonctions. L’entendement ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser. De leur union seule peut sortir la connaissance.

3 – Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné, avec un degré d’accélération dû à la pesanteur mais déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l’air un poids qu’il savait lui-même d’avance être égal à celui d’une colonne d’eau connue de lui, ou quand, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou leur restituant quelque chose, ce fut une révélation minutieuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans, qu’elle doit prendre les devants avec avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois immuables, enfin qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions, et ne pas se laisser conduire en laisse, pour ainsi dire, par elle. Car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature, tenant d’une main ses propres principes, qui seuls peuvent donner à des phénomènes concordants l’autorité de lois, et de l’autre l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge dans l’exercice de ses fonctions, qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. »

Karl PopperConjectures et réfutations (1963) :

La science ne souscrit à une loi ou à une théorie qu’à l’essai, ce qui signifie que toutes les lois et les théories sont des conjectures ou des hypothèses provisoires (j’ai parfois qualifié cette position d' »hypothétisme ») et que nous pouvons rejeter une loi ou une théorie sur la base de données nouvelles sans écarter nécessairement les anciennes données qui nous l’avait fait adopter. On peut conserver dans son intégrité le principe de l’empirisme, puisque ce sont l’observation et l’expérimentation, l’issue des tests, qui décident du sort  d’une théorie, de son acceptation ou de son rejet. Dans la mesure où une théorie résiste aux tests les plus rigoureux que nous sachions élaborer, elle est acceptée; dans le cas contraire, elle est rejetée.

Karl PopperLogique de la découverte scientifique (1934) :

Dans ma conception, il n’y a rien qui ressemble à de l’induction. Aussi, pour nous, est-il logiquement inadmissible d’inférer des théories à partir d’énoncés singuliers « vérifiés par l’expérience » (quoique cela puisse vouloir dire). Les théories ne sont donc jamais vérifiables empiriquement. […] Toutefois, j’admettrai certainement qu’un système n’est empirique ou scientifique que s’il est susceptible d’être soumis à des tests expérimentaux. Ces considérations suggèrent que c’est la falsifiabilité et non la vérifiabilité d’un système qu’il faut prendre comme critère de démarcation. En d’autres termes, je n’exigerai pas d’un système scientifique qu’il puisse être choisi, une fois pour toutes, dans une acception positive, mais j’exigerai que sa forme logique soit telle qu’il puisse être distingué, au moyen de tests empiriques, dans une acception négative : un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience.

Faut-il toujours croire ce que l’on voit

« Il faut le voir pour le croire ! » L’expression populaire est révélatrice de l’importance de la vue, et plus généralement du témoignage des sens dans notre rapport à la vérité. La découverte du monde passe par eux. Je peux certes imaginer, faire des hypothèses, m’en remettre au témoignage d’autrui, pour établir des faits, mais l’observation directe semble bien être le plus puissant des moyens dont nous disposons pour prouver l’erreur et la vérité d’une croyance à propos du monde extérieur. Il nous arrive pourtant de faire l’expérience que les apparences peuvent être trompeuses. Nous voyons le soleil se lever à l’Est et se coucher à l’Ouest et nous ne sentons pas la Terre bouger sous nos pieds; « et pourtant elle tourne », sur elle-même et autour du soleil. Ne fallait-il pas douter du témoignage des sens pour que la transition de l’erreur à la vérité, de la théorie du géocentrisme à celle de l’héliocentrisme, fût possible ? Quelle principe de méthode faut-il adopter pour ne pas se tromper : faire confiance à nos sens ou s’en méfier ? S’en remettre à l’expérience sensible ou, au contraire, s’en distancier? Par-delà la question de savoir si celle-ci doit nous servir de guide dans l’existence, le problème posé est celui de la méthode susceptible de garantir l’objectivité de la connaissance scientifique.

Il est difficile de nier que notre rapport à la vérité commence avec l’expérience sensible. Nous ne doutons pas de la réalité de ce que nous percevons par l’intermédiaire des sens, et nous redoutons leur déclin, la perte de la vue ou de l’audition notamment, précisément parce ce que ce déclin nous priverait de la connaissance de la réalité autour de nous. De tous nos sens, remarque à raison Aristote, c’est la vue que nous préférons, précisément parce que c’est celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances. L’empirisme, la théorie selon laquelle la connaissance est fondée sur l’expérience sensible paraît être la conception la plus naturelle de la méthode scientifique. Nous savons d’expérience que nous ne pouvons connaître que par l’intermédiaire des sens.  Rien ne paraît plus certain que les croyances établies sur leur témoignage : l’enfant dont la main a été au contact du feu ne peut douter du fait que le feu brûle, de même qu’il ne peut douter de la différence entre le jour et la nuit ni de l’alternance des jours et des nuits.

Bien entendu, dira-t-on, l’enfant fera également très vite l’épreuve que les apparences peuvent être trompeuses. Mais si les sens nous trompent quelques fois, cela ne prouve pas que nous disposions d’une source plus fiable de connaissance. Que pourrions-nous en effet leur opposer ? Les « on dit » ? Le contenu des livres ? Les hypothèses que notre esprit peut concevoir ? La confiance placé dans le témoignage d’autrui ou dans la connaissance contenue dans les livres semble reposer sur l’idée que d’autres, pourvus d’une plus grande expérience ou d’une plus grande science, ont à notre place effectué les observations que nous n’avons pu faire par nous-mêmes. Quant aux idées que nous concevons nous-mêmes, elles ne semblent pouvoir acquérir de certitude à nos propres yeux que lorsque nous pouvons les « vérifier » par des observations. Si nos observations sont insuffisantes, incomplètes ou imprécises, rien d’autre ne semble pouvoir permettre la rectification du jugement que la comparaison avec d’autres observations, plus nombreuses et plus précises. Bref, tout indique qu’il nous faut croire ce que l’on voit et que, si l’on croit à tort, c’est qu’on a mal vu, ou que notre vue était incomplète.

L’empirisme comme théorie de la connaissance considère donc que l’esprit est comme une table rase ou une page blanche avant que ne s’y inscrivent des connaissances à mesure que s’accumulent nos impressions, nos observations et nos expériences. Certes, la connaissance ne se borne pas à accumuler des observations particulières. « Il n’y a de science que du général », affirme Aristote. Selon l’empirisme, les lois de la nature sont toutefois découvertes à partir de l’expérience, en suivant la démarche de l’induction  : c’est par l’observation répétée d’une régularité que l’on peut « induire » l’existence d’une loi. Si nous voyons régulièrement l’eau bouillir à cent degrés, nous concluons naturellement à l’existence d’une loi, parce que nous croyons ce que nous voyons. Comment pourrait-il en être autrement ?

Peut-on toutefois être certain des idées générales que nous induisons de nos observations particulières ? Si j’observe régulièrement des cygnes blancs, j’en induirais nécessairement l’idée selon laquelle « tous les cygnes sont blancs ». Or, cette proposition est fausse, puisqu’il existe des cygnes noirs.

Ce simple exemple, donné par l’épistémologue Karl Popper, reconduit cependant à l’idée que l’expérience peut être trompeuse sans démontrer que l’on puisse faire autrement que de croire ce que l’on voit. Il atteste simplement du fait que nos connaissances, en tant qu’elles reposent sur des observations, même répétées, sont toujours incertaines. Cela permet de souligner l’importance du doute méthodique. « Réfléchir, écrit le Alain, c’est nier ce que l’on croit ». Pour comprendre ce que l’on voit, ouvrir les yeux ne suffit pas, ni subir les impressions de ce qui s’offre au regard. L’esprit doit être actif, douter des apparences. Réfléchir à partir de l’expérience, cela consiste à nier ce que l’on croit quand on croit ce que l’on voit.

Le doute cependant ne suffit pas. Il faut peut-être aller plus loin dans l’affirmation d’indépendance de la raison dans son rapport à l’expérience sensible. Lorsqu’il conçoit la loi de la chute des corps, selon laquelle « tous les objets tombent à la même vitesse dans le vide », Galilée contredit la loi d’Aristote, pour lequel les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. La loi d’Aristote, établie par induction, avait pour elle le spectacle du monde : la feuille du chêne tombe plus lentement que le gland. Galilée, à l’inverse, n’a pas tiré sa loi de l’expérience : il a imaginé ce qu’il ne pouvait observer, le vide, afin de pouvoir donner de la chute des corps telle qu’on peut l’observer une explication vraie et pourtant en contradiction avec la croyance née de l’observation directe des choses.

Contrairement à ce que suggère l’étymologie du mot théorie (« théoria », en grec, signifie « contemplation ») et à ce qu’affirme l’empirisme, ce n’est donc pas en contemplant les phénomènes que la science parvient à découvrir les lois qui les gouvernent. Les hypothèses et les théories, estiment Einstein, sont des « créations libres de l’esprit humain ». La liberté de l’esprit dont il est question ici est une liberté par rapport à l’expérience sensible, par rapport aux croyances que semblent imposer la simple observation. C’est paradoxalement en prenant ses distances avec ce qu’il voit que le scientifique peut découvrir les lois qui gouvernent le monde physique. Le chercheur est comme devant une montre dont il peut observer le cadran mais dont il doit expliquer le mécanisme alors même que celui-ci, enfermé dans un boitier, ne s’offre pas à sa vue. Il lui faut faire appel à l’imagination scientifique et aux outils de la raison pour interpréter correctement les phénomènes (le mouvement des aiguilles sur le cadran, ce qui apparaît du réel). Au regard, le soleil ne paraît pas plus grand que la lune : il faut les hypothèses et les calculs de l’esprit pour restituer grandeurs et distances objectives.

En matière de théorie de la connaissance, le rationalisme s’oppose ainsi à l’empirisme en affirmant que c’est la raison qui connaît, et non les sens. Locke disait qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans les sens; Leibniz lui rétorque ironiquement : « sauf l’entendement lui-même », c’est-à-dire la faculté de produire des concepts, des hypothèses et des théories, lesquels ne peuvent jamais naître d’une série d’observations faites au hasard, quand bien même il n’y aurait aucune limite à l’accumulation des observations particulières. Selon la métaphore d’Henri Poincaré, une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison. Galilée n’affirmait-il pas que « la nature est un livre écrit en langage mathématique » ? Ce qui semble impliquer le primat de l’esprit sur l’expérience sensible dans l’entreprise de la connaissance 

Faut-il aller jusqu’à mettre en doute la confiance que nous plaçons naturellement dans l’observation directe, et considérer plus généralement que les sens sont trompeurs ?

Ce n’est pas ce pense Emmanuel Kant, pour lequel « les sens ne jugent pas » et ne peuvent en conséquence être tenus pour responsables de nos erreurs. « L’erreur comme la vérité n’a lieu que dans les jugements », ajoute-t-il, lesquels jugements sont des actes de l’esprit. Ce n’est pas de ce que nous voyons qu’il nous faut douter, mais de l’interprétation que nous pouvons faire de nos observations. Le soleil se lève à l’Est pour l’astronome aussi : il lui faut bien croire ce qu’il voit. A la théorie du « système du monde » selon laquelle le soleil ainsi que les autres astres tourneraient autour de la Terre, en revanche, il était possible et permis de ne pas croire. Sans les sens, il n’y aurait pas de connaissance possible : celle-ci commence nécessairement avec l’expérience. Ceux-ci, néanmoins, ne pensent pas, de sorte que les deux facultés, la sensibilité et l’entendement, sont également indispensable à l’entreprise de la connaissance: « sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné; et sans l’entendement, nul ne serait pensé », écrit Kant.

La vérité de l’empirisme, c’est qu’on ne peut pas se passer de la vue et de l’observation pour connaître. La vérité du rationalisme, c’est que dans l’expérience ce ne sont pas les sens qui guident la raison mais au contraire la raison qui guide les sens, c’est-à-dire qui questionne et interprète. Il importe à cet égard de distinguer l’expérimentation de l’observation : « L’observateur écoute la nature; l’expérimentateur l’interroge et la force à se dévoiler », précise le naturaliste Cuvier. L’expérimentation est imaginée et construite par l’esprit du scientifique, d’après la théorie et les hypothèses qu’il a conçues. Dans son rapport à l’expérience sensible, la raison se trouve, selon une image suggestive donnée par Kant, non comme un écolier qui se laisse instruire par son maître, mais comme un juge qui, dans le cadre de son enquête, force des témoins à répondre aux questions qu’il leur pose.

L’épistémologue Karl Popper apporte une précision décisive quant au rôle de l’observation dans l’administration de la preuve. Non seulement il est impossible de se passer de la certitude sensible de l’observation mais celle-ci constitue l’unique moyen de prouver dans les sciences et dans n’importe quelle enquête empirique. Mais cette preuve, précise Popper, ne peut être que négative : une accumulation d’observations ne peut jamais prouver une vérité, c’est-à-dire vérifier une croyance; en revanche, une seule observation suffit à prouver l’erreur. Ainsi l’observation d’un seul cygne noir invalide de manière absolument certaine la proposition « Tous les cygnes sont blancs », dont aucune accumulations d’observations de cygnes blancs ne pouvait prouver indubitablement la vérité. L’empirisme avait donc raison d’affirmer qu’il ne peut y avoir de preuve qu’empirique dans les sciences. Il avait tort, cependant, de penser que la connaissance puisse procéder de l’induction ou qu’une idée puisse être « vérifiée » par l’expérience. La méthode scientifique, en effet, est hypothético-déductive : la raison doit anticiper l’expérience, concevoir une théorie ou une hypothèse dont on peut déduire un événement du monde; la prévision tirée de la théorie (ou de l’hypothèse) peut être validée ou invalidée par l’expérience, mais, tandis que la vérité est toujours provisoire et incertaine, l’erreur est certaine et définitive. C’est cette méthode qu’illustre toute expérimentation scientifique. La science procède ainsi par essais et erreurs : elle progresse indéfiniment vers la vérité grâce à la méthode consistant à utiliser l’observation pour éliminer avec certitude les erreurs de jugement.

Dans la mesure où la science ne peut produire de la certitude que par l’intermédiaire d’une observation, même s’il ne s’agit que de la certitude de l’erreur, on peut considérer qu’elle présuppose qu’il faut en un sens toujours croire ce que l’on voit. Ce qui revient à dire qu’on ne peut se passer, dans la recherche de la vérité, de la certitude sensible. Croire ce que l’on voit ne signifie cependant pas admettre comme vraies les idées auxquelles la chose vue donne naissance dans notre esprit. Ni croire que ce que l’on voit vérifie ce que l’on croit être vrai. « Une théorie n’est jamais vérifiable empiriquement », affirme Popper. Ma vue ne peut jamais confirmer ma pensée. Elle peut en revanche me détromper : il me faut toujours nier ce que je crois quand ce que je vois contredit ma croyance.

Liberté et déterminisme

La notion de responsabilité individuelle fondée sur le libre arbitre se rencontre dans la philosophie antique et dans la théologie mais c’est l’humanisme moderne qui en a fait la notion la notion centrale de la morale et du droit. Selon la conception moderne de la responsabilité, il ne peut y avoir de responsabilité sans volonté libre, c’est-à-dire sans le pouvoir de se reconnaître libre de consentir ou de résister à la force du désir (ou de la pulsion) en soi. C’est la raison pour laquelle les animaux, les enfants et les fous sont jugés irresponsables. Le libre arbitre désigne le pouvoir de la volonté en tant qu’elle est distincte du désir. La liberté de la volonté suppose la conscience de soi, puisqu’il faut une distance par rapport à soi-même, la conscience de ses propres états de conscience, pour qu’il y ait place pour la délibération intérieure et le choix délibéré. La liberté de la volonté, autrement dit, est indissociable de la réflexion, laquelle est un retour sur soi, une sorte de dédoublement de la conscience, le dédoublement en Moi-sujet (qui pense) et Moi-objet (qui est l’objet de la pensée). C’est cette faculté de réflexion qui fait la volonté responsable. On attribue exclusivement à l’homme la liberté et la responsabilité parce qu’on considère que la subjectivité, le pouvoir de dire « je », « je veux » ou « je pense », est le propre de l’homme. « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les êtres vivants sur la terre » (Kant).

Sur cette base on peut concevoir les trois grandes argumentations philosophiques possibles sur le libre arbitre et la reponsabilité, les trois argumentations qu’il faudrait pouvoir exposer dans une dissertation sur le problème de la liberté au sens du libre arbitre : 1) l’argumentation qui affirme le caractère absolu et illimité de la responsabilité humaine; 2) l’argumentation selon laquelle tout homme est innocent et irresponsable parce que toute conduite humaine est nécessairement déterminée par des causes inconscientes, indépendantes de la volonté ; 3) la synthèse dite « compatibiliste », c’est-à-dire la thèse selon laquelle il faut affirmer ensemble la liberté humaine et le déterminisme.

La thèse de la liberté absolue et de la responsabilité illimitée peut être illustrée par l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, un philosophe français du 20e siècle. « L’homme est condamné à être libre« , écrit celui-ci dans le texte ci-dessous, tiré d’une conférence de 1945, L’existentialisme est un humanisme. Sartre radicalise la thèse de Rousseau, qui définit comme on l’a vu la nature humaine en opposant l’homme à la nature. L’homme se définit par la liberté, ce qui signifie qu’on ne peut le définir comme un être naturel. L’être de l’homme est ce qu’il fait de lui-même dans son histoire, par sa liberté : il s’auto-détermine, se construit lui-même par son projet, sa manière de se projeter vers son avenir. Cela vaut pour l’espèce ou les sociétés comme pour l’individu. C’est le sens de la formule de l’existentialisme, « l’existence précède l’essence » : une « essence », c’est en quelque sorte une définition dans laquelle un être est enfermé, un destin. Une table ne peut être autre chose qu’une table. Une abeille ne peut être autre chose qu’une abeille. La connaissance scientifique vise à décrire et expliquer l’essence de chaque être dans la nature en dévoilant les mécanismes naturels qui déterminent par avance toute son existence et rendent celle-ci prévisible. Au regard des sciences, donc, pour chaque être, l’essence (l’identité, la définition, la nature) précède l’existence.  Cela s’applique également à l’homme et c’est ce qu’on appelle le déterminisme :  les sciences étudient l’identité naturelle de l’homme, commune à tous les hommes (sa physiologie, son code génétique, etc.) ou bien, s’agissant de l’histoire ou de la sociologie, l’identité culturelle (la tradition) ou la structure sociale qui déterminent la vie sociale et le destin des individus dans une société humaine.

La thèse de la liberté humaine, en affirmant que « l’existence précède l’essence » est que l’homme, parce qu’il est une conscience, une subjectivité, dispose d’une capacité d’auto-détermination telle qu’il peut déterminer par lui-même le sens de son existence, construire son histoire et sa destinée, sans être enfermé dans les limites d’une identité pré-définie (identité d’une nature, d’une culture ou d’une catégorie sociale). L’homme existe d’abord, il se définit ensuite par ses choix, ses projets, ses actions: il doit en conséquence se considérer, sur le plan individuel comme sur le plan politique, comme responsable de ce qu’il est, le produit de ses propres choix, et responsable de son devenir, donc de sa destinée. Dire que l’homme est condamné à être libre signifie que la liberté est son destin, ou que son destin est de ne pas avoir de destin, puisqu’il lui faut admettre que ni Dieu, ni la nature, ni la société ne sont responsables de ce qui lui arrive. Ce qui lui arrive est le produit de sa liberté, de ce qu’il a fait ou de ce qu’il n’a pas fait, parce qu’il a choisi, ou pouvait choisir, de le faire ou de ne pas le faire.

Dans le texte ci-dessous, Sartre, commentant une formule de l’écrivain russe Dostoïevsky, tire les conséquences sur le plan moral de sa thèse sur la liberté humaine. Dire qu’il n’y a pas de déterminisme, que l’homme est condamné à être libre, signifie que nous sommes sans excuses, responsables de tout ce qui nous arrive. Celui qui tue dans un moment de passion doit être considéré comme « responsable de sa passion ». Si on applique cette conception maximaliste de la liberté au cas, évoqué plus haut, de celui qui tue sous l’emprise d’une bouffée délirante déclenchée sous l’effet d’une consommation régulière de cannabis, il faudrait dire que celui-ci est responsable de sa folie, puisque l’abolition de la conscience au moment de l’acte est le produit de ce que l’individu en question a fait de lui-même par ses choix, par la manière dont il a construit sa vie et sa personnalité. Le mécanisme neuropsychique qui explique le trouble mental ne devrait pas dans un tel cas servir d’excuse ou de justification de l’irresponsabilité pénale. C’est un raisonnement de ce type qui motive ceux qui proposent de changer la loi pour abolir automatiquement l’abolition du discernement et l’irresponsabilité pénale en cas de prise de stupéfiant. 

Dans le texte, Sartre, qui défend un humanisme athée, évoque également le rapport à Dieu. Il commente une citation de l’écrivain russe Dostoïevsky, qui exprime l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de responsabilité morale sans Dieu. Dans les Frères Karamazov, Dostoïevsky fait même dire à l’un de ses personnages : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous envers tous et moi plus que tous les autres. » La responsabilité de l’homme devant Dieu est d’un poids plus écrasant que sa responsabilité devant la justice des hommes. Elle est illimitée car l’homme n’est jamais à la hauteur de ce Dieu attend de lui.  Pour Sartre, au contraire, la foi est une « mauvaise foi » par laquelle l’homme pense pouvoir se décharger de sa responsabilité. D’abord, parce que si je suis la créature de Dieu, pour moi « l’essence » précède « l’existence » : je suis dans la main de Dieu comme l’outil fabriqué par l’artisan, qui définit par avance la fonction et le destin de l’être qu’il a créé, de sorte que je ne peux me penser comme responsable de ma destinée. Ensuite, parce que si je crois que Dieu est l’auteur des lois morales, je suis dispensé de la responsabilité d’avoir à définir les valeurs qui peuvent guider et justifier mon existence. Enfin, parce que si je justifie mes décisions et mes actions par les signes que Dieu m’envoie, je suis tenté d’oublier que je suis responsable de la lecture que j’en fais. Ce qui sépare le croyant paisible du « guerrier de Dieu », par exemple, tient à l’interprétation de la volonté et du message de Dieu, dont l’homme est seul responsable. 

Dostoïevsky avait écrit : « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis. » C’est là le point de départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Il ne trouve d’abord pas d’excuses. Si, en effet, l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais l’expliquer par référence à une nature humaine donnée et figée; autrement dit, il n’y a pas de déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Si, d’autre part, Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitiment notre conduite. Ainsi nous n’avons ni derrière nous, ni devant nous, dans le domaine numineux des valeurs, des justification et des excuses. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprimerai en disant que l’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. L’existentialiste ne croit pas à la puissance de la passion. Il ne pensera jamais qu’une belle passion est un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes, et qui, par conséquent, est une excuse. Il pense que l’homme est responsable de sa passion. L’existentialiste ne pensera pas non plus que l’homme peut trouver un secours dans un signe donné, sur terre, qui l’orientera; car il pense que l’homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l’homme, sans appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme. 

Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme (1945)

La thèse de l’innocence ou de l’irresponsabilité de l’homme se fonde sur la critique de l’idée de libre arbitre au nom du déterminisme. Le texte de Spinoza présenté ci-dessous fournit la matrice de la critique de la croyance au libre arbitre. La conscience de soi n’est pas pour Spinoza ce qui fait la liberté humaine mais la cause de la fausse croyance en celle-ci. La croyance au libre arbitre est une erreur persistante, une illusion de la conscience fondée sur l’ignorance des causes qui la déterminent. L’expérience de pensée proposée par Spinoza dans le texte, celle de la pierre qui pense, permet de comprendre cette idée. Une pierre ne peut être la cause volontaire de son mouvement. Le mouvement ne peut venir que d’une cause extérieure, la force qui propulse la pierre. Imaginons que la pierre en mouvement soit douée de conscience sans avoir conservé la mémoire du jet initial ayant provoqué son mouvement : elle serait alors, du fait de sa conscience d’elle-même et de l’ignorance de la cause de son mouvement, persuadée d’être l’auteur de ce mouvement, de l’avoir décidé et choisi. Elle serait dans l’illusion du libre arbitre. Telle est la situation de l’homme. Doué de conscience, mais ignorant les causes qui le font agir, expliquent sa conduite et déterminent son existence, il croit agir librement. Il s’agit cependant d’une illusion, que la science contribue à dissiper toutes les fois qu’elle dévoile un déterminisme, un processus inconscient, naturel, social ou psychologique, qui permet d’expliquer le comportement ou l’action qu’on croyait volontaire. Comme toutes les choses dans le monde, le mouvement de l’homme (ses actions, sa conduite) s’explique par des causes extérieures. Mes gènes sont hérités de mes ancêtres, ma culture et mes valeurs me viennent de l’éducation que j’ai reçue, etc.

A la différence de la pierre, je suis un organisme vivant, j’ai un cerveau complexe, qui produit ce qu’on appelle la conscience et l’intelligence. Mais la conscience est le bout d’une chaîne causale, le produit d’un déterminisme inconscient : il y a en moi, dans mon corps, dans mon cerveau, des processus dont je n’ai pas conscience, dont je ne suis pas responsable, qui sont des « causes extérieures » à ma conscience et qui vont déterminer l’arrivée de telle pensée, de tel désir dans ma conscience, que je pourrais croire avoir choisi sans jamais avoir été en situation de les choisir. « Une pensée vient quand « elle » veut, écrit Nietzsche, et non pas quand « je » veux » : il serait préférable de dire « ça pense en moi », il y a de la pensée produite par la machine cérébrale qu’est mon cerveau, plutôt que « je pense », qui n’est qu’une manière de parler, un usage de la grammaire, mais pas une réalité. Quand plusieurs désirs s’affrontent dans ma conscience, je pense être en situation de délibérer et de choisir, mais il s’agit là encore d’une illusion : le désir le plus fort l’emporte toujours, raison pour laquelle, rappelle Spinoza, il nous arrive de voir le meilleur et de faire le pire. Le drogué a beau savoir qu’il devrait arrêter, l’addiction est trop forte. Pour Spinoza, « le désir est l’essence de l’homme« : le désir et la volonté se confondent, il n’existe pas en nous de volonté libre qui pourrait choisir de résister à la force du désir.

L’ivrogne, écrit Spinoza, croit dire librement ce que, sans l’ivresse, sans l’effet de la cause extérieure qui a altéré son état de conscience, il ne dirait pas. Nous pensons pouvoir distinguer la responsabilité de l’homme qui possède son libre arbitre et conserve le contrôle de ses actes de l’irresponsabilité du fou dont l’état délirant abolit le discernement et le libre arbitre. Pour Spinoza, c’est une erreur. L’homme sain d’esprit ne possède pas davantage de libre arbitre que le fou. Le délirant est le miroir de ce que nous sommes vraiment : des êtres qui ne peuvent être tenus pour responsables de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils font, car ils n’en sont pas réellement les auteurs. L’homme sain d’esprit n’est pas plus libre ni plus responsable de ce qu’il fait : il est simplement plus conscient, ce qui lui donne l’illusion d’être plus libre. De même que l’expert psychiatre révèle aux hommes qui voudraient tenir le criminel pour responsable la réalité du trouble psychique inconscient qui est la véritable cause du crime, le rôle de la science est, dans tous les domaines de la condition humaine, de dissiper l’illusion de la liberté humaine en produisant la connaissance des mécanismes naturels ou sociaux, neuropsychiques ou psychologiques qui déterminent nos comportements sans qu’on en ait conscience

Descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée. Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits [appétits = désirs] et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter [désirer] le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de la même farine, croient agir par un libre décret de l’âme [décret de l’âme = décision de la conscience] et non se laisser contraindre. Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas aisément. Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que, s’il est une chose dont les hommes soient peu capables, c’est de régler leurs appétits, et bien qu’ils constatent que partagés entre deux affections contraires [affections = les désirs, en tant qu’ils nous affectent et ne sont pas librement choisis], souvent ils voient le meilleur et font le pire, ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maîtrisé par le souvenir fréquemment rappelé de quelque autre chose.

Baruch Spinoza, Lettre à Schuller (1667)

Si le libre arbitre est une illusion, les notions de responsabilité, de faute, le culpabilité, qui n’ont aucun sens sans l’idée du libre arbitre, le sont aussi. Ce qui signifie que la morale elle-même, ainsi que le droit en tant qu’il se fonde sur des notions morales, est une erreur. Friedrich Nietzsche, le critique le plus radical de la morale, conçoit même l’hypothèse que la croyance au libre arbitre a été inventée (par les religions) et introduite dans le monde pour justifier la morale, culpabiliser et punir les hommes : « Si l’on a conçu les hommes libres, écrit-il, c’est à seule fin qu’ils puissent être jugés et condamnés, afin qu’ils puissent devenir coupables ». Admettre que le libre arbitre est une erreur conduit à considérer, si on est cohérent, que tout homme, comme le dément, et même s’il n’y a pas abolition du discernement, est irresponsable, donc au sens propre innocent. Donc aussi les criminels. Ce qui n’implique pas que la société doit cesser de se défendre contre le crime, mais qu’il faut, du point de vue de la philosophie déterministe, adopter un autre regard sur le criminel. On ne juge pas les fous et les animaux, mais on peut bien sûr les enfermer ou les éliminer pour s’en défendre si on les estime dangereux. Débarrassés de l’illusion du libre arbitre, nous disent les philosophes spinozistes, nous ne devrions juger personne. Comme l’écrit Bertrand Russell, nous devrions traiter les hommes comme nous traitons les automobiles. Quand une automobile tombe en panne, nous ne considérons pas qu’elle est responsable de sa panne. Nous ne la jugeons pas, nous essayons de la réparer. Puisque les hommes ne sont pas plus libres que les machines, il faudrait avoir la même attitude avec les hommes : 

Personne ne traite une automobile aussi stupidement qu’on traite un être humain. Quand l’automobile ne veut pas avancer, on n’attribue pas cette panne à quelque péché; on ne dit pas: « tu es une méchante automobile, et je ne te fournirai pas d’essence avant que tu ne démarres. » Au contraire, l’on cherche à découvrir ce qui ne marche pas et à le réparer. Traiter de manière analogue un être humain est cependant considéré comme contraire aux vérités de notre sainte religion…

Bertrand Russell, La religion a-t-elle contribué à la civilisation ? (1957)

Les deux thèses, celle de la liberté humaine et celle du déterminisme sont-elles compatibles ? Elles semblent s’exclure, mais force est de constater que notre droit, en reconnaissant la possibilité de l’irresponsabilité pénale, admet que l’homme peut être considéré de deux points de vue différents : comme un être libre et responsable lorsqu’il est conscient de ce qu’il fait et de ce qu’il est; comme un être irresponsable lorsque, dépossédé de la conscience de soi et du libre arbitre, il est sous l’emprise d’une force inconsciente qui prend possession de sa personne pour agir à sa place. Pour établir l’irresponsabilité pénale, la justice fait appel  à une expertise scientifique. La psychiatrie n’est certes pas une science exacte, c’est un point qui alimente les polémiques au sujet de l’irresponsabilité pénale, mais c’est néanmoins au nom d’un savoir, d’une connaissance des mécanismes psychiques, que les psychiatres sont invités à se prononcer.

Il est donc possible de défendre la thèse selon laquelle on ne peut faire l’économie d’aucun des deux points de vue, celui de la morale qui considère l’homme comme libre et responsable, et celui de la science qui le considère comme le produit d’un déterminisme qui échappe à la conscience des acteurs. Pour la science, le déterminisme est un postulat : tout est déterminé, il n’y a pas d’effet sans cause. En raison de notre ignorance, il est impossible d’écarter l’hypothèse que nous ne sommes pas libres lorsque nous croyons agir librement. La liberté de la volonté est toujours incertaine. L’homme ne se définit pas exclusivement par la liberté. Il est un produit de la nature, de la société et de son histoire. Le progrès de la connaissance dévoile aux hommes la diversité des déterminismes qui pèsent sur eux. 

Comment dès lors, peut-on admettre la compatibilité de la thèse de la liberté avec la science ? Kant apporte à ce problème une réponse en deux temps. D’abord, il faut reconnaître que, de même que nous ne savons pas si nous sommes libres (au sens du libre arbitre), nous ne pouvons non plus être certains que nous ne sommes pas libres, en raison des limites de la connaissance. La limitation du savoir humain est en un sens provisoire (la science progresse) mais en un autre sens définitive : l’esprit humain n’atteindra jamais l’omniscience qu’on prête à Dieu, de sorte qu’il y aura toujours une part d’inconnaissable. Ensuite et surtout, si nous ne pouvons pas être certains que nous sommes libres, il est certain que nous ne pouvons éviter de croire que nous le sommes, et même que nous devons croire que nous le sommes. L’idée de liberté est imposée par la morale, comme sa condition nécessaire, et c’est parce que la morale est certaine (selon Kant), que l’idée de liberté ne peut être niée. La morale dit « Tu dois ! ». Elle dit donc en même temps: « Tu peux ! », « Tu dois, donc tu peux« , « Tu peux le faire (ou t’abstenir de le faire), parce que ta conscience exige que tu le fasses (ou que tu t’abtiennes de le faire) ». Aucune science, aucun dévoilement d’un mécanisme inconscient ne peut réfuter le jugement de la conscience morale, ni la conscience d’être responsable de ce qu’on sait devoir faire (ou ne pas faire). La conscience du Bien et du Mal, du juste et de l’injuste, fonde la responsabilité et prouve non pas la réalité de la liberté mais la nécessité de l’idée de liberté.

C’est cette thèse qu’illustre le texte de Kant ci-dessous, dans lequel celui-ci invite son lecteur à se placer du point de vue d’un homme qui aurait à choisir entre la vie et la pire des injustices. Aucun homme, affirme Kant, ne choisirait de de perdre la vie en échange d’un moment de plaisir suprême (ici, ce qui est suggéré, c’est une nuit de plaisirs avec la femme rêvée). Le renoncement au plaisir ne serait en telle circonstance qu’une apparence de libre choix, le choix étant en réalité déterminé par l’instinct de survie. En revanche, chacun sait qu’il pourrait au moins hésiter, donc avoir conscience de sa liberté, de son pouvoir de choisir, devant la perspective d’avoir à sauver sa vie au prix de la plus grande des injustices, condamner un innocent à une mort certaine. La conscience morale interdit même la justification que constituerait l’excuse d’agir sous la contrainte et une menace de mort. La conscience morale est conscience d’une responsabilité irrécusable, qu’il est impossible de fuir. Elle est donc conscience d’une liberté irréductible.

Le sacrifice de soi ne peut être qu’un libre choix attestant de notre aptitude à résister au plus fort de tous les désirs, celui de rester en vie. Bien entendu, il ne s’agit ici que d’une expérience de pensée. Kant veut dire que seul le désintéressement pourrait prouver la liberté. Le fait de pouvoir soupçonner la présence d’un désir, conscient ou inconscient, donc d’un intérêt caché, derrière chaque action humaine, est une objection contre le libre arbitre, un argument en faveur de la thèse de Spinoza. Or, le désintéressement n’est jamais certain. Mais la conscience de sa possibilité, elle, est certaine. Nous pensons avoir en nous le pouvoir de résister à un désir, le pouvoir de sacrifier un intérêt pour faire le Bien ou éviter de faire le Mal. La conscience de ce pouvoir, la conscience du pouvoir de s’abstenir de commettre un acte injuste, correspond à l’idée de liberté, une idée dont ni le sujet humain ni la société ne peuvent se passer et qui fonde la responsabilité. L’homme ne pourrait selon Kant nier sa liberté et sa responsabilité sans nier non seulement la morale, mais son humanité même. 

Supposez que quelqu’un allègue, à propos de son inclination à la luxure, qu’il lui est absolument impossible d’y résister quand l’objet aimé et l’occasion se présentent à lui : si, devant la maison où cette occasion lui est offerte, un gibet se trouvait dressé pour l’y pendre aussitôt qu’il aurait joui de son plaisir, ne maîtriserait-il pas alors son inclination ? On devinera immédiatement ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince prétendrait le forcer, sous la menace de la même peine de mort immédiate, à porter un faux témoignage contre un homme intégre qu’il voudrait supprimer contre de fallacieux prétextes, il tiendrait alors pour possible, quelque grand que puisse être son amour de la vie, de le vaincre quand même. Il n’osera peut-être pas assurer qu’il le ferait ou non; mais que cela lui soit possible, il lui faut le concéder sans hésitation. Il juge donc qu’il peut quelque chose parce qu’il a pleinement conscience qu’il le doit, et il reconnaît en lui la liberté qui sinon, sans la loi morale, lui serait restée inconnue.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique (1788)