L’État désigne 1) la communauté politique unie par les lois imposées par un pouvoir; 2) le pouvoir qui, sur une territoire donné, exerce le droit d’utiliser la force pour contraindre le peuple d’obéir aux lois.
Ces deux définitions, très schématiques, sont indissociables l’une de l’autre. Un État est une communauté politique distincte des autres et reconnue comme telle par les autres (la « communauté internationale »). La reconnaissance d’un État suppose qu’on puisse identifier un territoire délimité par des frontières défendues par une puissance militaire ainsi qu’une population considérée comme un peuple en tant qu’elle est soumise à des lois communes, même si celle-ci peut comprendre plusieurs « peuples » ou cultures (langues, religions) issus de traditions différentes. On désigne parfois l’État dans les textes philosophiques en évoquant « la Cité », en référence au terme grec « polis » et à sa traduction latine « civitas », qui désignait la cité-État dans le monde antique (Athènes, Rome, pour évoquer les exemples les plus célèbres). Le terme « polis » est l’origine étymologique de « politique » ou de « police »; le terme « civitas », à l’origine de « citoyen », « citoyenneté », « civil », « civisme », « civique », etc.
Le citoyen est le membre de l’État. Tout être humain est un citoyen en tant qu’il est assujetti aux lois d’un État. En ce sens, on peut considérer que la condition humaine est une condition politique. « L’homme est un animal politique« , écrivait Aristote. Ce qui signifie qu’il est condamné, en tant qu’homme, a vivre au sein d’une communauté politique, une société soumises à des lois imposée par un pouvoir. Il existe d’autres animaux grégaires (qui vivent en groupe). Mais une communauté politique n’est pas une société naturelle (meute, ruche, etc.) : elle ne peut exister sans des lois faites par les hommes et imposées par un pouvoir institué par les hommes. Le paradoxe de la condition politique est qu’elle est naturelle en ce sens que tout homme est destiné à vivre au sein d’un État mais artificielle, au sens ou l’État est une production de l’histoire, un produit de « l’art politique » qui peut revêtir des formes différentes. On appelle « régime politique » ou « constitution » la forme variable de l’État. La constitution est en quelque sorte la loi fondamentale de l’État, qui définit le mode d’acquisition et d’exercice du pouvoir et qui organise les relations entre le pouvoir et les citoyens. Dans la typologie classique des régimes politiques, ceux-ci sont désignés schématiquement en fonction du nombre des gouvernants : la monarchie est le gouvernement d’un seul (le roi, en tant qu’il est par tradition l’héritier légitime du pouvoir; pour le pouvoir solitaire exercé par un homme sans légitimité traditionnelle, l’antiquité a forgé le terme « tyrannie »), l’aristocratie (ou l’oligarchie), le gouvernement d’un petit nombre, la démocratie, le gouvernement du grand nombre (le peuple).
L’État au sens 2 est ce qui rend possible l’État au sens 1. Dès lors qu’il est question du rapport entre l’État et la société, ou du rapport de l’État (ou de la loi) et du citoyen, c’est le sens qu’il faut privilégier : l’État désigne le pouvoir au sein d’une société, c’est-à-dire, plus exactement, l’organisation des pouvoirs publics qui rend possible l’administration et le gouvernement de la société. Pour qu’une communauté politique puisse exister, il faut un pouvoir, un centre de décision et une force armée capable de contraindre. Les sociétés sans État (sociétés de chasseurs-cueilleurs, de taille réduite et nomades) sont considérées comme pré-politiques. Ce sont des sociétés sans pouvoir mais non sans loi : l’individu ne peut y échapper à la force de la loi commune, qui est un héritage ancestral et sacré. Elles se sont raréfiées depuis la révolution néolithique (l’invention de l’agriculture il y a un peu plus de 10 000 ans), de sorte qu’aujourd’hui tous les humains sont citoyens d’un État, y compris les quelques peuples dits « primitifs » qui subsistent. Dans les sociétés étatiques, la loi commune est produite et imposée par un pouvoir, par l’État.
L’État, son action et son devenir, constitue la matière première de l’histoire, qui privilégie l’étude de la vie politique des sociétés, constituée par les luttes pour le pouvoir et les guerres interétatiques. Au regard de la philosophie, l’État est une donnée de la condition humaine, qui signale « l’insociable sociabilité » humaine (Kant), le caractère irréductible de la violence, des rapports de forces, de la domination et de l’inégalité dans les relations humaines. Hors l’utopie anarchiste, qui conçoit la possibilité d’une société sans État, gouvernée par les lois morales (la fraternité humaine) sans pouvoir pour les imposer, l’État est considéré comme une réalité incontournable. Le réalisme commande d’accepter la réalité de la force et des rapports de forces. L’objet de la philosophie politique est de définir « le meilleur régime », de concevoir la constitution idéale ou les principes de justice qui devraient servir de socle à la constitution de l’État, de justifier l’État, c’est-à-dire d’expliciter sa raison d’être, sa finalité, son rôle ou sa fonction. On peut considérer que l’État est vu par les philosophes comme l’instrument de réalisation d’une théorie de la justice, la force qui permet de maîtriser les rapports de forces, la source de violence qui permet de réduire la violence dans les rapports humains, l’inégalité (entre gouvernants et gouvernés) qui permet de lutter contre les inégalités (la domination, l’exploitation de l’homme par l’homme).
La justification moderne de l’État
Le sociologue allemand Max Weber a donné de l’État sa définition moderne la plus fameuse : « l’État, écrit-il, est la communauté qui revendique le monopole de la violence physique légitime sur un territoire donné. » Cette définition se veut descriptive, réaliste, fondée sur la réalité historique. A l’origine de l’État, il y a toujours la violence de la guerre. Si deux communautés revendiquent le droit d’utiliser la force sur un territoire donné, la situation est celle de la guerre civile. La condition de la paix sur un territoire donné est le monopole de la violence (de l’usage de la force en vue de soumettre et de détruire, de soumettre les volontés et de détruire les ennemis). Il n’y a pas de paix sans État ni d’État sans le bras armé de l’État que représentent la police et l’armée. (pour lutter contre ce qui menace l’ordre et la paix à l’intérieur et à l’extérieur d’un territoire donné). L’État est donc un réducteur de violence au moyen de la violence. C’est sa raison d’être universelle au regard des peuples. La définition de Max Weber sert régulièrement d’argument pour justifier l’emploi de la force publique. Le point débattu de cette définition est la question de la légitimité, celle, autrement dit, de la justification du monopole de la violence. L’État revendique le droit exclusif d’utiliser la force mais ce droit ne peut reposer exclusivement sur la force. Il n’y a pas de droit du plus fort et aucun pouvoir n’est assez fort pour conserver son monopole de la violence s’il n’est pas considéré comme légitime au regard du peuple sur lequel il s’exerce. La question philosophique fondamentale à propos de l’État est donc celle de sa justification.
La théorie moderne du fondement de l’État (fondement = principe qui justife) est fournie par la philosophie du droit naturel moderne qui s’est développée au 17e et 18e siècles dans le sillage des guerres civiles provoquées en Europe par la réforme luthérienne. La nouveauté (ou « modernité ») réside dans le caractère laïque (par contraste avec la légitimité traditionnelle) et le caractère individualiste (absente dans le droit naturel antique) de la justification. On la trouve dans la théorie de l’État présentée par le Léviathan de Thomas Hobbes à partir de deux fictions méthodologiques, l’état de nature et le contrat social. Le concept d’état de nature vise à imaginer la situation des hommes en l’absence de lois et de pouvoir : il consiste même à faire abstraction de toute forme de culture pour réfléchir aux raisons d’agir communes à l’humanité parce que fondées sur la nature humaine, caractérisée par le désir de se conserver en vie et par l’intelligence qui permet de concevoir les moyens de se conserver en vie.
Le point de départ du raisonnement consiste donc à faire abstraction de la légitimité traditionnelle du pouvoir (« Tout pouvoir vient de Dieu ») pour se placer du point de vue de l’individu, de son droit « naturel » irréductible de persévérer dans son être, de se conserver en vie. Dans l’état de nature, estime Hobbes, non seulement la liberté (le pouvoir d’agir) est illimitée, mais chacun dispose d’un « droit illimité sur toutes choses » (prolongement du droit de vivre), c’est-à-dire aussi d’un droit sur les biens et la vie d’autrui. « Là où il n’y a pas de loi, écrit Hobbes, rien n’est injuste. » Tous les moyens sont bons pour conserver sa vie. Tout autre constitue une menace potentielle et un ennemi virtuel, comme dans les relations internationales, de sorte que la méfiance est une disposition rationnelle et universelle. Il en résulte nécessairement « une guerre de chacun contre chacun », la guerre étant définie comme une situation dans laquelle il est nécessaire de préparer la guerre, de s’armer et d’accroître sa puissance afin de garantir par soi-même sa propre sécurité. Dans une telle situation, personne, du fait de la course aux armements et des renversements d’alliance, ne peut prétendre être assez fort pour être toujours le plus fort. L’insécurité est donc permanente, de sorte que la prudence, qui dans l’état de nature exige nécessairement l’accroissement de la puissance, suivant le vieil adage « Si vis pacem, para bellum » (« Si tu veux la paix, prépare la guerre »), exige en même temps que l’on sorte de l’état de nature par le moyen du désarmement généralisé, c’est-à-dire par le renoncement à la puissance et à la souveraineté (à la liberté illimitée). La concept de contrat ou de pacte social résulte de l’idée que chacun, s’il est intelligent, doit nécessairement vouloir abandonner sa souveraineté au profit d’un tiers afin d’instituer la « puissance commune » qui détiendra le monopole de l’usage de la force et pourra ainsi maintenir la paix et la sécurité.
Le contrat social, qui est lui aussi une fiction méthodologique, désigne l’idée d’un pacte d’association des individus destiné à créer les conditions de la sortie de l’état de nature et de la coexistence pacifique au sein d’une société. L’originalité forte de cette nouvelle théorie de la justification de l’État consiste à fonder l’autorité politique sur la volonté des individus soumis à cette autorité. C’est ce qui ressort de la clause du pacte de soumission qui fait exister l’État telle que Hobbes la formule : « j’autorise cet homme ou cette assemblée d’hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et autorises toutes ses actions de la même manière« . Même s’il s’agit pour Hobbes de justifier la souveraineté absolue et l’obligation d’obéir aux lois de l’État, l’autorisation du droit du souverain à gouverner émane, dans ce raisonnement, de la volonté de l’individu soucieux de garantir la conservation de sa vie.
L’idéal moderne de l’État juste: le gouvernement des lois
L’État, depuis Hobbes, est défini comme une « association politique », une association d’individus libres et égaux qui instituent le pouvoir et les lois nécessaires à la garantie des droits des individus associés. Cette conception de l’État et de sa légitimité n’est remise en cause ni par John Locke ni par Rousseau, les deux grands théoriciens du contrat social après Hobbes, qui sont pourtant tous deux en même temps des critiques de Hobbes, auquel ils reprochent d’avoir sacrifié la liberté pour justifier l’État et d’avoir par là-même justifié le despotisme, le pouvoir absolu. « L’État est une société d’hommes constituée à seule fin de conserver et de promouvoir leurs biens civils« , écrit Locke, qui ajoute : « J’appelle biens civils, la vie, la liberté, l’intégrité du corps et la protection contre la douleur, la propriété. » C’est très exactement cette idée de l’État que l’on retrouve formulée par les révolutionnaires français en 1789 dans l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression« . Les « biens civils » ou « les droits naturels de l’homme » désignent les droits de l’individu qui ne sont pas produits par les lois de l’État mais qui ne peuvent être conservés qu’au moyen de lois imposées par un pouvoir : « Là où il n’y a pas de lois, il n’y a pas non plus de liberté » écrit Locke en paraphrasant Hobbes.
Le libéralisme politique désigne la doctrine, ou l’ensemble des doctrines (il en existe plusieurs variantes), qui fait de la liberté le bien politique suprême que l’État a pour fonction de sauvegarder. Le libéralisme se distingue de l’anarchisme par le fait qu’il entend utiliser l’État, et non pas le détruire, pour conserver la liberté. Il admet donc avec Kant l’idée selon laquelle « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître » du fait de son insociable sociabilité, tout en objectant à Hobbes le problème politique fondamental qui tient au fait que l’homme auquel on confie la souveraineté est nécessairement lui-même un animal qui a besoin d’un maître. Qui sera le maître du maître ?
La solution réside dans la substitution du gouvernement des lois au gouvernement des hommes : nul ne doit être au-dessus des lois. Raymond Aron formule ainsi l’idéal du libéralisme politique : « Le but d’une société libre doit être de limiter le plus possible le gouvernement des hommes par les hommes et d’accroître le gouvernement des hommes par les lois. » Non seulement il ne peut y avoir de liberté sans lois, mais la salut de la liberté est conditionné par le règne des lois, ce qui définit l’idéal républicain : « J’appelle République tout État régi par des lois« , écrit Rousseau, lequel distingue l’obéissance légitime aux lois de la servitude : « Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n’obéit qu’aux lois et c’est par la force des lois qu’il n’obéit pas aux hommes. » La notion de république (« res publica », la « chose publique ») peut servir à désigner un État dont le souverain n’est plus un roi (La France est une république parce qu’elle a cessé d’être une monarchie) mais au sens philosophique, la république désigne l’idéal d’un État qui assure le gouvernement des lois. L’explicitation de cet idéal requiert une théorie de la loi. Dans Du Contrat social (ou principes du droit politique), Jean-Jacques Rousseau conçoit une théorie de la loi qui est en même temps une théorie de la souveraineté du peuple, de sorte qu’on ne peut dissocier l’idéal républicain de la démocratie : le peuple n’est gouverné par personne lorsqu’il est gouverné par la loi, et il est gouverné par la loi lorsqu’il est l’auteur de la loi.
Qu’est-ce qu’une loi ?
Pour qu’il y ait un État, il faut un pouvoir et des lois. Il y a un pouvoir lorsqu’il y a un monopole de l’exercice de la force. Si ce n’est pas le cas la situation est celle de la guerre civile. Les lois sont les règles du jeu social, connues de tous et identiques pour tous et qui rendent possible une vie sociale paisible. Le pouvoir sans les lois serait purement arbitraire, au seul service des caprices de ceux qui l’exercent. Une telle situation est rare et non durable : tout pouvoir, même le plus despotique ou tyrannique, doit justifier son existence auprès de la population en imposant à la société des lois qui protègent contre le désordre et l’arbitraire. C’est ce qu’on appelle l’État de droit, l’État au service des lois qui définissent le juste et l’injuste dans une société.
C’est la nature des lois, la définition même de ce qu’est la loi, qui permet de distinguer entre les régimes politiques. En un sens, tout État est une république gouvernée par des lois. C’est le point de vue développé par Thomas Hobbes : peu importe que le régime soit monarchique, démocratique ou aristocratique, que le pouvoir soit exercé par un seul, la masse du peuple ou quelques-uns, l’essentiel est qu’il y ait au sein de la communauté une volonté souveraine, un pouvoir supérieur commun capable de s’imposer à tous par le recours à la force. La loi est l’expression de la volonté du souverain. Il faut, autrement dit, pour qu’il y ait des lois, qu’il y ait une volonté capable d’imposer ses décisions aux autres volontés, une volonté qui exprime la volonté de la communauté tout entière.
Dans cette perspective, on ne peut critiquer le despotisme. La liberté naturelle, la liberté illimitée de l’état de nature, n’est pas viable. Pour qu’il y ait une société, il faut que la liberté soit limitée par la loi, et donc l’obéissance à un pouvoir souverain. Les individus qui composent la société doivent renoncer à leur souveraineté, à leur droit illimité sur toutes choses, au profit d’un tiers, celui qui exerce le pouvoir. La loi n’est possible qu’en sacrifiant la liberté individuelle. Ou, plus exactement, il faut considérer que les individus ne peuvent jouir d’une part réelle de liberté qu’en sortant de l’état de nature, qui est un état de guerre. Pas de liberté sans sécurité, sans l’ordre et la paix garantis par un pouvoir souverain qui impose les lois auxquelles chacun doit obéir. La loi est la définition par un pouvoir souverain du permis et de l’interdit qui définissent le juste et l’injuste dans une société. Elle n’est pas contraire à la liberté, puisqu’elle en garantit au contraire l’exercice réel : il n’y a pour l’homme qui vit en société d’autre liberté possible que la liberté civile, la liberté dans l’obéissance aux lois de l’État. Qu’est-ce alors que la liberté ? « La liberté, écrit Hobbes, dépend du silence de la loi« . Tout ce qui n’est pas interdit par le souverain est permis. Le citoyen doit s’en contenter. C’est mieux que rien, comme on dit aux enfants. Faire respecter les lois, les règles du jeu social connues et identiques pour tous les membres de la communauté, qui dispose du monopole de l’exercice de la force pour imposer « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent » (Montesquieu, De l’esprit des lois, XI, 3).
Le libéralisme politique est né de la critique de la monarchie absolue et, sur le plan philosophique, de la critique de la justification par Thomas Hobbes de l’État absolutiste. De cette critique sont sorties deux théories de la loi, la théorie républicaine (ou démocratique) et la théorie libérale, présentes l’une et l’autre dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
La théorie républicaine est résumée par l’article 6 de la Déclaration : « La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. » La théorie de la loi comme expression de la volonté générale est développée par Rousseau dans le Contrat social (1762). Rousseau admet avec Hobbes que la souveraineté de la loi doit être absolue. Il reproche à Hobbes d’avoir sacrifier la liberté et pose en conséquence le problème de la conciliation, a priori impossible, entre l’obéissance et la liberté. Il présente ainsi le problème fondamental de la politique dont le Contrat social donne la solution : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » La solution consiste dans l’institution d’une volonté souveraine qui ne soit pas celle d’un particulier, d’un homme ou d’une partie du peuple, mais qui soit générale, c’est-à-dire qui soit la volonté indivisible du peuple considéré comme un Tout. Ainsi, chacun, en obéissant à la loi, n’obéira à personne en particulier. Si le maître est la volonté générale, il n’y a pas de maître. « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. »
Pour être vraiment une loi, c’est-à-dire pour être l’expression de la volonté générale, la loi doit, selon Rousseau, remplir deux conditions : elle doit être produite par tout le peuple et doit s’appliquer à tout le peuple. « Mais qu’est-ce donc enfin qu’une loi ? (…) Quand tout le peuple statue sur tout le peuple il ne considère que lui-même; et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi. » Quand « le peuple statue sur tout le peuple », Tous participent à la formation de la loi, c’est l’exigence démocratique, et l’ État de droit est parfaitement garanti, puisque nul n’est au-dessus des lois et que la loi ne contient aucune discrimination qui pourrait nuire à une partie du peuple. Ce sont ces deux conditions qui sont reprises par l’article 6 de la Déclaration. Bien entendu, il ne s’agit là que de principes philosophiques. En pratique, il faut une constitution, énonçant les règles du jeu politique que l’État doit respecter, pour concrétiser ces principes. L’exigence de la participation de tous à la formation de la loi s’est historiquement concrétisée par la revendication et l’institution du suffrage universel. L’exigence de l’égalité devant la loi nécessite pour être traduite dans les faits, plusieurs mécanismes institutionnels : la division des pouvoirs, les droits de l’opposition et des minorités, la liberté d’expression, le contrôle de la constitutionnalité des lois (qui, concrètement, sont l’expression d’une volonté majoritaire, et non l’expression de la volonté générale).
Quand la loi est vraiment une loi, quand elle est l’expression de la volonté générale, elle est nécessairement juste, et la désobéissance aux lois toujours injuste. Telle est la doctrine républicaine du gouvernement des lois telle que Rousseau l’a définie. La liberté politique, la liberté du citoyen dans l’État ne se conçoit pas comme une indépendance de l’individu vis-à-vis des lois de l’ État, mais comme une liberté-autonomie consistant à obéir à la loi dont on est soi-même l’auteur : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, 1, 8) Le problème, qui justifie le scepticisme des libéraux à l’égard de la théorie de Rousseau, est qu’en pratique, c’est l’individu qui obéit et une entité abstraite, le peuple, qui prescrit. La souveraineté de la loi demeure absolue, et cet absolutisme est d’autant plus dangereux pour les libertés individuelles qu’il revendique d’être la volonté du peuple tout entier.
Ce texte de Benjamin Constant qui, critiquant la théorie rousseauiste de la souveraineté absolue de la volonté générale, plaide pour une souveraineté limitée par la reconnaissance des droits des individus, présente ce qui constitue l’argument principal en faveur de la doctrine libérale de la loi :
En un mot, il n’existe au monde que deux pouvoirs, l’un illégitime, c’est la force; l’autre légitime, c’est la volonté générale. Mais en même temps que l’on reconnaît les droits de cette volonté, c’est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d’en bien concevoir la nature et d’en bien déterminer l’étendue. Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application. La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de liberté des individus; et si l’on attribue à cette souveraineté une latitude qu’elle ne doit pas avoir, la liberté peut être perdue malgré ce principe, ou même par ce principe [.. ] L’universalité des citoyens est le souverain, dans ce sens que nul individu, nulle faction, nulle association partielle ne peut s’arroger la souveraineté, si elle ne lui a pas été délégué. Mais il ne s’ensuit pas que l’universalité des citoyens, ou ceux qui par elle sont investis de la souveraineté, puissent disposer souverainement de l’existence des individus. Il y a au contraire une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur (…) L’assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas, pour légitimer ses actes : il en existe que rien ne peut sanctionner ; lorsqu’une autorité quelconque commet des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il importe peu qu’elle se nomme individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime.
Les libéraux souligne la menace que l’existence même de l’État, même démocratique, fait peser sur la liberté individuelle. En pratique, le pouvoir exercé au nom du peuple est toujours nécessairement l’émanation d’une volonté particulière: non pas la volonté de tout le peuple, mais la volonté de la majorité, voire, comme s’est désormais souvent le cas, la volonté de la majorité des suffrages exprimés à l’occasion d’une élection, majorité qui, compte tenu de l’abstention, peut être minoritaire dans le pays. La liberté de la ou des minorité(s) ne peut donc être garantie si on maintient de principe de la souveraineté absolue, illimitée, de la loi, au motif qu’elle serait toujours juste. La loi n’est pas juste en tant qu’elle exprime la souveraineté du peuple ou de la nation, mais dans la mesure où elle respecte les droits des individus. La souveraineté du peuple doit être limitée par la souveraineté de l’individu. Quand bien même elle serait la voix de la nation entière moins le citoyen qu’elle opprime, tant que les droits d’un seul sont violés, la loi ne peut être considérer comme juste. La fonction de la loi n’est pas d’exprimer la volonté générale mais de garantir à tous les individus la plus grande liberté possible compatible avec celle de tous les autres.
C’est la théorie de la loi présentée dans les articles 4 et 5 de la Déclaration de 1789 qui définissent conjointement la liberté limitée par la loi et la loi qui limite la liberté, justifiées l’une et l’autre par le principe de non-nuisance. L’article 5 énonce le principe qui limite le pouvoir de la loi de limiter la liberté individuelle : « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. L’article 4 définit la liberté de l’individu en société, qui est une liberté limitée par le droits des autres à la liberté avant d’être limitée par la loi : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui« . Le point décisif de la doctrine libérale, développé dans le texte de John Stuart Mill ci-dessous, est la démarcation entre le domaine de la loi et le domaine des libertés individuelles, entre le domaine de la souveraineté de l’État et celui de la souveraineté de l’individu. L’État et la loi sont nécessaires pour garantir la coexistence pacifique des libertés, pour empêcher les usages de la liberté qui pourraient nuire à autrui. Mais la loi et la contrainte étatique ont pour fonction exclusive d’empêcher l’individu de porter préjudice à autrui. Leur rôle est strictement limité. La doctrine libérale interdit à l’État d’imposer par la loi aux individus une manière de penser ou de conduire sa vie, une conception du bonheur ou du sens de la vie. Tant qu’il ne nuit pas à autrui, autrement dit, l’individu doit rester souverain et pouvoir décider librement de la conduite de sa propre vie.
La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d’user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d’empêcher que du mal ne soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante. On ne peut pas l’obliger ni à agir ni à s’abstenir d’agir, sous prétexte que cela serait meilleur pour lui ou le rendrait plus heureux; parce que dans l’opinion des autres il serait sage ou même juste d’agir ainsi. Ce sont là de bonnes raisons pour lui faire des remontrances ou le raisonner, ou le persuader, ou le supplier, mais ni pour le contraindre ni pour le punir au cas où il agirait autrement. La contrainte n’est justifiée que si l’on estime que la conduite dont on désire le détourner risque de nuire à quelqu’un d’autre. Le seul aspect de la conduite d’un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l’aspect qui le concerne simplement lui-même son indépendance est, en droit, absolue. L’individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit. (John Stuart Mill, De la liberté).