L’esprit critique

Ce qu’on appelle esprit critique – qui accompagne nécessairement le travail de la raison et caractérise la démarche intellectuelle de la science et de la philosophie –  se définit par trois traits indissociables : le doute méthodique, l’indépendance intellectuelle et le dépassement de l’égocentrisme.

Le doute méthodique. « Penser, c’est douter« , écrit Alain (philosophe français, de son vrai nom Emile Chartier, 1868-1951). Le doute met des questions là où il y a des réponses, de la perplexité là où il y a de la certitude, de l’ignorance là où il y a où il y a de la connaissance. Le doute inquiète, dérange, voire révolte, mais il est nécessairement à l’origine de la recherche et du progrès de la connaissance. C’est le message essentiel de Socrate, père de tous les philosophes :  on ne désire que ce qui nous manque; on ne peut éprouver le désir de savoir que si l’on éprouve la conscience de son ignorance, de son manque de savoir; il importe donc, pour faire progresser la connaissance, de pouvoir distinguer ce qu’on sait vraiment (la connaissance fondée sur une preuve), de ce qu’on croit savoir sans savoir (la croyance fondée sur le préjugé ou l’apparence, qui est un faux savoir). L’enfant, qui nait ignorant de tout, est spontanément curieux : il désire apprendre ce qui lui permet de comprendre le monde dans lequel il vit pour s’y adapter. Le principe de l’économie de moyens le conduit cependant assez vite à se satisfaire des savoirs et savoir-faire qui garantissent (en apparence) cette adaptation. Pourquoi chercher plus loin ? Toute société (toute culture) vit sur un ensemble de croyances opérationnelles que celle-ci cherche à protéger et à transmettre. L’esprit critique désigne la raison scientifique ou philosophique qui demande des preuves. Il met en doute ce que les hommes croient savoir, en distinguant croyance et connaissance. Il crée de la curiosité, du questionnement, du désir de savoir là où il n’y en avait plus parce que les croyances (les réponses) donnaient satisfaction. L’esprit critique introduit donc, comme en témoigne le procès de Socrate à l’origine de l’histoire de la philosophie, la possibilité d’un conflit entre l’entreprise de la connaissance et la culture d’une société.

Le doute n’est bien sûr que la première démarche de la pensée. « Penser, c’est juger » (Emmanuel Kant, 1724-1804,), c’est-à-dire affirmer ou nier (A est x, A n’est pas x). Le doute se définit par la suspension du jugement, l’acte de s’abstenir d’affirmer ou de nier. Le sceptique, celui qui doute, refuse de prendre parti, se retient de décider, de trancher la question, pour faire la part du vrai et du faux. Le scepticisme est la doctrine philosophique qui radicalise le doute méthodique, préconise de s’installer définitivement dans le doute, considérant qu’il est impossible de parvenir à la certitude de la connaissance. Toutes nos connaissances et tous nos jugements sont douteux au regard du sceptique, même si nous ne pouvons éviter de « croire savoir », parce qu’il n’existe pas de critère ou de preuve permettant de distinguer croyance et connaissance. Sans évoquer dans le détail les fondements et les difficultés intellectuelles du scepticisme, on peut observer qu’il constitue une menace pour l’entreprise de la connaissance : à quoi bon vouloir savoir, en effet, si l’on est d’avance certain qu’il est impossible de savoir avec certitude ? Le scepticisme peut notamment servir de justification philosophique au négationnisme, l’attitude consistant à nier des vérités établies (ou considérées comme telles). Il faut donc distinguer l’esprit critique, pour lequel le doute est une méthode pour parvenir à la vérité, du scepticisme, pour lequel, puisque prétendre être en possession de la vérité constitue l’illusion par excellence, le doute n’est pas seulement un moyen mais une fin (la sagesse même). L’esprit critique, en science et en philosophie, n’est que la mise en oeuvre du doute méthodique qui permet d’atteindre la certitude du savoir authentique. « Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir. » (Henri Poincaré, mathématicien et physicien français, 1854-1912).

L’indépendance intellectuelle, ou  la pensée libre de préjugés. « Penser par soi-même » constitue selon Emmanuel Kant la première règle de la réflexion. Dans un texte intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? », Kant propose une devise susceptible de définir son siècle (lequel s’est lui-même baptisé le « siècle des Lumières » parce qu’il glorifiait la science et la philosophie) : « sapere aude ! [littéralement : ose être sage !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement [l’entendement est un synonyme de raison; la notion désigne la faculté de connaître] ». Penser par soi-même ne va nullement de soi . Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne suffit pas de penser, d’émettre un jugement, d’avoir des opinions, pour penser par soi-même. Penser n’est pas l’état naturel ou originel de l’homme. Nous naissons non seulement ignorant mais aussi intellectuellement dépendant. « L’enfance est le sommeil de la raison » (Jean-Jacques Rousseau, 1712-1778) : l’enfant est certes suffisamment intelligent pour apprendre et pour comprendre, mais il pense sous l’influence de ses éducateurs.  L’état de minorité (l’irresponsabilité morale et juridique) se justifie précisément par le manque d’autonomie de la raison : la raison immature de l’enfant doit être guidée par la raison d’un autre, celle d’un adulte. Suffit-il de sortir de l’enfance pour accéder à l’autonomie de la raison ? On peut en douter, dans la mesure où les croyances et les opinions qui sont les nôtres au sortir de l’enfance sont celles qui ont été mises dans notre esprit par le milieu familial, social ou culturel auquel nous appartenons:  autrement dit, ce sont des préjugés, c’est-à-dire des idées reçues. Pour penser par soi-même, il faut pouvoir révoquer en doute l’héritage, résister aux influences, faire la part de ce que l’on sait vraiment et de ce que l’on croit savoir sans savoir. L’indépendance intellectuelle n’est donc pas donnée; elle doit être conquise. Cette conquête ne consiste pas à se libérer d’une contrainte imposée de l’extérieur, mais à se libérer des préjugés que l’on porte en soi. « La plus grande révolution qui se puisse accomplir dans l’intériorité d’un être humain, estime Kant, consiste en la capacité de sortir de l’état de minorité dont il est lui-même responsable« . Que veut-il dire par là ? Que l’adulte est toujours d’abord, sur le plan intellectuel, un héritier, donc un enfant qui ne pense pas par lui-même, mais qu’il dispose de la maturité et (par là-même) de la liberté nécessaires pour qu’on puisse le considérer comme responsable de « l’état de minorité » (la dépendance intellectuelle) dans lequel il se complaît.  Penser par soi-même consiste à sortir du conformisme de la pensée, qui peut être le conformisme de la tradition (la pensée dominante héritée du passé) ou celui de la mode (le pensée dominante actuelle).  Dans tous les cas, le conformisme résulte de l’ascendance intellectuelle du groupe ou d’une autorité sur la conscience individuelle. Rien n’est donc plus difficile, en réalité, que de penser par soi-même, d’abord parce qu’il faut, sur le plan moral, le courage de résister à cette emprise intellectuelle, ensuite, et peut-être surtout, car il est impossible d’examiner toutes les croyances qui sont en nous et que nous avons admises sur la foi de ce que nous avons lu ou entendu.

Le dépassement de l’égocentrisme. L’esprit critique n’est pas « l’esprit qui toujours nie » (Goethe), ni non plus l’esprit étroit qui veut toujours avoir raison et s’enferme dans son jugement. Paradoxalement, on ne peut douter ou penser par soi-même sans consentir à s’exposer à la contradiction apportée par autrui. Comment puis-je douter de ce que je crois savoir ? Comment puis-je mettre en question mes propres préjugés ? Il faut pour cela que je confronte mon jugement avec celui d’autrui, que j’élargisse mon horizon de pensée en comparant, pour le relativiser, mon point de vue avec celui des autres. L’ouverture d’esprit, condition de la largeur de vue, est donc une dimension essentielle de l’esprit critique. C’est dans le dialogue, par le débat, que l’on peut être arraché aux certitudes, aux limites du point de vue particulier qui est le nôtre. Il faut embrasser le point de vue d’autrui afin de pouvoir se décentrer, cesser de voir le monde selon le prisme de sa propre pensée (la réalité telle qu’elle m’apparaît, l’évidence de ce que j’ai coutûme de penser), et considérer celle-ci avec recul, c’est-à-dire avec une distance critique. L’esprit critique est une activité autocritique de l’esprit (l’examen de ses propres pensées), que favorise la contradiction apportée par autrui, voire simplement la compréhension du point de vue d’autrui. Raison pour laquelle Kant formulait ainsi la deuxième des trois règles de la réflexion qu’il tenait pour essentielles : « Se mettre par la pensée à la place de tout autre (dans la communication avec des êtres humains) ». La troisième règle, la règle de la pensée conséquente – « En tout temps, penser en accord avec soi-même » – introduit le critère de la cohérence, lequel permet de commencer à caractériser positivement le travail de la pensée.