Humanisme et utilitarisme

L’humanisme et l’utilitarisme sont les deux courants principaux de la philosophie morale moderne. L’objet de la philosophie morale est de définir le critère de la moralité, c’est-à-dire de la valeur morale des actions. La conscience morale est la faculté de se représenter le Bien et le Mal, de juger la valeur morale de ses intentions et de ses actions, ou bien des intentions et des actions d’autrui. L’indignation, la colère que provoque le spectacle de l’injustice ou de l’indignité, constitue sans doute la meilleure preuve de l’aptitude de l’homme au jugement moral.

Si la philosophie morale est nécessaire, c’est afin d’identifier précisément le principe ou la règle universellement valable permettant non seulement de juger, mais aussi d’argumenter, dans le débat public, lorsqu’il s’agit de trancher une question morale au niveau de la communauté. Une doctrine morale, philosophique ou religieuse, répond à cinq questions

1) D’où vient l’autorité de la loi morale ? Quel est le fondement de la morale ? Dans le monothéisme, il s’agit de Dieu, de sa volonté et de sa loi. La philosophie n’admet pas de dogmes, de vérités incontestables, donc pas non plus de loi morale à laquelle il faudrait obéir sans examen critique. La philosophie est laïque par principe. Le critère moral universel recherché doit se fonder sur la nature humaine (raison et/ou sensibilité), qui est la même qu’on soit croyant ou non-croyant.

2) Quel est le principe moral universel (valable pour toutes les consciences) qui permet à la fois de fonder une obligation morale (le devoir) et de définir le critère du jugement moral, la distinction entre le Bien et le Mal ?

3) Que dois-je faire ? Quel est le contenu des obligations morales ? Quels sont les devoirs de l’homme, les fins morales [fins = objectifs, orientations]? Une morale définit des règles pour la volonté et pour l’action.

4) De quoi et de qui sommes-nous responsables ? Envers quels êtres avons-nous des devoirs ? Qui est « mon prochain » ou « mon semblable » envers lequel j’ai des obligations ? Qui est cet « autrui » ou ces « autres » dont parle la règle d’or qui commande de traiter autrui ou les autres comme soi-même ?

5) Comment la moralité est-elle possible ? C’est-à-dire : comment le désintéressement (l’arrachement à l’égoïsme naturel, à la logique de l’intérêt personnel), ou ce qui nous paraît être tel, est-il possible ?

A côté des morales théologiques (ou de la théologie morale), la philosophie morale s’efforce depuis le siècle des Lumières (le 18e siècle) de penser la morale d’un point de vue rationnel et universaliste (la raison est la même pour tous les hommes, en tout temps et en tout lieu), sans référence directe à une religion particulière. Deux grands courants se sont imposés, que l’on peut confronter, pour souligner les points d’accord, les divergences et les contradictions : l’humanisme kantien et l’utilitarisme de Jéremy Bentham. Emmanuel Kant (1724-1804) est un allemand et il est considéré comme le plus important des philosophes du siècle des Lumières. Sa philosophie morale, inspirée notamment de sa lecture de Jean-Jacques Rousseau, est une justification de la philosophie des droits de l’homme, de l’idéal du droit auquel se réfère la Révolution française en 1789. Pour Kant, la loi morale n’est pas la loi de Dieu mais une loi de la raison. L’homme peut donc connaître ses devoirs sans référence à Dieu. Sa philosophie morale définit une morale qu’on peut qualifier d’humaniste, parce qu’il s’en déduit que « l’homme n’a de devoirs qu’envers l’homme »: l’homme n’a pas d’obligation morale directe envers Dieu, la Nature ou les animaux. Jéremy Bentham (1748-1832) est un philosophe anglais. Il est le fondateur du courant de pensée morale et politique qu’on appelle l’utilitarisme, dont l’autre grande référence est John Stuart Mill (1806-1873). On va voir que, sur la base des présupposés qui sont les siens, la morale utilitariste est conduite à critiquer le préjugé anthropocentriste de la morale humaniste, ce qui permet de nourrir débats et controverses sur les questions morales.

Le principe moral : deux interprétations de la règle d’or

Kant et Bentham définissent l’un et l’autre le critère du jugement moral, une règle morale rationnelle et universellement valable. Pour Bentham, il s’agit du principe du plus grand bonheur du plus grand nombre sur la base du principe de l’égale considération de tous les intérêts. Une action est bonne si elle a pour effet d’augmenter le bonheur dans le monde, mauvaise si elle cause davantage de souffrances. Kant appelle « impératif catégorique » la règle morale universelle que nous dicte notre raison et qui doit nous servir de guide. Il en donne deux grandes formulations différentes mais dont on va voir qu’elles ont essentiellement la même signification : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »; « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen.» La loi morale selon Kant et la morale humaniste commande le respect inconditionnel de la liberté, en soi et en autrui, et de vouloir les lois universelles qui garantissent l’égale liberté de tous, l’égalité en droits de tous les être libres.

Pour comprendre la divergence de ces deux philosophies morales, il faut remonter à l’origine du problème auquel elles répondent. Les deux philosophies sont comparables en ce qu’elles ont toutes deux pour ambition de fonder une morale indépendante de la religion (valable pour les croyants et pour les non-croyants) sur la base d’une sécularisation de la morale chrétienne. Le christianisme a imposé l’idée que le coeur de la morale est constitué par la fameuse « règle d’or », interprétée par le siècle des Lumières comme une loi naturelle commune à l’humanité. Une citation de Voltaire illustre cette nouvelle interprétation qu’on pourrait dire « laïque »: « La seule loi fondamentale et immuable qui soit chez les hommes est celle-ci : « Traite les autres comme tu voudrais être traité ». C’est que cette loi est la nature même : elle ne peut être arrachée du coeur humain

Ni Kant ni Bentham, cependant, ne se satisfont de cette formulation de la « loi naturelle », laquelle laisse trop de questions dans l’ombre : d’où vient cette loi ? En quel sens est-elle naturelle ? S’agit-il d’un conseil avisé fondé sur l’intérêt bien compris ou bien d’un véritable impératif moral qu’il faudrait mettre en oeuvre inconditionnellement, même à ses dépens ? Quelles orientations morales valables pour tous peut-on en déduire ? Que faut-il vouloir pour soi-même qu’il faudrait aussi vouloir pour autrui ? Pour le dire autrement: qu’est-ce qui, dans ce qu’on veut pour soi-même, est universalisable, susceptible d’avoir une valeur pour tout autre que soi ? Et qui est cet « autre » (ou qui sont ces autres) que je dois traiter comme un autre moi-même ? De quoi ou de qui sommes-nous moralement responsables ?

Les philosophies morales de Bentham et de Kant répondent à toutes ses questions sur la base d’un clivage fondamental concernant le rapport entre morale et bonheur. Selon Bentham, c’est notre nature animale, la nature sensible, qui fixe le but de toutes nos actions : « La nature a placé l’homme sous le gouvernement de deux maîtres souverains : la douleur et le plaisir. C’est à eux seuls qu’il appartient de signifier ce que nous devrions faire, comme de déterminer ce que nous ferons. » La finalité naturelle de l’action est l’évitement de la souffrance et la recherche du bien-être. La raison intervient pour déterminer les moyens d’atteindre ce but. Elle procède un calcul d’utilité. Nous agissons pour parvenir au bonheur ou sortir du malheur. Une action est utile si elle contribue au bonheur, nuisible, si elle génère de la souffrance. Le terme utilitarisme est cependant une source de malentendu. L’utilitarisme est une doctrine qui justifie à la fois la théorie de l’agent économique rationnel (l’homo oeconomicus qui maximise ses intérêts) et, sur le plan politique, une théorie du « Welfare State » (l’État au service du bien-être), elle-même fondée sur une théorie morale définie par l’altruisme. L’action morale est l’action utile non pas au bien-être personnel exclusivement mais au plus grand bonheur du plus grand nombre.

La morale utilitariste n’est pas une morale de l’intérêt bien compris. L’action morale est une action désintéressée. La règle d’or commande de vouloir pour les autres ce que l’on veut pour soi-même, donc de vouloir pour les autres le maximum de bien-être et le minimum de souffrance. La morale commande de rechercher le plus grand bonheur du plus grand nombre. La morale utilitariste est définie par l’altruisme, le souci du bonheur des autres, de tous les autres, c’est-à-dire de tous les êtres sensibles qui ont intérêt au bien-être. L’agent économique maximise la satisfaction de ses intérêts propres, l’agent moral maximise le bonheur du plus grand nombre. La règle morale commande d’agir en vue de contribuer à maximiser la quantité de bien-être et à minimiser la quantité de souffrance dans le monde, en essayant d’harmoniser et de donner satisfaction à tous les intérêts.

Pour Kant à l’inverse, « la loi morale en moi » est l’expression de « la raison pure pratique », c’est-à-dire de la raison en tant qu’elle détermine un but indépendamment de tout mobile sensible, donc de la recherche du bonheur. La loi morale commande de vouloir la loi, pourrait-on dire, c’est-à-dire de limiter la recherche de la satisfaction de ses intérêts propres par la considération d’une loi universelle garantissant la coexistence des libertés. La règle d’or n’est pas satisfaisante parce qu’elle semble commander de faire référence à la matière de la volonté, constituée par des désirs ou des intérêts, ce qui conduit inéluctablement à subordonner la loi morale à la recherche du bonheur. Ce qui est juste dans la règle d’or, c’est l’exigence de considérer autrui comme mon semblable, un autre moi-même; mais il faut y ajouter l’exigence symétrique de se considérer soi-même comme un autre, un parmi les autres. On atteint alors le point de vue véritablement moral, le point de vue de la loi, qui pose une règle universelle devant laquelle moi et autrui sommes égaux. Agir moralement consiste à agir d’après une règle que je me représente à la fois comme universellement valable et comme une condition de possibilité de la communauté des « êtres raisonnables », c’est-à-dire des êtres capables d’agir d’après la représentation d’une loi universelle.

Comment la moralité est-il possible ?

Le point de divergence le plus significatif sur le plan théorique concerne la question du fondement de la morale. La philosophie morale a pour objet de rendre compte de la possibilité du désintéressement qui définit la moralité. Dans le cadre chrétien, elle se conçoit aisément. Toute la Loi, dit Jésus, est contenue dans la formule : « Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même ». Aimer Dieu est la condition qui rend possible l’amour du prochain, lequel amour (agapè, en grec, la charité, un pur amour de bienveillance, un pur « donner » qui n’attend pas de réciprocité) est un amour en quelque sorte « non humain », « surnaturel », à l’image de l’amour divin.

L’utilitarisme distingue clairement entre l’égoïsme et l’altruisme, récuse sans ambiguïté la doctrine de l’intérêt bien entendu qui rabattrait la moralité sur la prudence. Il postule le caractère désintéressé de l’intention morale, mais il se trouve embarrassé pour concevoir la possibilité de ce désintéressement: comment vouloir le bonheur de tous si la nature sensible fixe le but de l’action ? Si je prends comme critère ma sensibilité, la souffrance que je veux éviter est nécessairement ma souffrance, et le bien-être que je recherche est mon bien-être. Comment l’altruisme peut-il être possible ? Il faut faire référence à l’idée de « sentiments moraux » qui témoignent d’une disposition naturelle (innée) à la coopération et aux conduites altruistes. Cette doctrine, qui remonte à Adam Smith et se retrouve chez Darwin (l’évolutionnisme contemporain voit dans les comportements dit « moraux » un effet de la sélection naturelle) a aujourd’hui le vent en poupe car elle convient à l’athéisme matérialiste ainsi qu’à l’animalisme qui relativise la différence entre l’homme et l’animal. L’utilitarisme fait procéder de notre nature sensible (ou de notre être biologique) l’égoïsme comme l’altruisme, mais sans faire du second une expression subtile du premier.

Dans sa recherche d’une « fondation de la métaphysique des moeurs », Kant présente en revanche une métaphysique de la liberté: il est conduit à faire de la liberté de la volonté le fondement de la morale, en tant qu’elle permet à la volonté de se libérer du déterminisme sensible et donc de la préoccupation du bonheur comme mobile exclusif de l’action. En tant que je cherche le bonheur, le monde entier, tous les autres et moi-même ne sont pour ma volonté que des moyens, des ressources naturelles, humaines et personnelles à exploiter. La prudence commande sans doute de ménager ces ressources, mais elle ne commande pas un respect inconditionnel. Le paysan prend soin de ses bêtes, mais en vue de les transformer en produits de consommation. Le patron peut se soucier du bien-être de ses employés, mais en espérant qu’ainsi ils seront davantage productifs. D’une autre nature est la reconnaissance d’un « droit » qui doit être inconditionnellement respecté et qui soustrait les êtres qui en sont porteurs à l’emprise de l’exploitation illimitée. Le droit transforme l’être qu’il protège en « fin en soi », en une « personne » qui ne peut être traitée comme un simple moyen, une simple chose ou ressource disponible.

La conscience de l’obligation morale, consiste dans la reconnaissance de la différence entre les personnes et les choses, la reconnaissance de la dignité qui fonde le droit de la personne, et ce, même en l’absence de lois extérieures contraignantes. La responsabilité morale, qui est le propre de l’homme, a trois conditions : 1) la capacité, indépendamment des lois de l’État, de se représenter une loi universelle qui oblige au respect du droit de chaque personne; 2) la reconnaissance et le respect de la « personne » (l’être moral qui doit être traité comme un fin, non comme un simple moyen), en soi d’une part (la conscience morale, qui est conscience de sa liberté), en autrui (mon semblable) d’autre part; 3) la capacité de la volonté de se proposer librement une autre fin que le bonheur, une fin morale (qui ne peut être, selon Kant que « ma perfection propre », d’une part, le devoir de cultiver mes talents et la moralité en moi, ainsi, d’autre part, que « le bonheur d’autrui », point commun avec l’utilitarisme). Je ne peux vouloir traiter l’humanité dans ma personne comme dans celle de tout autre comme une fin, et non comme un simple moyen, sans la liberté du vouloir: l’être moral et l’être libre en l’homme se confondent; il n’y a pas de désintéressement possible, pas de responsabilité morale possible, sans la liberté.

De qui sommes-nous responsables ?

Toute loi morale exige de l’homme qu’il se soucie d’autre chose que de sa survie et de son propre bien-être. Pour cela, la nature suffit : l’amour de soi et le désir d’être heureux sont naturels. La règle d’or commande de soucier d’autrui comme de soi-même. Mais qui est autrui ? De quels êtres sommes-nous moralement responsables ?

Du point de vue de la morale humaniste, la distinction fondamentale est la distinction entre les choses (exploitables comme simples moyens au service des fins humaines) et les personnes, qui sont l’objet d’un respect inconditionnel justifiant qu’on leur attribue des droits. Le modèle à partir duquel Kant pense la morale est le droit, lequel constitue réciproquement le « débouché » réaliste et politique de la morale. Pour Kant, « l’homme n’a de devoir qu’envers l’homme »; seul l’être capable d’obligation et de responsabilité morales (la « raison pratique » est le nom de la faculté proprement humaine de légiférer universellement) peut avoir des droits, de sorte que le droit naturel à l’égale liberté ne concerne que les hommes. Raison pour laquelle la question de l’esclavage (comme dans le roman de Vercors) peut illustrer la morale humaniste. L’esclavage représente le degré maximum de l’exploitation de l’homme par l’homme, la réduction de l’homme au statut de chose, de simple moyen, d’instrument au service de la volonté du maître. En devenant la propriété d’autrui, l’esclave ne perd pas seulement sa liberté d’action : il est dépossédé de ce qui fait son humanité, la qualité d’agent libre, puisqu’il perd le droit d’avoir une volonté autonome, le pouvoir de déterminer par lui-même le sens de ses actions. Comme l’écrit Rousseau, la liberté d’un homme n’a pas de prix, elle est non négociable, car « c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. » Réduit au statut de simple moyen au service des fins humaines, l’animal ne perd quant à lui que sa liberté d’action. Dépourvu de la qualité d’agent libre ou d’agent moral, il n’a rien à perdre sur le plan moral et n’a donc pas non plus un droit moral à la liberté. Il existe toutefois du point de vue de la morale humaniste, des devoirs envers la nature (la beauté de la nature) et les animaux, mais il s’agit de devoirs indirects qui sont en réalité des devoirs de l’homme envers lui-même, fondés sur le principe du respect de soi-même, de la dignité de la personne humaine.

La question des devoirs envers soi-même est l’une des divergences entre les deux philosophies morales. Pour les utilitaristes, il n’y a pas de devoir envers soi-même, car chacun veut nécessairement son propre bonheur. Il n’y a aucun mérite à travailler à satisfaire ses propres intérêts. Le devoir (l’obligation morale), source du mérite (de la valeur morale), ne peut avoir pour objet qu’un but qu’on ne se propose pas spontanément, en l’occurrence le bonheur d’autrui ou celui du plus grand nombre. On retrouve la même idée chez Kant. Mais mon devoir envers moi, selon Kant, ne concerne pas mon bonheur mais « ma perfection propre« : je dois travailler à élargir le champ de mes intérêts au-delà des mes intérêts particuliers pour contribuer au progrès de l’humanité. J’ai donc pour devoir de cultiver mes talents mais aussi de respecter et cultiver la moralité en moi, ma capacité de désintéressement. En respectant en soi la capacité d’admirer le spectacle de la beauté naturelle ou la capacité d’empathie envers la souffrance animale, c’est l’humanité de l’homme que, selon Kant, on respecte. Nos devoirs envers la Nature et envers les animaux ont pour véritable objet la dignité de la personne humaine, la « dignité », notion réservée à l’homme, signifiant valeur morale absolue.

Pour Bentham et les utilitaristes, il n’y a pas de droits naturels, seulement des intérêts, la morale exigeant l’égale considération de tous les intérêts. Si le critère est la souffrance et le bien-être, il faut convenir que tous les êtres sensibles ont des intérêts qui doivent être pris en compte par l’obligation de maximiser le bonheur dans le monde. L’utilitarisme est donc, depuis Bentham, un « animalisme », qui inclut tous les êtres capables de souffrir dans la sphère des « patients moraux », des « autres » envers lesquels nous avons une responsabilité morale. Bentham conçoit qu’on fasse une différence entre l’homme et les autres animaux, qu’on puisse tuer et manger les animaux, mais il ne s’agit que d’une différence de degré, qui tient au fait que l’homme ayant la conscience d’être mortel, il peut souffrir à l’idée qu’il va mourir, tandis que les autres animaux n’ont pas la capacité d’anticiper leur propre mort.

Les textes de Peter Singer et de Luc Ferry témoignent de l’actualité du débat entre humanisme et utilitarisme sur la question des droits des animaux ou des devoirs envers eux. L’utilitarisme s’associe au darwinisme pour relativiser la différence entre l’homme et l’animal, dénonçant l’humanisme comme étant à la fois un anthropocentrisme et un « spécisme », c’est-à-dire l’équivalent d’un racisme de l’espèce humaine à l’égard des autres espèces. L’humanisme, en revanche, fondé sur la définition de l’homme par la liberté qui le distingue qualitativement des autres animaux, peut concevoir qu’il existe des devoirs envers les animaux, mais uniquement à la condition de maintenir l’idée que seul l’homme a des droits ainsi que la hiérarchie morale entre l’homme et l’animal. Les deux philosophies admettent cependant la nécessité de faire abstraction de l’inégalité des intelligences (entre les individus ou entre le espèces) pour affirmer un principe moral d’égalité, l’égalité de considération des intérêts de tous les êtres sensibles pour l’utilitarisme, l’égalité en droits de tous les êtres libres pour l’humanisme. Le principe d’égalité exige dans les deux cas de faire abstraction de toutes les différences, à l’exception, pour l’utilitarisme, du critère de la sensibilité, et pour l’humanisme, de celui de la liberté (la qualité d’agent libre qui fonde la responsabilité).

Textes

Jéremy Bentham, Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789)

Quels sont les agents qui, placés dans la sphère d’influence de l’homme sont susceptibles de bonheur  ? Ils sont de deux sortes  : d’autres êtres humains, autrement dit des personnes, et d’autres animaux, dont d’anciens juristes négligèrent les intérêts par insensibilité, et qui de ce fait ont été rabaissés au rang d’objet. Les religions indoues et musulmane semblent leur avoir témoigné une certaine attention. Pourquoi n’a-t-on pas tenu compte universellement de leur différence de sensibilité  ? Parce que les lois, qui sont le fruit d’une crainte mutuelle, ont tiré part du sentiment que les animaux sont doués de moins de raison [argument philosophique] et qu’ils ne disposent pas des mêmes ressources vitales que l’homme [argument biblique]. Pour quelles raisons ne les auraient-ils pas  ? On ne peut en donner aucune explication. Si le fait de manger était tout, nous aurions un bon motif pour dévorer certains d’entre eux de la manière que nous aimons : nous nous en trouverions mieux et eux pas plus mal, puisqu’ils n’ont pas la capacité d’anticiper comme nous les souffrances à venir. La mort qu’ils connaissent en général entre nos mains est par ce moyen toujours plus rapide et moins douloureuse que celle qui les attendait dans l’ordre fatal de la nature. Si le fait de tuer était tout, nous aurions un bon motif pour détruire ceux qui nous importunent: nous ne nous sentirions pas plus mal, et ils ne se porteraient pas moins bien d’être morts. Mais y a-t-il une seule raison pour que nous tolérions de les torturer ? Je n’en vois aucune.

Emmanuel Kant, Doctrine de la vertu – Les devoirs à l’égard des animaux (et du beau) considérés comme des devoirs envers soi-même.

A travers toute notre expérience, nous ne connaissons aucun être qui soit capable d’obligation (active ou passive), si ce n’est, uniquement, l’homme. L’homme ne peut donc avoir de devoir envers un être quelconque, si ce n’est, uniquement, envers l’homme, et s’il se représente cependant avoir un tel devoir, cela ne se produit que par une amphibolie des concepts de la réflexion [amphibolie = confusion] et son prétendu devoir envers d’autres êtres n’est qu’un devoir envers lui-même; il est amené à cette méprise par le fait de confondre son devoir en considération d’autres êtres avec un devoir envers ces êtres.

Concernant le beau, même inanimé, dans la nature, un penchant à la pure et simple destruction est contraire au devoir de l’homme envers lui-même : la raison en est qu’il affaiblit ou anéantit en l’homme ce qui, certes, n’est pas déjà en soi seul moral, mais du moins prépare pourtant cette disposition de la sensibilité qui favorise fortement la moralité, à savoir le sentiment qui consiste à aimer quelque chose sans nul dessein de l’utiliser (par exemple, les belles cristallisations, l’indescriptible beauté du règne vététal).

Concernant la partie des créatures qui est vivante, bien que dépourvue de raison, un traitement violent et en même temps cruel des animaux est de loin plus intimement opposé au devoir de l’homme envers lui-même, parce qu’ainsi la sympathie à l’égard de leurs souffrances se trouve émoussée en l’homme et que cela affaiblit et peu à peu anéantit une disposition naturelle très profitable à la moralité dans la relation avec les autres hommes – quand bien même, dans ce qui est permis à l’homme, s’inscrit le fait de tuer rapidement (d’une manière qui évite de les torturer) les animaux, ou encore de les astreindre à un travail (…). Même la reconnaissance pour les services longtemps rendus par un vieux cheval ou un vieux chien (comme s’ils étaient des personnes de la maison) appartient indirectement aux devoirs de l’homme, à savoir au devoir conçu en considération de ces animaux, mais cette reconnaissance, envisagée directement, n’est jamais qu’un devoir de l’homme envers lui-même.

Peter Singer, L’égalité animale expliquée aux humains (1985). Critique utilitariste du « spécisme ».

Si un être souffre, il ne peut y avoir de justification morale pour refuser de tenir compte de cette souffrance. Quelle que soit la nature de l’être qui souffre, le principe d’égalité exige que que sa souffrance soit prise en compte autant qu’une souffrance similaire – pour autant que des comparaisons grossières soient possibles – de tout autre être. Dans le cas où un être n’est pas capable de souffrir, ou de ressentir de la joie ou du bonheur, il n’y a rien à prendre en compte. C’est pourquoi c’est la sensibilité (pour employer cette expression courte, mais légèrement inexacte, pour parler de la capacité à souffrir et/ou à ressentir du plaisir) qui seule est capable de fournir un critère défendable pour déterminer où doit s’arrêter la prise en compte des intérêts des autres. Limiter cette prise en compte selon tout autre critère, comme l’intelligence ou la rationalité, serait la limiter de façon arbitraire – pourquoi choisir tel critère plutôt qu’un autre, comme la couleur de la peau ? Les racistes violent le principe d’égalité en accordant plus de poids aux intérêts des membres de leur propre race, quand ces intérêts sont en conflit avec ceux des membres d’une autre race. De même, les spécistes, permettent aux intérêts des membres de leur propre espèce de l’emporter face aux intérêts supérieurs des membres d’autres espèces.

Si la thèse de l’égalité animale est fondée, quelles en sont les conséquences ? Cette thèse n’implique pas, bien évidemment, qu’il faille accorder aux animaux tous les droits que nous devons accorder aux humains – par exemple, le droit de vote. La thèse de l’égalité animale défend l’égalité de considération des intérêts, et non l’égalité des droits. […] Les humains adultes normaux ont des capacités mentales qui, dans certaines circonstances, les amèneront à souffrir plus que ne souffriraient des animaux placés dans les mêmes circonstances. Si, par exemple, nous décidons d’effectuer des expériences scientifiques extrêmement douloureuses ou mortelles sur des adultes humains normaux, kidnappés à cette fin au hasard dans les jardins publics, alors tout adulte entrant dans un jardin public ressentirait la peur d’être kidnappé. Cette terreur représenterait une souffrance supplémentaire s’ajoutant à la douleur de l’expérience. La même expérience effectuée sur des animaux non humains causerait moins de souffrance, puisqu’eux ne ressentiraient pas la peur due à l’anticipation de la capture et de l’expérience à subir. Cela ne justifie pas, bien entendu, le fait lui-même d’effectuer l’expérience sur des animaux, mais implique seulement qu’il existe une raison non spéciste pour préférer utiliser des animaux plutôt que des adultes humains normaux, si tant est au départ que l’expérience soit à faire. Il faut remarquer, néanmoins, que ce même argument nous donne aussi une raison de préférer, pour faire des expériences, à l’emploi d’humains adultes normaux l’emploi de nourrissons – orphelins, par exemple – ou d’humains mentalement retardés, puisqu’eux non plus n’auraient aucune idée de ce qui les attend. Pour tout ce qui dépend de cet argument, les animaux non humains, les nourrissons humains et les débiles mentaux humains sont dans la même catégorie; et si cet argument nous sert à justifier l’expérimentation sur des animaux non humains, nous devons nous demander si nous sommes aussi prêts à permettre l’expérimentation sur des nourrissons humains et sur des adultes handicapés mentaux. Et si nous distinguons ces derniers des animaux, sur quelle base pouvons-nous justifier cette discrimination, si ce n’est par une préférence cynique, et moralement indéfendable, en faveur des membres de notre propre espèce ?

Luc Ferry, Le Nouvel ordre écologique (L’arbre, l’animal et l’homme)

Comment répondre à la question sans cesse mise en avant par Singer : au nom de quel critère rationnel, ou même seulement raisonnable, pourrait-on prétendre dans tous les cas de figure devoir respecter davantage les humains que les animaux ? Pourquoi sacrifier un chimpanzé en bonne santé plutôt qu’un être humain réduit à l’état de légume? Si l’on adoptait un critère selon lequel il y a continuité entre les hommes et les bêtes, Singer aurait peut-être raison de considérer comme « spéciste » la préférence accordée au légume humain. Si nous prenons en revanche le critère de la liberté, il n’est pas déraisonnable d’admettre qu’il nous faille respecter l’humanité, même en ceux qui n’en manifestent plus que les signes résiduels. C’est ainsi que l’on continue de traiter avec égard un grand homme pour ce qu’il a été dans le passé lors même que les atteintes de l’âge lui ont ôté depuis longtemps les qualités qui avaient pu en faire un artiste, un intellectuel ou un politique de génie. Pour les mêmes raisons, nous devrions mettre la protection des oeuvres de culture au-dessus de celle des modes de vie naturels des animaux bien que, heureuse évidence, les deux ne s’excluent pas mutuellement. Car la préférence éthique accordée au règne de l’anti-nature sur celui de la nature ne nous dispense pas de réfléchir, et si possible de faire droit à la spécificité équivoque de l’animalité.

On connaît la position de Kant lui-même : les bêtes, certes, n’ont pas de droits, mais en revanche, nous avons certains devoirs – indirects – envers elles, ou à tout le moins « à leur propos » (in Ansehung von », dit Kant). La façon dont cet « à propos » est justifié peut être jugée insuffisante. Pourquoi y aurait-il des devoirs « à propos » des animaux s’il n’y avait en eux quelque particularité intrinsèquement digne de respect ? Kant suggère toutefois une voie pour la réflexion lorsqu’il écrit ceci : « Parce que les animaux sont un analogon de l’humanité, nous observons des devoirs envers l’humanité lorsque nous les regardons comme analogues de cette dernière et par là nous satisfaisons à nos devoirs envers l’humanité. » Pourquoi ? Tout simplement parce que, à l’encontre de ce que pensaient Descartes et ses fabriquants d’automates, le vivant n’est pas une chose, l’animal n’est ni une pierre, ni même une plante. Et alors, demandera-t-on peut-être ? Alors la vie, définie comme « faculté d’agir d’après la représentation d’une fin », est analogon de la liberté. Comme telle (c’est-à-dire sous ses formes les plus élevées) et parce qu’elle entretient un rapport d’analogie avec ce qui nous constitue comme humains, elle fait (ou devrait faire) l’objet d’un certain respect, celui qu’à travers les animaux nous nous témoignons aussi à nous-mêmes.

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